Salim Bachi
Amours et aventures de Sindbad le Marin
“Mais la France n’est plus rien, c’est pourquoi on la cherche partout… une vieille idée disparue, enfouie sous une carpette par une femme de ménage, une musulmane en burqa, par exemple, ou alors un Africain polygame, une racaille de banlieue, un Carthaginois en exil.” Et toc ! Car il ne faudrait pas réduire ce livre à l’enchantement d’une prose élégante et vigoureuse ou à l’ingéniosité d’un récit qui mêle les temps et les genres littéraires. Salim Bachi a aussi écrit un roman vachard et misonéiste. Celui d’un exilé impuissant face au spectacle du monde : “Je n’échappais pas aux drames de l’homme sans attaches, allant de port en port, ballotté par son désir, exilé du perpétuel exil.”
Ecrivain algérien de 42 ans, débarqué en France en 1997 pour des études de lettres à la Sorbonne, ci-devant pensionnaire de l’Académie de France (Villa Médicis) à Rome, Salim Bachi aime les contes, les récits antiques et la mythologie. Il en use pour brasser les genres et les temps et éclairer la lanterne de ses contemporains. Ainsi, après Homère dans Le Chien d’Ulysse (son premier roman paru chez le même éditeur) ou La Kahéna qui donnait le titre de son deuxième roman, le voici à fricoter du côté des 1001 nuits, de la légende des 7 dormants et de Carthage. Et là, Salim Bachi s’en donne à cœur joie, sautant allègrement du XXIe siècle au VIIIe siècle, passant de la Bagdad d’Haroun el Rachid à la Florence, Rome ou la Sicile du « Golem », filant de « Carthago » (Alger) de « Chafouin 1er » à Paris, capitale de la « république de Kaposi », « président d’opérette » et « matamore ».
Il enjambe les siècles et les espaces aussi lestement que son héros bécote les donzelles ; brunes, blondes ou rousses, ad libitum. Sindbad, singulier harraga des temps modernes, campe la réplique de son « double oriental ». Assoiffé de voyage et d’amour, il raconte ses tribulations d’exilé sur le continent européen et ses consolations dans les bras et entre les jambes de femmes aimantes. « Combien d’émigrants avaient subi un terrible sort pour avoir lutiné la fille d’un autochtone ? ». Trop sans doute, mais qu’importe ! Sindbad aimera et sans compter encore : Vitalia, la Calabraise ; Giovanna, la Romaine ; Béatrice piquée de Stendhal ; Jeanne et Pauline, les écrivaines ; Liza la réceptionniste de Messine ; Caline la « fine goélette » de la Sorbonne ; Mazarine l’effrénée philosophe ; Crinoline, femme fontaine ; Zoé rencontrée devant L’Origine du monde ou Thamara avec qui il visitera Damas et Alep. Le tour de force de Salim Bachi est de décrire à chaque fois des scènes d’amour différentes et de renouveler, pour chacune, les images et les émotions.
En terres d’exil, Sindbad croise Robinson. Son double intermittent, un Sénégalais facétieux. Avec ces deux gaillards défilent, parfois en des dialogues à se tordre, les heures sombres et lumineuses de l’immigration, les frilosités de l’altérité, le cirque des identités, les peurs occidentales ou les obscènes bondieuseries. “Ce n’était pas commode pour moi ni pour Robinson de se voir traiter de potentats en devenir : nous avions fui la tyrannie d’Ubu, le Grand Inquisiteur et le Mollah Capital. C’était triste d’être balancé dans le même sac en Seine, avec les agitateurs du voile, les dévorateurs du Coran, les septembristes d’Oussama… Mais c’était cela, l’Occident, une capacité infinie de faire des généralisations.”
Sindbad et Robinson découpent de larges tranches de la vie et du quotidien de l’immigration : le pourquoi des exils, (« l’enfer des indépendances ratées »), les dangers de la traversée (« Carthago était prodigue en marins désespérés »), la servitude imposée au clandestin, les représentations et les peurs de l’islam qui suintent de quelques esprits occidentaux et de bulles pontificales, l’envahissante religiosité (« Peux t-on croire en la foi qui s’affiche ? »), l’histoire, celle du 17 octobre 1961, les ambivalences de la relation à l’autre ou la « bêtise » des temps modernes…
Salim Bachi dépoussière le genre, l’universalise. Il ouvre ses fenêtres sur le monde et invite les plus beaux esprits. La figure de Leonardo Sciascia traverse le récit, accompagnée ici ou là par Rainer Maria Rilke, Apollinaire, Héloise et Abélard, Dante, al Maari ou Al Mutanabbi, Aimé Césaire plutôt que Senghor mais aussi Caravage, Raphaël, Fra Angelico, Ingres ou Picasso. Cela est fait sans afféterie, décochant même quelques salves assassines et misonéistes contre les touristes, internet (« c’est cela l’avenir démocratique : une grande palabre au coin du Net »), les critiques (« les vertus cardinales d’un bons critiques : l’hypocrisie et la bienveillance »), les bobos, la Villa Médicis ou la « créolité et autres niaiseries »…
Salim Bachi mêle, emberlificote les contes, les références culturelles, le présent et le passé au point parfois de rendre perplexe son trop méticuleux lecteur. L’écrivain aime à jouer avec la langue. Chaque roman semble être l’occasion d’une écriture nouvelle. Ici, Salim Bachi déploie un style élégant, racé, léger, primesautier. Parfois, la phrase vagabonde, acrobatique mais toujours tenue et vigoureuse. Vacharde, elle peut aussi provoquer amusements et rires quand elle porte les dialogues entre Sindbad et Robinson ou se joue du « français des écoles » du pauvre Hérode
Tout cela est déjà loin, quand Sindbad fait la connaissance de Personne et de son terrible chien. L’étrange vieillard est sorti du néant, d’un conte, d’une sourate du Coran, sorti du tréfonds des âges. Le vieillard, témoin de toutes les violences infligées par l’Histoire à un peuple et à sa terre, est accompagné d’un chien menaçant. Sindbad, citoyen contemporain d’un pays de malheur a t-il rendez-vous avec son destin ? Celui de la légende des 7 dormants par sa grand-mère racontée ? A moins qu’il ne s’agisse d’un de ces secrets dont regorge « Carthago »…
Gallimard, 2010, 271 pages, 17,90 €