Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

La Kahéna

Salim Bachi,

La Kahéna

 

L200xH200_arton3725-42399.jpgLe personnage central de ce deuxième roman de Salim Bachi est une maison, La Kahéna, du nom de cette princesse berbère qui au VIIe siècle, en résistant aux armées arabo-musulmanes, est devenue le symbole d’une autochtonie indomptable et emblème de la lutte pour l’indépendance. L’image d’une Jeanne d’Arc algérienne s’est souvent imposée aux commentateurs, oubliant que cette reine berbère, finalement vaincue mais sans doute visionnaire, prit l’initiative - en demandant à ses deux fils de faire allégeance et en adoptant le jeune Khaled - de se lier, et de lier le destin de son peuple, à l’envahisseur arabe. L’histoire, trouble et secrète de cette demeure, rejoint la complexité du personnage historique. La maison, comme ici la tribu des Beni Djer, s’est défiée « des intrusions, et tout au long de son histoire, rétive, rebelle, farouche, la Kahéna [s’est dérobée] à ses occupants ».

Salim Bachi à l’instar de plusieurs de ses pairs en littérature invente un lieu symbolique de l’Algérie. On pense notamment à Nourredine Saadi (le bidonville Dieu le fît ou Miramar dans La Maison de lumière) à Abdelkader Djemaï (Camping), à Boudjedra (le car dans Timimoun) ou encore à Boualem Sansal (le pénitencier dans L’Enfant de l’arbre creux, ou le Bar des amis dans Dis-moi le paradis…).

La Kahéna est l’œuvre folle et démesurée de Louis Bergagna, « un colon de la dernière averse ». L’homme ira jusqu’au fin fond de l’Amazonie risquer sa peau pour réaliser son rêve. Rêve de conquête et d’appropriation certes, mais aussi rêve d’embrasser l’histoire et les êtres de cette terre dans cette bâtisse somptueuse, « érection coloniale » où les styles architecturaux, les décors et les objets mêlés incarnent l’histoire syncrétique et tumultueuse de ce pays.

Avec l’aide des deux bagnards grâce à lui évadés de l’enfer tropical et par lui sauvés d’une mort certaine à Cayenne, Bergagna entreprend en 1911 la construction de La Kahéna. Devenu riche notable, élu jusqu’en 1954 maire de sa ville (Cyrtha, ville imaginaire et nouveau clin d’œil à l’histoire), Bergagna n’est pourtant pas ce « simple représentant exemplaire de la colonisation ». Cet être double incarne une destinée rétive aux grandes et linéaires avenues de l’Histoire qui aurait voulu par exemple qu’« aucun mélange [ne vienne] brouiller la frontière fantasmatique que les colons érigèrent en dogme ; et cela allait du sang au style architectural ». Bergagna et sonmektoub en décidèrent autrement.

Face à Cyrtha et à ses habitants, La Kahéna présentait tous les aspects d’une maison bourgeoise, mais, sur l’autre versant, caché à la vue de ses concitoyens, Bergagna avait érigé « son palais des Mille et une nuits ».

Officiellement, Louis Bergagna est l’époux de Sophie, une métropolitaine dénichée à Paris qui s’ennuiera à mourir à Cyrtha mais avec qui il finira, entre deux crises d’angoisse, par avoir une fille, Hélène. Secrètement Bergagna s’est entiché - amour ou passion sensuelle ? - d’une seconde femme, « l’Arabe ». De cette union, cachée, honteuse naîtra Ourida.

Fier représentant du colonat, Louis Bergagna - par conviction ou pour préserver ses intérêts futurs ? - prend clandestinement contact avec le FLN. Quelques mois avant l’indépendance, l’homme est assassiné. Qui a abattu Louis Bergagna en lui tirant dans le dos ? Officiellement, l’Histoire, en grande catin qui aime les postures vertueuses, imputera le crime aux fellaghas… Le meurtre grossira la longue liste des mystères qui entoure l’homme et sa demeure. Ils ne disparaîtront pas avec la mort de Bergagna.

Trois générations d’Algériens, liées par le sang et des amours inavouables se succèderont à l’intérieur de La Kahéna. À ce point chronologique du récit (qui n’a cure de la linéarité du temps), La Kahéna retrouve Le Chien d’Ulysse par la présence de deux personnages, Hamid Kaïm et son ami Ali Khan, et d’une trame romanesque déjà esquissée dans le premier roman : l’amour tragique du premier pour Samira, un amour qui connaîtra ici son surprenant épilogue.

Une femme raconte. Elle est la confidente de cette mémoire familiale et l’amante sans lendemain de Hamid. Les secrets de La Kahéna sont exhumés de l’oubli grâce à la découverte des journaux intimes de Louis Bergagna et du père de Hamid Kaïm. Double secret mêlé, enchevêtré où les transgressions cachées et les non dits de trois générations rejoignent l’amnésie imposée à un peuple par la colonisation d’abord, par un pouvoir autocratique ensuite.

Salim Bachi mêle les périodes, les existences, les trajectoires et les styles. La phrase s’est assagie et s’ouvre sur un imaginaire débordant et des images poétiques prétextes à de longs développements descriptifs - souvent trop longs et parfois même répétitifs (voir la forêt amazonienne ou les bouffées de délires de Hamid).

Récit sombre et désespéré, livré telle une confession, La Kahéna est une quête des mémoires confisquées, tant familiale que nationale, une longue interrogation identitaire, déterminante pour dessiner les contours d’un horizon possible malgré les violences, les mensonges, les silences et les « flétrissures » infligés au pays, par les colons hier, les nouveaux maîtres aujourd’hui. Comme la lointaine reine berbère sans doute, Salim Bachi cherche comment « apaiser les tourments [et] gommer les rancœurs ».

 

Éd. Gallimard, 2003, 309 pages, 19 euros

Les commentaires sont fermés.