Assia Djebar
La Disparition de la langue française
Dans son Journal, à la date du 18 décembre 1960, Mouloud Feraoun rapporte cette scène de manifestation : la foule des habitants de la Casbah, après avoir lynché un automobiliste « Européen » qui venait de forcer les barrages et d’écraser un des leurs, emporte le corps de l’« Arabe ». « À ce moment, note l’écrivain kabyle, le hasard fait sortir de chez lui un jeune professeur pacifique qui espérait rejoindre son cours. On se jette sur lui, on brûle sa voiture et on l’égorge. Le malheureux avant de mourir criait qu’il était arabe mais, précise l’auteur, il le criait en français » ! Ce drame pourrait illustrer, en partie, le propos du nouveau roman d’Assia Djebar, La disparition de la langue française.
Après vingt ans d’un exil hexagonal mais surtout après que Marise, son amante, lui eut demandé de partir, Berkane retourne en Algérie. Nous sommes en 1991. Dans quelques mois le pays basculera dans la guerre civile. Pour l’heure, Berkane ne voit pas les périls s’amonceler, il redécouvre Alger. Il visite les lieux de mémoire, « un passé d’images mortes ». L’ould el houma, l’enfant du quartier, déambule dans les rues et ruelles de la Casbah et constate que ces lieux de son enfance « se sont mués quasiment en non lieux de vie, en aires d’abandon et de dénuement, en un espace marqué par une dégradation funeste ! ». De l’adolescence remontent une double initiation : à la sexualité, par une prostituée « au sourire de bonté » ; à la violence, avec les manifestations populaires pour l’Indépendance et son internement dans les camps au milieu des militants nationalistes.
Avec Rachid, le pêcheur, ou avec Hamid, l’épicier kabyle et surtout avec Nadjia, il se réapproprie la langue arabe. Pourtant, lancé dans la rédaction de ses souvenirs, c’est en langue française qu’il écrit. Trois temps rythment ces retrouvailles algériennes : le retour ; l’écriture couplée à une histoire d’amour avec Nadjia ; la disparition de Berkane. Le narrateur des deux premières parties a probablement été enlevé, peut-être même est-il mort. Assia Djebar laisse ici l’incertitude. Comme un blanc. « Le blanc de l’Algérie ». Quoiqu’il en soit, les probables kidnappeurs ou assassins de Berkane n’ont pas, à la différence des manifestants de 1960, l’excuse de l’erreur ou de la confusion : c’est résolument et froidement qu’ils dénient à Berkane, « renégat » parce que francophone, comme à son journaliste de frère, le droit de se dire Algérien ! Comme la langue arabe dans l’Espagne andalouse gagnée par la Reconquista puis par l’Inquisition, la langue française disparaitra-t-elle également en Algérie demande Assia Djebar ?
Le statut de la langue française est trouble, conflictuel, ambivalent comme le montre cette recommandation du frère aîné qui remonte à la présence française : « N’oublie pas, d’ailleurs, quand c’est écrit en français, il faut, presque tout le temps, comprendre exactement le contraire ! Tu entends, gamin ! ». Si dans l’écriture, la langue française devient pour Berkane langue de mémoire, « baume à l’absence », son ambiguïté et sa dangerosité taraudent l’écrivain : « J’écris en terre d’enfance et pour une amante perdue. Ressusciter ce que j’avais éteint en moi, durant le si long exil. J’écris en langue française, moi qui me suis oublié moi-même, trop longtemps, en France. ». « (…) Ce français va-t-il geler ma voix ? Tandis que ma main court sur le papier, serais-je en train de tendre un linceul entre toi et moi ?
Le « butin de guerre », selon la formule de Kateb Yacine, récupéré dans la souffrance, emporté au prix de nombreux sacrifices ne lève pas la complexité du « nœud algéro-français ». Des interrogations demeurent entières, comme celle de la relation entretenue par la France elle-même avec sa mémoire algérienne portée ici par les réminiscences de la société coloniale et plus encore par l’attitude de Marise. De même, mais plus intimement, se pose la question de l’exil ou, plus exactement, de ce statut particulier qui fait que, reprenant une citation de Koltès : « la patrie » pourrait bien être « l’endroit où l’on n’est pas ».
Le roman d’Assia Djebar est aussi un hymne à la sensualité : sensualité du récit, sensualité des corps, des odeurs, des sentiments, sensualité d’une Casbah aujourd’hui disparue comme ont disparu les « voiles blancs, élégants, soulignant les hanches », et « le regard luisant des invisibles trop visibles. D’autres passantes, ensevelies désormais sous des tuniques longues, grises à la marocaine, leurs cheveux disparaissant sous un foulard noir, à l’iranienne, se pressent maintenant ». Sensualité enfin des mots : français, arabe, dialecte de la Casbah ou d’Oran, mots d’hier, mots des ancêtres communs…
Ici Assia Djebar redessine les perspectives et casse les horizons des vues trop courtes et trop étroites. Elle bouscule les repères et les idées reçues : l’arabe retrouve son statut de langue de la volupté, du désir, de la tendresse, de l’amour, langue pour les chants comme pour la sexualité… Langue de vie !
Cette langue-là, dans laquelle s’abandonnent en de longues étreintes et en de tendres confidences Berkane et Nadjia, n’a rien de commun avec l’arabe « convulsif », « dérangé », « dévié » des fanatiques.
La disparition de la langue française cache le déni fait aux Algériens du droit de faire leur, de revendiquer comme partie intégrante d’eux-mêmes, ces sources nombreuses qui ont irrigué leur histoire et où ils peuvent s’abreuver, recueillir ou interroger des mots : responsable, laïcité… Et ce jusqu’à devoir en supporter les contradictions, les doutes et les souffrances comme Berkane écrivain, ou alors, fuir et selon la formule d’Erasme, « vivre secrètement ». Comme Nadjia du côté de Padoue. Ou comme Driss, le frère de Berkane, menacé de mort parce que journaliste, caché dans un studio clandestin d’Alger.
Ed. Albin Michel, 2003, 294 pages, 18,50€