Abdelkader Djemaï
Camping
On sait la gourmandise d’Abdelkader Djemaï pour les mots et son souci de partager ce plaisir avec le lecteur. Il se refuse à l’ennuyer et s’applique à faire passer sa malice, sa bonhomie et une dose d’hédonisme salutaire dans le maelström de la littérature algérienne.
Prenez ce livre. Le texte, court, est sans véritable intrigue et pourtant le charme opère, l’art du conteur ravi le lecteur d’un récit qu’il faudrait autant entendre que lire. En deux temps et trois mouvements, sans en avoir l’air, Djemaï brosse le tableau d’une société, de son l’histoire et, en quelques subreptices esquisses, laisse deviner tel ou tel événement. Comme rien de ce qui est humain n’est étranger à cet écrivain, il laisse s’échapper d’entre les lignes les effluves d’une calentina au cumin (la recette est dans le livre !), quelques notes de raï chantées par la grande Remitti ou quelques scènes d’un bon vieux Barabbas avec Anthony Quinn. L’amour aussi est rarement absent. Ici Aphrodite a soufflé sur le cœur d’un gamin : « J’allais bientôt avoir onze ans et mes premiers poils. C’étaient aussi les premières vacances de ma vie ». Un mois entier de juillet au « camping zéro étoile » de Salamane surnommé « La Marmite » par ses habitants. Là, il tombe amoureux de Yasmina, la sœur de « Kinder Bueno » celui qu’il ne peut souffrir mais dont il finira par se faire un copain : « Il ne faut pas croire que j’étais un hypocrite ou un petit malin mais j’en ais fait – par la force des choses – mon copain bien qu’il continuât à me les gonfler avec ses Adidas à trois bandes et sa casquette qui s’allumait (...). Il ne faut pas non plus penser que je tournais (...) autour de la petite pour qu’elle me fasse les papiers, comme ça je pourrais facilement venir chez elle, à Aubervilliers ». Car la famille de Kinder Bueno vient de France. Ce sont des émigrés ! Sa grand-mère a transformé sa tente en un supermarché et un bureau de change. Pistonné par un sien neveu, officier des douanes, « toute l’année, elle était approvisionnée par sa fille aînée » qui réside à Aubervilliers. Pas très sympa (ni forcément très juste) pour les émigrés mais, en contrepoint, déambule la silhouette tragique de Cassidy, par deux fois expulsé de France faute de papiers et qui « rêvait à voix haute de retraverser cette mer ». Car derrière l’anodin, l’anecdote, le ton distancé, se dissimule le sens. Il y a la vie à l’intérieur du camping, ses personnages plus ou moins pittoresques qui campent à eux seuls la société algérienne. Cette société où se préparent les municipales de 1991. Les partis pullulent, la mascarade tourne à la grosse blague. Pourtant, « personne, encore moins les morts, n’aurait imaginé que cette sinistre rigolade nous conduirait au cimetière (...) ».
Face au camping, surplombant « La Marmite », se dresse la villa du colonel « naturellement originaire de l’Est ». Les proprios et leur jeunesse dorée ne manifestent que mépris pour ce peuple qui assiste au défilé de la clientèle du régime : « des prétentieux, voleurs ou lécheurs de babouches ».
Après les élections et le débarquement des « Martiens » sur toutes les plages du pays, tout a changé. Au camping, l’année suivante, l’atmosphère est plus lourde. La mort rôde. Cassidy n’est plus là. Yasmina non plus. Le gamin aurait aimé lui faire découvrir sa ville, partager avec elle sa passion pour la géographie... Il avait douze ans. C’étaient ses deuxièmes vacances. « Ses dernières aussi. L’été qui s’annonçait était une été de cendres »
Ed. du Seuil, 2002, 124 pages, 12 euros.
(Photo : Cheikha Remitti )