Duong Thu Huong
Au zénith
Bien sûr, ce n’est pas l’essentiel du propos de Duong Thu Huong, mais ce récit, consacré aux dernières journées du « Président » Ho Chi Minh et à un implacable examen de conscience, parle aussi de l’exil parisien du père de l’indépendance vietnamienne. « J’ai cherché pour mon peuple un Paris chaleureux et j’ai trouvé un Moscou glacial (…). La France de Diderot et de Voltaire m’a ouvert ses portes puis l’autre France, celle des képis et des uniformes, me l’a refermée au nez comme un valet aurait claqué la porte d’un château devant un mendiant (…) » dit le Président entre deux évocations nostalgiques de sa période parisienne. Le président est seul. Trahi par ses anciens compagnons de combat. A l’exception de Trân Vu, décrit comme « un homme droit, entier, qui ne se permet jamais d’être étreint par des sentiments qu’il juge médiocre d’après son code moral ».
« C’est bégayer qu’il faut, au trébuchet de l’âme » dit le poète Abû Nuwâs. Face au « tribunal de sa conscience », « Le Président » ne bégaie pas. Il reste sans voix ; écrasé par la honte et la culpabilité. Double. Coupable pour avoir trahi la femme qu’il aimait et abandonné ses enfants. Coupable pour avoir conduit son peuple à la ruine et à la dictature. Les apparitions du président Man (Mao) pour qui « le pouvoir ne peut tolérer les sentiments humains » confrontent deux hommes et deux logiques politiques.
Pour le Grand Timonier, Ho Chi Minh serait devenu le « bon disciple de l’occident » : acculturé, il en aurait oublié les règles et les mentalités de ses frères indigènes. Il serait comme on dit aujourd’hui une « banane » : jaune à l’extérieur mais blanc à l’intérieur…
Duong Thu Huong est connu pour son combat en faveur de la liberté dans son pays. Au Zénith ne déroge pas à cette thématique : dénoncer avec force ce que les communistes ont fait du Vietnam, une société plus inhumaine encore aujourd’hui qu’hier, en convoquant à ses côtés le Primus inter pares. Mais cela serait trahir l’œuvre de cette femme que de réduire ce roman à un pamphlet. Duong Thu Huong est une conteuse hors pair, une romancière qui tisse et entrelace les histoires et les parcours, une écrivaine qui mêle le conte, le récit historique, la sagesse populaire, la langue classique mais aussi celle, plus verte et cru du peuple.
Duong Thu Huong montre la profondeur et la diversité - culturelle, historique, humaine - de son pays. Elle s’applique à distinguer ville et campagne, modernité et tradition, et surtout, cultures ancestrales - paysanne ou bouddhique - et les nouvelles règles qui corsètent un peuple et son pays.
Plusieurs fils narratifs forment le tissus de ce vaste roman : l’introspection du Président, l’histoire de Quang, de son amour et de sa fidélité à Ngân malgré la jalousie de son fils aîné. Quang est pour « Le Président » un « miroir » qui le renvoie à sa conscience tourmentée. Lui a abandonné Xuân, la femme qu’il aimait, pire, il n’a rien dit quand des responsables du parti – ce parti qu’il à lui-même crée - décidèrent d’assassiner Xuân. Trois hommes restituent cette terrible histoire : « Le Président », Vu, l’ami fidèle, qui prendra soin des deux enfants du « grand frère » et le « compatriote inconnu », le beau-frère de Xuân qui a juré de la venger.
Duong Thu Huong n’est pas tendre pour les siens quand elle évoque les mentalités paysanne et les « vices » de son peuple à commencer par le premier d’entre eux, la jalousie : « le sentiment traditionnel du peuple vietnamien ». Mais, a contrario, elle loue la sagesse populaire, ces « valeurs culturelles populaires » détruites par le nouveau régime qui a conduit au fiasco, « du point de vue sociologique, la Révolution a fait remonter la vase à la surface de l’eau ».
Malgré le thème de l’amour, omniprésent chez Duong Thu Huong, Au Zénith est une sombre réflexion sur l’âme humaine, l’envie, la jalousie, le pouvoir et sur le temps qui « transforme tout en illusion », en « pourriture » !
Le Président décide de mourir le 2 septembre 1969 comme un présage… pour mettre « fin à ce régime traitre et cruel » et exterminer « les démons qui sucent le sang du peuple ».
Traduit du vietnamien par Phuong Dang Tran. Edition Sabine Wespieser 2009, 787 pages, 29€
Littérature vietnamienne
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Au zénith
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Les Enfants qui rêvaient de traverser la mer
Duyên Anh
Les Enfants qui rêvaient de traverser la mer
Ca Dao, le personnage central de ce roman, est un écrivain. Après cinq années passées en centre de rééducation, devenu coolie, il doit pédaler pour subsister. Sa femme est partie avec les deux enfants aux Etats-Unis. L’homme s’enferme alors dans une indifférence et s’efforce d’adopter une attitude où le ressentiment n’a pas de place. Sa route croise celle des enfants amérinsiens, ces « produits des amourettes » des soldats américains, abandonnés derrière eux une fois leur affaire finie ! Les gamins rêvent de traverser la mer pour rejoindre une patrie idéalisée. Mais les Etats-Unis, malgré toutes leurs déclarations « droit-de-l’hommistes », ne veulent pas de ces « bâtards ». Ces malheureux sont exhibés et relégués dans les décharges du Vietnam communiste, ils sont indésirables sur le sol américain.
« La littérature doit se montrer humaniste. Sinon à force de dénigrer l’homme, on finit par nous en dégoûter. Un écrivain qui chérit l’enfance ou se consacre à son éducation ne peut mettre son art au service de la haine » dit Ca Dao et le roman, sans illusion, n’est pas « au service de la haine ».
Ca Dao va accueillir chez lui des enfants métis et ensemble ils constitueront un « creuset de l’amour, de l’amitié, de la tendresse, tout ce que la révolution d’Août n’a pas su promouvoir ». « Dommage pour le Vietnam » ajoute l’écrivain déchu.
Grâce à ces enfants, Ca Dao, indifférent aux « prétentions américaines » et aux « boursouflures de l’oncle Hö », se prépare « à la véritable révolution personnelle » ; savoir attendre en évacuant toute haine et toute violence.Un mot sur l'auteur au destin particulièrement tragique : journaliste et romancier, Duyên Anh a été, en 1976, expédié sans jugement en prison et en camp. Après cinq ans de détention, il est libéré grâce à une mobilisation internationale. Boat people en 1983, il meurt en 1997 à l’âge de 62 ans, des suites d’un cancer du foie.
Traduit du vietnamien par Pierre Trân Van Nghiêm et Ghislain Ripault, Edition du Seuil, 1999
Du même auteur :
La colline de Fanta, trad. du vietnamien par Pierre Tran Van Nghiêm et Ghislain Ripault, édition Fayard, 1995
Les enfants de Thai Binh (1), Nostalgies provinciales, trad. du vietnamien par Pierre Tran Van Nghiêm et Ghislain Ripault, Fayard 1993
Les enfants de Thai Binh (2), Dans la tourmente ; trad. du vietnamien par Pierre Tran Van Nghiêm et Ghislain Ripault, Fayard 1994 -
Terre des oublis
Duong Thu Huong
Terre des oublis
Dans Terre des oublis, Duong Thu Huong livre un tableau saisissant de la société vietnamienne. Miên remariée à un riche et prospère propriétaire terrien voit revenir, après quatorze ans d’absence, son premier époux, celui avec qui elle n’a partagé que quarante jours avant qu’il ne parte au front. « Miên comprend qu’elle est piégée. Elle ne sait plus comment elle va vivre depuis que l’âme errante est descendue de l’autel honorant le héros de la patrie pour s’asseoir devant elle et boire goulûment le thé en la fixant de son regard passionné ». Miên devra choisir entre un bonheur honteux et le sacrifice auprès d’un héros national qu’elle n’aime pas
D’abord respectueuse des codes que lui imposent la société, les traditions et l’idéologie nationaliste et communiste, Miên ne sera pourtant pas l’objet passif du destin. Elle s’émancipera de la peur, se révoltera.
Subversive, militante persécutée par le pouvoir vietnamien, Duong Thu Huong, qui a elle-même subi un mariage avec un homme qu’elle n’aimait pas, dénonce ces campagnes qui exigeaient des jeunes filles de « payer leur dette envers la patrie » en épousant les mutilés de la guerre contre les Français. Elle condamne aussi bien l’idéologie traditionnelle et la dictature du village - cette « volonté silencieuse des masses » qui impose à la femme sacrifices et sens du devoir - que l’arbitraire de la société communiste dirigée par des « gens vulgaires et lâches ». Dans cette société où règne la dictature de la Peur, les rumeurs et le qu’en dira t-on, « la foule n’a pas de conscience morale, elle se soumet toujours au plus fort ». Duong Thu Huong montre aussi qu’à l’extérieur des campagnes, la ville, tentaculaire, boursouflée de bidonvilles où ruissellent sur les murs la misère et les magouilles, est aussi vénale et fait les êtres avides et insensibles,
Terre des oublis évoque « les voies détournées » de la vie sur lesquelles se retrouvent et brinquebalent les hommes et les femmes. Au cœur de ce beau et dense roman, riche de multiples références culturelles, culinaires, littéraires, aux senteurs et aux couleurs exotiques, il y a l’amour et la quête du bonheur ce « jeu de hasard dont l’issue dépend entièrement du Destin ».
Traduit du vietnamien par Phan Huy Duong, éditions Sabine Wespieser, 2006, 794 pages, 29€