Mohed Altrad
Badawi
C’est un très beau texte que livrait ici, en guise de premier roman, Mohed Altrad, auteur d’origine syrienne installé en France depuis plusieurs années. Il dirige aujourd’hui groupe Altrad, fort de plus de 2800 salariés et d’un chiffre d'affaires de près de 420 millions d'euros. Présent dans quatorze pays, Altrad est le leader européen des échafaudages et le numéro un mondial des bétonnières. Badawi offre à lire le parcours exceptionnel de son auteur.
À lire les cent premières pages environ, le lecteur pourrait croire qu’il découvre-là, un énième récit sur les années de formation, d’initiation et de réussite d’un « Fils du pauvre ». Il y a d’ailleurs quelque parenté entre Mohed Altrad et son illustre prédécesseur, l’Algérien Mouloud Feraoun. L’enfant ici se prénomme Maïouf (« l’Abandonné » en arabe) et veut aller à l’école ! Bravant l’interdiction de sa grand-mère qui, après la mort de sa mère, l’élève, supportant les railleries et les insultes des autres élèves, l’enfant tient bon.
Sa soif de savoir est inextinguible et, malgré l’hostilité des siens, les humiliations, la misère, les conditions difficiles pour apprendre et se rendre en classe, Maïouf devient le meilleur élève. L’enfant puise même dans cette adversité la « rage » qui le pousse à se surpasser et à réussir.
L’expérience du jeune Fouroulou permettait au lecteur des années cinquante d’approcher la société kabyle de l’époque, Maïouf lui, donne à voir la société bédouine. Car l’enfant est un « Badawi », « un bédouin comme disent les Européens ». Il y a quelques années, dans Le Criquet de fer (1993) et Sonne le cor (1995), Selim Barakat, décrivait une autre enfance syrienne, kurde cette fois, où il montrait notamment l’hostilité des bédouins à l’égard de sa communauté d’origine. Ici, Mohed Altrad décrit le mépris et l’hostilité manifestés par la société syrienne contre les siens : les Bédouins font figure de ploucs, d’arriérés voire d’obstacle à la construction nationale et aux exigences de la modernité : « Tu crois que ce pays nous aime ? Tu verras, quand tu grandiras, comme on t’observe, comme on te traite ! Et tu t’apercevras aussi que, plus tu protestes, plus tu te révoltes, plus on te poursuit, plus on te chasse, plus on t’assomme ».
Bénéficiant d’une bourse d’études, Maïouf doit partir étudier la pétrochimie en France. Certes cela signifie « l’exil », mais rien ne le retient au village et surtout pas son père qui, toute sa vie, ne lui a manifesté que mépris et hostilité. Il y aurait bien les beaux yeux et le sourire de Fadia, mais ensemble ils ont fait le vœu de se retrouver et d’avoir un enfant.
En France, Maïouf qui se fait appeler Qaher, « le victorieux », poursuit, toujours aussi brillant, ses études. À son retour pour un bref séjour en Syrie, le livre bascule. Ce n’est plus le récit de la réussite du Fils du pauvre qu’écrit l’auteur. Ce n’est même pas le retour de l’enfant prodigue, celui qui a accumulé savoir et autorité et qui va les mettre au service de son pays, au service des siens. La problématique du retour au pays et du choc culturel que porte la confrontation avec l’Occident n’est pas neuve dans la littérature arabe. Depuis les Egyptiens Yehhia Haqqi ou Taha Hussein en passant par le Soudanais Tayeb Salih, il a maintes fois et diversement été traité. Mohed Altrad semble ouvrir à cette question une perspective nouvelle : celle de la bifurcation, de la rupture rédhibitoire que l’exil induit ici entre le jeune homme et son pays, entre lui et les siens, cette « impression confuse d’être un étranger chez lui » : « c’était comme si toutes ces années passées dans ce pays, son pays, avaient été effacées par son séjour en France. (...) En France, il avait acquis, en quelque sorte, les manières d’être et de penser des Occidentaux, et de retour sur sa terre, c’est elles qui lui parlaient à l’oreille, lui murmuraient qu’il y était étranger. Il pensait à tous les immigrés qu’il avait rencontrés en France, aux illusions qu’ils avaient pu entretenir, à leurs rêves aussi. Il n’en connaissait pourtant pas beaucoup qui avaient envie de revenir dans leur pays d’origine ».
Qaher tourne le dos à ses origines, au monde bédouin, au désert et même à son amour d’adolescent. Pourtant, quelles que soient ses « ruses » pour « contourner les différences », il demeure ce qu’il n’a jamais cessé d’être : Maïouf, un Badawi. Pour l’avoir oublié et être devenu « un être sans attaches », il se perdra dans les dunes d’un autre désert.
Edition Actes Sud, 2002, 255 pages, 15,90 €