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Islam et voyage au Moyen Âge

Houari Touati
Islam et voyage au Moyen Âge


images-2.jpgVoilà un beau livre. Riche, instructif, ouvrage de spécialiste certes mais jamais ennuyeux. Point de jargon inutile pour affadir le propos, quant aux nombreuses notes, elles s’insèrent tout naturellement dans le texte. Elles ne sont pas étalage de savoir et moins encore hommage (calculé) rendu à ses pairs. Houari Touati réussit le tour de force de rendre accessible à un large public une étude pointue sans jamais être pris en défaut de facilité intellectuelle. Ancien professeur de l’université d’Oran, spécialiste d’anthropologie historique, aujourd’hui maître de conférence à l’EHESS, il a publié en 1994 un autre ouvrage de référence, Entre Dieu et les hommes, Lettrés, saints et sorciers au Maghreb au XVIIe siècle (1).
Dans cette livraison, Houari Touati donne à entendre toutes les dimensions du voyage et sa place centrale dans les débuts de la culture de l’islam, depuis le VIIIe siècle jusqu’au XIIIe. Et d’abord, il s’agit bien du voyage - de celui des lettrés du Moyen Âge musulman ces « forcenés du voyage » - et non pas des voyages. Il s’agit bien de réfléchir sur le statut du voyage dans la culture islamique et non sur les péripéties du voyage ; sur le voyage en tant que composant essentiel de la religiosité et de l’intellectualité du monde musulman et non simple déplacement touristique.
Comme le dit l’auteur en introduction, voyage et savoir forment ici « un ménage à deux ». Le voyage n’est pas l’expression d’une volonté en soi, mais s’inscrit dans un horizon intellectuel : acquérir et produire du savoir exige de partir à la rencontre des maîtres, d’aller puiser à la source, chez ceux qui ont conservé ce savoir. Il faut renouer avec l’idée de chaîne de transmission et surtout la maintenir. En islam, on ne peut se réclamer d’un maître que si on l’a vu et entendu. Affleure ici, sous jacente, la croyance que le savoir est fini et que sa perte menace. De sorte qu’il y a urgence par exemple à se rendre auprès des bédouins du désert pour y recueillir la langue arabe dans sa pureté originelle et sauver quelques mots rares. Cette quête couvre la vaste « demeure de l’Islam », depuis la frontière avec la Chine et l’Inde jusqu’à l’Andalousie. Espace hétérogène qu’il convient d’unifier en forgeant des cadres religieux, juridiques, linguistiques, etc., de référence : « voyages dans l’espace du Même avec, la préoccupation majeure, de fabriquer du même ». Cette quête démarre quelque cinquante ans après l’hégire et se termine au XIVe siècle avec Ibn Battuta dans l’indifférence quasi générale de la société islamique.
Par ce travail, on découvre qu’il n’y a pas de classe de lettrés en islam avant le milieu du VIIIe siècle. Entre la mort du prophète, en 632, et l’apparition de cette classe, la culture islamique est essentiellement une culture orale, une culture de la mémoire. Ce milieu, considéré jusque-là comme donné d’avance, est en fait en formation et ne s’institutionnalise qu’à partir du VIIIe siècle. En brossant une sociologie des agents qui construiront la culture savante de l’islam, Houari Touati montre comment, à partir de socles aussi prestigieux que les héritages antiques, chrétiens et judaïques, l’islam va définir une voie qui lui est spécifique. L’islam du Moyen Âge ne se réduit pas à un « remake », une simple renaissance de la culture antique, il est véritable création intellectuelle. Non seulement l’islam fait partie des cultures de l’Antiquité tardive, mais il constitue, pour les musulmans comme pour les chrétiens, un patrimoine commun.
Qui sont ces pérégrins fondateurs du savoir islamique, un savoir qui couvre aussi bien le champ de la Tradition, de la langue que de l’espace ? Ce sont les traditionnistes qui colligent la Tradition prophétique (les hadiths) ; les philologues ; les géographes qui dressent « un tableau cohérent de l’empire de l’islam, « et aussi, bien entendu, de l’arabité ». Ces deux thèmes conditionneront la définition du « domaine de l’islam », la « mamlaka » cette « idéologie centraliste et unitariste » élaborée au IXe siècle. Ce sont aussi les mystiques et leur épreuve solitaire du désert, ce sont enfin les adeptes du « séjour à la frontière », traditionnistes ou ascètes, qui, par « l’établissement permanent ou temporaire dans les limes » fondaient l’islam non plus en ses centres religieux, politiques ou culturels mais à la marge « par la confirmation de soi face aux autres ».
À la différence de la tradition chrétienne, le rapport entre voyage et écriture du voyage n’est pas, en islam, un rapport spontané. Il faut attendre le début du XIIe siècle pour voir émerger un genre littéraire propre au voyage, le rihla. Il faut dire que « nos » voyageurs ne cherchent pas leur identité au miroir de l’Autre ou à repousser les frontières de l’œkoumène, ils partent « pour confronter et ajuster soi à ce qu’il doit être ». Par-delà les riches expériences spirituelles et intellectuelles individuelles, l’enjeu de ces pérégrinations est la construction d’un « espace dogmatiquement garant de la vérité d’un vivre-ensemble voulu par Dieu ».

(1)    Éditions EHESS

Edition du Seuil, 348 pages, 23,62 €

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