Rajae Benchemsi
La Controverse des temps
Le sujet du dernier Rajae Benchemsi était prometteur : le dialogue et l’opposition entre tradition et modernité incarné par l’amour de Houda, universitaire, philosophe « imprégnée de raison et de rationalisme » et Ilyas, maître soufi tout entier à son « grand jihad » c’est-à-dire à ses « engagements spirituels ». Mais point de « controverse » ici. Le parti pris - respectable - en faveur de la supériorité du soufisme sur la philosophie donne un plaidoyer pro domo en faveur de la tradition mystique musulmane. Tout cela ne heurterait point, si, laissant de côté la crainte d’un retour tout azimut du religieux (1), la philosophie n’était ici réduite au silence ou à un piètre faire-valoir.
Multipliant les références culturelles (musicales et artistiques pour l’Occident, saints et philosophes musulmans pour le Maroc), Rajae Benchemsi cède parfois à la caricature. Ainsi, lorsqu’elle fait de Houda l’incarnation d’« un milieu » et d’une « génération » qui aurait « pris l’habitude de ne plus considérer l’islam que dans son rapport à ce qu’on avait baptisé l’intégrisme (…) » ou, lorsqu’elle réduit la lecture occidentale d’Averroès à « l’imposture des Latins » et de Thomas d’Aquin oubliant que depuis, des auteurs comme Dominique Urvoy (2), restituait à l’intellectuel andalou du XIIe siècle la plénitude de sa pensée qui visait à concilier foi et raison.
Quant à l’idylle entre la jeune et célibataire universitaire casablancaise et le Marrakchi, homme mûr et par ailleurs marié, elle paraît bien peu crédible, trop intellectuelle, souvent verbeuse et théâtrale. Cette passion soudaine sombre dans des tourments qui brûleraient exclusivement du feu de ces nobles « engagements spirituels ». On veut bien le croire pourtant on ne peut s’empêcher de subodorer que ces tourments sont aussi avivés par une « morale de pacotille » et les prosaïques « turpitudes de la chair ». « Qu’est-ce, je vous prie, le plaisir de la chair devant la grandeur de l’amour lui-même » dit sans rire Ilyas à l’aimée, un Ilyas qui n’aspire qu’à « servir dans le renoncement » le « questionnement » d’Houda « sur la raison, la foi et la spiritualité ». Cet amour appartient donc au registre de l’impossible. Point de suicide des amoureux ici en guise de fin mais une incroyable proposition d’Ilyas qui laisse pantois et perplexe.
Pourtant, avec cette « controverse » Rajae Benchemsi ébauche un utile tableau de la société marocaine traversée par des tendances identitaires plurielles, parfois contradictoires. À travers la figure du monarque Moulay Ismaïl ou l’évocation de différentes traditions musulmanes et face aux séquelles des représentations coloniales et aux conséquences d’une mondialisation qui n’a que faire de la diversité et du passé, elle pose la question de la réappropriation par les Marocains eux-mêmes de leur histoire. Débat porté aussi par les remarques et observations bien senties sur quatre villes du royaume : Fès, Meknès, Marrakech et Casablanca. Dans le cadre de cette dernière et dans un passage savoureux, écrit au vitriol, elle décrit les cercles huppés et factices de la bonne société casablancaise, réunion d’hommes d’État, de juges de médecins, de financiers, d’artistes et autres intellectuels, une « population, à la culture si peu sûre et aux repères si confus ».
Si Rajae Benchemsi a été bien mieux inspirée dans son précédent livre (Marrakech, lumière d’exil, paru en 2002 chez le même éditeur), La Controverse des temps offre tout de même le plaisir de goûter à un Maroc riche de sens et de couleurs et d’approcher une question centrale dans le devenir des sociétés nord africaines, celle du rapport à une Europe si proche historiquement et géographiquement et celle des identités traversées par le choc des continents et des temps.
(1) Danielle Sallenave, Dieu.com, Gallimard, 2004
(2) Dominique Urvoy, Averroès, Flammarion, 1998
Edition Sabine Wespieser, 2006, 233 pages, 20 €