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Le tao du migrant - Le blog de Mustapha Harzoune - Page 45

  • Sous le jasmin la nuit

    Maïssa Bey
    Sous le jasmin la nuit


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    L’univers romanesque de Maïssa Bey est sombre. Sombre comme un statut de femme algérienne. Sombre comme des blessures de l’enfance. Les femmes sont au cœur de dix des onze nouvelles de ce recueil. Femmes “ au corps jamais désiré seulement pris ”. Femme à qui l’homme, maître au pouvoir de répudiation, impose une seconde épouse. Femme qui pour devenir, une journée seulement, “ le centre du monde ” doit attendre l’heure de sa mort. Jeune fille qui va au mariage comme on mène une bête à l’abattoir et cette autre, toujours contrainte de louvoyer, de contourner, d’esquiver le mur syntaxique et péremptoire du “ parce que !”, cette réponse-injonction qui ponctue les refus et les interdictions familiales. Alors, il faut mentir. Mentir pour voler “ la peur au ventre ” quelques instants de liberté. Mentir jusqu’à trahir le langage. Jusqu’à se trahir. Cette autre gamine a quinze ans et déjà elle n’ignore rien de l’horreur, l’horreur de la barbarie islamiste. Enlevée, martyrisée et violée, elle porte le “ mal” et ne désire qu’une chose : mourir pour en finir avec la honte et le déshonneur, mourir pour en finir avec la nuit et le silence...

    Les récits de Maïssa Bey ne cachent pas la part des rêves, les fuites hors du réel, les libertés prises pour échapper au joug du quotidien. Rêves d’amour ou de départ pour Sarah et pour ces sept sœurs qui, sur une terrasse, la nuit, énoncent à tour de rôle un vœux jusqu’au retour de l’aube. Quand résonne l’appel du muezzin, il est temps pour chacune de rentrer “ affronter le jour ”. Illusions portées jusqu’à la limite de la déraison face à une main de femme aperçue à la fenêtre d’un rez-de-chaussée. Main tendue que l’on voudrait saisir pour se raccrocher à la vie. Complicité secrète et charnelle de deux co-épouses qui transforment l’impossible cohabitation en une douce solidarité. En contrepoint des espaces publics réservés aux seuls hommes, les corps et les âmes des femmes restent pour les maris ou pour les fils, une inconnue, une interrogation, un vide insondable et angoissant. Enfin, La mort elle-même peut devenir libération.

    La guerre d’Algérie, dans sa dimension humaine, s’insinue ici à travers un cahier d’écolier abandonné en 1962 dans un appartement de Belcourt. Marie avait dix-huit ans, elle y consignait en secret son amour pour Jean-Paul. Plus de quarante ans ont passé. Dans une Algérie secouée par une autre guerre, c’est au tour de Sarah d’avoir dix-huit ans. À travers ce cahier, à travers les confidences de Marie, elle vit par procuration ce chant d’amour, ce chant d’amour qu’elle espère et qui pourtant jamais ne résonnera en elle, ne serait-ce qu’un instant pour l’aider à supporter ce qui l’attend.


    Edition De l’Aube-Barzakh, 2004, 155 pages, 14 €

    Illustration : Femmes d'Alger dans mon appartement, huile sur toile, Gilles Chambon, 2009

  • Ceci est mon corps

    Filipa Melo
    Ceci est mon corps


    Filipa_Melo.jpgIl s'agit là du premier roman d'une journaliste portugaise. Filipa Melo, jeune femme d’une trentaine d'années à la sortie du livre en France, plonge son lecteur dans un univers sombre et inquiétant. Un corps de femme est trouvé au bord d'une route. La nuit est pluvieuse. Le corps nu a subi d'étranges sévices. Avec minutie, sans jamais rompre le fil d'anxiété qui court du début à la fin du récit, Filipa Melo construit sa toile au centre de laquelle se trouve cette femme assassinée. Autour du corps, il y a trois hommes : le père, l'amant et le collègue de bureau. Leur histoire comme ce qui les liait à la défunte sont racontés sur un ton monocorde, feutré. Ils ne se sont pas connus et chacun ignore l'existence des deux autres. Entre chaque chapitre, un quatrième homme raconte le lien qu’il tisse, lui, avec le corps de la morte. Celui-là aura pénétré le plus profondément les entrailles de cette femme, et pour cause : il s'agit du médecin légiste. La dissection du cadavre est livrée avec moult détails et précisions techniques (âmes sensibles sans doute s'abstenir). L'autopsie donne lieu à un morceau de bravoure littéraire pour décrire la psychologie du médecin et la relation qu'il installe avec le corps.
    Le point commun entre ces quatre hommes ? Ne pas avoir su aimer ou dire leur amour. Mourir faute d'amour et devenir des morts-vivants.
    Ce qui fait le plus mal - et là est aussi la réussite du livre - est cette banalité du ton pour décrire à la fois des existences où la vie depuis longtemps est partie et cette dissection d'un corps mort. Banalité de ton pour banalité des vies et des corps morts. Il est impossible de raconter cette histoire sans gâcher le plaisir du lecteur qui repose sur l'ingénieuse structure du roman qui progressivement lui permet de répondre aux questions qu’il se pose : qui est qui ? Pourquoi cette femme a t-elle été assassinée ? Par qui? Comment la progression de l'autopsie peut-elle éclairer les circonstances de l'assassinat voir aider à démasquer le coupable ?
    Sombre récit, oui. Mais l'espoir n'en est pas absent. Les hommes, comme les autres espèces animales, inventent mille et une ruses ou violences pour se perpétuer. Si ce premier roman se referme dans un cimetière, il ne faut pas oublier qu'il s'est ouvert dans une maternité. Et qu'une nouvelle histoire commence-là.

    Traduit du portugais par Myriam Benarroch. Edition Actes Sud, 2004, 170 pages, 17,90 €

  • Le livre de ma grand-mère

    Fethiye Çetin
    Le livre de ma grand-mère


    cetin.jpgLe livre s’ouvre sur l’enterrement d’une femme de quatre-vingt-quinze ans. Pour tous elle s’appelait Seher et ses parents, Esma et Huseyin. Des prénoms turcs. Au cours des funérailles, Fethiye Çetin, la narratrice et la petite fille de la défunte brise la « honte » et « l’hypocrisie ». Non ! sa grand-mère ne s’appelait pas Seher mais Heranus et ses arrières grands-parents : Isquhi et Hovannes. Des prénoms arméniens.
    L’auteur, avocate et militante des droits de l’homme turque, a appris cela bien tardivement. En 1975, Heranus lui confie en aparté : « Tu sais, ma mère, mon père et mon frère vivent en Amérique. (…) Si quelqu’un peut les retrouver, c’est bien toi. Fais le pour moi ! ». Fethiye Çetin se découvre alors des parents en Amérique, mais surtout, elle apprend qu’elle est arménienne et que toutes ses certitudes sur elle et les siens « étaient en fait erronées ». Heranus Gadarian, âgée alors de plus de soixante-dix ans, « voulait tout dire, elle voulait lever le rideau du secret, se débarrasser du fardeau qu’elle avait dû porter seule, mais elle avait peur que ses secrets puissent me mettre en danger. Je compris que ma grand-mère voulait me protéger ».
    Seule, Heranus aura caché et porté le poids d’horreurs insoupçonnables et de malheurs que l’on pourrait croire insurmontables : les massacres de 1915, les pillages des maisons par les villageois musulmans voisins, la déportation forcée, cette « longue marche vers la mort », la séparation d’avec les siens qui avaient survécu et enfin son enlèvement par un caporal turc. Cet homme pouvait la traiter comme sa fille, pour tous elle n’était qu’une servante.
    Quelque soixante ans après, Heranus, pour la première fois, raconte. Quand elle parle, elle ne regarde pas sa petite fille : « elle fixait les yeux sur un point précis du tapis, et, alors que sa main gauche serrait la mienne, sa main droite lissait sa robe vers le bas de manière automatique et répétitive. » Par-dessus les scènes revécues par sa grand-mère, « s’imprimait une image de moi-même récitant des poèmes à l’école lors de chaque fête nationale » écrit Fethiye Çetin.
    Fethiye Çetin qui n’est pas écrivain donne ici, un récit court et parfaitement construit. Sa force tient autant à la rigueur et la sobriété de l’écriture, qu’au portrait émouvant d’une femme hors du commun. Heranus était « douée pour tout », au caractère entier et trempé, elle protégeait les siens de « l’environnement répressif d’une petite ville conservatrice », capable de tout obtenir à commencer par le respect de tous. Cette maîtresse femme qui ne manquait pas de cran savait être douce et profondément humaine, au point de se priver de ses indispensables lunettes de vue en les offrant à une femme qui n’aura jamais, elle, les moyens de s’en payer. Née chrétienne, enterrée musulmane elle n’hésitait pas à contredire le hoca (l’imam) de la mosquée qui incitait son mari à interdire à sa petite fille de jouer de la mandoline : « ne répète pas les mots de ces hoca ignorants à la maison ! » disait-elle à son époux à qui, quand elle était fâchée, elle s’adressait en commençant par « Bre, Musurman », « Oh toi, Musulman ». Comme bien d’autres femmes de Maden, village de l'Est anatolien, elle a continué à préparer la traditionnelle tcheurek, la brioche de Pâques, courageuse préservation de la mémoire et signe secret de reconnaissance.
    Car pour celles que les Turcs appelaient « kiliç artigi » (« les restes de l'épée »), la peur est toujours là, de sorte que ces survivantes ne tiennent pas à connaître leur vraie famille même si, dans certaines régions, « il est impossible de trouver une personne qui n’ait pas « le sang souillé » - une telle personne n’existe pas ».
    À propos de ce livre, un magazine arménien a parlé d’« un moment fondateur ». Sans doute, Le Livre de ma grand-mère, réédité déjà six fois en Turquie, contredit la version officielle turque des événements de 1915 sans jamais pour autant utiliser le mot génocide. Mais, de manière paradoxale, il montre aussi la vanité des origines face au temps qui passe, face aux temps nouveaux et aux révélations de l’Histoire qui montrent des Arméniens se découvrir des familles turques, des Turcs se découvrir des familles arméniennes, se découvrir même arméniens.


    Traduit du turc par Alexis Krikorian et Laurence Djolakian. Edition de l’Aube, 144 pages, 14,60€


  • Métanoïa

    Malek Abbou
    Métanoïa


    AbbouMetanoia.jpgEn ouvrant Métanoïa, le lecteur se demande où il met les pieds. Intrigué d’abord par une prose délirante et bouffonne, des références aussi nombreuses que diverses (histoire, philosophie, économie, science physique, biogénétique, géostratégie paléontologie, œnologie...) le tout agrémenté de moult citations latines, il reste perplexe face à un texte touffu que l’éditeur présente pompeusement comme « une nouvelle expression romanesque » et qui n’est en fait que le premier roman d’un lyonnais de trente-cinq ans. Passé les premières surprises et le fait que l’auteur, comme l’un de ses personnages, ne soit pas toujours évident à « déchiffrer ligne à ligne », l’intrigue, petit à petit, prend forme.

    Dans une Europe menacée par les délires fanatiques d’un complot théocratique fomenté par Buxton, un riche aristocrate britannique et un monde victime de l’abrutissement généralisé au nom de la marchandisation néolibérale de tous les rapports, les membres de Métanoïa, organisation secrète et fraternelle, veillent et s’appliquent à contrecarrer ces funestes ambitions et cette triste déshumanisation. L’agent Dorvillien a infiltré l’organisation de Buxton. Il a en charge de détruire « l’Elfe », une arme de destruction redoutable, « un transducteur (...) capable de réduire l’Annapurna en sucre glace » , Vallier. Pendant ce temps, son supérieur en désorganisation, s’applique à mettre la pagaille sur les marché financiers de la planète, une planète qui ignore encore que l’« hypospermie » menace l’espèce de disparition. Contre l’extinction, certains préparent l’avènement d’une « spermatocratie sino-américaine », quand d’autres concoctent l’effrayant projet d’une humanité choisie, d’une reprogrammation génétique de l’espèce humaine grâce à la « fabrication du premier spermatozoïde transgénique humain » où le vieux Houellebecq figurerait le modèle standard de l’écrivain. Métanoïa ne manque pas d’imagination... Et il en faut pour qu’une poignée de vieux fous, amoureux épris de danse et démolisseurs des mythes qui fondent notre rationalité, puisse, aidée d’une simple relique, un foulard encore imprégné de la sueur du King, Elvis Presley soi-même, sauver le monde.

    Edition Hachette Littératures, 2002, 251 pages, 18,50 €

  • L’Enfer et la folie

    Youcef Sebti
    L’Enfer et la folie

    youcef_sebti-1-.jpgDe Youcef Sebti, poète algérien assassiné par les islamistes le 27 décembre 1993, Jean Sénac disait : “Ce brasier fraternel s’arc-boute à la dénonciation, la colère, la profanation des tabous, une ironie grinçante. Révolte en forme de bistouri qui, d’abcès en abcès, s’achemine vers une hypothétique santé”. À lire, aujourd’hui, ce recueil de poèmes écrits entre septembre 1962, au lendemain de la guerre de libération - “je n’ai pas fait la guerre, elle m’a fait”- et octobre 1966, seize mois après le coup d’Etat de Boumediene, le chemin de cette “santé hypothétique” paraît introuvable.
    La poésie de Sebti est sans concession ni lyrisme pour ce monde qui “rend fou”. La haine, née du colonialisme, de la guerre, de la bureaucratie, des interdits, de l’injustice, celle faite aux femmes et aux miséreux, devient ici sauvagement nourricière. Lus après les années meurtrières qui ont ensanglanté l’Algérie, les mots libèrent de terribles et prémonitoires images, exhalent des visions hallucinées. Pourtant et toujours le poète reste en quête de sens :

     

    “Patiemment
    criblé
    assailli
    j’ai
    couru
    à l’affût de l’espoir »


    Mais où se niche-t-il cet espoir ? Dans la folie ?


    “Je ne suis qu’un demi cinglé.
    Les cinglés ont leur monde
    leur vie, leur existence
    qui des vivants sur terre est le plus fou ?”


    Dans la dénonciation aux accents rimbaldiens de la tyrannie et de l’hypocrisie d’un ordre social et moral où “seule la vieille putain reste hospitalière”? Sûrement dans le refus de la haine même :


    “haïr ma haine
    haïr ceux qui nous pillent
    haïr ceux qui nous tuent
    haïr ceux qui torturent
    haïr haïr jusqu’au bout de la haine
    te haïr ma haine”.

     

     

    Edition Bouchène, 2003, 92 pages, 10 euros

  • L’Oasis cachée

    Ibrahim Al-Kony
    L’Oasis cachée


    41VRQZ9CGWL._SL500_AA240_.jpgFort heureusement, la Libye ne se réduit pas aux intempérances polymorphes de son vieillissant et mégalomane dictateur voire aux accointances, supposées ou réelles, du pays avec le terrorisme international et encore moins à un livre unique, le fameux - en son temps du moins - Livre vert du non moins fameux Khadafi. Grâce à ses romans, l’écrivain Ibrahim al-Kony, touareg libyen partagé entre Suisse alémanique et désert saharien, tire régulièrement le lecteur de ce ronron réducteur et injuste. Si la formule de notre La Fontaine national renferme quelque crédit (“pour vous mieux contempler, demeurez au désert ”) alors il faut sans plus tarder se précipiter non seulement sur L’Oasis cachée mais aussi sur les précédents livres de cet auteur si singulier. Car Al-Kony a le don de parler des affaires du monde et parmi les plus modernes en s’inspirant de la vie au désert et de récits en apparence les plus anodins. Al-Kony conte ici l’histoire d’un homme devenu malgré lui le chef de sa tribu contrariant ainsi sa vocation de poète, son amour et même, au soir de sa vie, sa passion pour le chant d’un oiseau. Sa mort bousculera la Loi de la tribu. Cette Loi qui selon Ammamma “l’intemporel” a tué le chef aussi sûrement que ce “couteau qui a pour nom : cela ne se fait pas ”. Mais, selon une prophétie, le défunt, après avoir été possédé de son vivant par la tribu, la possédera à son tour dans la mort. Rapportées par la bouche d’une jeune vierge qui deviendra la prêtresse du tombeau, les prophéties du chef se succèdent et bouleversent l’ordre ancestral à commencer par cette décision prise par les anciens de séjourner à jamais près du disparu et donc de renoncer à l’errance : “nous guiderons aujourd’hui nos vies sur la lueur venue du tombeau”.

    Dans ce dialogue souvent énigmatique - fait de légendes, d’ancestrales sagesses et de paraboles - entre le monde des vivants et l’“Autre monde”, l’augure de la tribu accomplira, guidé par le défunt chef, un voyage “vers la hamada du couchant”. Ce voyage qui, dans le contexte politique et littéraire du monde arabe et nord africain, n’est pas sans significations iconoclastes et vertus libératrices, sera pour l’augure une épreuve pour le conduire à se “défaire de l’antique fardeau”, à se “libérer des chaînes de la raison”, à cesser de “s’identifier toujours au peuple de la hamada du levant et [de s’agripper] encore aux chaînes de l’esclavage”.
    La quête de l’oasis cachée devra-t-elle emprunter cette direction ou bien serait-elle là où, autour de la tombe du chef, est née une oasis prospère ? Ibrahim Al Kony, lui, ce berbère qui a appris à écrire en arabe à l’âge de douze ans, a choisi, sans rien renier de lui-même, de s’ouvrir à l’universalité en plaçant son roman sous l’égide de Pascal, de Faulkner, de Schopenhauer, de Virgile, de penseurs chinois et hindous.

    Edition Phébus, 2002, 181 pages, 18 €

  • Métisse façon

    Sarah Bouyain
    Métisse façon


    bouyain.gifSarah Bouyain est une jeune cinéaste de mère française et de père burkinabé âgée de trente-quatre ans à la sortie de ce premier livre. Ici, les nouvelles et les destins se croisent et se mêlent au point d’offrir, in fine, un texte qui forme un tout cohérent et entièrement consacré aux métissages. Celui de l’auteur, résultat, comme tant d’autres, des modernes migrations internationales mais aussi et surtout celui, autrement violent et traumatisant, de ces orphelins d’Afrique, “nés de la force”, de “père inconnu”, parce que fruits des fantasmes libidineux ou de l’assouvissement des pulsions sexuelles d’une certaine gent coloniale et masculine en poste sur le continent noir.
    L’Afrique de papa avait du bon ! Surtout quand, une fois sa petite affaire satisfaite, papa se volatilisait laissant derrière lui femme éplorée et enfants orphelins. Avec Les enfants qui rêvaient de traverser la mer (Seuil, 1999), l’écrivain Duyên Anh montrait comment les enfants amérasiens, “produits des amourettes” de la soldatesque américaine étaient, eux, relégués dans les décharges du Vietnam communiste. Indésirables pour les uns comme pour les autres, à l’image de Jeanne, d’Absatou ou d’Esther Boly, les personnages de Sarah Bouyain. Modernité et massification obligent : il existe aujourd’hui mille et une façons d’entrer dans l’univers du métissage. Mais, que ce soit volontairement (Rachel), de manière revendiquée (Sabine), contrainte (Bintoue Traoré) ou les conséquences de l’immigration (la petite Salimata), cette “métisse façon” bute sur des mentalités rigides, des identités frileuses ou “l’arrogance des moches”. Du moins chez Sarah Bouyain.

    Edition La Chambre d’échos, 2003, 140 pages, 15 €


  • Dérèglements

    Ammar Abdelhamid
    Dérèglements


    auteur_10.jpgAmmar Abdelhamid est syrien et, selon l’éditeur, il vivrait à Damas. Une fois ce livre sulfureux refermé, on s’interroge sur la liberté prise par cet auteur qui, avec ce premier roman, signait un récit sans concessions pour les sociétés arabes et les dictatures qui les plombent. À commencer par la Syrie !

    Rarement, dans la littérature arabe contemporaine un texte aura été si loin et si crûment dans la dénonciation du machisme, du conservatisme et des dictatures politiques ou religieuses qui bâillonnent les peuples et leurs intellectuels.

    De quoi s’agit-il ? Dans un texte mêlant récit, pensées intérieures, “sentiments” et extraits de livres, le lecteur telle “une divinité dans ce monde” finit par connaître la vie privée, les secrets les plus intimes et les ressorts psychologiques de quatre personnages dont les existences traversent une période de “dérèglement”. La tendre harmonie du couple formé par Kindah et Nadim, tous deux intellectuels de renommée internationale, opposants notoires au régime et bêtes noires des islamistes, est mise à mal par le désir d’enfants de Kindah.
    Hassan, jeune homme doué d’un sens olfactif hors du commun, se débat entre ses obligations familiales, par son cheikh de père imposées, et ses propres aspirations. Enfin, Wisam, jeune femme au foyer, insatisfaite par son mariage, subit les assauts du conjoint comme autant de corvées odieuses et répugnantes.

    En croisant les désirs, les attentes et les besoins de ces quatre destins arabes, l’auteur montre que les vrais “dérèglements” ne sont pas ceux de ces hommes et de ces femmes en quête de liberté de pensée, de tendresse, de sexualité (y compris dans l’adultère, l’homosexualité ou le libertinage) mais plutôt du côté d’une société où l’esprit est emprisonné derrières les barreaux de la dictature ou de l’intégrisme et où les corps sont enchaînés par le conservatisme et les frustrations. Ammar Abdelhamid dénonce avec force et sans fioritures les conséquences du mensonge généralisé et des tartuferies politico-religieuses : pédophilie, inceste, domination des mineurs par les aînés et, bien sûr, étouffement d’une moitié de l’humanité par la gent masculine.

    Traduit de l’anglais (Syrie) par Stéphane Camille. Edition Sabine Wespieser, 2002, 194 pages, 19 €

  • Balcon sur le Méditerranée

    Nedim Gürsel
    Balcon sur le Méditerranée


    images.jpgLe bleu illumine les treize nouvelles de ce recueil. Le bleu de la mer, le bleu des cieux et surtout le bleu des yeux des femmes, ces femmes présentes tout au long de ces récits comme si elles seules pouvait conjurer la noirceur des hommes et des temps. Toutes sans distinction : belle blonde au regard d’azur, “saintes femmes qui se livrent à la prostitution”, musulmane à Sarajevo et même Rosa Luxembourg dont le fantôme erre dans les rues de Berlin, à deux pas du Mur.
    Planté au cœur de ces histoires il y a le rouge sang de la dictature militaire, des années de terreur et de torture, celui du coup d’Etat à Chypre ou de la guerre à Sarajevo ; le noir aussi, celui de l’exil et de l’errance.

    Pourtant, toutes ces nouvelles sont traversées par une ligne de lumière et de vie : la passion de l’auteur pour les femmes. Même si, à travers ces passions, amours, rencontres d’un jour ou sans lendemain, l’écrivain revit parfois la violence des temps de la dictature (voir Balcon sur la Méditerranée, où comment une fellation en vient à rappeler les gestes des tortionnaires). Même s’il y retrouve cette pulsion de mort qui gagne les “jeunesses brisées”(Ivresse carmin ou Reviens à Sorrente) ou qu’il observe, impuissant, comment la folie meurtrière des hommes envahit les corps (Cet hiver-là à Sarajevo) ou s’immisce entre les draps de deux amants (L’Amour l’après midi). Partout où ses pérégrinations d’exilés le mènent et avec toutes les femmes croisées il cherche à oublier le “supplice de l’éloignement” (Étoile du Nord, Hôtel du désir). Reste que le plus grand supplice et le plus insupportable éloignement n’est autre que celui qui vous prive de l’être aimé (Dans les eaux turquoises ou Sadullah Pacha et Necibe Hanoum) ?

    Traduit du turc par Esther Heboyan et Timour Muhidine, édition du Seuil, 2003, 183 pages, 18 €


  • Les Passagers d’Istanbul

    Esther Heboyan
    Les Passagers d’Istanbul


    Esther Heboyan.jpgLes neuf nouvelles qui composent ce recueil signé Esther Heboyan offrent l’opportunité de découvrir quelques tableaux présentant la communauté arménienne de Turquie bien après les massacres de 1915, dans les décennies cinquante et soixante. Esther Heboyan qui est née à Istanbul dans une famille arménienne et enseigne aujourd’hui en France, à l'université d'Artois, décrit le quotidien d’hommes et de femmes que des conditions de vie modestes et difficiles contraignent à émigrer.
    Pittoresques et touchants, ces personnages rappellent ceux de l’Égyptien Albert Cossery. Il y a là Sylva « La Petite fille d’Ava Gardner » qui se fait couper les cheveux par Mélimé pour ressembler davantage encore à l’idole hollywoodienne. Oncle Zareh qui au cours d’un déjeuner familial parvient, à l’aide de force raki, à détendre et à faire danser Diguine Yester plutôt compassée. Le sympathique boucher Mardiros Agha est certes ennuyé par son envieux voisin, le cafetier Yilmaz Zafer, mais c’est à cause d’une dette de jeu que sa vie prendra un tour imprévu.
    Quant à Antranik, après avoir quitté sa province pour Ankara, il ne prendra plus aucune autre initiative, se satisfaisant de son sort. Fidèle à sa réputation « de ne rien faire, de ne rien vouloir », il en oublie de lire une lettre de son frère Vertabed, émigré aux USA.
    Dans cette nouvelle, l’auteur glisse cet échange sur la question culturelle :  « « Le foyer », dit [Vertabed] avec solennité, « est le lieu où vous devez tous, tous sans exception, parler la langue de vos ancêtres. L’autre langue, vous devez l’oublier en franchissant le seuil de la porte.(…) ». « Eh, plus facile à dire qu’à faire, tu crois pas ?» , dit Antranik. « Toi, tu fais le touriste. Nous autres, on vit dans ce pays. C’est pas rien ça. »
    À la mort d’Antranik, son fils, Serko retrouve dans une vieille boîte la lettre jaunie : son oncle proposait à son père de l’emmener avec lui à Boston. Après cette découverte, Serko court retrouver sa femme : « tu te rends compte, lança-t-il à sa femme, je ne t’aurais jamais rencontrée ! Oh, ma jolie, vient donc ici ! On l’a échappé belle ! ». L’amour plutôt que l’exil.
    Reste que l’émigration est une nécessité. Dans « Séquence d’automne », Hagop, qui s’apprête à partir, rassure sa femme Ani : « oui, c’est-là. Ils veulent des gars costauds. Ils appellent cela du travail à la chaîne. Une grande usine. Un vrai salaire. Je trimerais dur, tu verras. Ani, ne pleure pas. Je t’enverrai de beaux billets tout neufs. Imagine-toi, des Deutschemarks ! Ani, ne pleure pas. Y a plus rien à espérer par ici. Qu’est-ce qu’on peut espérer ? (…) Ani, ne pleure pas. Deux ans, ça passe vite. Deux ans dans une vie, c’est quoi après tout ? ».
    C’est l’époque ou l’Europe, l’Allemagne de l’Ouest en l’occurrence a besoin de force de travail : ainsi, Vartan, le mari de Sylva, suit un convoi de Gästarbeiter (travailleurs immigrés invités par le gouvernement allemand) jusqu’à Hambourg. Après les premiers pleurs, Sylva travaille, s’émancipe et devient pour son époux « Sylva la Belle ». Mélimé est partie aux USA. Yilmaz Zafer, le cafetier devra aussi se résigner à voir partir son deuxième fils dans un village allemand de Bavière. Grand-mère Noémie s’éteindra à Marseille, chez son petit-fils Garbis qui a épousé une Française, quant à Aroussiak, l’autre grand-mère, c’est à Athènes qu’elle finira ses jours.
    « Les Passagers d’Istanbul », la nouvelle éponyme de ce recueil, raconte l’exil d’une famille partie « pour s’installer à l’intérieur des frontières affirmées de l’Occident ». « Cette famille parue évidemment bien étrange aux yeux et aux oreilles des autochtones. Et à force de paraître étrange, cette famille devint étrangère à elle-même. » Histoire d’intégration, d’acculturation, de rêves et de peurs…


    Editions Parenthèses, 2006, 107 pages, 14€

    Esther Heboyan vient de faire paraître Les Rhododendrons aux éditions Empreinte