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  • Plan B

    Chester Himes

    Plan B

    chester_himes.jpgPlan B est le dernier livre de l'écrivain noir américain Chester Himes, mort en 1983. Écrit entre 1967 et 1972, ce roman est resté inachevé. La mise en forme finale revient à Michel Fabre, qui signe une postface fort utile. Le style est sobre. La construction superpose deux récits qui finissent par se rejoindre. Jamais l'attention et l'intérêt du lecteur ne se relâchent à la lecture d'un texte pourtant bien sombre. Plan B s'ouvre sur une palpitante enquête policière et se termine en un brûlot politique sur la question raciale aux États-Unis. Chester Himes y décrit un Harlem misérable et nauséabond où sévissent la drogue et la prostitution.

    Dans son appartement minable situé à l'angle de la 113e rue et de la 8e avenue, à Harlem donc, un certain T-Bone Smith reçoit un fusil automatique, avec pour consigne de "combattre pour la liberté du peuple noir". Parce que Tang, sa prostituée de bonne femme, refuse de le porter au poste de police, il la tue. À son tour, il sera abattu par l'un des deux inspecteurs - Ed Cercueil et Fossoyeurs Jones, bien connus des amateurs de Himes - venus sur les lieux du drame. D'autres fusils sont envoyés à d'autres Noirs de Harlem, qui se transforment en tueurs suicidaires, sortes de kamikazes en lutte contre le pouvoir blanc. Les massacres succèdent aux massacres. La répression du pouvoir américain est aveugle et encore plus meurtrière. La culpabilité des Blancs laisse vite la place à la peur, à la suspicion, et finalement à la colère. Une effroyable guérilla oppose les communautés noire et blanche.

    Tandis que l'apocalypse s'abat sur les États-Unis, l'enquête piétine : d'où proviennent donc tous ces fusils automatiques envoyés en cadeau ? Quelle est l'organisation capable de rassembler autant de moyens et d'informations sur les destinataires des armes ? C'est une description minutieuse d'un soulèvement armée de la communauté noire de Harlem, de ses dessous et de ses conséquences, de son échec aussi, que brosse le roman. Comme le montre Chester Himes, l'injustice raciale plonge ses racines loin dans l'histoire américaine et semble ne pas devoir trouver de solution politique. Répétons-le, ce roman a été écrit entre 1967 et 1972, avec pour toile de fond la révolte des ghettos des années soixante. Dans cette perspective historique, Chester Himes verse ici dans une littérature du désespoir où la violence deviendrait l'ultime arme pour mener le combat en faveur de l'égalité des droits. L'absurdité finit par devenir le thème central. L'impasse politique du roman dérange. Pourtant, servi par une écriture linéaire et un montage parfaitement maîtrisé, le suspens reste entier et retient le lecteur. En poussant jusqu'au paroxysme les logiques de confrontation ethnique ou raciale, l'auteur alimente la réflexion sur la place, le rôle mais aussi les limites de la violence dans les luttes engagées contre l'exclusion ou le racisme. Dans sa postface, Michel Fabre explique : "Plus que tout, peut-être, Plan B est une réponse symbolique aux questions posées par le mouvement du pouvoir noir. Himes ne voyait pas la violence comme une solution - du moins pas la violence non organisée. Il se peut qu'il n'ait pas terminé son roman parce qu'il avait atteint une impasse idéologique."


    Traduit de l'anglais par Hélène Devaux-Minié, André Dimanche Éditeur, coll. "Rive noire", 1999, 216 pages


  • Une affaire de viol

    Chester Himes

    Une affaire de viol

    chimes2.jpgLe 4 février 1999 au petit matin, quatre policiers blancs de la police new-yorkaise abattaient de 41 balles Amadou Diallo. Les policiers ont plaidé la légitime défense, arguant qu'ils pensaient que la victime, un vendeur de rue de vingt-deux ans, d'origine guinéenne, dissimulait une arme. Les jurés (huit blancs et quatre noirs) ont retenu cette thèse. Verdict rendu le 25 février 2000 : l'acquittement. Selon Emma, une voisine de la victime : "C'est trop facile de dire qu'il n'y a que des criminels dans le Bronx et qu'ils méritent tous d'être abattus. La réalité, c'est plutôt que la police considère que tous ceux qui ont la peau noire sont des assassins ou des voleurs. Et le verdict ne fait que renforcer ces préjugés. Comment voulez-vous que l'on ait confiance dans les forces de l'ordre désormais ?"(1) Il était difficile de ne pas faire un lien entre cette affaire et le livre de Chester Himes, Une affaire de viol dont la traduction paraissait en France la même année.

    Dans ce roman, une femme blanche appartenant à la riche société américaine est retrouvée morte dans une chambre d'hôtel, où elle avait rendez-vous avec quatre Noirs américains, dont l'un a été son amant. Comme les quatre policiers de l'affaire Diallo, la justice française - le récit se déroule à Paris en 1954 - ne doute pas : les quatre Noirs sont évidemment coupables. Les mécanismes idéologiques et les fantasmes sur la sexualité des Noirs, sur l'union d'une Blanche et d'un Noir et, ici, tabou absolu, d'une Blanche et de quatre Noirs, fonderont seuls l'accusation. "Rien n'impose à l'accusation, dans cette affaire, où les faits sont si clairs et les preuves si concluantes, l'obligation d'établir à quel mobile obéissaient les accusés".

    Un écrivain noir américain, installé en France, décide de mener sa propre enquête. Sa thèse est simple : "Ils [les quatre accusés] avaient été condamnés à seule fin de démontrer que la race noire était une race inférieure." Mais lui aussi est victime de préjugés idéologiques et racistes, de frustrations et d'animosités personnelles, de sorte que son entreprise est vouée à l'échec.

    L'auteur emprunte une autre voie. Toute la subtilité est de montrer ce qui agit sur les uns et les autres, ce qui motive, réellement, intimement, leur choix, décisions et jugements. En menant une étude serrée de la personnalité, du parcours socioculturel et psychologique des uns et des autres - les quatre accusés, la victime, l'écrivain -, l'auteur rompt avec ces idées reçues, ces certitudes idéologiques productrices de victimes. L'enquête prend alors en compte la singularité de chacun et restitue à la recherche et à l'étude des faits la première place, réintroduit le doute là où les certitudes condamnent a priori. "Tout homme, quelle que soit sa race, doit revendiquer sa part du fardeau, de la culpabilité du crime suprême de l'humanité : l'inhumanité de l'homme envers l'homme. Car telle est la vérité : nous sommes tous coupables", finit par écrire l'auteur. Peut-être. Il n'en reste pas moins vrai, encore aujourd'hui, aussi bien dans le roman de Chester Himes que dans l'affaire Diallo, que certains ne soupçonnent même pas qu'ils puissent être coupable de quoi que ce soit !

    1)- Libération du 28 février 2000.


    Traduit de l'anglais par Michel Fabre et Françoise Clary, André Dimanche Éditeur, coll. "Rive noire", 1999, 100 pages


  • Jihad. Expansion et déclin de l'islamisme

    Gilles Kepel

    Jihad. Expansion et déclin de l'islamisme


    gilles_kepel.jpgDirecteur de recherche au CNRS, membre de l'Institut d'études politiques de Paris et célèbre essayiste, l'auteur diagnostiquait dans cet ouvrage l'échec de l'islamisme politique, à tout le moins d'une certaine dynamique. Armé d'une grille de lecture sociologique, il s'appliquait à montrer les antagonismes internes, les objectifs différents et les intérêts contradictoires des diverses composantes d'un mouvement idéologique et politique né dans les années soixante-dix et dont les premiers signes d'essoufflement seraient perceptibles dès le milieu des années quatre-vingt-dix.

    Gilles Kepel, dont l'ambition avouée est "de rendre compte du phénomène dans son ensemble, à travers le monde, pendant le quart de siècle écoulé", décrypte discours et textes, dissèque les évolutions pays par pays : Arabie saoudite, Égypte, Malaisie, Pakistan, Iran, Afghanistan, Algérie, Palestine, Soudan, Jordanie et Turquie. Il analyse, sans entrer dans le détail, et on peut le regretter, les contradictions et les enjeux internationaux : rivalité entre l'Iran et l'Arabie saoudite, politique américaine... Il soupèse enfin les retombées en Bosnie et en Europe occidentale. Faisant la somme des données factuelles sur la question, l'auteur propose aussi une interprétation globale. La caractéristique essentielle de l'islamisme contemporain résiderait dans sa composition sociologique. Après avoir esquissé le portrait idéologique de Sayed Qotb, de Mawdoudi et de l'ayatollah Khomeiny, les maîtres à penser des différents mouvements islamistes, G. Kepel explique par le détail comment l'alliance entre des classes moyennes pieuses et une jeunesse urbaine pauvre, qui a fait un temps - le "moment d'enthousiasme" de Marx - le succès du mouvement, a éclaté au mitan de la décennie quatre-vingt-dix. Cette combinaison sociale d'intérêts contradictoires ne résistera pas à l'épreuve des luttes contre les pouvoirs en place qui se sont appliqués à diviser et à opposer les composantes bourgeoise et populaire (Égypte, etc.), pas plus qu'elle ne résistera à l'exercice du pouvoir (Iran, Soudan...). Qu'il s'agisse du salafisme (respect strict et rigoriste de la tradition), du djihadisme version pakistano-afghane, des gama'a el islamiyya et des Frères musulmans égyptiens, du prosélytisme tendance Ben Laden, de l'islamisme turc ou encore du chiisme de Khomeyni, le diagnostic est général : le mouvement est en perte de vitesse. Bien souvent de Londres, dans le fameux "Londonistan", les idéologues du mouvement tirent la sonnette d'alarme et invitent à repenser l'action en tenant compte des erreurs passées. De ce point de vue, la radicalisation violente et meurtrière est perçue comme l'une des causes de l'échec. Une utopie se meurt, usée par l'épreuve du temps, minée par sa propre folie. Pour les classes moyennes pieuses, qui désormais se méfient des classes pauvres, repenser l'action consiste aussi à tenir compte des évolutions des sociétés civiles et de leur adhésion à des valeurs et principes universels (droits de l'homme, démocratie...). La pensée évolue, qui cherche à trouver des terrains d'entente plutôt que d'affrontement avec les milieux laïcs et l'Occident. Les intérêts de classe dominent (!) et les considérations économiques prennent le pas sur l'idéologie. Gilles Kepel l'illustre par des exemples qui rappellent que "l'islam, comme toute autre religion, est aussi une "existence", et [que] ce sont les musulmanes et les musulmans qui lui donnent corps".

    Mais si les moyens sont à repenser, les objectifs et le caractère difficilement conciliable des projets de société demeurent ! Dès lors, quel crédit accorder à des discours qui, tout en maintenant fort logiquement des références islamiques, prétendent s'inscrire dans un cadre politique universel ? Pour certains observateurs, il ne s'agirait là que de la bonne vieille pratique du double langage, avec des discours de circonstance, audibles et donc publics pour les uns, et une réalité tout autre pour les autres... Alors, en a t-on fini avec l'islamisme ? Rien n'est moins sûr, comme le note l'auteur, car l'évolution de ce mouvement dépend... de la capacité des régimes en place à démocratiser leur société. Leur responsabilité est entière, hier comme aujourd'hui. Le mouvement islamiste est l'expression d'une dynamique qui a su mobiliser des groupes sociaux aux intérêts divergents contre des dirigeants liberticides et mafieux, hostiles justement à toute évolution de leur société. Le déclin de l'islamisme est, pour Gilles Kepel, le déclin de ce processus de mobilisation spécifique et historiquement marqué. La balle serait donc dans le camp des pouvoirs en place : à eux de démocratiser, sinon le risque demeure grand de voir, sous une forme ou sous une autre, resurgir le spectre de l'islamisme contestataire. Force est déjà de constater qu'il n'a nullement disparu en Algérie, que le Hamas palestinien mobilise à nouveau et qu'au Maroc (un pays malheureusement absent de ce livre), il serait plutôt en pleine ascension. Mais sommes-nous toujours dans le cadre de la dynamique sociale décrite par Gilles Kepel ?


    Gallimard, 2000, 452 pages




  • Vos désirs sont désordres

    Mako Yoshikawa

    Vos désirs sont désordres

    BWmakoglam-224x300.jpgMako Yoshikawa est née aux  États-Unis. New-yorkaise, elle  est l'arrière-petite-fille d'une  geisha et signe là son premier  roman. Elle y démonte les ressorts  secrets du désir au féminin  à travers trois générations de  femmes. Il y a d'abord Yukiko,  la grand-mère, ancienne geisha,  vivant toujours au Japon, qui  par amour a épousé Sekiguchi,  accédant ainsi au statut de  femme respectable ; la mère,  Akiko, qui s'est enfuie aux États-Unis avec Kenji, son amant, un  cousin d'origine coréenne, lequel  a fini par l'abandonner, la laissant  seule avec une fillette de  neuf ans. Cette fille, c'est Kiki  Takehashi, la narratrice. Elle  s'apprête à épouser Eric, un  jeune avocat, dynamique et sûr  de lui, autoritaire mais si prévenant  et rassurant...  Pourtant, tout ne va pas de soi.  Kiki ne parvient pas à oublier  Phillip, qui a trouvé la mort au  Népal au cours de l'un de ses  nombreux voyages à l'étranger.  Phillip, ou plutôt son fantôme,  continue, plusieurs mois après  sa disparition, de lui apparaître.  Kiki attend avec impatience la  venue annoncée de sa grand-mère  pour lui poser moult questions  et recueillir l'avis de son  aïeule sur des sujets - désir, relation  amoureuse - qu'elle connaît  bien, et pour cause. À l'aide de  l'histoire et de l'expérience de  ses deux aînées, Kiki tente de  retrouver son propre chemin et  peut-être, alors, de renaître à  l'amour.  L'originalité de ce récit est de  lier à ce thème celui de la transmission,  à travers trois générations  de femmes. "Que cela me  plaise ou non, la vie de ma  mère et celle de ma grand-mère  sont les étoiles à partir desquelles  j'établis mon parcours",  dit Kiki. Avec la même subtilité  qu'elle met à explorer les mystères  du désir, Mako Yoshikawa  traque les tours et les détours  de la transmission. Kiki n'a pas  reçu de sa mère une culture  japonaise ("Je n'ai pas su me  servir de baguettes avant l'âge  de 24 ans, quand Phillip m'a  appris à les utiliser.") et pourtant  elle déclare : "Je suis peut-être  plus japonaise que je ne le  crois." Sans doute que les récits  sur la vie de sa grand-mère que  lui racontait, le soir, sa mère,  ont produit là leur effet.  Ces reliquats d'une mémoire  familiale et culturelle rapportés  par Akiko seraient  "un acte de contrition pour  le fossé qui s'était creusé  entre elle [Akiko] et sa  mère, pour le froid et le  silence presque total qui  allait durer vingt-neuf années".  "Il m'est difficile de  ne pas en vouloir à ma  mère de m'avoir privée de  ma grand-mère ainsi que  de tant de chose", ajoute  Kiki. Après le départ de Kenji,  une distance s'est installée  entre la mère et la fille, Akiko  se repliant sur elle-même et sur  sa douleur. Comme Kiki après la  mort de Phillip. Mais les relations  entre Akiko et Kiki sont  subtiles et complexes. Leur  tendre complicité ne peut éviter  une distance, voire des ruptures  culturelles qui inévitablement  se tissent entre cette mère, Japonaise immigrée aux  États-Unis, et sa fille, d'origine  japonaise certes, mais américaine  avant tout : "Élevée dans  une culture où les membres  d'une même famille se contentent  généralement de se saluer  d'une inclinaison de tête, ma  mère est bien évidemment une  personne réservée, distante  même avec sa fille [...]. La chaleur  d'un corps me berçant et  me serrant contre lui, de même  que la caresse de longs doigts  frais sur ma tête ne sont pas  des choses que j'attends de  ma mère", dit, avec regret mais  compréhension, Kiki.  Une autre distance traverse la  vie de Kiki. Dans ses relations  avec des Américains blancs,  elle montre comment elle est  trop souvent renvoyée et enfermée  dans ses origines, à l'exclusion  de toute autre appartenance  identitaire. Parfois même,  le regard de l'autre ne parvient  pas à se débarrasser d'un imaginaire  empreint de racisme :  "J'ai réfléchi intensément et  depuis longtemps à notre secrète  affinité [avec sa grandmère],  et j'ai découvert ceci :  une Japonaise est pour les  Américains ce qu'une geisha  est pour les Japonais." À ce propos, le titre original  de ce roman est One hundred  and one Ways, allusion aux  cent et une manières d'aimer  un homme...


    Traduit de l'anglais  par Matine Leroy-Battistelli  Flammarion, 2000,  396 pages. Réédité en poche (J'ai lu, 2002)


  • L'Homme de la première phrase

    Salah Guemriche

    L'Homme de la première phrase

    9782743606206.jpgAprès son roman historique sur la bataille de Poitiers, Un Amour de djihad, paru en 1995, Salah Guemriche revient à la littérature dans un genre bien différent : le roman policier. Le style, parfois ampoulé, ne manque toutefois pas d'un certain charme pour le lecteur qui accepte de se cramponner aux wagons d'érudition et de curiosité de l'auteur. Il faut dire que comparé au précédent ouvrage - mais autre temps, autre langue -, il s'est ici allégé, sans pour autant perdre de son intérêt. Il y a gagné en rapidité et sa plume sait se faire assassine. Ce qui ne manque pas de stimuler, et même de ravir.

    Youssef, réfugié politique algérien, publie un premier roman, intitulé Le roman de la première phrase. Bien malgré lui, il se retrouve au centre d'une sombre machination où une frange de l'extrême droite française s'acoquine avec des islamistes purs et durs. Le mélange "crânes rasés, Têtes noires et Piqués-de-la-sourate" est explosif : intimidations, attentats, meurtres... Youssef aurait intérêt à se mettre au vert du côté de Castelnaudary, chez Madame Soulet, une amie restauratrice à Paris. Échappera-t-il pour autant à une fatwa qui le condamne, lui, l'auteur du Roman de la première phrase ? Rien n'est moins sûr...

    Tout pourrait être bien ficelé. Relations amoureuses, énigmes savantes, rebondissements inattendus, violences et frayeurs garanties alimentent judicieusement l'intrigue. Et pourtant, le scénario paraît quelque peu artificiel, comme si, in fine, Salah Guemriche écrivait cette histoire d'abord et avant tout pour parler d'autre chose. De ce point de vue, plus qu'une énigme policière, L'homme de la première phrase est une plongée dans le "Paris algérien" des années quatre-vingt-dix, et l'occasion pour l'auteur de brocarder quelques personnalités médiatiques, le tout sur fond d'actualités algériennes. Sur ce registre, l'auteur - du moins Youssef - ne fait pas dans la dentelle et ne verse pas dans le lieu commun de la bonne conscience pour fustiger, "les intellos humanitaires associés, la tchi-tchi de l'exil ou les Rushdie du dimanche". Côté littéraire, Youssef n'est pas dupe : "Désolation ! Une littérature de désolation [...], voilà ce que la presse beni-ouioui attend de nous, sous prétexte que le pays se fissure. Et que la désolation appelle la compassion..." De même, Dalila, une avocate vitriolée par les islamistes, jette à la face d'un cercle d'intellectuels algériens ces mots impitoyables de lucidité et en partie injustes : "Ainsi vous allez pouvoir concocter de ces œuvres qui vont faire trembler les maquis intégristes ! Seulement vous avez intérêt à vous faire briefer par les réfugiés de la première vague. Demandez-leur donc comment ils ont fini, pour survivre, par se recycler dans des emplois de proximité. Bien sûr, il y a les exceptions, il y a nos VRP de l'exil... Mais puisque nous sommes là, entre nous, et non sur un plateau de télé, dites-moi honnêtement : combien de ceux qui ont fui la menace islamiste pourraient se targuer d'avoir représenté, eux, une quelconque menace pour la société des émirs ?"

    Au centre des préoccupations de Salah Guemriche figurent l'exil et son cortège de petitesses mais aussi de grandeurs. Il n'abandonne pas non plus ce qui était au cœur d'Un amour de djihad : son credo humaniste. C'est d'ailleurs "à la mémoire d'un juste", Tahar Djaout, qu'il dédie ce livre. À ce propos, si Youssef est condamné par les islamistes, c'est pour la première phrase de son livre, "sa" première phrase : "Au commencement était le Verbe, et le Verbe s'est fait taire."

    Edition Rivages, 2000, 198 pages, 7,95 €


  • De l’exil. Zehra, une femme kabyle

    Nadia Mohia

    De l’exil. Zehra,  une femme kabyle

     

    mohiaex.gifVoilà un livre qui ne paie  pas de mine, au vu de la couverture  et de la platitude du  titre retenu. Il faut pourtant  aller au-delà de cette impression.  L’auteur, psychanalyste et  anthropologue, offre ici un travail  original quant à sa forme et  stimulant intellectuellement.  De quoi s’agit-il ? Du récit, brut  et brutal, d’une vie. Celle de  Zehra, Kabyle immigrée en  France dont l’existence a été  confinée dans un réduit par un  mari alcoolique et violent.  Nacira, sa fille, est sa seule raison  de vivre. Zehra parle de  son quotidien mais aussi de son  enfance, de sa Kabylie, de sa  langue, de sa culture et bien sûr  de l’exil. Son récit est émaillé  de proverbes, de dictons, d’extraits  de chansons, quintessence  de la sagesse kabyle  confrontée à l’épreuve du déracinement  et à la nécessité de  donner un sens aux souffrances,  à un monde qui nous  échappe. Au sens des choses, à  leur pourquoi et à leur comment,  Zehra, comme sa mère  avant elle, livre une “réponse  franche, simple, indiscutable,  ni exaltante ni décevante ;  une réponse qui [a] l’étendue  d’une de ces révélations qui te  rappellent à l’humilité des  vérités majeures, qui t’obligent  à mesurer la vanité de  ton intelligence encline aux  explications alambiquées…”

    Sur le discours de Zehra, Nadia  Mohia ne plaque pas de grille de  lecture sociologique ou ethnologique,  sorte de mode d’emploi  commode pour ouvrir toutes les  portes d’un réel élaboré en laboratoire,  préparé avec force  connaissances et épicé d’un  langage abscons. Elle ne se sert  pas de ces entretiens et de ce  témoignage pour confirmer des  hypothèses d’école (ou de chapelle)  trop vite érigées en  axiomes. La force de ce récit est  d’être irréductible à une seule  vérité ou interprétation. Avec  ses mots, dans sa langue, Zehra  dit la fragilité de toute condition  humaine mais aussi témoigne  de l’ineffable de cette condition  et, singulièrement, de celle  d’une femme immigrée.

    L’autre originalité du livre est  d’imbriquer au texte de Zehra,  celui, personnel, de Nadia  Mohia. L’auteur entend ici  rompre avec “une certaine  arrogance coloniale” que serait  “la démarche objectiviste qui  consiste à s’exclure des interrogations  auxquelles on soumet  autrui”. Aussi, avec pudeur  et dans le cadre de quatre  “intermèdes” insérés dans les  dits de Zehra, témoigne-t-elle,  elle aussi, de son parcours, de  son propre exil. La démarche –  mais non la forme – rappelle les  premières pages du livre admirable  de sensibilité et d’intelligence  de Pierre Milza sur l’immigration  italienne( 1).  La relation à l’Autre est au  coeur de ce travail. Pour Nadia  Mohia, spécialiste entre autres  des phénomènes d’acculturation,  “l’expérience de deux  cultures, telle qu’elle est observée  dans la situation de l’exil,  n’est pas réductible aux  conflits culturels, trop souvent  ressassés […] ; c’est aussi la  pleine expérience d’individus  complets ; en conséquence de  quoi se profilerait une autre  approche anthropologique  sans doute plus intéressante  que celle qui continue de séparer  les sociétés et les cultures  à partir de critères discutables  et, de surcroît, peu  féconds”. L’exil ou l’immigration  “imposerait une dialectique  qui crée des liens à la  place de l’opposition”. Ainsi,  l’exilé n’abandonne pas sa  culture pour une autre qui  serait “plus moderne”. Il “s’invente” au jour le jour par ce  qu’il fait et dans sa relation à  autrui. Nadia Mohia insiste sur  “le mode d’être et de penser”,  c’est-à-dire sur “le fonctionnement  psychique, et plus particulièrement sur les rapports  à l’imaginaire qui fondent  véritablement toute culture”.

     

    1- Pierre Milza, Voyage en Ritalie,  Payot, “Petite bibliothèque”,  Paris, 1995.

     

     

    Édition Georg, Genève, 1999,  214 pages, 18,30€

  • Le café chantant

    Elissa Rhaïs
    Le café chantant


    elissa_rhais.jpgLe mystère qui entoure Elissa Rhaïs prend souvent le pas sur l'intérêt de ses livres qui, selon une note de Denise Brahimi donnée en préface du présent recueil de nouvelles, sont une source "précieuse et rare" d'informations sur l'Algérie des années vingt et trente. Ainsi, la préfacière refuse d'entrer dans cette polémique sur l'identité de l'écrivain et préfère, fidèle à Marcel Proust, retrouver l'auteur dans son oeuvre. Pourtant, la question vaut d'être posée et quelques repères paraissent utiles.
    Elissa Rhaïs se nommerait en fait Rosine Boumendil (ou Leïla selon Marie Virolles dans le numéro 3-4 de la revue Algérie littérature action). Elle serait née en 1882 à Blida, d'un père musulman et d'une mère juive. Selon les présentations biographiques de l'époque, qui exhalent un parfum d'exotisme propre au temps, Elissa Rhaïs aurait été mariée à l'âge de seize ans et recluse dans un harem d'où, selon les sources, elle se serait enfuie ou aurait été libérée à la mort de son mari. Elle a écrit une quinzaine de romans salués par la critique et les cercles littéraires parisiens. La polémique surgit en 1982 à la parution d'une biographie que lui consacre Paul Tabet, son petit neveu, pour qui sa grand-tante aurait signé des œuvres écrites en fait par son père, Raoul Tabet (le neveu d'Elissa), ce dernier faisant davantage figure de "nègre" consentant et complice qu'écrivain pillé. Le débat est ouvert. Reste l'œuvre.
    Dans ce recueil de trois nouvelles ("Le café chantant", "Kerkeb" et "Noblesse arabe"), le lecteur pourra apprécier le style parfois désuet ou un brin daté mais toujours élégant, et surtout les thèmes favoris d'Elissa Rhaïs : la noblesse des sentiments avec en premier lieu l'amour, l'honneur, la justice..., la peinture (parfois teintée d'exotisme oriental) des sociétés musulmanes et juives, l'inconstance et la faiblesse des hommes ("le cœur de l'homme est étroit comme un rossignol...") et surtout un féminisme toujours explosif dans la littérature algérienne contemporaine. Les trois femmes au cœur de ces récits sont toutes actrices de destinées exceptionnelles. Actrice contre la volonté des hommes et les convenances de la société, Halima Fouad el Begri a fui Laghouat et un mari violent et tyrannique pour devenir une chanteuse adulée par les hommes au Café chantant Sid Mohamed El Beggar à Blida. Kerkeb, la favorite du harem, désobéit à son orgueilleux époux qui lui avait pourtant intimé l'ordre de ne pas participer aux danses accompagnant les fêtes données au marabout d'Ellouali. Enfin, autre figure de femme, la jeune Zoulikha, tlemcénienne descendante d'une noble lignée maraboutique, mariée à Didenn, le fils d'un riche propriétaire de la ville. C'est elle qui réparera l'injustice commise par un Didenn oublieux envers Aïcha, un amour d'enfance à qui il avait promis le mariage. Seule, contre l'hostilité de la belle famille et la pusillanimité de son époux, Zoulikha imposera sa décision. Une surprenante décision, marque de justice et de solidarité.
    À ces thèmes, il convient d'ajouter l'outil documentaire sur cette Algérie de l'entre-deux-guerres que représentent les textes d'Elissa Rhaïs. Outre la description de Blida, sa ville natale, soulignons dans la nouvelle intitulée "Kerkeb" la peinture rafraîchissante d'un islam traditionnel, festif et coloré, où les chants et les danses rythment les pèlerinages et autres cérémonies sacrées. Un islam de vie, bien plus authentique que la version mortifère et prétendument labélisée pur sucre servie par des gogos hirsutes et quelques femmes au teint blafard sous leur voile austère. Les éditions Bouchène ont aussi publié La Fille du Pacha - récit des amours tragiques d'un musulman et d'une juive -, et d'autres romans d'Elissa Rhaïs (Djelloul de Fes, Saâda la marocaine). Saluons la politique éditoriale de cette maison et sa volonté de rendre accessible aux lecteurs d'aujourd'hui des oeuvres devenues introuvables (comme la réédition intégrale de La Kabylie et les coutumes kabyles, publié en 1893 par Hanoteau et Letourneaux) ou injustement oubliées. Comme les romans d'Elissa Rhaïs.

    Bouchène, 2003, 157 p., 16 €

  • Lettre à ma fille qui veut porter le voile

    Leïla Djitli
    Lettre à ma fille qui veut porter le voile


    9782846751360.jpgNawel a 17 ans et annonce à sa mère Aïcha qu'elle entend désormais porter le voile. Aïcha décide de lui écrire une longue lettre. L'idée de ce livre présenté comme un "docu-fiction" est née du travail en banlieue de la journaliste Leïla Djitli. À travers la voix d'Aïcha, c'est la parole d'une femme qui s'est battue en Algérie, au nom de la liberté, qui se donne à entendre ici, mais c'est surtout la parole d'une mère, intime, aimante, blessée, une mère qui voit s'écrouler ce qu'elle a bâti, avec constance et patience, pour et autour de sa fille, consciente sans doute de la fragilité de la construction. Là est l'originalité de cette lettre : des mots que l'on entend rarement sur les tribunes publiques à commencer par cette fêlure : "Mais, jamais comme aujourd'hui, je ne me suis sentie si loin de toi. Jusque-là, j'ai toujours trouvé les mots, recollé les morceaux, renoué notre complicité. Aujourd'hui, c'est différent, c'est comme une crevasse au beau milieu de la maison...".
    Bien sûr, Aïcha dit sa colère contre "les fous de Dieu", contre l'instrumentalisation du voile, contre les échecs de la République. Elle explique à sa fille ce que ce triste tissu signifie. Elle tente de lui parler de la tolérance dont est aussi porteur le Coran, la place que tenaient hier l'école et l'éducation chez les aînées. Elle cherche à l'aider à se dépatouiller avec ces notions-pièges que sont l'identité et les origines. Mais le plus juste, le plus émouvant, ce ne sont pas ces arguments (par ailleurs connus), mais le vacillement, la fragilité, le désarroi provoqués par cette fracture existentielle et, malgré tout, les mots d'amour d'une mère pour sa fille, unique à ses yeux, unique aux yeux de la création elle-même. A contrario de cet amour bien réel, les propos d'Aïcha révèlent la logique du voile : un islam abstrait, une communauté désincarnée et robotisée, la négation de l'individualité de chacun pour l'asservissement de tous. "Confusément, je te sens, je nous sens, toutes les deux, tomber dans un piège", dit Aïcha qui explique à sa fille que sa propre mère, sa propre grand-mère n'ont jamais porté le voile. Qu'il s'agit là d'une "greffe". Une "greffe" rendue possible par une éducation faite "dans le silence" empêchant la transmission d'une mémoire et d'une histoire familiale, empêchant l'établissement d'une filiation. C'est avec des mots de mère qu'elle fait comprendre la signification du voile : "ton voile, devant mes yeux, nie l'histoire, mon histoire, celle de mes parents, les cinquante années de vie qui se sont écoulées avant toi. Il nie le déroulement du temps, ce temps que nous avons vécu, éprouvé, passé. Il nie la réalité de l'exil qui nous précède. Il réduit tout cela à zéro."
    Et c'est encore et toujours en mère qu'elle tend la main : "Quoi qu'il m'en coûte, je préfère te voir voilée plutôt que de ne plus te voir du tout." Dans cette relation à deux, on se prend à rêver la présence d'un Salomon pour rendre justice à celle qui n'ignore pas le sens du mot aimer...

    Edition La Martinière, 2004, 126 pages, 10 €

  • Mimoun

    Rafael Chirbes

    Mimoun


    9782743610685.jpgManuel, jeune professeur d'espagnol alcoolique et un brin dépressif, décide de partir enseigner au Maroc - histoire de se refaire une santé et de s'atteler sérieusement à la rédaction de son livre. À force de penser que l'herbe de son voisin est toujours plus tendre et plus verte que la sienne, on finit par oublier que l'on transporte avec soi ses démons. Dans ce premier roman paru en Espagne en 1988, Rafael Chirbes raconte la descente aux enfers de Manuel au cours d'une année passée à Mimoun, un village de l'Atlas situé dans la région de Fès. L'écriture, froide et distanciée, aux adjectifs et adverbes rares, participe pleinement de l'ambiance de ce livre étrange où, à vrai dire, il ne se passe rien : entre ses cours donnés à l'université de Fès, Manuel passe son temps à se soûler avec du mauvais alcool, à entretenir des relations de fortune avec encore plus paumées que lui, ou avec des prostituées réduites à l'état d'épaves. L'atmosphère y est glauque. La nuit : un néant hanté d'insomnies et de cauchemars où rodent la mort et des fuites sans fin.
    Manuel n'est pas le seul étranger à Mimoun. Charpent, un Français, hurle la nuit, et Francisco est un artiste réfugié dans une maison maudite. Tous "cachent une partie de leur vie". La part d'ombre des personnages et des événements ne cesse d'envahir le récit. Le mystère est partout. Le pays lui-même est un mystère. Les personnages de Mimoun vont à la dérive dans un pays inaccessible.

    "Il faut faire attention aux gens de ce pays", conseille Rachida, la femme de ménage, à Manuel. Mais de qui doit se méfier le jeune professeur ? De Driss, le policier fouineur et soupçonneux ? Du regard menaçant de ce costaud aperçu dans la voiture de Charpent quelques jours seulement avant sa mort ? Ou de Hassan, l'amant qui un soir le tabassera en lui jetant à la face : "Pour qui tu m'as pris ? Je ne suis pas une tapette ?"
    Rafael Chirbes livre une peinture du Maroc bien peu reluisante : des femmes de ménages qui chapardent, des services publics omniprésents, abjects et corrompus, un policier alcoolique, des soudards et des prostitués, des arrivistes sans foi ni loi. Un tableau bien sombre et décourageant, n'était Sidi Mohamed, le père de Hassan. Un univers dépressif, mystérieux et finalement inquiétant. Pour Manuel, l'heure de fuir sonnera. Une fois de plus.


    Traduit de l'espagnol par Denise Laroutis, Rivages, 2003, 145 p., 11,50 €

  • Garçon manqué

    Nina Bouraoui
    Garçon manqué


    anneferrier600220.jpgRésumons : père algérien, mère française. Nina Bouraoui, auteur en 1991 d'un premier roman justement remarqué, La Voyeuse interdite (Gallimard), a vécu en Algérie de quatre à quatorze ans, avant de retrouver sa France natale et sa famille maternelle, du côté de Rennes. Dans Garçon manqué, elle se laisse aller à une longue variation sur le thème du double, de l'identité fracturée, de l'exil à soi-même. Le livre, écrit à la première personne, impose un "je" omniprésent, envahissant. À n'en pas douter, Nina Bouraoui jouit d'une sensibilité et d'une finesse d'(auto)analyse et d'(auto)perception peu ordinaires. Mais  ce livre contient aussi bien des passages assommants ! Non contente de verser finalement dans les lieux communs de la double culture difficile, voire impossible à vivre, l'auteur ramène le lecteur au cœur d'une problématique (celle de la fracture, de l'entre-deux) qu'il était en droit de croire dépassée à la lecture de certains écrivains ou, plus simplement, à l'expérience de la vie. Mais sur ce point, il est vrai que l'existence de chacun est bien singulière. Et, à en croire la presse, les dix années algériennes de Nina Bouraoui se sont soldées par une thérapie. Pour elle, l'Algérie serait bien ce pays dont on ne se remet jamais.

    Le texte est porté par un style haché, heurté. La phrase y est travaillée, charcutée jusqu'à la blessure. Jusqu'à disparaître. Laissant, comme après la bataille, quelques mots exsangues. Des mots qui se télescopent et défilent jusqu'à l'étourdissement, et qui traînent derrière eux leur lot d'images, de faits et de dialogues, d'impressions et de sentiments. Leur lot de rage et de violence. Omniprésente, elle aussi. En soi et contre les autres : "C'est difficile de vivre avec le sentiment de ne pas avoir été aimé tout de suite, par tout le monde. Ça se sent vite. C'est animal. Et ça change la vision du monde après. Ça poursuit. Ça brûle le corps. Le feu du regard des autres. Sur ma peau. Sur mon visage. C'est difficile de s'aimer après. De ne pas haïr le monde." Sur la guerre d'Algérie, sur les "Beurs", sur la différence entre les enfants français et algériens, sur la débrouillardise des uns et la dépendance des autres... Nina Bouraoui se laisse aller à quelques banalités peu acceptables. Elle est autrement pertinente quand elle évoque sa mère et son amour pour un Algérien, courageusement assumé à la face des bien-pensants, malgré la guerre, le racisme et ses relents de fantasmes sexuels qui font penser aux analyses de Chester Himes. Pertinente aussi quand elle raille le folklore, cette petite mort culturelle, cette fermeture dans le temps et dans l'espace, et ces "attitudes folkloriques" qui tiennent lieu pour certains de "petite identité culturelle". Reste cette Algérie dont elle ne guérit pas. Ce pays où elle désirait être un homme pour y devenir "invisible", où la rue était interdite, la maison un refuge - comme aujourd'hui l'écriture. Avant même d'avoir dix ans, l'enfant a emmagasiné une quantité énorme d'images et d'impressions. De traumatismes aussi. Adulte, la romancière en dresse un tableau saisissant et instructif sur un pan de cette société en crise : "À la main crispée de ma mère lorsque nous sortions, à ses épaules voûtées afin de dissimuler les moindres attributs féminins, à son regard fuyant devant les hordes d'hommes agglutinés sous les platanes de la ville sale, j'ai vite compris que je devais me retirer de ce pays masculin, ce vaste asile psychiatrique. Nous étions parmi des hommes fous séparés à jamais des femmes par la religion musulmane, ils se touchaient, s'étreignaient, crachaient sur les pare-brise des voitures ou dans leurs mains, soulevaient les voiles des vieillardes, urinaient dans l'autobus et caressaient les enfants. Ils riaient d'ennui et de désespoir... Ils vivaient en l'an 1380 du calendrier hégirien ; pour nous, c'était le début des années soixante-dix." Nina Bouraoui est "devenue heureuse à Rome". Qu'est-ce qui a vraiment changé ? Le regard des autres ? Le sien, sur les autres ? Sur elle-même ? Qu'importe. Pour elle, l'essentiel n'est-il pas de renaître à la vie ? Au désir de vivre.

    Stock, 2000, 197 pages. Réédité en poche en 2002