Lakhdar Belaïd
Takfir sentinelle
Après l'enthousiasmant Sérail Killers, le couple détonant formé par Khodja le journaliste et Bensalem le lieutenant de police est confronté à de dangereux intégristes, version islamistes. Ce livre n'a pas l'originalité du premier. Peut-être parce que la trame de l'intrigue s'inspire d'un fait réel : l'histoire du "gang de Roubaix". Roubaix, "la ville la plus musulmane de France", là où les filières internationales, basées au Pakistan, en Afghanistan ou ailleurs, financées par l'Arabie Saoudite et consorts ont tenté d'enrôler une jeunesse lasse de fournir des preuves d'intégration, mais qui s'est assez vite montrée inapte à respecter des règles morales contraignantes et les consignes drastiques d'une organisation clandestine. "Les seuls à nous avoir rejoints sont des petits jeunes. Des gars de tout juste vingt ans. Des délinquants pour certains. [...] Alors je me suis dit que c'était formidable ! Que ces ex-chapardeurs rachetaient leurs pêchés en s'engageant dans le jihad en défendant avec nous la zakat révolutionnaire auprès des autres fidèles. Stupide que j'étais ! Pour nous rejoindre, ces petites frappes ont réclamé un 'intéressement aux bénéfices' ! Résultat, je n'ai qu'une poignée d'hommes sous mes ordres dont un trio qu'il faut sans cesse garder à l'œil. Tu parles d'une guerre sainte !" L'écriture est nerveuse, vive, le vocabulaire bigarré et chatoyant mais, ici, sans volonté d'esbroufe. Les mots crépitent à longueur de dialogues, la tchatche vivifiante d'une génération qui déborde d'énergie envahit toutes les pages.
C'est de l'intérieur que Lakhdar Belaïd décrit ce groupe de jeunes combattants. À l'image de Christian, devenu Oualid par ressentiment, par une exaspération nourrie de l'injustice sociale ou de Laurent, dit Abou Hamza, certains se sont engagés dans un combat au nom de ce qu'ils croient être la cause de l'Islam. Takfir Sentinelle raconte la montée du terrorisme moral dans les quartiers, les menaces et le passage à l'action violente. Mêlant enquête journalistique (l'auteur est journaliste), investigation policière et récit romanesque, il reconstitue les filières des "stages de formation" au Pakistan ou en Afghanistan et autres "séjours humanitaires" en Bosnie. Lakhdar Belaïd montre comment les réseaux internationaux islamistes, l'histoire de l'Afghanistan des vingt dernières années et la mainmise pakistanaise opérée via les Talibans sont des clefs pour comprendre des événements survenus... en terre ch'timie !
Comme dans son premier livre, l'auteur n'est pas tendre avec les pratiques journalistiques qu'il attribue à ses confrères parisiens. Sa "phobie des journalistes de la capitale" est concentrée sur Raphaël Sentinelle, personnage louche et sans scrupule. Même attitude à l'égard des responsables politiques, ici campés par Monique Barby ci-devant ministre de la Ville et de la Solidarité et présidente de la communauté urbaine de Lille. Toutes ressemblances avec une personnalité existante n'étant sans doute pas le fruit du hasard, le livre raille les dérives et les impasses d'une politique spectacle et clientéliste, qui ne "voit que les caméras et les gros titres des journaux". Sur l'islam, nul manichéisme ou simplifications qui satisferaient les opinions déjà prêtes ou préparées. Khodja et sa femme sont eux-mêmes musulmans, on le savait déjà. Il y a aussi cet Ali Sbahi. Lui aussi est musulman, et pas partisan de la version light ! Prédicateur, ancien d'Afghanistan, ex organisateur de "stages" pour les futurs combattants de la foi, c'est pourtant lui qui permettra à nos deux enquêteurs de percer le mystère. L'homme est à mille lieux du mode de vie de Khodja ou de Bensalem, mais son intégrité morale est entière. Et puis, surtout et enfin, les dessous de l'enquête révéleront que sous couvert d'islam se cachent bien d'autres enjeux. Voilà qui rappelle que les guerres dites "saintes", croisades et autres djihad, servent trop souvent à masquer de bien autres et plus prosaïques intérêts.
Edition Gallimard, Série noire, 2002, 255 p., 8,50 €
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L'amande
Nedjma
L'amande
Badr est âgée de dix-sept ans quand elle doit épouser, contre son gré, Hmed le vieux notaire d'Imchouk, village situé au fin fond du bled berbère marocain. Légalement violée pendant sa nuit de noces, elle sera, pendant cinq années, chevauchée par son ridicule et stérile époux. Aucun des émois pressentis durant les quelques attouchements de l'enfance ne traverseront le corps de l'épouse dans ces rendez-vous nocturnes, rendez-vous imposés, furtifs et repoussants. Badr décide de fuir. Elle va trouver refuge chez une tante à Tanger, chez la truculente et libre Selma. Elle laisse derrière elle son légal violeur, la belle-famille hostile, son bourg, et part s'aventurer dans la grande ville. C'est à Tanger qu'elle rencontre Driss, un cardiologue de renom, cultivé, riche, de bonne compagnie et libertin à souhait. L'auteur (qui prend le prénom de Nedjma pour pseudo) raconte alors une passion, passion des corps et des sens, qui se réduit à quelques parties de jambes en l'air (pardon pour la trivialité mais, enfin, il faut bien appeler un chat un chat) à deux, à trois et même à quatre, mêlant hommes et femmes, lesbiennes confirmées et apprentis pédés, le tout sans provoquer chez son lecteur de véritables émotions. Ce qui, pour une prose présentée comme érotique, dérange un peu. Bien sûr, in petto, Badr aime Driss, et le libertin est lui aussi jalousement épris de la jeune campagnarde. Mais ni l'un ni l'autre ne sauront déclarer leur flamme et cette union, in fine, partira en... quenouille. Après leur rupture, Badr se convertira en prostituée de luxe, technicienne du plaisir et spécialiste du braquemart. Ce récit, présenté comme érotique, se place sous l'égide de Nefzaoui, auteur au XVe siècle d'un beau traité d'érotologie dans lequel il faisait de la "conjonction", ou amour, non seulement un art mais aussi une science. Certes l'anonyme auteur a raison de rappeler à ses contemporains, oublieux ou ignorants, prudes ou bigots intolérants, la longue tradition érotique de l'histoire littéraire arabe. "Seule la littérature possède une efficacité 'd'arme fatale', dit-elle. Alors je l'ai utilisée. Libre, crue et jubilatoire. Avec l'ambition de redonner aux femmes de mon sang une parole confisquée par leurs pères, frères et époux." Cette "parole confisquée", comme la question toujours taboue de la sexualité, d'autres auteurs récents, sur un registre totalement différent, se sont appliqués à la restituer. Citons ici : la saoudienne Al-Bishr, la libanaise Hanan El-Cheikh ou son concitoyen Rachid el-Daïf, le syrien Ammar Abdulhamid, l'Algérienne Assia Djebar ou Salah Guemriche, sans oublier, pour en rester au Maroc, Rachid O et beaucoup plus récemment Driss Ksikes ou Abdellah Taïa. Ainsi Nedjma participe de ce courant perceptible au sein des littératures arabes et nord-africaines qui se réapproprie les corps au nom de l'amour et de la sexualité. Si, pour en rester au seul champ de l'érotique, n'est pas Nefzaoui qui veut, il faut reconnaître à Nedjma une efficacité dans sa dénonciation du sort fait aux femmes. Les pages consacrées à l'enfance, au statut de la femme, mariée par obligation et devant subir la méchanceté de la belle-famille, sont les plus fortes du livre.
Edition Plon, 2004, 259 pages, 18 € -
Les couples mixtes chez les enfants de l'immigration algérienne
Bruno Laffort
Les couples mixtes chez les enfants de l'immigration algérienne
Deux axes ont guidé le travail du sociologue Bruno Laffort. Tout d'abord mettre en parallèle la situation des couples mixtes franco-algériens de la première génération et ceux des générations suivantes. L'auteur s'appuie ici sur une comparaison entre les travaux passés (ceux d'A. Barbara ou de J. Streiff-Fénart notamment) et les résultats de sa propre enquête. Pour réaliser ce travail comparatif, Bruno Laffort s'est livré à une étude des couples mixtes aujourd'hui : qui sont-ils ? Quelles sont les difficultés traversées ou les points de convergence ? Quelles relations entretiennent-ils avec les familles respectives des conjoints... ?
L'enquête, menée à Tourcoing et à Roubaix, rapporte les conclusions tirées d'une série d'entretiens avec des jeunes hommes et des jeunes femmes, vivant en concubinage ou mariés, la plupart d'origine algérienne, même si un ou deux entretiens donnent à entendre le partenaire « né en France de parents français ». Sur les onze entretiens, sept sont reproduits in extenso, sans que le lecteur sache ce qui a présidé au choix de cette sélection. On aurait ainsi aimé lire les réponses de Kader ou de Karim (séparés de leur conjointe) ou celles d'Aladin (le seul qui manifeste « un retour à l'islam »).
Tous les témoignages - mais cela doit-il étonner ? - réfutent, à tout le moins contestent, cette notion de « mixité ». Toutes et tous semblent dire que l'objet même de cette recherche n'a pas lieu d'être étant donné qu'ils pensent ne rien avoir à dire sur un sujet (les couples mixtes) qui ne les concernerait pas. Ainsi, ils soulignent non seulement l'absence d'« incompatibilité culturelle » dans le couple mais l'absence même de difficultés ou de différences à gérer avec un partenaire présenté (par l'enquête) comme étant d'origine culturelle autre. Ces hommes et ces femmes disent, vivement parfois, leur appartenance à des univers socioculturels identiques et présentent leur couple comme la rencontre de deux individualités issues du même « creuset » socioculturel. Les quelques différences ici commentées paraissent bien secondaires voir dérisoires. Qu'il s'agisse de cuisine (le modèle qui domine est la restauration rapide du vulgum pecus moderne et stressé et non le convivial couscous), de langue (le français s'impose), de rapport au temps et à l'espace, d'hospitalité ou... d'aménagement et de décoration.
La question religieuse elle-même, qui occupe une bonne partie des entretiens, ne constitue, nullement un obstacle. En effet, la plupart des couples partagent la même représentation sécularisée de la religion ou s'adonnent à des pratiques individualisées, libérées des rets du dogme et éloignées des chapelles et des mosquées. Pour les autres, le respect des croyances respectives donne lieu à des aménagements ou compromis : mariage religieux de complaisance, circoncision... Enfin, un couple de croyants (François et Fatima) s'est engagé sur les voies œcuméniques des mystiques chrétienne et musulmane. Manque ici, et l'on peut le regretter, le cas d'Aladin, Aladin l'adepte d'un « islam fondamentaliste » et présenté comme une exception.
Finalement la « mixité » est dans le regard des autres : communauté, quartier, famille élargie, parents. Le vrai problème que rencontrent tous ces couples mixtes, à des degrés divers, allant de la gestion douce à la rupture, souvent cause de traumatismes, en passant par le mensonge ou la dissimulation du lien avec un Français dit de souche (parfois sur des dizaines d'années !) porte sur le rapport avec la famille du partenaire d'origine algérienne. Quelles que soient les justifications religieuses et socioculturelles, et toute attitude peut trouver une explication, une origine, malgré même la forte charge affective entre parents et enfants et cette relation mère-fille par trop « fusionnelle » (tous les témoignages sont ici émouvants, celui de Fatima en particulier), il faut tout de même appeler un chat un chat. Les souffrances, les blessures, l'intériorisation d'un sentiment de culpabilité, l'hostilité des siens, la rupture et parfois (ce n'est pas le cas ici) la violence physique ne peuvent être dissimulés derrière son petit doigt différentialiste pour éviter des qualificatifs - valables quand il s'agit de « beaufs » bien « franchouillards » - qui seraient, par on ne sait quelle tour de passe-passe intellectuel, inadaptés pour les familles d'origine algérienne ou autres. Il faut alors, simplement reconnaître, comme le dit et le résume Ali qu'« il y a un racisme de la part des parents algériens ». De certains parents.
Au terme de son travail, B. Laffort montre que les « incompatibilités culturelles » au sein des couples mixtes de la première génération n'existent plus chez ceux des générations suivantes. Pourtant, discutant - une fois encore ! - la notion d'intégration, il réfute ce qu'il appelle « la vision assimilationniste » qu'il attribue aux travaux de M. Tribalat, au profit d'une représentation en termes d'« addition » des « spécificités culturelles » des uns et des autres - spécificités bien relatives à lire les entretiens reproduits. Cette logique comptable (l'« addition ») ouvrirait sur un « enrichissement mutuel » des conjoints se traduisant notamment par une plus grande « ouverture d'esprit ». Outre que cette « ouverture des esprits » est peut-être aussi une des tendances de la société d'aujourd'hui (via les migrations, la mondialisation, l'intérêt croissant pour les littératures étrangères, la « babélisation » linguistique et autres des quotidiens urbains etc...), cette notion peut rester insaisissable (quand on veut la quantifier, pages 277 et 283) et peut-être même sujette à discussion quand elle devient une « tolérance » servant à justifier, par exemple, un regard complaisant sur le port du tchador (page 278) ! Mais il ne s'agissait que d'un exemple, un malheureux exemple.
Malgré un côté fastidieux (la langue parlée est reproduite ici fidèlement) et parfois répétitif (à l'intérieur d'un même témoignage ou entre plusieurs témoignages), le livre de Bruno Laffort offre l'intérêt d'entendre des hommes et des femmes qui disent leur quotidien, banal en soi et, a-t-on envie d'ajouter, heureusement banal. Ils y confient aussi leurs souffrances nées de l'opposition plus ou moins musclée des familles, quand ils ont décidé de partager leur vie avec un partenaire présenté comme étant culturellement différents.
Edition L'Harmattan, 2003, 27 €Illustration: Roschdy Zem et Cécile de France dans Mauvaise foi, film de Roschdy Zem (2006)
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Frère Tariq. Discours, stratégie et méthode de Tariq Ramadan
Caroline Fourest
Frère Tariq. Discours, stratégie et méthode de Tariq Ramadan
Il faut lire le livre de Caroline Fourest. Le travail de cette journaliste est essentiel et, à n'en pas douter, courageux. Essentiel quant à sa méthode : systématique, exigeante, documentée, référencée et donc... vérifiable. Il ne s'agit là nullement d'un pamphlet, une sorte d'écrit bêtement militant mais bien d'une méticuleuse et difficile enquête mise au service de chaque citoyen. Travail fastidieux et "épuisant" que de "suivre à la trace un rhéteur aussi habile et prolixe : une centaine de cassettes, une quinzaine de livres, 1 500 pages d'interviews et d'articles à son sujet parus dans la presse anglaise, française, allemande ou espagnole. Sans compter l'historiographie consacrée aux Frères musulmans, à Hassan al-Banna, ainsi que d'innombrables compléments d'enquêtes et autant d'interviews nécessaires pour pouvoir décoder". Essentiel aussi pour comprendre le système et la nébuleuse Ramadan : Caroline Fourest ne se contente pas de livrer quelques citations du leader controversé. Elle démonte une à une les pièces de cette mécanique complexe pour dévoiler la cohérence d'ensemble d'une pensée et d'une action de prime abord insaisissables parce que volontairement compartimentées et filandreuses : depuis sa prestigieuse (pour les milieux islamistes) filiation et l'héritage des Frères musulmans, jusqu'au double discours servi par le leader genevois, en passant par son parcours, ses années de formation, ses troubles et suspectes accointances, ses provocations médiatiques et sa stratégie des petits pas (c'est ce qui l'oppose à ses anciens et plus impétueux affidés de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF). Essentiel enfin pour décoder le langage de Tariq Ramadan. Les mots ont un sens et même ici un double sens. Un sens volontairement caché au commun des concitoyens abusés. Ce sens caché, Caroline Fourest le révèle. Elle donne les clefs de ce "travail de redéfinition terminologique" qui permet à Tariq Ramadan et à des auditoires avertis de "donner un sens très différent à une phrase apparemment anodine selon le contexte où il est entendu". Ainsi le mot "réformisme" dont se gargarise "frère Tariq" lui sert à masquer les différences qui existent entre le réformisme rationaliste, libéral, progressiste et le réformisme réactionnaire, version salafiste, celui des Frères musulmans qui est en fait le sien. Caroline Fourest montre le glissement rhétorique opéré par Tariq Ramadan lorsqu'il substitue aux termes "islamistes" ou "intégristes" pour désigner les Qaradhawi, les Qotb ou même son aïeul Banna, les notions de "musulmans politiques" ou de "savants" ; comment en revisitant les prises de position et l'histoire, il donne l'illusion de représenter le "juste milieu" ; comment l'islam politique devient chez lui un "islam englobant" ; la citoyenneté, un simple "espace géographique" ; la laïcité, la pauvre garantie de la liberté de culte ; comment par la caricature, il réduit l'individualisme à l'égoïsme et à la "permissivité", la modernité au "modernisme"... Ainsi Tariq Ramadan (et les siens) peuvent se fondre dans de nombreux mouvements sociaux et cercles qui sont par ailleurs et souvent des fourre-tout idéologiques et militants. De même acquiert-il une légitimité et une caution morale grâce à des organisations de gauche, à des personnalités et des universitaires (Caroline Fourest en fournit une longue liste et montre le sens et la portée de cet "entrisme" tactique). Grâce au décryptage de ses nombreuses et édifiantes cassettes, Caroline Fourest donne à entendre, exprimées alors sans subterfuges médiatiques, les positions de Ramadan sur le mariage mixte, le rapport entre femmes et hommes, les châtiments corporels, le droit à l'avortement, l'homosexualité, comment ses conceptions de la citoyenneté, de l'intégration ou des relations Nord-Sud sont passées systématiquement au filtre de l'identité musulmane et de l'appartenance, première et prioritaire, à cette communauté plus vaste que serait l'umma (communauté des croyants). Idem en matière de culture, d'art en général et de musique en particulier (1). Si le tribun des tribunes altermondialistes est contre l'uniformisation culturelle version américaine, le prêcheur sur bandes magnétiques prône une autre uniformisation : l'uniformisation au nom de l'islam au détriment des cultures (et des langues) populaires... et sans doute de la liberté individuelle. Souvent la phrase du rhéteur, par ailleurs dispensateur de cours sur la stratégie de communication, balance entre une proposition "comprise" et acceptable par tous, suivie immédiatement d'un bémol, d'une limitation, de conditions suspensives comme si, in fine, la première proposition servirait de cache-sexe à la seconde ! celle qui exprimerait la véritable pensée, celle qui demeure fidèle aux "principes". Ainsi, bien sûr, le voile ne peut être une contrainte, mais il serait tout de même "une obligation" ; bien sûr que le travail des femmes est permis mais pas n'importe quel travail tout de même, "le devoir [à géométrie variable] de pudeur" oblige... y compris dans le cadre de la pratique sportive. Et d'ajouter que les femmes jouissent d'un droit spécifique : celui de ne pas avoir à subvenir à leur besoin ; bien sûr l'ancien militant des causes humanitaires (islamiques surtout) est contre la lapidation mais il préfère demander un moratoire ; bien sûr les actions terroristes du Hamas contre les civils sont des actes "moralement condamnables", mais enfin ils sont aussi "contextuellement compréhensibles", etc. Malgré l'esbroufe philosophico-exégétique et la fausse complexité intellectuelle de celui que les médias ont complaisamment présenté comme un universitaire (Caroline Fourest lève l'imposture) son discours, comme toute pensée intégriste, est mû par une conception pauvrement binaire du monde. Le "choc des civilisations" n'étant pas politiquement correct, il préfère parler du "face-à- face" des civilisations et se sert de manière admirable de la culpabilité post-coloniale de ses concitoyens européens pour fustiger l'Occident décadent (c'est-à-dire matérialiste et athée) et faire des revendications laïques en faveur de la liberté individuelle et du statut personnel, une tendance à l'"occidentalisation", entendre : une nouvelle forme du colonialisme ! Être "occidentalisé" pour celui qui est né et a grandi en Suisse n'est pas (en apparence du moins) une insulte, mais déjà une façon de discréditer ses interlocuteurs, laïcs ou musulmans, partisans, eux, d'un réformisme libéral. En Algérie, depuis des années, les démocrates et les laïcs qui militent pour l'abrogation du code de la famille ou d'une reconnaissance de la diversité culturelle et linguistique du pays sont fustigés par les islamistes comme les représentants du "parti de la France". Ces islamistes algériens que semblent connaître et apprécier Tariq Ramadan, comme le montre Caroline Fourest, ont d'abord raillé, méprisé, puis menacé avant de liquider ! Nous n'en sommes pas encore là, mais la logique est la même et la pente est tout aussi glissante. Car Tariq Ramadan fait du mal dans les banlieues et dans certains cercles d'une jeunesse déboussolée et oubliée de la République. Après le livre de Caroline Fourest, il n'est plus possible de se laisser abuser par les discours sirupeux et le ton doucereux de "Frère Tariq". Il ne sera pas permis demain, confronté aux ravages d'une pensée et de son action, de dire : "On ne savait pas" !
1)- Cf. le témoignage du rappeur Abd al Malik, Qu'Allah bénisse la France !, Albin Michel
Grasset, 2004, 428 pages, 19,50 euros
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La part du mort
Yasmina Khadra
La part du mort
La part du mort de Yasmina Khadra, offre au lecteur le plaisir de retrouver le commissaire Llob et ses embardées de flic intuitif, droit, intègre et taquin, à l'occasion, avec la muse littéraire. Le récit s'ouvre dans un Alger calme et un quotidien ennuyeux, sans aucune enquête à se mettre sous la main. Il y a bien cette recommandation expresse du professeur Allouche de surveiller un ancien détenu libéré par grâce présidentielle mais l'homme dont on ignore l'identité, appelé SNP (sans nom patronymique), et présenté par le professeur comme un dangereux serial killer, ne semble pas faire de vagues. Le central bruisse davantage des frasques du lieutenant Lino qui, amouraché d'une plantureuse donzelle, plane et flambe dans des sphères que son rang et son salaire ne lui permettaient même pas d'imaginer. Tout à son incroyable et récente idylle, Lino ne s'aperçoit pas que la belle Nedjma est en fait la petite amie d'un cacique du régime, Haj Thobane, et que le mastodonte entend mettre un terme à cette plaisanterie, sentimentale... en apparence. En Algérie, mieux vaut ne pas réveiller les mammifères ventripotents. Ils ont vite fait de vous écraser, c'est ce que Haj Thobane fait comprendre à Llob et à son directeur. Rien de bien méchant en fait si ce n'est que les choses s'accélèrent : Haj Thobane, manitou parmi les manitous, ci-devant héros de la guerre d'indépendance et toujours révolutionnaire d'avant-garde, est victime d'une tentative d'assassinat. Lino est soupçonné. Llob va devoir sortir son lieutenant du guêpier dans lequel il s'est fourré. De son côté, SNP est tué. On retrouve son cadavre avec l'arme de service du lieutenant Lino. La même arme qui a servi à agresser Haj Thobane et qui a tué son chauffeur. Quel est le lien entre SNP, Lino et Haj Thobane ? Pour démêler les fils d'une histoire compliquée, Llob, aidé en cela par Soria Karadach, une historienne de renom, présentée au commissaire par l'incontournable Allouche, va devoir remonter le temps et se projeter au lendemain même de l'indépendance du pays, à Sidi Ba, là où Haj Thobane a bâti sa légende.
C'est à Sidi Ba que, dans la nuit du 13 au 14 août 1962, quatre familles ont été massacrées. Parmi elles, les Talbi qui, à la différence des trois autres, n'avaient pas de fortune à convoiter ni de passé trouble à expier. Alors pourquoi, en août 1962, liquider les Talbi ? Et qu'est devenu l'enfant, le dernier de la famille Talbi, qui, cette nuit là, réussi à fuir ? Ne serait-ce pas ce trouble et inquiétant SNP ? Haj Thobane n'aurait-il pas alors été rattrapé par son passé ? Est-il simplement victime de la jalousie du lieutenant Lino ? Bien sûr, le policier et l'historienne lèveront le voile qui, depuis des décennies, recouvre la vérité. Une fois de plus dans cette littérature algérienne, le passé projettera sur le présent une lumière incandescente. Pour cette enquête, Llob va devoir se coltiner les hautes et secrètes sphères du régime algérien. Autant dire que les complots et les manipulations courent tout au long de ce récit riche en rebondissements. L'Algérie ressemble alors aux voies de la SNCF où un train peut en cacher un autre. Ici, un complot en cache souvent un autre et le commissaire Llob n'est pas au bout de ses peines. Ses découvertes ne s'arrêteront pas à l'élucidation des meurtres d'août 1962.
L'Algérie n'en a donc pas fini avec son passé comme avec ses dignitaires, autoproclamés gardiens du pays et de la sécurité des Algériens, incarnations de la légitimité révolutionnaire qui seuls prétendent détenir la vérité, distinguer le Bien du Mal et savoir ce qu'il faut pour les autres. Dans un entrelacs de réseaux d'influence et de pouvoir, de complots et de manipulations, le commissaire Llob finit par lâcher à l'un de ces membres d'on ne sait quel cabinet noir : "L'unique chance qui reste au pays est que vous partiez." Comme son aîné en littérature, Mouloud Feraoun qui refusait les idéologies productrices de boucs émissaires et de victimes expiatoires, Khadra, via son sympathique héros, enfonce le clou : "Je m'interdis de faire allégeance aux prophéties qui légitiment le meurtre." Voeux pieux ! Toutes ces manigances et autres manipulations de laboratoire se déroulent quelques jours seulement avant octobre 1988. Il y a parfois des réactions qui vous explosent en pleine figure, à moins que tout cela soit encore l'œuvre de quelques professeurs Mabuse... Dans La part du mort, Yasmina Khadra montre une particulière aisance à manier les dialogues, à varier les creux et les pleins, les moments de tensions et de calme, les phases de dépression et d'enthousiasme. Il y a là du rythme, et les rebondissements ne sentent jamais le procédé littéraire.
Julliard, 2004, 414 p., 21 € -
Aya de Yopougon
Marguerit Abouet et Clément Oubrerie
Aya de Yopougon
Il faut aller faire un tour du côté de l'Afrique de Marguerit Abouet pour le texte et de Clément Oubrerie pour les dessins. La série est riche aujourd'hui de cinq albums dont le dernier est sorti en novembre 2009 et la premier, Aya de Yopougon, en 2005. Ce premier volume reçu le prix du Premier Album au festival de la BD d'Angoulême . Ici, à travers le quotidien de trois jeunes filles, les auteurs donnent à voir non pas une Afrique heureuse, car les inégalités criantes et les combines pour s'en sortir ne sont pas cachées mais, à tout le moins, une Afrique éloignée des clichés et des antiennes sur ce continent misérable, martyre et mal parti...
À Yopougon, quartier populaire d'Abidjan, Aya, dix-neuf ans et sérieuse, fait des études pour devenir médecin. Pas question pour elle de finir en "série C" : "coiffure, couture, chasse au mari". Rien à voir avec ses deux amies, Bintou et Adjoua, qui "décalent" (dansent) et "gazent" même (s'éclatent) dans les "maquis" (resto en plein air où l'on peut danser). Là, elles "gaspillent l'argent" de quelques "génitos" (jeunes hommes qui justement ont de l'argent) et, la nuit venue, elles fréquentent en douce "l'hôtel aux mille étoiles" : la place du marché, où les tables sont utilisées pour se bécoter à qui mieux mieux. Mais voilà, à ce jeu, Adjoua se fait "enceinter"... C'est gai, léger, coloré, pleins de détails croustillants et en prime les auteurs offrent un utile lexique et quelques revigorantes recettes comme celle du gnamankoudgi (jus de gingembre). Au dernière nouvelle un long métrage d'animation serait en préparation.
Gallimard, 2005, 105 p., 15 € -
Histoire et recherche identitaire
Abdelmalek Sayad
Histoire et recherche identitaire
Ce n'était pas sans plaisir que le lecteur retrouvait dans un texte d'une quarantaine de pages et un entretien datant de 1996, le sociologue Abdelmalek Sayad disparu en 1998, funambule de l'écriture et de la pensée, dont la prose, tout en circonvolutions savantes et pourtant légères, se déploie sans aucune ostentation à la différence de bien des textes lourds et balourds assénés parfois par une recherche assommante et univoque.
L'histoire, le besoin d'histoire est au cœur de toute recherche identitaire qui conduit à interroger les origines, non pour tomber dans cette « dérive facile » de l'auto-valorisation, mais bien plutôt pour rendre le présent plus intelligible. Parce que l'histoire n'est pas une connaissance ex-nihilo, une œuvre scientifique désincarnée, mais aussi objet politique, Abdelmalek Sayad montre ici les conditions sociales de la constitution des discours historiques tant sur l'émigration-immigration que sur l'Algérie coloniale et post-coloniale.
« Nous souffrons et notre histoire souffre d'une extrême pauvreté et d'une grave indigence » écrivait l'auteur devant l'exclusion - par les histoires officielles, entendues comme seulement nationales (voire nationalistes), soumises à la seule pensée d'Etat - des populations émigrées-immigrées d'une part et des mouvements migratoires qui ont mis en relation deux sociétés d'autre part. De ce point de vue, émigration et immigration ne manquent pas d'apparaître comme de véritables « hérésies » et malgré tous les beaux discours, il plane toujours « un air de suspicion » sur l'émigration et sur l'immigration.
« L'immigration est dans son actualité une réalité interdite d'histoire » et cette « réduction déplorable de l'histoire » lèse d'abord les émigrés-immigrés qui non seulement se voient privés d'histoire, de leur histoire, mais aussi d'eux-mêmes : « renouer les fils de l'histoire (...) ce n'est pas simplement une nécessité d'ordre intellectuel; c'est aujourd'hui une exigence d'ordre éthique en ce qu'elle a sa répercussion sur tous les actes de la vie quotidienne de chacun de nous, sur toutes les représentations que nous nous donnons de nous-mêmes (...). C'est une exigence qui conditionne l'intégrité de notre être, la cohérence de notre système de relation avec nous-mêmes, c'est-à-dire avec nos semblables ou nos homologues (...), avec ceux dont nous avons été séparés par le fait de l'immigration (...) et, pour finir, avec nos contemporains du même lieu, la société d'immigration (...) ».
À toutes les raisons, Abdelmalek Sayad ajoutait « les effets qui résultent des mutilations que l'histoire a imprimées à l'histoire de l'Algérie ». Brossant à gros traits les contours de l'histoire coloniale et de l'histoire post-coloniale, Abdelmalek Sayad montre comment chacune d'elles, « pour des raisons homologues », procèdent « à une véritable occultation d'une partie de l'histoire du pays ». L'histoire n'étant jamais neutre, Abdelmalek Sayad invitait notamment les Algériens à poser « un regard neuf » sur ce passé colonial, à assumer « cette « parenthèse honteuse » dont l'Algérie est pourtant, en partie, le produit ». L'enjeu est d'importance, car, « pour une société, « avoir de l'histoire (ou « avoir une histoire »), (...) c'est faire son histoire en se donnant le maximum d'assurances qu'il faut pour maîtriser le présent et, à partir de là, concevoir et réaliser un futur qui soit œuvre de l'histoire ». Ainsi, l'histoire ne se résume pas aux seuls résultats du travail des historiens
Dans l'entretien avec Hassan Arfaoui, Abdelmalek Sayad revient sur la pensée sociologique, ses années de formation sa rencontre et son travail avec Pierre Bourdieu, la guerre de libération, les premières recherches en Algérie et la prise de conscience que « le savoir sociologique peut servir en pratique ». Les réponses, portant sur l'immigration et le nationalisme algérien, complètent ses réflexions de la première partie. Ainsi, la « faillite la plus grave » du nationalisme algérien serait de ne rien avoir fait pour l'éducation du peuple, « pour l'amener, par la pédagogie, mais aussi par les conditions sociales qu'on peut lui assurer, à des positions rationnelles dans toute son existence ». « l'Algérie ne guérira jamais de la situation actuelle, si elle ne fait pas un travail de réévaluation intégrale de son nationalisme » écrivait t-il. Propos visionnaires et un brin tabous. Encore aujourd'hui.
Suivi d'un entretien avec Hassan Arfaoui, préface d'Emile Temime, éd. Bouchène, 2002, 113 pages, 12 € -
L'Étreinte du monde
Abdellatif Laâbi
L'Étreinte du monde
Abdellatif Laâbi est né en 1942 à Fès. Installé en France depuis 1985, l'homme appartient à cette communauté restreinte d'écrivains et de poètes précieux, dont l'œuvre et la vie brillent comme une balise dans la confusion d'un "monde qui s'écroule". Fondateur en 1966 de la revue marocaine Souffles, emprisonné de 1972 à 1980, Abdellatif Laâbi n'écrit pas pour ne rien dire ou pour épancher des bobos à l'âme :
"Les marteaux du monde peuvent frapper
je ne me courberai pas".
La page blanche n'est ni un confessionnal, ni un divan. Le poète se veut artisan, amoureux du vocable, du mot juste, de l'image poétique. Il polit son propos, travaille sa matière pour créer sa propre langue. Ni verbeuse, ni absconse, elle reflète un monde intérieur et rend compte de la marche du temps. Auteur prolixe et varié - romancier, poète, essayiste, traducteur -, Laâbi éclaire la voie du lecteur, l'aide à"remonter le fleuve
jusqu'à la source des sources".Les "barbares" - fils de pub, ordonnateurs des grands-messes médiatico-télévisuelles, despotes en tout genre, fieffé tyran ou démocrate patelin - "parlent-ils une langue inconnue" ? Que le lecteur se rassure, ici les mots ne sont pas "souillés". Le recueil s'ouvre sur un long poème adressé à l'aimée :
"Alors dis-moi simplement ce que tu vois
De quel mal meurt-on aujourd'hui
Quelle est cette arme invisible qui extirpe l'âme
et le goût à nul autre pareil de la vie."Le silence et la souillure attisent la parole :
"Va ma parole
délie moi
délire-moi
sois drue, âpre, rêche, ardue, hérissée
Monte et bouillonne
Déverse toi
Lave les mots traînés dans la boue
et les bouches putrides".Le poète évoque le pays, l'écriture, "la mort palestinienne", la sagesse des morts et leur refus du "petit jeu du souvenir", sa mère, Adam et "la jungle du désir", ces "loups" auxquels nous ressemblons, mais aussi la cathédrale de Bourges et la mosquée Al-Qaraouiyine, la mosquée de l'enfance, le désespoir aussi :
"Il me tient éveillé
et somme toute m'aide à marcher
aussi bien que la canne de l'espoir"Hymne à la vie et à l'amour, sa parole loue aussi, avec humour, les nuits blanches, la coupe partagée et "l'arbre à poèmes" qui, bien vivant, se gausse "de l'éphémère et de l'éternel". Ses tourments donnent à sa prière "ses accents de vérité défiant la foi".
Il faut écouter et entendre Abdellatif Laâbi"refaire avec les mots ce que les hommes
ont défait avec les mots"Alors,
"nous allons danser la danse
des soleils qu'on nous a volés".La Différence, 2001 (1re édition : 1993), 92 p., 13,57 €
Illustration: Zhao Bo
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L'herbe de la nuit
Ibrahim al-Koni
L'herbe de la nuit
Wan Tihay, un seigneur du désert, se livre aux forces de la nuit et ne cesse d'enfreindre les règles millénaires du nomos ("la loi"). Il utilise une herbe aux vertus aphrodisiaques, transgresse les usages les plus sacrés, épouse une fille de la brousse, une esclave noire - "Quelle est futile la blancheur ! Qu'elles sont laides les femmes blanches !" -, provoquant du même coup la haine des filles nobles et la vengeance des sages de la tribu. Se protégeant de la clarté du jour sous une double tente, ne sortant qu'à la nuit tombée, s'isolant chaque jour davantage en quête de la vraie lumière, le vieillard répand le scandale. Après Poussière d'or (Gallimard, 1998) et Le Saignement de la pierre (L'Esprit des péninsules, 1999), Ibrahim al-Koni se livre ici à une méditation aux accents philosophiques sur les méfaits des hommes, sur les ressorts de la malignité, de la jalousie, de la malveillance, du désir et de l'amour, sur le licite et l'illicite, sur l'ombre et la lumière... Cette réflexion est portée par les conversations entre le "maître de l'obscurité" et un vieux sage, esclave noir, détenteur du secret d'éternité. À deux reprises, ce secret sera révélé, entraînant à chaque fois de funestes conséquences. Si le récit a pour toile de fond le désert, les croyances et les règles en usage dans une société berbère, les propos d'Ibrahim al-Koni, Lybien d'origine touarègue, résonnent aussi dans "nos" sociétés si modernes et si civilisées. Sans doute parce qu'ils sont propos de vérités... universelles et éternelles. Qui a parlé de choc des civilisations ?
Traduit de l'arabe (Libye) par François Zabbal, L'Esprit des péninsules, 2001, 151 p., 16,77 € -
Le Mercredi soir et autres nouvelles
Badriyah al-Bishr
Le Mercredi soir et autres nouvelles
Nul n'ignore le statut peu enviable de la femme en Arabie saoudite. Dans ce recueil de onze nouvelles qui introduisent le lecteur à l'intérieur de foyers saoudiens, l'auteur en parle sur un mode intimiste. Point de grande démonstration ou de dénonciation offusquée dans ces courts textes. L'efficacité est dans la description, méticuleuse et presque distancée, d'un univers conjugal marqué par l'absence de communication, le mensonge et l'adultère (de l'homme, cela va sans dire), mais aussi par la violence, physique cette fois, comme dans Le Jouet, la première des nouvelles. Sur ce quotidien morne, l'auteur entrouvre d'autres portes, qui donnent sur la drague en voiture dans les rues de Ryad, sur le marchandage des "dragueurs" pour obtenir un numéro de téléphone, et, plus grave, sur la peur des fiançailles (La Ressemblance), la peur des noces (La Terrasse) ou sur les beuveries hebdomadaires du mari et l'attente de son retour par une épouse angoissée : "Mon Dieu, que la soirée est longue quand il est dehors. Mais quand il rentre, même présent, il est toujours comme absent." (Le Mercredi soir)
Badriyah al-Bishr montre comment, au jour le jour, ces femmes de la classe moyenne qui, pour certaines, travaillent à l'extérieur comme enseignantes et ont à leur service une bonne (philippine, bien sûr), transgressent l'interdit. Oh, une transgression qui ne prête pas à conséquence : quelques conversations téléphoniques volées (Le Jouet), une pensée non exprimée, un petit rêve vite éteint... La transgression est impalpable, immatérielle. Elle se love dans l'imaginaire, dans le rêve, ce "sel des nuits sans lune" qui emprisonnent les femmes saoudiennes. Dans ce pays rigoriste, "les hommes sont comme la mort, on n'y échappe pas". Il faut croire qu'ils sont tous "comme cet 'Abd-al-Rahmân, fronceur de sourcils, criant dès qu'ils ouvrent la bouche, et ne fermant les mâchoires que pour se nettoyer les dents". Gumash, la dernière nouvelle du recueil, laisse entendre qu'il est possible de rencontrer d'autres hommes, avec qui la communication et les relations marquées par la délicatesse, la prévenance, la douceur et la poésie sont concevables. Sous la plume de Badriyah al-Bishr, cet homme n'est pas saoudien mais étranger. Après avoir tiré sur "les poils de la barbe" (entendez l'honneur) de ses concitoyens, l'auteur asticote leur chauvinisme et leur prétendue supériorité, mesurée bien sûr à l'aune de leur rigorisme religieux et de leurs pétrodollars.
Traduit de l'arabe (Arabie saoudite) par Jean-Yves Gillon L'Harmattan, "Écritures arabes", 2001, 110 p., 10,70 €