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  • Comme un été qui ne reviendra pas. Le Caire, 1955-1996

    Mohamed Berrada
    Comme un été qui ne reviendra pas. Le Caire, 1955-1996


    IMG_0374.JPGPourquoi, dans les années cinquante, choisir d'aller suivre des études supérieures au Caire quand d'autres camarades prennent la route de Damas ?  Cette question, Mohamed Berrada la pose dans ce livre où il raconte sa découverte de l'Égypte en 1956 et sa passion toujours intacte pour ce pays. Les films égyptiens, les chansons d'Abdel-Wahhâb ou la voix d'Oum Khalsoum, les livres de Taha Hussein, de Tawkif el-Hakim ou d'Ahmed Lofti el-Sayyed s'étaient tôt emparés de l'esprit de ce jeune Marocain pour orienter son choix. Avec poésie et chaleur, il fait partager son amour pour Le Caire,  "la mère du monde".

    Le récit mêle avec bonheur les souvenirs - ceux de l'étudiant et, plus tard, celui du professeur ou du conférencier de passage - et les anecdotes. Il brosse le portrait de rencontres marquantes avec des inconnues,  comme Faouzeyya,  Oum Fatheyya et Sett Zinât, ou avec un Prix Nobel nommé Naguib Mahfouz. Il est encore et toujours question de rencontres, plus fugaces cette fois, avec ces "liaisons ambiguës" entretenues avec de belles Égyptiennes. Il rapporte les débats politiques et idéologiques qui, au sein du Club des étudiants marocains, opposaient les tenants du baathisme et ceux du nationalisme. Il revient sur sa foi pour Nasser, pour la sincérité et le courage du dirigeant égyptien, une foi qui annihilait tout esprit critique.  Il évoque la nationalisation du canal de Suez, la défaite de 1967, la guerre de 1974.  
    Cet été qui ne reviendra pas va bien au-delà de simples souvenirs. Il est émaillé de réflexions, toujours profondes, sur la mémoire, la pensée arabe, l'écriture, le choix d'écrire en arabe pour se réapproprier une identité, une  "patrie" et pour pouvoir explorer les espaces portés par cette langue. Lorsqu'il aborde la littérature, Mohamed Berrada évoque le désir, les relations entre hommes et femmes, la place de la sexualité dans la littérature arabe, ou encore son travail sur l'écrivain Mohamed Mandour. Il offre de nombreux développements consacrés à l'œuvre du "maître" Naguib Mahfouz. Tendre et riche, le livre est aussi rythmé par les crises d'angoisses et les fuites oniriques de l'auteur, qui n'a de cesse de rendre hommage à une ville et à ses habitants et de communiquer la fascination que Le Caire continue d'exercer sur lui.

    Traduit de l'arabe (Maroc)  par Richard Jacquemond Sindbad-Actes Sud, 2001,  168 p., 16,62 €

  • La vie en rose...

    Nouvelles de femmes algériennes
    La vie en rose...


    Les vingt-cinq textes qui composent ce recueil ont été publiés entre 1996 et 2000 dans l'excellente revue Algérie littérature-action. Disons-le d'entrée,  ces récits sont de valeur inégale. Le mérite est de présenter au lecteur vingt femmes qui, à travers des nouvelles de réelle facture littéraire, des textes-témoignages ou des textes-cris, projettent des éclairages différents sur le quotidien des Algériennes, portent,  chacune à sa manière et selon sa sensibilité, un regard sur cette terre, son histoire et,  inévitablement, sur le drame de la décennie 90.
    La vie en rose ouvre le recueil et en constitue le titre, inscrit en lettres de la même couleur sur une couverture noire, pour conjurer le destin et dire l'espoir... Ce premier récit est peut-être le plus optimiste de tous, le moins chargé en intensité dramatique. Sabrinella Bedrane y adopte un ton léger.  Le réel y est perçu et décrit à travers les pétales d'une rose. Et si le danger guette, la vie finit par triompher. L'humanité a encore sa place en Algérie. Réconfortante et douce, elle irradie dans Le chauffeur de taxi, de Rabia Abdessemed. L'espoir se niche au centre de bien d'autres récits, mais le ton y est plus grave, comme dans Le ravisseur de mariées, de Zineb Labidi, ou dans Le silence,  d'Adriana Lassel.  Tandis que certaines tentent de restituer l'horreur, brutalement et sans recul, d'autres délaissent l'emphase et offrent des textes autrement émouvants et éclairants.  L'humaine condition est alors retrouvée : avec la justesse et la simplicité du témoignage  (Ma vie en suspens, de Rabia Abdessemed). Avec l'immixtion du doute dans le mur des certitudes  (Le voile et le youyou, de Zineb Labidi). Avec le refus d'accepter le destin qu'une société voudrait imposer aux femmes  (Warda Ben el Kheil, de Laïla Hamoutène, ou La solitude de Nora, d'Adriana Lassel)...  Il est aussi question du voile ou de la répudiation, avec Ghania Hamadou, des bus surchargés,  avec Selma Setti, de l'échec conjugal, avec Saïda Massaïlia,  de patience et de compassion,  avec le beau récit de Soumya Ammar Khodja, d'immigration ou de présence en France, avec Leïla Sebbar ou Leïla Rezzoug.  L'initiative de rassembler ces textes est heureuse. Elle permet de décliner l'Algérie au féminin. Ce qui n'est finalement pas si fréquent. En littérature du moins.


    Marsa éditions, 2001, 160 pages, 16,77 €

  • Checkpoint

    Azmi Bishara
    Checkpoint


    070416-azmi-bishara_001.jpgAzmi Bishara est un Palestinien de l'intérieur, un Arabe israélien.  Il a enseigné la philosophie à l'université Bir Zeit de Ramallah et siégé de 1996 à 2007 à la Knesset comme représentant du Rassemblement national démocratique,  un parti laïque né d'une scission au sein du parti communiste.  Nouveau venu en littérature, ce quinquagénaire est l'auteur de plusieurs essais et articles de presse écrits en arabe et en hébreu. Cette première oeuvre littéraire révèle un homme doué d'une forte puissance d'observation et de sensibilité, un ton,  aussi, fait de distance critique,  d'humour et de gravité contenue.  Les checkpoints, ce sont littéralement ces points de contrôle, ces barrages mis en place par l'armée israélienne pour contrôler les déplacements des Palestiniens.  Ils divisent l'espace, absorbent le temps et barrent "aux gens les chemins de la vie". Il y en aurait plus de sept cents installés à Gaza,  en Cisjordanie et du côté de Jérusalem Est. C'est ici que se déroulent les cinquante-neuf variations sur le checkpoint, prétextes à décrire le quotidien palestinien sous occupation mais aussi à croquer un tableau de la société israélienne.  Ces variations pourraient paraître poétiques, fantastiques même, pourtant elles ne sont que le reflet minutieux d'un réel "qui dépasse en créativité et en sincérité" la poésie, la création, l'art même. Les checkpoints se sont tout appropriés : espace, temps,  hommes, représentations, mentalités,  langues... Ils sont devenus un mode de vie, une culture, la quintessence même de la vie des Palestiniens. Les pays eux-mêmes se déclinent ici en "État"  ou "Maîtres des checkpoints",  dotés d'une "armée de défense checkpointesque" et en "Pays des checkpoints".
    Espace de domination et de despotisme pour les uns, il est désespoir et humiliation pour les autres. Le checkpoint transforme tout. À cause de lui, les routes se sont multipliées : il y a celles pour les Israéliens et les autres pour les Palestiniens qui eux-mêmes s'ingénient,  usant leurs véhicules et leur santé, à trouver des voies de contournement (des checkpoints,  bien sûr) forçant alors l'occupant à mettre en œuvre "des dispositifs de contournement et de contournement du contournement".
    Plus que de longs discours, Azmi Bishara montre les impasses d'une politique qui doit sans cesse monter d'un cran dans l'ubuesque sophistication et l'absurdité pour prétendre à la paix. Signe que cela ne tourne pas rond, que cela ne tourne pas du tout. Avec les checkpoints,  les cafés et les restaurants ont disparu, les taxis de couleur jaune façon new-yorkais ont cédé la place à des Ford blanches conduites par des jeunes soucieux d'amadouer l'omnipotente soldatesque. Les heures d'attente sous un soleil de plomb ou sous une pluie battante, les bousculades, les rebuffades, les empoignades, les refus péremptoires de passage, etc. font grimper, dans "le peuple des checkpoints",  le stress et l'hypertension.  La phytothérapie fait alors des émules. Dans les habitacles confinés des véhicules arrêtés aux barrages, chacun respire les remugles de l'ail, bien plus puissant que les odeurs des déodorants et la fumée des cigarettes.  Le checkpoint sert de "background",  l'arrière-plan indispensable à tout reportage de la presse internationale et les services de voirie abandonnent les lieux à la saleté et aux sacs-poubelles.
    Azmi Bishara ne se contente pas de dénoncer avec force les conséquences désastreuses et inhumaines de l'occupation israélienne.  Il décoche aussi quelques flèches contre les "demi-artistes,  demi-poètes ou demi-hommes d'affaires qui exploitent l'intérêt public et la Cause pour réussir.  Ceux qui bossent dans 'l'industrie de la Cause'". Il n'épargne pas non plus ceux qui vivent de l'industrie  "de la coexistence", ni les factions palestiniennes et leurs guéguerres,  de même que les groupes qui agissent sans tenir compte des conséquences et du sort de ceux au nom de qui ils prétendent agir.  Azmi Bishara manie la dérision et l'absurdité pour procéder à des détournements de la réalité ou pour pointer la réalité des détournements orchestrés par des médias internationaux, la militance politique,  l'État des checkpoints, ou encore ceux qui, prétendant à l'objectivité, se plaisent à parler de "réalité complexe" parce qu'"ils n'ont rien à dire"...  Dans Checkpoint, les langues et les mots sont multiples, on y parle hébreu, anglais, arabe. Les phrases épousent l'ondulation et les accents de l'arabe parlé. Les longues heures d'attente sont prétextes à des dialogues savoureux où brillent l'ingéniosité et l'humour populaire. Une forme de survie. De résistance.

    Traduit de l'arabe (Palestine) par Rachid Akel, Actes Sud, 2004, 342 pages, 22,80 €

  • Mon ami Matt et Hena la putain

    Adam Zameenzad
    Mon ami Matt et Hena la putain


    9782267017717.jpgAdam Zameenzad est un auteur anglo-pakistanais qui a grandi entre le Pakistan et le Kenya et enseigne aujourd'hui en Angleterre après avoir traîné ses guêtres sur le vaste continent américain. Meilleur prix du premier roman en Angleterre en 1987 pour La Treizième maison, son univers romanesque est plutôt sombre ou peut-être simplement réaliste : les enfants des rues en Amérique latine en proie à la misère et aux "escadrons de la mort" dans Pepsi et Maria (paru la même année chez le même éditeur),  l'Afrique des tortures et des massacres, de la corruption et de la famine dans Mon ami Matt et Hena la putain.

    Cette chronique terrible est racontée sur un ton léger, drôle souvent, pas larmoyant pour deux sous. Et c'est sans doute le plus original de ce livre où les drames provoqués par les adultes défilent dans une langue et avec des mots d'adolescents.  Ceux de Kimo, le narrateur,  de son pote Matt, le plus "démerdard"  de la bande et de Golam, le moins bavard mais le plus souriant: "nous sommes tous trois les meilleurs amis du monde.  Matt dit que cela doit être comme ça parce que les meilleures choses dans la vie vont toujours par trois. Une tête et deux yeux, un nez et deux narines, un ce-que-jepense et deux couilles, une bouche et un trou du cul, avec, dans chaque cas, deux joues, une de chaque côté. Et cetera, et cetera.  Un Matt et deux copains : Golam et Kimo." Quant à Hena, la quatrième de ce jeune trio de mousquetaires africains, n'allez pas croire qu'elle soit une putain. En exergue, Adam Zameenzad place cette phrase "dans l'espoir qu'à une certaine étape de la vie de notre planète, plus aucun homme ni aucune femme ne connaîtra la honte de devoir écrire un autre livre pareil à celui-ci".

    Christian Bourgois, 2005, 330 p., 23 €

  • 18 poèmes

    Rana el-Khatib
    18 poèmes


    Rana el-Khatib est une Palestinienne installée aux États-Unis,  à Phoenix, en Arizona. En 2004,  elle publiait un premier recueil de poésie politique, intitulé Branded : The Poetry of a So-called  "Terrorist". Ce sont dix-huit de ces poèmes qui sont ici proposés aux lecteurs francophones. Ce livre s'ouvre sur, peut-être, le plus caractéristique et le plus universel de ce recueil : la dénonciation des assignations à résidences culturelles,  raciales ou autres qui, dans les États-Unis de l'après 11-Septembre,  peut prendre un caractère urgent.



    "Réduite à une brève déclaration,
    je ne suis pas signifiante.  
    Réduite à une menace,
    je suis pleine de haine.
    Réduite à un "Al" ou un "Abou"
    je suis perturbatrice.  
    Réduite à un tueur,
    je suis démoniaque.
    Réduite à un stéréotype,
    je suis marquée
    ."  

     

    Bien sûr Rana el-Khatib dit le drame palestinien :

    "je n'ai pas cessé d'avoir mal pour un peuple.  Mon peuple"

    Elle évoque la Naqba, l'exil, la mort, la peur, la misère. Plusieurs fois même, elle s'adresse directement à Israël ("Lexique du 'Juste'",  "Perspectives", "Courtier immobilier"  ou "Le Mythe subsiste").
    Pourtant, l'essentiel, et peut-être le nouveau, réside dans ce refus des stéréotypes et la désignation de ses vecteurs : les médias, les dirigeants politiques et peut-être même les perversions des sociétés modernes.  La poésie de Rana el- Khatib déconstruit les images, les mots, les représentations qui,  entretenant la plus parfaite ignorance  ("en liberté, l'ignorance est un choix"), masquent l'humanité derrières les slogans et les a priori,  condamnent, emprisonnent dans  "La grande toile des mots" les victimes elles-mêmes :



    "vos leaders élus
    vous alimentent de petites phrases.
    Votre opinion est définie
    par leur conception des droits."


    Les poèmes de Rana el-Khatib sont souvent d'une composition structurée, aux images simples et sombres. Le pessimiste ne concerne pas seulement l'issue du conflit israélo-palestinien ("Paix insaisissable")  mais l'espèce humaine toute entière comme le montre le poème "Continuum" qui dit l'éternel recommencement de l'histoire : victimes, indifférence, silence.  Triptyque conjugué au passé, présent et futur !


    Traduits de l'anglais (ÉU) par Gérard Jugant, La Courte Échelle/Éditions Transit (29, La Canebière, 13001 Marseille) 2004, 31 p., 8 €

  • French Dream

    Mohamed Hmoudane
    French Dream


    4635md.jpgMohamed Hmoudane est poète et l'auteur de six recueils,  French Dream (pourquoi ici la langue anglaise ?) est son premier et pour l'heure unique roman. Il y raconte les tribulations d'un candidat à l'émigration et ses galères dans cette douce France tellement rêvée. Une fois de plus rien de bien nouveau sous le soleil si ce n'est l'impression d'un texte qui s'essouffle sur la distance et des propos qui pourraient choquer le moins moraliste des lecteurs. Il faut dire que Mohamed Hmoudane place son texte sous les auspices d'une citation de Jean Genet :  "les romans ne sont pas des rapports humanitaires. Félicitons nous,  au contraire, qu'il reste assez de cruauté, sans quoi la beauté ne serait pas." Le lecteur est ainsi, d'entrée, averti.
    Après des tentatives contestataires vouées à l'échec dans une société marocaine policée et cadenassée par un pouvoir autoritaire, "je n'avais plus qu'une seule idée en tête, dit le narrateur, partir, d'autant plus que l'atmosphère chez nous était devenue de plus en plus insupportable,  plus que pesante. Nous étions comme frappés par un malheur indicible."  Ledit narrateur réussit à débarquer en France. Hébergé par son frère Adam, il va faire mille et un boulots pour essayer de s'en sortir.
    Mais notre héros qui n'a rien de vraiment positif (pour le moins mais cela n'est pas  une obligation)  empoche la recette des ventes militantes effectuées pour le compte du Parti et n'a qu'un objectif : obtenir sa « carte de dix ans ».  Pour ce faire, il est près à tout. Il tente sa chance avec Christelle,  mais déchante au bout de trois mois : "Tous mes châteaux de sable s'effondraient l'un après l'autre brusquement. D'une naïveté extrême, je lorgnais non seulement sur la carte de dix ans mais aussi, à long terme, sur l'héritage (...)"
    Avec Karine il convolera en justes noces et s'ouvrira ainsi la voie de la régularisation administrative, ce qui n'empêche nullement les propos critiques sur le masque de l'intégré,  revêtu pour faire bonne figure dans le couple, avec les amis, avec les collègues bien évidemment laïques du collège...
    Tout cela va se solder par un divorce et un retour fissa au Maroc.  Après quelques illusions laissées au vestiaire et une dose supplémentaire de bile déversée, retour à Saint-Denis : "C'est là où je vis le mieux ma condition d''indigène'.  Je vous laisse cogiter cette équation trop évidente ou alors pas assez : Paris = métropole - banlieue = ancienne colonie..." Voilà qui est peu original et démago à souhait. Le texte avance, un brin pompeux ("Écrire c'est aussi payer, mots et phrases sonnants,  le prix fort de la liberté"). Un premier texte nourri peut-être plus par le ressentiment que par la cruauté et qui se termine sur cette confidence : "les [les pages du livre]  noircir était pour moi une question de vie ou de mort. De vie surtout.  Cette dernière phrase fait peut-être tout le livre (sic)." Fonction  "vitale", prophylactique donc de la littérature. Pour l'auteur s'entend.

    La Différence, 2005, 123 pages, 14 euros

  • Nuit obscure

    Li Ang
    Nuit obscure


    Li ANg.gifCe troisième roman(1) traduit en France d'une romancière taïwanaise de Taipei pourrait être rebaptisé "Tartuffe à Taiwan". L'intrigue est simple mais habilement excitante : un étudiant en philosophie (Chen Tianrui) vient, au nom de hautes valeurs éthiques, servir une soupe moralisante à un riche chef d'entreprise (Huang Chengde) et le prévenir contre sa femme et son ami. Tous deux seraient amants. Mais, Ye Yuan, le (faux) ami est aussi, en journaliste informé et introduit, vrai dispensateur d'utiles et lucratives informations boursières. Huang Chengde est un homme d'affaire qui, grâce aux confidences du chroniqueur financier, maintient son entreprise en vie et s'enrichit en spéculant.
    Ye Yuan, le journaliste, pétri de confucianisme par son père, est bien un bourreau des cœurs. Marié, il n'en multiplie pas moins les conquêtes, délaissant aujourd'hui ce qu'il a adulé hier. Séducteur électrisé par une frénésie mimétique mise en lumière par le philosophe René Girard, il convoite ce qui ne lui appartient pas : les femmes comme les actions en Bourse. Là est sa quête de la perfection. Sur les écrans magnétiques, à mesure que s'affiche le cours des actions, que les chiffres mobiles défilent et que les cases lumineuses clignotent, l'angoisse du boursicoteur monte au point parfois de "perdre la boule". Cet écran devient un personnage oppressant, sur lequel nul n'a vraiment prise. Insaisissable il devient, pour Ye Yuan, objet de toutes les convoitises. C'est aussi pour posséder la femme de Huang Chengde que Ye Yuan couche avec Li Lin. Cette Bovary en kimono a longtemps été une épouse modèle, intègre et respectueuse de l'éducation paternelle, où la tradition japonaise se marie harmonieusement à l'enseignement confucéen des trois obéissances (au père, au mari et au fils) et des quatre vertus (chasteté, modestie, décence et ardeur au travail). Pourtant, c'est totalement et parfaitement soumise qu'elle s'offre à son amant.
    Ding Xinxin, la seconde maîtresse de Ye Yuan, est plus insaisissable. Sa jeunesse et sa sensualité en font un objet de désir et de convoitise. C'est bien pour cela que l'amant ne veut pas se séparer d'elle. Pourtant, lorgnant un poste aux États-Unis, la belle jeune femme cédera aux avances de Sun Xinya, universitaire snob qui se pique d'anglicisme et qui entend enrichir la sacro-sainte théorie de la gestion financière et industrielle des lueurs de l'empire du Milieu portées par le Yij Jing,  Laozi et Sunzi.
    Nuit obscure décrit une société taiwanaise travaillée par les frustrations de l'enfance, minée par un esprit de compétition et de réussite, de domination virile et de rivalité masculine, par le mensonge et l'arrivisme, le tout sur fond de culture japonaise (rigorisme pour les femmes et licence pour les hommes). Mais, dans cette société surdéveloppée, capitalistique et techniciste, l'irrationnel et le besoin de se réfugier dans des croyances ancestrales n'ont pas disparu : pratiques divinatoires,  astrologie, tantrisme... Que va faire Huang Chengde ?  Doit-il se conduire en homme d'honneur et tout perdre ou doit-il accepter d'être cocu pour conserver position et argent ? L'extatique et assidu étudiant pousse le vieux Huang Chengde vers la première solution.  Pourtant, ce petit marquis de la vertu n'est pas, lui aussi, sans arrière-pensées.  "Dans ce gouffre où triomphent les vices", tous ces tartufes feraient de leurs concitoyens des misanthropes, pressés, comme dit Molière, de "chercher sur la terre un endroit écarté où d'être homme d'honneur on ait la liberté"...  Voilà qui ne diffère en rien du vieil adage kabyle : "qui veut que l'honneur regorge monte à la montagne et se nourrisse de glands"...

    1.- La Femme du boucher, Seuil, 1980 réédité chez Flammarion en 2007 et Le Jardin des égarements, Editions Philippe Picquier, 2003


    Traduit du chinois (Taiwan) par Marie Laureillard, Actes Sud 2004, 194 pages, 17,90 €

  • Un Été sans juillet

    Salah Guemriche
    Un Été sans juillet

    14608_2659486.jpgJournaliste et écrivain algérien, installé en France depuis 1976, Salah Guemriche signait là son troisième roman. Après le VIIIe siècle et la bataille de Poitiers(1), après l'exil algérien dans une France où islamistes et extrême droite s'acoquinaient à qui mieux mieux(2), Salah Guemriche transporte son lecteur au cœur de cette année charnière dans l'histoire de l'Algérie indépendante : 1962. L'homme a des convictions. Il les défend publiquement
    dans ses livres comme dans les pages des gazettes nationales.
    Il n'hésite pas à aller à contre-courant, à heurter la doxa de certains cercles bien pensants, à lever quelques tabous de l'histoire nationale algérienne et à se gausser de la pruderie et de la pudibonderie religieuses. Placé sous les auspices de saint Augustin, d'Apulée de Madaure, de Jean Amrouche, d'Albert Camus, de Malek Haddad et surtout (même s'il n'en est jamais question dans le roman) du Mohamed Dib de La Grande maison, Un Été sans juillet est de cette veine-là : courageuse, iconoclaste et furibarde.
    Été 1962, à Guelma. À l'intérieur de Dar Ouled Naïl, la grande maison, cohabitent onze familles. La ville et cet espace intérieur sont vus et décrits par un jeune adolescent, Larbi Foulène. Larbi assiste impuissant à la fin d'un monde et à l'accouchement douloureux d'un nouvel ordre. En cet été 1962, les temps nouveaux se bâtissent sur l'injustice. L'imposture plastronne. Les vols sous couvert de réquisitions de biens vacants se multiplient. Déjà la terreur idéologico-religieuse commence son travail de sape dans une société exsangue et délitée. L'OAS lâche ses dernières grenades.
    Dans le flot des malheureux qui quittent fissa l'Algérie, laissant derrière eux le temps et l'espace comme en suspens, il y a François, le copain de Larbi. Sa famille a fui. Une fuite précipitée et quasi clandestine. François n'a pas averti Larbi de son départ. C'est Mme Berardi, sa voisine de palier, qui annonce la triste nouvelle au gamin qui en verra d'autres. Les temps sont cruels et injustes. Larbi sera le témoin malheureux des exactions de ces nationalistes de la vingt-cinquième heure, ces fameux "marsiens"(3) d'autant plus vindicatifs qu'ils ont été longtemps planqués, d'autant plus accusateurs qu'il faut vite se faire une place au soleil. Après le départ de son ami, Larbi va encore pleurer le meurtre antisémite de son oncle, le juif Joseph Lévy, dit Krimo, converti à l'islam par amour pour Aldjia, sa tante paternelle. Il sera impuissant face aux persécutions qui tueront la pauvre Mme Bérardi. Il assistera au procès "défouloir" qui condamne de vrais anciens harkis. Il sera blessé par le lynchage fomenté par de vrais imposteurs contre de prétendus harkis, ci-devant authentiques combattants de l'ombre, comme par les vols des biens vacants ou les luttes pour le pouvoir. Larbi ne participera pas à la liesse de juillet 1962 célébrant l'indépendance de l'Algérie. Quelques jours auparavant, il est victime, avec quatre de ses copains, d'un attentat. Il restera dans le coma pendant un mois et perdra momentanément la mémoire. Un vent d'éclipse a soufflé dans la tête du gamin, ce même vent qui depuis juillet 1962 souffle sur le pays. Les écrivains algériens semblent bien en avance sur la recherche historique et parfois sur la société elle-même. À tout le moins, la littérature offre des instruments dont les uns et les autres ne disposent pas. Ainsi, par un génial tour de passe-passe littéraire, mêlant vérités historiques et imaginaires, Salah Guemriche réussit-il à épargner à l'Algérie cinquante années d'un pouvoir né des convulsions de ce mois de juillet 1962 (mais en gestation depuis 1954...). Par la force du champ romanesque, l'auteur nettoie l'Algérie des faux héros et des vrais voleurs, de cet islam décharné et formel qui oublie que la révélation n'a pas été faite au nom de Dieu, mais "au nom des hommes". Il envoie valdinguer le nif des hommes, cet honneur masculin qui condamne hommes et femmes au malheur et, en deux beaux chapitres, où l'érotisme le dispute à l'émotion et à la sensibilité, il réintègre les corps et la sexualité dans leurs droits. Il balaie la violence contre les harkis, l'injustice faite à leurs descendants comme celle subie par les Pieds noirs. Du même coup, il dénonce l'antisémitisme et plus largement cette Algérie arabo-islamique qui nie les autres composantes humaines et culturelles du pays : le substrat berbère comme la présence juive et française symbolisée par les deux visages rassemblés de François (le Français) et de Larbi (l'Arabe), "un signe du ciel et la preuve que vous faites bien la paire", dit Pépé Shlomo, le grand-père de François...Avec constance et avec humour, il rend justice à ces Algériennes qui, non contentes d'avoir été, en 1962, renvoyées à leur kanoun (brasero en terre cuite), ont en plus été spoliées de leurs biens et bijoux pour remplir ce "coffre de la solidarité" qui devait aider à renflouer les caisses du nouvel État.
    Comme Larbi, l'Algérie doit retrouver sa mémoire. C'est ce à quoi concourt, entre autres, la littérature algérienne depuis le milieu des années quatre-vingt dix. Mais, comme le montre Salah Guemriche, cela demeure insuffisant.
    Il ne suffit pas de retrouver le passé, encore faudra-t-il cesser de conjuguer le passé au présent pour qu'enfin une nouvelle aube puisse se lever et chasser ce terrible vent d'éclipse.

    1 - Un Amour de Djihad, Balland, 1995
    2 - L'Homme de la première phrase, Rivages/Noir, 2000
    3 - Les "marsiens" sont ces combattants de la vingt-cinquième heure qui, après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, se découvrent une âme d'indépendantiste et de révolutionnaire.


    Édition Le Cherche Midi, 2004, 286 p., 17 euros

  • Le Musée

    Leila Aboulela
    Le Musée


    leilaabo.jpgDans le malstrom migratoire contemporain où le métissage est de bon aloi, l'interculturel mou et l'universel uniformisant, les modernes Roméo et Juliette voient leur union finir non plus dans une mort tragique mais dans un pavillon de banlieue qui, une fois la semaine, exhale les effluves d'un royal couscous réunissant famille et belle-famille. De temps à autre, certaines voix sortent les contemplateurs béats de leur torpeur et de leurs illusions devant ce doux tableau des mariages et autres unions mixtes. Des témoignages, des enquêtes journalistiques, des études sociologiques et des romanciers rappellent que tout n'est pas toujours rose sous le ciel, moderne et universel, des rencontres entre des êtres appartenant à des univers différents.
    Leila Aboulela est une Soudanaise née en 1964 au Caire. Elle a grandi à Khartoum avant de vivre à Londres, en Ecosse en Indonésie et aujourd'hui à Abou Dhabi. Son premier livre, La Traductrice, est paru chez le même éditeur en 2002.
    Dans cette longue nouvelle, elle raconte avec subtilité et émotion, comment les doutes et la culpabilité gagnent Shadia à mesure que croît son intérêt pour Bryan. Shadia est une étudiante soudanaise venue en Écosse pour passer un master en sciences. Au pays, elle a laissé sa mère et ses cinq sœurs. Son riche mais terne fiancé, magnanime et libéral,
    lui a permis de poursuivre ses études à l'étranger. Pendant son absence, il construit la maison, un "véritable immeuble", qui abritera leur hymen, la belle mère, les belles-sœurs et les amis.
    Son avenir est tracé et son monde clos. Shadia est seule en Écosse. Avec un groupe d'étudiants étrangers comptant deux Africains, un Turc et un représentant de Brunei, elle reste à l'écart des autochtones jugés indifférents, au pire hostiles et agressifs. C'est du moins avec cette mentalité, d'assiégé et de parano, que le groupe se vit, dans cette université étrangère. Mais voilà, l'imprévu attend la jeune fille au détour d'un banal échange de cours avec le timide
    mais brillant étudiant Bryan. Culturellement comme socialement, tout sépare les deux jeunes gens. Pourtant, les a priori et les réticences de Shadia tombent devant l'attitude de Bryan. Elle sent aussi que ce qui lui manque de son pays n'est pas ce qu'elle pensait, n'est pas ce qui devrait.
    Mais une banale visite au musée d'Afrique de la ville va creuser dans son esprit un abîme entre Bryan et elle. L'héritage colonial, - les représentations et les certitudes attribuées à l'un, la conscience et le complexe victimaires prêtés à l'autre - en sera l'instrument. Un instrument bien grossier, trop idéologique peut-être, en tout cas bien moins subtil que les premières et intimes interrogations de la jeune fille confrontée à cet autre, bien différent certes, mais si disponible, si disposé. Certains commentateurs voient, dans cette attention portée à l'Autre (avec toutes les ambiguïtés et contradictions de rigueur), la marque de l'identité européenne. Ici, c'est bien Bryan qui tend la main, mais si Shadia retire la sienne, ce n'est pas dans un geste d'hostilité, mais par crainte.

    Traduit de l'anglais par Christian Surber,  Edition Zoé (Genève), 2004, 45 pages, 8 €

  • La Belle du Caire

    Naguib Mahfouz
    La Belle du Caire


    naguib-mahfouz129200830724.jpgLa Belle du Caire est paru en 1945 et ouvre le cycle réaliste que le romancier égyptien, Prix Nobel de littérature, consacre à son pays et tout particulièrement à sa ville, Le Caire. Il y décrit la société cairote des années trente et les rapports de soumission qui obligent les pauvres à devoir vendre leur âme aux puissants. Il décortique les ressorts psychologiques des uns et des autres et, sans aucune méchanceté, montre la petitesse des hommes. Visionnaire, il relate les débats intellectuels qui divisent la jeunesse universitaire sur la société à bâtir.
    Ce roman est enfin et surtout une interrogation dostoïevskienne sur le bien et le mal : tout est-il permis dès lors qu'il s'agit de s'extraire de la pauvreté ? Ihsane est amoureuse d'Ali Taha, son condisciple à la nouvelle université du Caire. Ali l'aime d'un amour sincère et platonique. Moderne, de tendance laïque et socialiste, il aspire à partager sa vie avec une femme qui soit son égale et qui ait toute sa place au sein de la société. Mais les pas d'Ihsane croisent la route de Qasim bey Fahmi. Il ne sera pas difficile pour le riche aristocrate d'illusionner la belle roturière. Trompée sur les intentions réelles de son amant, Ihsane est contrainte, pour éviter qu'un scandale n'éclabousse le puissant, d'épouser un mari complaisant par lui acheté. Les gratifications du bey, l'aisance de sa nouvelle situation au sein de la haute société cairote n'y feront rien : le rêve s'est effondré, la vie et ses horizons ensoleillés se sont voilés.
    L'heureux élu de ce subterfuge beylical est un certain Mahgoub Abd al Dayim, lui aussi étudiant. Il est pauvre, laid, amer et cynique. Pour parvenir à ses fins, pour s'élever dans la société, s'adonner aux plaisirs et jouir de la puissance, le jeune homme s'est forgé une philosophie qui l'affranchit de tout, "valeurs, idéaux, doctrines, principes. Bref, tout le legs de la société." La première partie du roman décrit la pauvreté et la misère de Mahgoub. Son ressentiment et son amertume alimentent cette philosophie de l'existence où le bien et le mal ne comptent pas, n'existent pas. Le vice seul peut lui permettre d'atteindre et de satisfaire ses désirs et ses envies. Le désespoir, l'amertume, le sentiment légitime de l'injustice face à un monde empli d'allégresse quand lui a faim, peuvent-ils justifier une conduite amorale, voire immorale, cette négation du bien et du mal ? Pourquoi en douter quand au sein même de la haute société, derrière le fard de la respectabilité, se cache le vice : "Tous ces gens s'élevaient en suivant ses propres principes, et sans philosopher. Question cynisme et audace, ils le valaient et pire encore." La vie serait idéale et en tous points conforme à sa philosophie si justement il n'y avait Ihsane. Car, revers de la médaille, lui qui se gausse de n'être entravé par aucune chaîne se révèle dévoré par le désir et la jalousie. Mahgoub s'en veut de cette souffrance qui peut-être corrompt "le fruit de sa philosophie et de sa liberté". Le combat intérieur le mine. Sa conscience souffre aussi à la pensée de ses parents qui, après s'être sacrifiés pour ses études, sont aujourd'hui abandonnés par le fils indigne. Mais voilà, Mahgoub jouit de tout ce qu'il convoitait. "Haute fonction, ambition, prestige, alcool, femmes, argent, nourriture, luxe... il avait tout. Comment laisser un père impotent, des idées morbides, une jalousie démente, lui gâcher ce plaisir ?" Il a tout. En apparence du moins. Car au fond, il n'a rien, surtout pas l'amour, et il n'est rien, juste un jouet entre les mains de plus puissants que lui. Cela marque t-il l'échec de sa philosophie ? Tout n'est que tromperie et mensonge. Le coup de théâtre final sonnera la fin de ses illusions.

    Traduit de l'arabe égyptien par Philippe Vigreux, Denoël, 2000, 312 pages. Disponible en poche chez Gallimard Folio, 2001