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  • Chamboula

    Paul Fournel
    Chamboula


    paulfournel.jpgPaul Fournel est président de l'Oulipo. Voilà qui peut fournir une indication sur l'écriture de ce livre, un des meilleurs sur le sujet - l'irruption de la modernité dans le « Village Fondamental » et les processus migratoires - où l'auteur pousse loin le jeu des possibles et des bifurcations, les jeux de la langue et des mots. Le registre est simple, fluide et ludique. La phrase est courte. Le récit ou plutôt les récits sont livrés en brefs chapitres. Les histoires sont mêlées. Les scénarios, entremêlés et malaxés, coulent en arborescence. Les images et les expressions claquent, limpides et éclairantes. Les diverses directions empruntées par les personnages et les événements du récit  - en fait plusieurs en un seul - ne peuvent se résumer au simple fait d'une forme narrative particulière, propre à susciter chez le lecteur des émotions et des (re)constructions mentales. Plus fondamentalement, elles disent le champ des possibles,  la croisée des chemins et la multitude des options. Le jeu infini des causes et des effets. « L'histoire a plus d'imagination que les hommes » écrivait déjà Marx. Mais lorsqu'un poète tient la plume pour écrire cette histoire...

    Chamboula raconte donc l'irruption de la modernité - de la civilisation comme le dénonçait déjà le marocain Driss Chraïbi - dans un village africain. Chamboula est une charmante et efficace dénonciation du colonialisme et du néo-colonialisme, du pillage des richesses et de la corruption des dirigeants africains. Il décrit l'immigration, celle des clandestins et celle, « choisie » des cerveaux. Les bandes armées y sont instrumentalisées par des organisations internationales et les guerres tribales fomentées pour enrayer d'improbables processus démocratiques. Les profits des marchands et autres combinards se payent par la déstructuration sociale et culturelle. L'argent fait roi, la beauté et la connaissance prennent l'escalier de service.

    Cette présentation est bien grave et bien aride comparée à la subtilité, l'élégance et l'humour de cette fable qu'il est impossible de résumer. Chamboula s'ouvre sur l'arrivée d'un réfrigérateur dans le « Village Fondamental » et se referme sur une ville pour retraités blancs. Entre, plus d'un siècle d'histoire moderne et des personnages savoureux et emblématiques. Il y a là la belle Chamboula, mais aussi Boulot, figures de l'immigré ; SAV, le marchand représentant d'une firme étrangère, le chef du village, corruptible et corrompu, Kolou le chef lui des « Rienfoutants », Bami qui rêve de devenir un footballeur de renommée planétaire, Grandes cuisses qui veut lui devenir cycliste et faire le tour du Fasso, M.Trigalop, lui, se frotte les mains à l'idée d'ouvrir un village-vacances... Il y a des « crocodiles révolutionnaires », l'âme des morts pleure sous la forme de geysers noirs et la main d'un ancêtre sort de dessous terre pour pousser la première pierre de la ville en construction...
    Quand la modernité frappera le « Village Fondamental », ils seront deux à partir. La belle Chamboula et Boulot. Chamboula ira recréer un village de femmes, « quitter le bruit et l'agitation des hommes venus d'ailleurs, ou transformés par la nouvelle vie et qui ne savent plus respecter la beauté. Pire encore, ils ne savent même plus la reconnaître. » Il est vrai que « les femmes n'ont jamais raison sur la vitesse du monde ».
    Boulot, figure multiforme de l'émigré-immigré, clandestin débarqué au métro Château d'eau ou intello de la rue d'Ulm, représente aussi la curiosité, l'initiative, l'intelligence.
    Quand l'histoire se termine, personne n'a pu ralentir, freiner et encore moins arrêter « la vitesse du monde ». Personne n'a pu non plus éclaircir « le regard noir de la modernité ».
    « La situation est normale
    »...

    Edition du Seuil, 2007, 343 pages, 20 €

  • Harlem

    Eddy L.Harris
    Harlem


    jpg_harris_c_sylvie_biscioni-03386.jpgUne scène ouvre le livre et revient plusieurs fois hanter le récit : le narrateur, réveillé par des hurlements, observe de sa fenêtre, dans la nuit, un homme battre violemment une femme. « Je reste à ma fenêtre. Ce que je vois me déchire les yeux. Ce que je ressens dévoile qui je suis. » Cela se passe à Harlem. La mythique, la légendaire Harlem. Harlem « refuge », « La Mecque noire ». Comme le montre l'auteur, « il fallait que naisse Harlem, où les Noirs pourraient être loin à l'écart » de l'injustice. Mais Harlem est devenu un « ghetto », une « zone ». C'est aussi l'histoire d'Harlem que décrit ici Eddy L.Harris,  de l'Harlem idéalisé - et le mythe a la vie dure - à la réalité du début des années 90 : un ghetto sordide, délabré et dangereux. « La route est longue de Harlem-lieu d'espérance à Harlem-terre de désespoir ».
    Pourquoi alors Eddy L.Harris décide-t-il de s'installer, deux ans durant, à Harlem, du côté de la 133e Rue ? Pour témoigner. Pour prendre sa part de la souffrance, son « tour de garde sur le front ». Pour répondre à une autre question « qui je suis ? ». Pour, malgré l'apparent paradoxe, rester fidèle à son père : « mon père à travailler dur pour me déshériter », « (...) il s'est désespérément battu pour m'éviter ce monde-là. » Aussi apprenant les intentions de son fiston, il lui demande : « tu ne regrettes jamais la vie que tu as vécue ? »
    Non ! Eddy L.Harris ne désavoue nullement ce que son père a accompli - « tout ce qu'il a fait c'était pour que je vive » - la « vie privilégiée » qu'il lui a prodiguée. Il ne renie rien : « alors je lui présente mes remerciements et je hurle la réponse à la question de mon père dans l'obscurité de chacune des nuits de Harlem. »
    Il y a bien une filiation, un héritage sans testament comme dit René Char. Certes Eddy L.Harris s'installe à Harlem « comme s'il me fallait être ci ou ça et me contenter de moins, comme s'il me fallait m'emprisonner, tête, corps et âme. » Il est même à deux doigts de revendiquer comme sien ce « lieu que dans leur ignorance crasse, ils [les Noirs] sont suffisamment stupides pour apprécier ».
    Eddy L.Harris va s'efforcer de se conformer à l'image du Noir de Harlem, à « singer » ses frères de Harlem, il va « faire semblant d'être quelqu'un d'autre », tomber dans la « vie insulaire », se « couper du reste du monde du fait de [la] race ou de [la] classe sociale ». Mais « c'est une chose de venir ici, et c'en est une autre d'y être pour de bon » lui dit Ann qui lui ouvre les yeux : « Ce qu'il nous faut, c'est quelqu'un pour nous montrer qu'il y a un autre monde dehors qui est aussi à nous, et que nous ne devrions pas nous contenter si facilement et si aveuglément de celui-ci. C'est pour ça que j'ai besoin de toi. C'est pour ça que ma fille a besoin de toi. Sinon nous pouvons très bien nous passer de toi. »
    Un double « piège » hante les pages de ce récit-témoignage. Celui dans lequel les Blancs sont enfermés, cette perception qui ne voit dans l'autre qu'un Noir, au mieux « un Noir acceptable ». Et l'autre piège, celui dans lequel les Noirs eux-mêmes s'enferment. « N'oublie pas ta race, grand. N'oublie pas ta race » s'entend dire Eddy L.Harris. Mais lui ne veut ni être un noir « acceptable » ni n'être qu'un Noir. « (...) Les arguments que nous avançons pour nous ghettoïser sont les mêmes que d'autres utilisent pour nous exclure et garder le gâteaux pour eux. » « C'est l'isolement qui crée la prison, bien sûr, et comme pour n'importe quelle prison, il y a réclusion de part et d'autre des barreaux. »
    Eddy L.Harris veut être « un homme tout court » ! Il retrouve les paroles paternelles : « essaie de te créer ton petit monde et ne laisse jamais personne te dire qui tu es ou comment tu devrais être ; même pas moi. C'est toi seul qui décides. »
    « Je ne suis prisonnier ni de Harlem ni de la couleur de ma peau » écrit Eddy L.Harris qui refuse la double assignation, celle des Blancs comme celle des Noirs, brandit une double récusation et revendique le « choix », la possibilité de « choisir » même si « un Noir est défini par certaines réalités statistiques et par le domaine le plus restreint des possibilités. » Il n'y a aucune naïveté ici, Eddy L.Harris sait bien que malgré les efforts consentis pour s'en sortir « la vie n'est pas devenue meilleure, ni même restée pareille ; non, c'est devenu pire. L'espoir a étouffé et soufflé, ici, dans les rues de Harlem. Toute trace d'espoir s'est effacée. »
    Pourtant, écrit Eddy L.Harris, « j'ai grandi dans la certitude de pouvoir faire tout ce que je souhaitais et être qui je voulais. Je pensais avoir droit à tout, pouvoir être noir et en même temps être davantage que simplement noir. J'ai toujours voulu être davantage.
    Je n'ai jamais accepté de contrainte.
    »
    « La vie est une question de choix, j'en ai pris le parti, la vie et les mauvaises passes où nous nous trouvons. Tout ce réduit à ce que nous choisissons, et à ce que les autres choisissent pour nous. »
    De sa fenêtre, Eddy L.Harris observe cet homme qui continue de frapper et de frapper cette malheureuse femme. Les coups pleuvent et les cris déchirent la nuit de Harlem. Que va faire Eddy L.Harris ?

    Edition Llana Lévi, collection « Piccolo », 2007, 281 pages, 10 €

  • L'Affaire Bellounis, Histoire d'un général fellagha

    Chems Ed Din
    L'Affaire Bellounis, Histoire d'un général fellagha. Précédé de Retour sur la guerre d'Algérie par Edgar Morin


    OL476819M-M.jpgQui se souvient encore de cet épisode de la Guerre d'Algérie? Qui se souvient de ce « général », militant messaliste de la première heure, monter au maquis,
    chef d'un groupe MNA qui, entre avril 1957 et mars 1958, passera un accord avec l'armée française pour « pacifier » l'Algérie c'est-à-dire débarrasser le pays de l'ALN ?  Pourquoi Bellounis passe t-il cet accord verbal avec les autorités locales? Quels en étaient les termes ? S'agissait-il d'une ruse de guerre du militant indépendantiste ? D'un ralliement voir d'une trahison?
    Pour une partie de la gauche française de l'époque, il ne faisait aucun doute que Bellounis était un traitre. La mémoire en a conservé quelques stigmates. A lire les références historiques sur cette affaire, force est de constater qu'à de rares exceptions (notamment Bernard Droz et Evelyne Lever, Histoire de la Guerre d'Algérie, éd. Seuil, Points Histoire, p.108) l'historiographie voit en Bellounis un traitre (Mohamed Harbi, Le FLN mirage et réalité, Les éditions Jeunes Afriques, 1980 réédition, 1985, p. 151,157 et 161) ou, un maquisard messalite qui « rejoint directement l'armée française » (Benjamin Stora, La Gangrène et l'oubli, éd. La Découverte, 1992, p.143 ou Histoire de la guerre d'Algérie, éd. La Découverte, 1993, p.36).
    Le document que publient les éditions de l'Aube apporte un tout autre éclairage. Il a été rédigé en 1959 par un auteur anonyme. Cette pièce a versé au dossier de l'histoire de cette guerre et notamment des rapports MNA-FLN mérite l'attention pour une double raison : il s'agit du seul document qui, de l'intérieur même du groupe Bellounis, relate cet épisode; ce texte brille par le souci d'objectivité et de rigueur de son auteur qui, d'entrée et fort honnêtement, place le lecteur dans une position critique : « posons clairement que outre que, tout en se réclamant de la plus complète objectivité, nos sources sont unilatérales ».
    Le document montre comment au début de l'année 1957, le groupe Bellounis, confronté à la fois à une offensive du FLN et à des actions répétées de l'armée française, est au pied du mur. Seules deux portes de sorties se présentaient alors : se rallier à l'armée française ou se rallier au FLN. Hostile - pour nombre de militants et maquisards messalistes il s'agit d'un euphémisme -  aux « frontistes » et à leurs desseins hégémoniques, sans doute aussi quelques peu mégalomane ou naïf, Bellounis échafaudera une autre solution. Bellounis qui « avait une très haute opinion de sa personne » écrit non sans malice le rédacteur de ce document « en vint à l'idée de traiter avec la France de puissance à puissance » (sic). Ce qu'il propose aux autorités militaires ce n'est pas un ralliement mais une sorte de trêve. « Bellounis n'avait quant à lui     aucun doute sur l'inestimable chance qu'il offrait aux Français en leur proposant un pacte. Il se considérait suffisamment pour cela » note l'auteur...
    Et voilà donc Bellounis et son armée, - l'ANPA - qui reçoit des autorités françaises armes, munitions, argents, médicaments.... En contrepartie l'autoproclamé général  s'engage à lutter contre le FLN mais aussi à ne déposer les armes « qu'après la solution du problème algérien ».
    Dans sa stratégie qui consiste à mettre en place des contre-maquis aux maquis de l'ALN, l'armée française réussira avec Bellounis autrement mieux qu'avec l'épisode kabyle des Iflissens qui s'est soldé en 1956, pour les autorités coloniales par un désastre (voir Camille Lacoste-Dujardin, Opération oiseau bleu, La Découverte, 1997).
    Certes, d'une centaine d'hommes en mai 1957, l'armée de Bellounis comptera au début de l'année 1958 près de 8 000 hommes, armés, encadrés et, si l'on en croit le rédacteur de ce document, convaincus qu'un jour ou l'autre il faudra bien « remonter au djebel » et reprendre la lutte pour l'indépendance, c'est à dire mettre un terme à cet accord qui n'est qu'  « une mise en veilleuse » de la lutte contre la France.
    L'armée de Bellounis respectera - en partie seulement - les termes de l'accord. Ses rapports avec les autorités militaires seront marqués par la méfiance et une tension, perceptible dès septembre 1957. Les pressions de l'armée française seront continuelles et croissantes, au point qu'en mars 1958 Bellounis ordonne à ses hommes de reprendre le maquis.
    Il semble que l'échec de Bellounis - qui trouvera la mort en juillet 1958 au cours d'un accrochage avec une unité française - soit moins liée à la réaction française qui passe à l'offensive le 21 mai 1958 contre un groupe de Bellounis, qu'à l'incapacité du « général » messaliste à gérer politiquement les fruits d'un montage militaire qui dans un premier temps et sur le terrain sert ses intérêts. Il ne saura jamais faire valoir l'intérêt de son « bluff » à la direction du MNA et à Messali Hadj en premier lieu qui, suspicieux, croient à l'existence de clauses secrètes et refusent de se prononcer sur cette expérience. Insuffisance politique aussi, face à une dissidence menée par l'un de ses hommes à laquelle il opposera une politique d'épuration là où sans doute la conciliation lui aurait permis de maintenir intact  son armée et ses forces.
    Honneur aux vainqueurs, malheur aux vaincus. Le FLN ne s'est pas privé d'exploiter cet épisode de sa guerre contre le MNA. C'est ce que rappelle Edgar Morin dans sa présentation. Après la liquidation physique des hommes du MNA, la propagande du FLN va procéder à la liquidation morale d'un mouvement qui avait sans doute les mêmes ambitions monopolistes : « les messalistes furent traités par le FLN de traitres, policiers, collaborateurs des Français, et beaucoup d'intellectuels français de gauche en demeurent encore persuadés ».
    Edgar Morin dit n'avoir jamais renoncé à ce « devoir de restitution historique » depuis cette année 1959 où, de « façon mystérieuse »  ce texte lui parvient à Paris. A l'époque, celui qui participa à la création du Comité des Intellectuels contre la guerre en  Afrique du Nord ne pu publier ce texte : « montrer que les gens qui combattaient pour l'indépendance algérienne n'appartenaient pas tous au FLN perturbaient le manichéisme de guerre (...). Il y avait bel et bien une mythologie FLN et celle-ci écartait tous les éléments gênants qui pouvaient la contredire ».
    Dans sa présentation Edgar Morin ne se contente pas de contribuer au rétablissement de la vérité historique et partant à montrer la complexité de la Guerre d'Algérie. Non, il fait un parallèle entre cet épisode et la situation de l'Algérie de la fin des années 90.  

    Edition de l'Aube, 1998

  • Sommeil du Mimosas

    Amin Zaoui
    Sommeil du Mimosas


    amine zaoui.jpg"Pluie de balles. Festin d'une mort multicolore. "Partons d'ici. Mais où allons-nous?" Lina fêtera son huitième anniversaire, le dix-sept mars prochain : " nous allons là où nous trouverons les rails !".
    Au dessus de nos têtes le ciel n'est qu'un vaste vide sans clémence.
    "

    Ainsi commence La Sonate des loups, la seconde nouvelle du livre d'Ami Zaoui intitulé Sommeil du mimosa qui est aussi le titre de son premier récit. Voila, en quelques mots, résumé l'univers de ces deux textes: la mort, un quotidien vide et borné et l'irrépressible besoin humain de fuir, de donner un sens à l'existence.
    Dans Sommeil du mimosa, Mehdi tout nouveau directeur du service funéraire de la ville d'Oran est englué dans une existence sans intérêt. Dans son appartement-bocal il cherche à fuir sa solitude en volant quelques occupations quotidiennes d'une autre solitude, celle de sa voisine Racha et de ses filles, Soha et Salwa. Par une convention tacite, un naturel et particulier instinct de survie, chacun guette l'autre, épie ses faits et gestes, alimente ses journées des habitudes de l'autre.  "Torture de deux solitudes : la sienne et la mienne". Le bocal n'est plus seulement cet espace clos, borné, circulaire, il est aussi cette transparence qui fait de son occupant le locataire du vide.
    L'amour, même fantasmé, et le vin ouvrent bien quelques brèches. Mais ces échappatoires, ces "fissures ouvertes sur les murs de la solitude" ne suffisent pas à laisser entrer dans ces vies brisées la lumière de l'horizon.
    Il faudrait fuir. Partir vraiment. Comme le père de Mehdi qui n'a pas hésité à abandonner femme et enfants pour "choisir sa mort" et se retrouver à Alep. Aidé en cela par un ami écrivain, Mehdi finira par partir mais d'une bien originale façon.

    Partir c'est aussi ce que conseille la mère de Bakh à son fils dans le second récit. Elle vient chaque semaine ravitailler son rejeton cloîtré depuis 47 jours dans son appartement-refuge, sa "garçonnière" comme il le dit. Sa porte est en fer blindée, attentif au moindre bruit suspect dans l'escalier, il vérifie plusieurs fois par jour le système de sécurité et s'empresse d'éteindre la lumière à la moindre alerte. La nouvelle colle au drame algérien :  Bakh, journaliste passionné de Derrida, ce "juif algérien, enfant errant de Bab el Oued", se terre dans son appartement après que Jamila, la femme qu'il aimait ait été égorgée. Et tandis que "les minarets hurlent comme les loups", tandis que "Dieu est absent de nos cieux, séduit par la "victoire" des talibans à Kaboul" les morts et les assassinats défilent. D'ailleurs, "il n'y a plus de mort, il n'y a qu'une tuerie". "Les renards ont vidé la mort de sa taille mystique" écrit Amin Zaoui.
    De dehors il entend les tirs, les sirènes, les ambulances, les patrouilles militaires, les contrôles de police musclés. Il y a aussi, aperçu à travers les persiennes, un homme qui, depuis plusieurs jours, rôde autour de l'immeuble... De sa fenêtre Bakh voit sa ville, Oran, poursuivre sa descente aux enfers, "encerclée, envahie par les monstres". Avec l'évocation de la ville qui aurait été fondée au dixième siècle par des marins andalous, Amin Zaoui remémore les noms de Roblès, Camus, Sénac, brosse le portrait de H'Lima "fille d'un père français et d'une maman algérienne" ou celui de Pedro Legrand, Oranais d'Andalousie, "communiste, maquisard au côté du FLN pour l'indépendance et la liberté (...) trahi derrière le comptoir de son petit restaurant par un de ses clients" devenu une semaine plus tard "Emir". A Oran, Alger, Lyon ou Washington "les émirs poussent, les minarets poussent et les fatwas poussent aussi".
    Il y a aussi la figure de Reinette l'oranaise. Bakh, au cours de son service national va brancher une cassette de la chanteuse sur le haut parleur de la mosquée : "une juive élève sa très belle voix depuis le toit de la mosquée". Tout un symbole.
    Comme est symbolique aussi la place des femmes dans ces deux récits où Amin Zaoui rapporte combien "les minarets bavards injurient les femmes" et rendent licites des pratiques inhumaines
    A l'instar de cette princesse chinoise qui découvrit la soie parce qu'une petite boule de cocon tomba dans sa tasse de thé, Bakh "attend la tombée d'une boule magique entre les mains de l'ange dormant", sa fille Ismahane. D'ici là, cet amateur impénitent du ballon rond décide, "libéré de la peur ou de la vigilance" de se rendre à une rencontre de football...

    Amin Zaoui est né en 1956 dans l'ouest de l'Algérie. En 1994, alors qu'il accompagnait sa fille à l'école, il échappe à un attentat. Un an plus tard il est accueilli  par le Parlement des écrivains de Strasbourg. Il résidera un temps à Caen, ville membre du Parlement dite "ville-refuge" "pour tous ceux dont la liberté d'expression et la vie même sont menacés". Comme directeur de la Bibliothèque nationale d'Algérie, il sera limogé pour avoir invité le poète Adonis dont la conférence déplue dans les milieux conservateurs et les cercles dirigeants (voir Le Matin du 28 octobre 2008).
    Depuis 1981 Amin Zaoui a publié de nombreux romans et nouvelles en arabe ainsi que deux essais en français. En 2003 il faisait paraître un essai intitulé La Culture du sang, fatwas, femmes, tabous et pouvoirs (au Serpent à plumes) dans lequel il dénonçait bien des travers des sociétés arabes. Son dernier roman, La Chambre de la vierge impure vient d'être publié par les éditions  Fayard.

    Edition Le Serpent à plumes, 1998, 156 pages


  • Hammam & Beaujolais

    Nadia Khouri-Dagher
    Hammam & Beaujolais


    9782914773188.jpgLibanaise vivant en France, Nadia Khouri-Dagher est journaliste et essayiste. Spécialisée dans le monde arabe, auteur de nombreux reportages sur les « émigrants » (elle préfère ce terme à celui d'immigrés), elle interroge depuis une vingtaine d'années les questions culturelles et identitaires. Hammam & Beaujolais est un lexique où depuis le mot « accent » jusqu'au mot « zut » en passant par « Andalousie », « épices », « femmes », « islam », « manif » « quartiers », « Sans-culottes »... elle revient sur ces questions, sur un mode plaisant et personnel, en s'appuyant sur un dictionnaire subjectif, intime parfois et, in fine, utile à tous. Car la légèreté du propos ne doit pas masquer le fait que le prétexte de ce livre est un sujet essentiel pour nos contemporains : le dialogue du particulier et de l'universel, la question des appartenances plurielles, des identités composites et changeantes. Comment tout en respectant l'universalisme de l'humanité ne pas nier les différences, les formes particulières d'être au monde et à soi ?
    Avec simplicité - mais non sans profondeur - Nadia Khouri-Dagher, revient sur son histoire personnelle et familiale pour saisir les différences, des plus prosaïques aux plus sacralisées, qui distinguent Français et Libanais. Les traditions et les façons d'être peuvent différer, il n'en demeure pas moins qu'elles servent toutes les mêmes desseins : vivre, partager, échanger, aimer... Qu'est qu'être Français alors ?
    À lire Nadia Khouri-Dagher, on retient un art de vivre, une gastronomie, une légèreté et un goût pour l'impertinence, pour la conversation et l'échange (on pense ici à Jack-Alain Léger). La « francitude »  se niche aussi loin des grandes villes, dans les cultures régionales, dans la culture populaire aussi, véhiculée entre autres par son médium n°1 la télévision et par la radio.
    Pour l'auteur, issue d'une société autrement cloisonnée socialement, la France c'est aussi la découverte de l'égalité entre hommes et femmes, la découverte des brassages sociaux... de sorte que « les enfants d'émigrants pourront devenir Français quand ils seront plongés dans la société de France (...) ». « L'Andalousie moi je la vis à Paris », « dans l'Occident métissé » écrit l'auteur. Dans la France mondialisée, de plus en plus métissée, l'idée d'un modèle culturel ou civilisationnel unique, qui fut dans un passé récent souvent hautain et méprisant pour les peuples colonisés ou dominés, s'estompe.
    « Passer d'une culture à une autre est (...) une leçon de relativisme culturel » explique Nadia Khouri-Dagher. Ainsi si le vin - en l'occurrence le beaujolais -  est célébré en France, en Orient ce serait plutôt le haschich qui tourne les têtes. Et de rappeler justement qu'avant que le rigorisme religieux n'étouffe les sociétés arabes, le vin était aussi chanté par les poètes arabes.(1) Le vin et l'amour. Ainsi plaisirs, raffinements, légèreté... ignorent les frontières et savent se jouer des barrières linguistiques ou autres.
    « Mes vingt années d'anthropologie, d'études et de voyages m'ont appris que rien ne ressemble plus à une réunion de famille qu'une autre réunion de famille, l'affection d'une grand-mère à celle d'une autre grand-mère, un rire d'enfant heureux à un autre rire d'enfant heureux (...), la fierté d'une identité culturelle à celle d'une autre identité. »
    Hammam & Beaujolais est un hymne à l'échange, au partage et à la compréhension de l'autre...  Mais le souci, louable, de confondre les fausses différences et de démontrer l'inanité d'un soi disant « choc des civilisations » ne doit tout de même pas faire l'économie des spécificités et de ce que François Julien nomment les « écarts » lorsqu'ils existent. On a parfois l'impression que l'auteur, emportée par son élan et sa volonté démonstrative, en vient à minimiser ces particularités (on pense bien sûr à la question religieuse ou au statut de la femme).
    Pour autant, dans son article sur la joie - érigée en Orient « comme dans bien d'autres pays » en une forme de savoir vivre, Nadia Khouri note : « la joie (...) n'appartient à aucune culture en exclusivité. Mais que la civilisation moderne, soucieuse d'efficacité et de productivité, et qui laisse moins de temps à la convivialité, gomme chaque jour partout un peu plus. » Et si le vrai problème n'était pas les différences culturelles, bien relatives donc, mais plutôt l'émergence d'une nouvelle culture, cette « modernité » froide, techniciste, productiviste (la nouvelle barbarie dont parle Edgar Morin) qui partout valorise rendements, résultats et machines sur les hommes et sur les femmes ?

    1. Voir notamment Muhammad al-Nawâji, auteur égyptien du XIVe siècle : La Joie du vin. L'Arène du cheval bai, traduit de l'arabe par Philippe Vigreux, éd. Phébus, 2006.


    Edition Zellige, 2008, 220 pages, 19 €

  • Les Sables de Mésopotamie

    Fawaz Hussain
    Les Sables de Mésopotamie


    Fawaz Hussein N&B.jpg« Que Dieu tout puissant soit avec toi, mon fils. Va ! Ne t'en fais pas pour moi. Ma mort sera un soulagement pour ta mère et une libération pour moi. Va ton chemin ! Il est terrible qu'il y ait de l'air partout et que mes poumons en soient privés. » Ce sont là les paroles qu'adresse le père du narrateur à son fils sur le point de quitter sa famille et son village pour des études littéraires à Bordeaux. Double symbole ici : l'asthme paternel et l'encouragement à partir. Il faut dire que nous sommes aux confins de la Syrie, à la frontière avec la Turquie, et que Fawaz Hussein est kurde. À en croire certaines sources médicales, l'asthme traduirait un conflit de territoire. Rien d'étonnant dès lors que cette maladie frappe le vieil homme, témoin d'un autre temps où la région ne connaissait pas de frontières et où les hommes étaient libres de circuler sur de vastes étendues ouvertes aux échanges, au commerce et aux courses sans fin sur des chevaux fougueux et puissants. Le vent de la liberté pouvait adoucir alors les rigueurs de la misère. Aujourd'hui, legs du protectorat français et violence du nationalisme arabe obligent, seule reste la misère. Alors, le narrateur, comme tant d'autres, doit quitter les siens, Amoudé, son village, qui semble avoir perdu son âme, sa joie de vivre et ses communautés bigarrées,  fuir aussi l'arrogance des nouvelles populations venues du désert, la terreur des représentants de l'administration, les barbelés dressés tout le long de la ligne de séparation d'avec la Turquie voisine, le béton et les paraboles, symboles d'une modernité envahissante et destructrice.
    Les Sables de Mésopotamie est un récit d'enfance. Le regard qu'un jeune garçon porte sur les adultes et sur un monde en plein bouleversement. Nous sommes dans la région kurde de la Syrie dans les années soixante. Le gamin évolue dans une famille divisée, un père affectueux mais effacé, presque contraint à l'absence, une mère acariâtre et méchante, une belle mère et des demi-frères plus chaleureux, une grand-mère, gardienne des traditions culturelles, Zbéda la tante aussi bonne et douce que ses pâtisseries gorgées de miel... Avec le récit de la geste familiale, Fawaz Hussain recrée la vie du village, évoque quelques pratiques et croyances kurdes, dit la nostalgie d'un autre temps : celui où les langues, les religions et les communautés semblaient faire bon ménage. Celui où les Kurdes vivaient en paix. Si l'irruption du protectorat français au lendemain du démantèlement de l'Empire ottoman marque les premiers coups de boutoirs d'une modernité liberticide pour les Kurdes de Syrie, l'arrivée de l'idéologie panarabiste, du nationalisme arabe et le règne du parti unique signe définitivement la fin d'un monde. Le récit court sur une vingtaine d'années, depuis l'entrée du gamin en classe coranique et la découverte de la langue arabe - enseignement fort heureusement dispensé par un cheikh qui s'exprimait en kurde - jusqu'au sortir de l'université d'Alep. Tandis que les coups d'État succèdent aux coups d'État, tandis que de nouveaux dirigeants renversent les anciens, tandis qu'une nouvelle doxa nationaliste ou socialiste remplace la précédente, pour les Kurdes rien ne change ! La même politique d'exclusion, de vexations, de soumission ! Une politique violente visant à terroriser une population différente et indésirable. Ce n'est pas seulement le kurde que l'on assassine ici. Comme le montre en de nombreuses pages Fawaz Hussain, c'est au nom d'une prétendue unité et pureté arabe que l'on assassine la diversité et la riche histoire d'une terre où cohabitaient kurdes, arabes, arméniens, chrétiens, musulmans...
    Dans ce champ de bataille où les langues et les hommes tombent, où la possibilité même d'un autre vivre ensemble s'efface jusque dans les consciences, où les imaginaires se rétrécissent et s'assèchent, l'enfant voit, lui, son horizon individuel s'élargir : par l'école d'abord, la langue française, les livres, puis, plus tard, l'université, la BD, le cinéma, l'amour aussi avec une belle et fugace romaine. Le legs culturel, comme le statut de minoritaire, peut aussi éveiller à une conscience de la différence. Une conscience non pas repliée sur soi mais disponible aux autres et à la diversité du monde.
    Fawaz Hussain livre ici ses souvenirs sur un ton enjoué. Aucune dramaturgie dans le récit d'événements parfois douloureux. Les mots, comme l'enfance, se veulent curieux et gourmands, de cette gourmandise pour la vie qui, à l'instar des pâtisseries et autres plats kurdes fait briller les yeux de l'enfant et saliver le lecteur. Au cœur de la barbarie dont les adultes ont partout le secret, Fawaz Hussain parvient à préserver un îlot de candeur et de douceur : le temps de l'enfance. Le temps de toutes les promesses et de tous les espoirs. Il faut souhaiter que parmi les possibles à venir, les enfants, les communautés et tous les peuples de la région, ne s'enlisent pas définitivement « dans les sables mouvants et émouvants de Mésopotamie ».

    Edition du Rocher, 2007, 303 pages, 17,50 €

  • Chiens de la casse & La Vie sexuelle d'un islamiste à Paris

    Mouss Benia
    Chiens de la casse

    Leïla Marouane
    La Vie sexuelle d'un islamiste à Paris

    leila_marouane_slideshow_gallery_sfilate.jpgUne tendance semble gagnée les écrivains, jeunes dans la carrière ou plus chevronnée : la « desesperite ». Des « desperate house writers » remplacent ici les « desperate housewifes ». Dès lors qu'il s'agit de rendre compte du parcours social d'un jeune français issu des quartiers, un brin basané ou franchement noir, la voie littéraire choisie débouche fatalement dans une impasse. Cette littérature désespérée et désespérante était illustrée un an plus tôt par les livres de Karim Amellal (Cités à comparaître) et d'Ahmed Djouder, (Désintégration).
    Le propos finit par être convenu, les existences cousues de fil blanc et l'histoire, plus ou moins crédible, sombre souvent dans des épisodes et des chutes artificiels. Le roman n'est pas un bréviaire. Si l'écrivain s'inspire désormais des faits de société et moins des faits divers, n'est pas Dostoïevski qui veut. Substance, densité, vision, complexité, surprise, intériorité... passent à la trappe.
    Pourtant cela n'exclut pas certaines qualités et traduit, même maladroitement, qu'une jeunesse ne demande qu'à vivre. Prenons les deux romans de Leïla Marouane et de Mouss Benia. La première, auteure algérienne confirmée et plusieurs fois primée, dresse le portrait d'un homme de quarante ans qui a parfaitement réussi. Banquier de son état, Mohamed vit toujours chez sa possessive maman. Notre richissime quadra fatigué de vivre dans le populaire et métèque Saint-Ouen décide de déménager pour le luxueux et luxurieux Saint-Germain des Prés. Mais, ballotté « entre deux cultures, et ligoté par la religion » selon la présentation de l'éditeur, l'expérience se terminera mal.
    Les premières pages du roman sont riches de promesses. Mohamed, désireux d'assouvir ses désirs et ses fantasmes se révèle, dans un premier temps, réellement empêtré dans ses contradictions. Il est finalement peu question d'islam ici - le titre, racoleur ou commercial, pourrait tromper - mais des persécutions d'une mère, dominatrice et castratrice, « louve qui ingère ses petits » et des velléités de changements d'un individu qui butent sur les rigidités sociales et les murs des ghettos de riches.
    Leïla Marouane parvient à faire sentir la fragilité du personnage, ses tourments internes. La métamorphose de Mohamed est sous tension et le lecteur commence lui-même à être sur le gril. Pourtant le livre ne tient plus ses promesses. Le récit s'emberlificote entre réalité et fiction, raison et folie, règlements de compte inutiles au sein du microcosme littéraire algérien en exil via le personnage de Loubna Minbar, double de l'auteur, fantasmes sexuels inassouvis, consommation d'alcool à gogo et injection de stilnox et autre Lexomil ad libitum pour se terminer par un échec d'autant plus improbable que le lecteur, du moins le chroniqueur, ne comprend plus grand chose...

    redim_recadre_photo.jpgMouss Benia signe lui son deuxième roman. Récit construit en deux temps : tout d'abord l'histoire qui va conduire le jeune Bouabdellah Benhadji, alias Bob en prison puis, à sa sortie ses tentatives sincères de rentrer dans le rang. Tentatives sincères, mais infructueuses. L'échec là aussi est au bout de la course.
    Dans Chiens de la casse, Mouss Benia, décrit le quotidien de Bob : la cité, les parents, l'absence de perspective, les combines, les arnaques, le deal de shit ou de cocaïne, le goût pour l'argent facile, les rêves et les principes de réalités transmis non plus par les parents mais par ses nouveaux tuteurs que son les séries télévisées, les fréquentations, dangereuses parfois.
    Il laisse entrevoir le parcours des générations, depuis le militantisme citoyen du « touche pas à mon pote » jusqu'à l'incrédulité et la disponibilité pour un islam entreprenant et que l'on devine ici prêt à occuper le moindre espace vacant et la plus petite parcelle de conscience fragilisée. Si l'on peut déplorer le laïus anti-scolaire c'est peut-être pour mieux le dénoncer. De même que certains rappeurs, qui envoient « les petits » au « casse-pipe », en prennent pour leur grade. Le ton est plutôt anti-clérical, la djellaba remplaçant ici la calotte.
    Avec son pote Alain, Bob monte une arnaque pour soutirer un ticket gagnant du Millionnaire à un voisin. Bien sûr le coup foireux foire et Bob se retrouve pour dix-huit mois en zonzon. Cette première partie est la plus réussie. Libéré, Bob essaye de s'en sortir. Il veut « apprendre à conjuguer la vie au futur ». En vain. Il va terminer sa route sur ce qui devait être un gros coup. Une seconde partie peu convaincante, un brin caricatural.
    Le livre est remarquable par le ton adopté. Point de faux-semblants langagiers ici, point de larmes ou de grandes envolées agressives. Ce sont aussi les dialogues entre Bob et Fodé, son copain de cellule. Le récit de Bob est entrecoupé des commentaires de Fodé, savoureux et empreints d'une sagesse aux accents africains.

    Edition Hachette Littératures, 2007, 229 pages, 16 €
    Edition Albin Michel, 2007, 318 pages, 19,50 €

  • La Trempe

    Magyd Cherfi
    La Trempe


    madgyd_cherfi.jpgMagyd Cherfi, l'ex-chanteur du groupe Zebda, possède un trésor : sa sensibilité et sa capacité à la traduire par des mots. Sans tricher. C'est bien l'impression que laisse ce poète, chanteur et désormais auteur. La Trempe est son deuxième recueil de récits après Livret de famille publié en 2004 chez le même éditeur.
    Le livre offre quelques souvenirs d'enfance, des souvenirs qui donnent le ton, et du récit et de l'homme comme cette histoire où, gamin, il sauve le clebs de sœur Marie-Madeleine du sadisme et de la cruauté de ses copains de la cité... quitte à passer pour un lâche aux yeux des autres...
    Taos, la mère, dispensatrice de sagesse kabyle, est omniprésente : « ma mère étouffait dans son impossibilité à nous porter secours ». « Elle s'était effacée au fil du temps pour nous faire plus de place avec en filigrane la prétention de nous sortir de la mouise. » Et cet aveu d'impuissance : « L'amour des pauvres n'a pas de mesure. (...) Maman nous a aimés pour qu'on lui ouvre des portes trop grandes pour nous, pour qu'on allume la lumière alors que l'interrupteur était trop haut ».
    Comme beaucoup de fils de cette génération, (il faut lire de ce point de vue le récent Ahmed Kalouaz, Avec Tes mains,  Au Rouergue, 2009)  lorsqu'il évoque son père, Magyd Cherfi mêle admiration et regrets : « Je n'ai jamais pleuré devant lui dans ma vie d'adulte et je me suis dit pendant la descente du corps : ç'aurait été sympa de pleurer devant lui, qu'il s'approche de moi pour me serrer dans ses bras, sans dire un mot, juste des gestes comme une couverture bien chaude. »
    La retenue, l'honneur à la sauce kabyle qui oblige aux silences, se traduisait chez le père par des « ça va ? », pudique interrogation qui cachait toutes les inquiétudes, toute la tendresse, tout l'amour d'un homme pour ses enfants. Magyd Cherfi raconte une « histoire de fils d'immigré » : « Papa est mort au terme d'une longue maltraitance, il nous fallait un diagnostic. Bien sûr les pauvres meurent les premiers mais si en plus on leur ôte leur dignité, ils meurent en souffrant. Il souffrit. »
    Et cette formule lapidaire : « (...) jusqu'à la fin il avait été plus bougnoule qu'homme et voilà qu'il crevait comme un chien. »
    Autre temps fort de ces récits, l'amour, la vie avec l'aimée mais aussi la crise et peut-être le désamour. L'intimité et les fêlures d'un être à qui on n'a pas appris certaines règles, certaines attitudes.Il y a du courage dans ses confessions car Magyd Cherfi se heurte à une morale, un sens de l'honneur typiquement kabyle qui oblige à cacher, à taire, à rester fort, à toujours « passer pour des hommes »...
    « L'honneur m'a fatigué » écrit Magyd Cherfi qui souvent rame à contre-courant  d'une communauté aux fausses valeurs, d'une société de faux-semblants et d'un public parfois de faux amis.
    Les dénonciations sont puissantes. Les images fortes et concrètes. Magyd Cherfi parle plus avec son corps et avec ses tripes qu'avec sa tête. Les fulgurances poétiques transpercent le texte de part en part. Sa poésie de castagne gronde contre la misère : « J'ai pas demandé la misère, cette chienne que réclame le mythe. J'ai pas besoin de ça. Mon père en a payé le prix pour trois générations, c'est bon ! ». En rage aussi contre la reproduction des inégalités : l'orientation quasi obligatoire, systématique, les voies de garage, la douleur et les pleurs de la mère devant le spectacle de son frère parvenu au « terminus du parcours Jules Ferry » : « Mon frère aîné était en bleu de travail ». C'est ce jour, devant une mère éplorée qui visait pour ses enfants « la cime des hommes » que « je me suis senti devenir méchant » écrit Magyd Cherfi qui demande « pourquoi faut-il naître quand on a la certitude de lécher le caniveau ? »
    L'émotion est bien le maître mot de ce livre. Une émotion qui emporte tout. Jusqu'aux faiblesses d'une écriture prolixe, jusqu'à ce dernier chapitre à la tonalité décalée et même dérangeante où, une fois de plus, l'auteur entre dans l'arène des polémiques publiques. Il ne faut garder ici que la tendresse de Magyd Cherfi. Une tendresse de cœur brisé, une tendresse de gueule cassée mais une tendresse d'un grand cœur et d'une belle gueule.
    La Trempe a reçu le prix Beur FM de l'année 2008

    Edition Actes Sud, 2007,167 pages, 15 €

  • Quarante chambres aux trois miroirs

    Murathan Mungan
    Quarante chambres aux trois miroirs


    h0403.jpgÉtranges récits que ces trois textes qui finissent par n'en former qu'un seul malgré la distance des personnages et l'originalité des intrigues. Quels liens en effet trouver entre Alice Star, une vedette internationale de la musique pop, Aliyé vendeuse dans une pâtisserie d'Istanbul et Ali un jeune garçon englué dans un imbroglio familial et qui aime à se travestir en femme ? A priori aucun n'était le talent et l'imagination de cet écrivain turc auteur prolifique (romans, récits, nouvelles) poète et dramaturge.
    Alice Star est enlevée par Adam, un extraterrestre.  Rapt d'amour selon la tradition turque (et arabe et ce depuis les premières qacidas  ou mo'allaqât, les sept célèbres poèmes préislamiques)  opéré dans la transgression la plus totale des règles intergalactiques qui interdit de faire connaître aux orgueilleux Terriens l'existence d'une autre vie interplanétaire. L'amour comme transgression, l'amour échappant à tout contrôle, voilà bien l'originalité de la planète Terre. Dans cette "variation de Roméo et Juliette adaptée au cosmos", Adam confie à son aimée : "je suis persuadé que des deux planètes différentes nous formerons un nouveau monde. Un monde rien que pour nous". À voir...
    Aliyé s'ennuie à vendre des gâteaux dans une pâtisserie de Beyoglu le vieux quartier stambouliote. Elle se rend compte que ce qu'elle donne en échange de son travail est un sacrifice : le sacrifice de sa vie. Aussi finit-t-elle par céder  à Mouchtik l'élégant et philosophe proxénète qui lui propose rien moins que de traverser le grand miroir qui se trouve dans la pâtisserie et ainsi de changer de vie. "Dans le fond chacun cherche à devenir un autre" enseigne Mouchtik à Aliyé. Elle deviendra une autre jusqu'à perdre  le sentiment de la réalité : "elle avait renoncé à la vie au point de ne plus faire de vœu au moment d'allumer un cierge. Un passé sans promesse d'avenir... Un présent dont aussi bien le passé que l'avenir avaient été pillés... Elle se tenait juste au milieu... Il semblait qu'elle fût perdue".
    Ali, ce jeune garçon coincé entre rêve et réalité, désire être une femme et découvre que les "plus grands mensonges et les plus affreuses hypocrisies" de l'histoire familiale concernent le sexe. Une découverte qui va bien au-delà de la maisonnée puisque "le sexe [est] une folie commune à tous". Entre crises de nerf et mutisme, entre séances d'électrothérapie et visites à des diseuses de bonne aventure, entre trahisons parentales et secrets inavoués, Ali grandit devient homme de loi, se marie et mène une vie en apparence rangée, "normale" pour utiliser un terme qu'enfant déjà il détestait. Mais voilà, ce récit comprend aussi un miroir autrement dit la possibilité d'identités différentes et une multitude d'existences différentes. Ali, qui aime à revêtir la robe de sa mère, comprend, face au miroir qu'il est "un autre"... Ce troisième récit retrouve Alice Star et surtout Aliyé. Un miroir unit le destin tragique de l'ancienne vendeuse de gâteau à celui du jeune avocat.
    Murathan Mungan donne ici trois contes fantastiques et philosophiques aux accents souvent schopenhaueriens  où l'ennui est à l'origine de toute chose, où la linéarité du temps est niée, où la souffrance est le prix à payer des illusions et de l'amour... : "De même qu'il n'existe pas de bon conte, il est illusoire de penser qu'il puisse exister un bon endroit, un bon moment, une bonne personne. Peut-être que l'existence elle-même est une erreur totale. Il se peut que nous menions tous des existences prisonnières de hasards absurdes et que nous perdions notre temps à chercher un ordre sous-jacent".
    Entre rêve et réalité, l'auteur pend plaisir à perdre son lecteur  dans des thèmes différents et des sujets de réflexions essentiels : l'amour, les illusions de l'existence, l'identité et les différences, la sexualité et ses déterminations... Murathan Mungan est un conteur qui donne le vertige.

    Récits traduits du turc par Alfred Depeyrat, Edition Actes Sud 2003, 477 pages, 25 €

  • Les Captifs d'Alger

    Emmanuel d'Aranda
    Les Captifs d'Alger


    p1080836.jpgL'auteur, Emanuel d'Aranda fut esclave à Alger entre 1640 et 1642. Son livre, publié quelques quatorze ans après sa libération, donne la chronique de sa capture et de sa libération. Comme le note en introduction Latifa Z'rari qui a établi le texte ici proposé, la relation d'Emmanuel d'Aranda a connu jusqu'à la fin du XVIIe siècle un réel succès de librairie puisqu'il à été réimprimé pas moins de sept fois après sa parution en édition originale en 1656 à Bruxelles. Il est même fait état d'une édition américaine - jamais retrouvée - en 1796. Ce travail de Latifa Z'rari offre à ce texte la possibilité de sortir du cercle réduit des spécialistes et bibliophiles.
    Comme il était classique au XVIIe siècle pour le genre, Emmanuel D'Aranda respecte l'ordre chronologique et les phases de cette expérience malheureuse. La première partie de l'ouvrage s'ouvre sur le voyage, la capture, la captivité, la chronique du rachat et enfin la libération et le retour au pays. Il est peu question d'Alger ici mais davantage de la condition des captifs et des relations entretenues entre maîtres et esclaves. Emmanuel d'Aranda, acheté par le général Ali Pégelin,  est conduit dans ce qui est appelé le « Bain » c'est à dire « la place destinée pour le logement et la demeure des esclaves en galère ». Celui de son maître contient 550 esclaves. L'on y parle pas moins de vingt-deux langues. Les Turcs pour s'adresser aux esclaves utilisent une langue appelée « franco », un mélange d'italien, d'espagnol, de français et le portugais. Il y a dans ce « Bain » des tavernes tenues par des esclaves chrétiens où les Turcs et autres musulmans de la ville ne sont pas les derniers à venir y boire du vin. Il ne faudrait pas croire que l'esclavage soit une partie de plaisir. Les conditions de vie sont difficiles. Quand le captif n'est pas aux galères, le travail pour le maître est pénible. Les brimades et autres sévices corporelles sont nombreuses à l'exemple de la falaque ou falaca du nom de ce bois long de quatre ou cinq pieds (1,30 mètre à 1,60 mètre) où est attaché le supplicié, les pieds levés vers le ciel pour recevoir sur la plante des pieds des coups de nerf de bœuf ou de câble de navire.
    Les épreuves subies par Emmanuel d'Aranda montrent que l'esclavage est aussi un moyen pour les puissants d'Alger d'obtenir de l'argent supplémentaire par le rachat des captifs. Mais même là, les hommes ne sont pas égaux entre-deux! Un anglais valant deux à trois fois moins cher qu'un Italien ou un Espagnol. « Je parle quand on estime la valeur selon le corps et non au rachat » précise d'Aranda. Plusieurs fois d'Aranda montre que le général Ali Pégelin ou le Pacha d'Alger lui même sont plus intéressés par l'argent qu'ils pourraient tirer de tel ou tel esclave que par sa conversion à la foi musulmane. Ainsi, relatant la demande d'un esclave chrétien désirant « renier sa foi », d'Aranda écrit non sans ironie : « le pacha n'était guère content de cette nouvelle car il estimait davantage les 300 ducats que de faire cette bonne œuvre à son prophète Mahomet ». Les esclaves peuvent aussi être utilisés comme monnaie d'échange contre des prisonniers turcs détenus en terre chrétienne. Le premier subterfuge pour un chrétien capturé est de cacher à son maître  - quand il y a lieu, ce qui n'est tout de même pas la majorité des cas - sa qualité pour lui faire accroire qu'il est de modeste extraction et ainsi diminuer le prix de son rachat.
    A travers le récit de ses  propres mésaventures d'Aranda décrit quelques us et coutumes en cet Alger du XVIIe siècle : les pratiques juridiques, l'opinion « des Africains »  en matière de beauté féminine, l'autonomie du Pacha d'Alger par rapport à Constantinople, sa dépendance vis-à-vis du Diwan ou sa crainte de la soldatesque barbaresque...
    Il est aussi question de cette  « Pâque de Ramadan » qui n'est autre que la fête de l'Aïd. Ces festivités qui durent huit jours sont fort appréciées par les esclaves car « les Turcs donnent le jour de Pâque de Ramadan quelque gratuité : les trois ou quatre premiers jours on ne fait travailler aucun esclave ».
    Dans une deuxième partie l'auteur, visiblement agacé par les récits de chroniqueurs qu'il juge ignorants en la matière, donne quelques éléments historiques sur Alger - émaillés là aussi d'erreurs comme la confusion qu'il fait entre la fondation de cette ville et Cherchell. Il s'attarde sur le moment où Alger  tomba, au XVIe siècle, par la volonté de Barberousse, dans le giron turc.
    Le livre se termine avec 50 relations ou récits particuliers du même d'Aranda qui sont autant de témoignages, de faits, d'événement rapportés de ses deux années d'esclavage.

    Texte établi  par Latifa Z'rari, Edition Jean Paul Rocher, 280 pages, 23€