Jack-Alain Léger
À contre-Coran
&
Danielle Sallenave
dieu.com
Aujourd’hui qu’on nous refait le coup de l’identité nationale – les régionales approchent – revenons sur deux livres bien différents (opposés même) quant à leurs formes mais qui, sur le fond, forment (malgré eux ?) un bel ensemble, décapant et édifiant, roboratif et nécessaire Le style d'abord. Rien de commun entre le ton mesuré (mais combatif) de Danielle Sallenave qui exerce sa réflexion et développe ses nombreux arguments avec le souci "d'apporter la lumière et non de mettre le feu" et le brûlot de Léger qui sans doute en rajoute parfois dans la provoc et la grossièreté mais donne à lire une prose qui, tel un feu d'artifice, illumine dans la grisaille éditoriale et livresque des écrits bien proprets et bien pensants. Il y a des écritures et des pensées de robots comme il y a une urbanité de robot.
Chacun à sa manière cherche à répondre à cette question : "comment accueillir un Autre qui ne soit pas une figure du Même ? Mais comment le respecter dans sa différence sans que celle-ci ruine tout projet de construire un espace commun ?" (D.Sallenave). Chez Léger cela devient : "Notre salut est dans l'ouverture aux autres, le don la générosité, si j'ose dire pugnace. Mais une tolérance, oui, combative. (…) Générosité n'est pas complaisance, encore moins complicité".
Complicité avec qui ? Pour Léger "l'ennemi actuel" serait "l'islamisme" et le danger serait même de "laisser prospérer en France l'obscurantisme islamique (je dis bien : islamique)". Là est l'essentiel du propos même si Léger rejoint Sallenave quand, de manière systématique et construite, elle pointe du doigt les trois monothéismes, les communautarismes - tous les communautarismes, des plus béats, des plus bêlants aux plus belliqueux - mais aussi le libéralisme, le culte de la consommation, l'abrutissement par les "marques", la pornographie… Léger ne dit pas autre chose : "Mais on a voulu nous faire la honte. Les Français sont des ringards. La Raison est une vieille lune. La laïcité, une anomalie dans un monde mondialisé. La Modernité, le Marché, le Spectacle recommandent le communautarisme et la religiosité à l'américaine qui facilitent la crétinisation des masses, donc la consommation".
Nul besoin ici de dresser l'inventaire des provocations et velléités. Pour en rester à l'islamisme, depuis les mises en garde dès 1989 des "deux grandes Elisabeth" (de Fontenay et Badinter, "les authentiques philosophes" dixit Léger) jusqu'aux travaux de la commission Stasi, il est connu. Là où Léger parle de "l'islamisation des esprits" Sallenave sort le grand angle et montre combien le discours religieux envahit toutes les sphères de la société à commencer par la sphère intellectuelle (et d'épingler : Hans Jonas, Vaclav Havel, François Dagognet, Emmanuel Lévinas) et même le processus qui préside à la construction européenne soumis, selon elle, à une pression catholique et qui serait même porteur, via les régions, d'une dérive ethnique.
Alors, allons à l'essentiel : qu'est ce qui serait en danger dans cette France pourtant riche de ses mariages mixtes et de son passé dreyfusard (Léger) ? Ce qui fait le sel de la francité pour l'auteur d'"À contre Coran" : le droit à l'indifférence, "le scepticisme souriant", "l'incrédulité désinvolte", la "légèreté française". Cette joyeuse spiritualité (voir aussi chez Sallenave l'importance du rire et du "gai savoir" nietzschéen) est menacée par les rêches prechi-préchas des prêches et les ternes oraisons de minbar, de chaires, religieuses ou professorales. De manière plus docte, Danielle Sallenave montre avec force argumentaire et démonstration que des menaces pèsent sur la liberté individuelle (face aux prétentions communautaires), sur l'idée d'émancipation (face à l'attachement aux racines), sur la liberté de conscience (face aux croyances religieuses), sur la laïcité et le vivre ensemble républicain (face à un "vivre ensemble" à base de "temples et de supermarchés"). Elle démontre que sous les affirmations identitaires couvent toujours et partout le risque de la confrontation et de la violence.
"Qu'y faire ?" demande Léger. Danielle Sallenave soumet au lecteur un large éventail des possibles. Depuis le retour aux sources de la philosophie grecque jusqu'à la nécessité de repenser les enseignements aujourd'hui bien oubliés, des penseurs de la dissidence (à commencer par Jan Patocka). Mais surtout, elle lance un appel vibrant en faveur de l'athéisme (et non, différence avec Léger, de l'agnosticisme) et de la laïcité (qui n'a rien à voir avec la molle tolérance). Léger citant Michel Onfray abonde malgré tout dans ce sens : "qu'on n'aille donc pas s'exciter sur la pertinence ou non de l'enseignement du fait religieux à l'école. L'urgence c'est l'enseignement du fait athée". Sans jamais verser dans la victimisation, il est à craindre aussi que rien ne puisse changer sans le rétablissement de la justice pour certains de nos concitoyens (notamment pour Léger : "sanctionner avec la plus grande sévérité les discriminations à l'emploi et au logement ; ne pas tolérer le tri au faciès (…), les bavures, les brimades, les humiliations dans les commissariats ou sur la voie publique ; épurer la police de ses éléments racistes : imposer l'équité (…) ; favoriser le brassage social.") . Sallenave montre la nécessité de s'engager dans une résistance de tous les instants et une responsabilisation individuelle qui exige une permanente vigilence. Léger lui, parti "en guerre" contre les "islamophiles" et les "islamistophiles", demande , flanqué tout de même de Voltaire et de Molière, la liberté de critiquer les religions et d'appeler un chat un chat, un tartuffe un tartuffe (qu'il se prénomme Tarik, Dalil ou Fouad), un machiste un machiste (même s'il est musulman) et qu'on fiche la paix à ces "Beurs", "Français, comme vous et moi" qui revendiquent "la liberté, la luxueuse liberté de croire ou de ne pas croire".
Enfin, avec nos deux auteurs, déterrons cette arme si efficace contre les grincheux de tous poils, cette utile distance que Léger appelle le "rire", le "trait d'esprit" l'"anodine badinerie". Comme le rappelle Sallenave, ce sont déjà des rires qu'opposèrent les Grecs à Paul de Tarse tentant de séduire son auditoire par le thème de la résurrection des morts.
Oui avec Léger, reprenons le Falstaff de Verdi : "tutto nel mondo è burla!" Tout en ce monde n'est que plaisanterie."
Edition Hors Commerce, 2004, 165 pages, 12 euros
Edition Gallimard, 2004, 325 pages, 16,50 euros