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  • Alger, La mémoire

    Mohamed Sadek Messikh
    Alger, La mémoire


    numriser0006gz9.jpgSurnommée par les Phéniciens Ikosim, « l'île aux mouettes » Alger a, tout au long de sa longue histoire, connu une succession de dominations et été le théâtre d'affrontements dramatiques, de catastrophes naturelles et autres épidémies dévastatrices. La ville a pendant plusieurs siècles terrorisé les nations européennes par une intense activité maritime. Aucune de ces grandes nations ne put mettre fin à ce que l'on a appelé La Course et réduire cette ville. Le puissant Charles Quint s'y brisa les reins  en 1571. Un siècle plus tard, Louis XIV y expédia par trois fois sa marine pour la bombarder ; en vain. Les expéditions danoise et espagnole du XVIIIe siècle ou anglaise du début du XIXe siècle ni firent rien. Non, il semble bien, après des siècles de canonnades, de feu et de sang, qu'un modeste coup d'éventail va sceller pour cent trente ans le sort d'Alger.
    Mohamed Sadek Messikh, psychologue de formation et amateur passionné d'antiquités, a depuis de nombreuses années, rassemblé une collection de cartes postales, documents anciens et vieilles photos sur Alger.
    Au fil des pages, cette iconographie couleur sépia présente les nombreuses artères et quartiers d'Alger, ses fortifications, ses maisons mauresques, ses mosquées,  sa population, en portrait ou en situation comme ces marchands ou ces scènes au bain maure, devant une fontaine, chez le barbier ou à l'intérieur des maisons...
    Ces illustrations ne portent que sur une période ancienne qui s'étend des origines de la ville (avec la reproduction de monnaies puniques découvertes à Alger) jusqu'aux environs du début du XXe siècle en passant par la reproduction de documents anciens, cartes et autres gravures.
    L'auteur accompagne cette documentation iconographique d'un long texte de présentation historique où dominent les guerres et les affrontements pour le contrôle d'Alger qui sera d'abord et tour à tour punique, romaine et berbère. C'est  en effet au Xe siècle que le fils de Ziri ibn Menad de la dynastie ziride fonde une ville nouvelle à l'emplacement exacte de l'ex-Ikosim, complètement ruinée, et qu'il l'a nomme El Djezair beni Mezghana du nom de la tribu berbère sanhadjienne. Alger passera sous le contrôle des Almoravides, des Almohades, de la dynastie Hafside, des Mérinides... avant « d'inaugurer » au XVIe siècle avec les fameux frères Barberousse une nouvelle et bien relative domination ottomane.
    Pour reprendre une citation  d'Henri de Grammont extraite de l'ouvrage Alger « en proie à l'anarchie perpétuelle et à un désordre inimaginable, [est] cette singulière ville cependant riche et heureuse ». Une richesse qui repose bien évidemment sur les fruits de la course et un bonheur qu'il convient tout de même de relativiser non seulement par les nombreuses émeutes qui régulièrement ensanglantent Alger mais aussi  par les épidémies de peste et période de famine qui de manière récurrente au cours des siècles ravagent le pays.
    En fin d'ouvrage  Mohamed Sadek Messikh accorde une attention  à la population de la ville - si diverse -,  à ses mosquées, à la maison mauresque, aux souks d'Alger et à son système d'alimentation en eau qui, et cela en surprendra plus d'un aujourd'hui,  a longtemps permit à ce liquide précieux d'y couler à profusion.

    Edition Paris Méditerranée, 1998, 26,60 € (réédition  Du Layeur
    édition, 2000)

  • Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio

    Amara Lakhous
    Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio


    lakhous_amara_author.jpgUn immeuble Piazza Vittorio à Rome, là même ou Vittorio de Sica tourna quelques scènes de son Voleur de bicyclette en 1948. Proche de la gare centrale, Piazza Vittorio est « l'unique quartier multiethnique du cœur historique de Rome ». À l'intérieur, un ascenseur devenu objet et symbole de tous les conflits, caisson où se cristallisent les différences sociales, nationales ou culturelles. Trois disparitions occupent le lecteur. Tandis que Lorenzo Manfredini, surnommé « Le Gladiateur », est retrouvé raide mort dans l'ascenseur, Amadéo, volatilisé dans la nature, est soupçonné, par la police et une partie de la presse, d'être l'auteur du crime. Reste la disparition de Valentino ; le modeste caniche finira par tenir une place bien plus importante que ses importunes mictions dans l'ascenseur.
    Amara Lakhous montre, sur un mode distancé et léger, où l'humour ne gomme nullement le tragique des situations et des existences, les multiples facettes de la réalité, les interprétations différentes sur les événements, les jugements portés sur leurs voisins par chaque habitant de l'immeuble. Ils sont une dizaine. Benedatta est la vieille concierge napolitaine. Raciste à souhait, elle soupçonne la communauté chinoise d'avoir enlevé le chien et quelque autre immigré d'avoir trucidé « il Gladiatore ». Elisabetta est justement la propriétaire inconsolable du chien Valentino. Comme Benedatta, elle ne fait « pas confiance aux immigrés », aussi, conséquente avec elle même et avec son amour pour la gent canine, elle suggère, pour soutenir l'économie nationale, de remplacer les immigrés par des chiens. Les droit des autochtones sont aussi fait pour les chiens tout de même ! Antonio Marini est d'une autre stature. Universitaire, il représente la civilisation sur la barbarie, la supériorité milanaise sur un Sud débrayé et dépravé. Il considère d'ailleurs la panne de l'ascenseur comme une atteinte à la civilisation. L'érudit peste contre l'écologie et demeure incrédule face à cette vérité dont l'Italie n'a pas l'exclusivité : « incroyable, le football fabrique de l'identité ». Le football justement est ce qui détermine Sandro, propriétaire du bar Dandini. Ce Romain pur sucre n'aime pas les gens du Nord et encore moins sans doute les Napolitains supporters de la Lazio.

    Au cœur de ces rivalités et subtilités italiennes, il y a les immigrés : Parviz, l'Iranien qui a fui l'Iran des ayatollahs, Iqbal le bengladeshi, incarnation du fait que les musulmans ne se résument pas aux amara lakhous.jpgconceptions étroites d'Abdellah, le poissonnier algérien, fier de ses « origines ». Maria elle, est une sans-papiers péruvienne. Comme Iqbal, elle n'a pas droit d'utiliser l'ascenseur : « parfois je doute de mon humanité » finit-elle par dire. Johan est le colocataire hollandais de Lorenzo, la victime. Il projette de réaliser un film sur ses voisins à partir justement de l'ascenseur. Il y a enfin Stefania, l'épouse. Elle raconte les cauchemars d'Amadéo et ce prénom crié dans le noir d'une nuit agitée : Bahdja. Stefania ignore le sens de ce mot. C'est Abdellah qui ouvrira au lecteur les portes de la mémoire d'Amadéo dont le véritable prénom est Ahmed.
    Chacune des « vérités » énoncées par les habitants de l'immeuble est entrecoupée des « hurlements » d'Amadéo, enregistrements livrés à un appareil à cassettes. « Le hurlement est-il l'avortement de la vérité ? » s'interroge Amadéo. Tous, pour des raisons diverses et parfois contradictoires, aiment Amadéo. Quand le bruit court qu'il serait lui aussi immigré, personne ne veut le croire. Lorenzo était détesté de tous pour le mal qu'il faisait ; Amadéo lui est aimé pour le bien qu'il prodiguait à tous.
    Le livre, riche et subtil, est nourri de références littéraires, poétiques et cinématographiques. Il brille aussi par son intelligence et par ses soubassements intellectuels nés sans doute de la réflexion et des recherches de son auteur anthropologue. Car derrière la légèreté du propos, Amara Lakhous aborde des questions sérieuses, laissant à chacun le choix : se délecter d'un ton et d'une histoire ou aller plus avant, réfléchir à l'ignorance qui mine toute possibilité de cohabitation joyeuse et solidaire dans des univers mondialisés, s'interroger sur le rôle et la place de la mémoire « roche de Sisyphe », sur les mirages et les vertiges des discours identitaires : « c'est magnifique de pouvoir se défaire des chaînes de l'identité qui nous mènent à la ruine. Et moi qui suis-je ? Qui es-tu. Qui sont-ils ? Ce sont des questions inutiles et stupides » dit Ahmed-Amadéo.

    Traduit de l'italien par Elise Gruau, éd. Actes Sud, 2007, 145 pages, 18 €