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  • Nouvelle Europe, nouvelles migrations. Frontières, intégration, mondialisation

    Serge Weber

    Nouvelle Europe, nouvelles migrations. Frontières, intégration, mondialisation


    9782866456412FS.gifDans ce petit livre, Serge Weber, maître de conférences en géographie à l'université de Paris-Est présente les nouvelles tendances des migrations internationales et les politiques d'immigration menées par les États européens.  Il souligne surtout les contradictions de ces politiques au regard des besoins et tord le coup à quelques idées reçues qui obscurcissent l'entendement et empuantissent certains programmes électoraux.

    Ainsi, alors que l'Europe a besoin de populations immigrées, tant sur le plan économique que démographique, le continent multiplie les protections et les barrières à l'entrée au point de devenir ce que d'aucuns qualifient de « forteresse » : sécurisation de l'Espace Schengen, obstacles à la mobilité, harmonisation et inflexions du droit d'asile, multiplication des camps de rétention et des mesures d'éloignement ; constitution à la périphérie de l'Europe d'un « glacis protecteur », externalisation des contrôles et même de l'asile aux marges de l'Europe et en Afrique du Nord... « L'aspect technique de la sécurisation a pris les devants », la méfiance prévaut, privilégiant ainsi les conditions sécuritaires sur les conditions d'accès, « légitimant le règne du contrôle » et la généralisation de la suspicion au point de « soumettre la politique de l'asile à la politique migratoire. »

    Ce tout sécuritaire se solde par des « excès » : les camps de rétentions et les procédures d'éloignement qui voient des hommes et des femmes privés de liberté de mouvement sans avoir commis de délit.

    Pour Serge Weber, l'État n'a pas disparu avec la construction européenne. Il montre que la logique étatique (frontières, protection nationale, procédures de contrôle et d'éloignement, sélection entre les « indésirables » et les autres...) impose ses choix. La sécurisation serait dès lors davantage le fait des États-nations que du Parlement européen « qui a été tenu à l'écart du processus de Schengen. »


    « À y regarder de près, la restriction des entrées est toujours beaucoup plus poussée et assortie de budgets substantiellement plus importants que les mesures de promotion de l'intégration. » Quid alors du vivre ensemble, national et européen ?

    En France, cette politique a pour conséquence une augmentation de la méfiance de l'opinion envers les immigrés, elle entretient dans les esprits la confusion entre immigrés et français d'origine, d'origine certes, mais français depuis au moins une, deux voir davantage de générations, confusion aussi entre approche sociale et culturelle dans les banlieues notamment.

    La politique du soupçon s'étend au point peut-être de faire système et de s'immiscer dans les mariages entre Français et étranger, de multiplier les interpellations aux guichets des préfectures, dans les logements, les foyers, les hôpitaux (circulaire du 21 février 2006),  de ficher les citoyens étrangers en situation irrégulière mais aussi les Français ayant apporté une aide à ces derniers (fichier ÉLOI), etc. Paradoxe, cette politique débouche sur une augmentation du nombre de sans papiers car « contrairement aux annonces des gouvernements successifs, « serrer la vis » dans l'attribution de titres de séjour entraîne nécessairement la « fabrication de sans papiers ». »


    Pourtant pour faire face aux défis du vieillissement, les pays d'Europe ont non seulement besoin d'immigration mais d'une immigration durable et non pas « choisie ». D'ailleurs la politique d'immigration choisie n'évite nullement le travail au noir et les migrations irrégulières. Les pays d'Europe ont besoin d'une immigration stable et non pas d'une immigration provisoire livrée sous la forme de quota. Ils ont enfin besoin d'une dynamique culturelle inscrivant les populations dans un vivre ensemble viable : « l'heure est au cosmopolitisme et à la non-discrimination des personnes issues de l'immigration (...) » écrit l'auteur pour qui « l'identité nationale est par définition pluraliste et interactionniste, plus encore à l'heure du projet démocratique européen. »


    Reste que la nouveauté par rapport aux années soixante-dix est la reconnaissance du besoin de main d'œuvre immigrée montrant l'inanité de cette idée reçue qui voudrait que des taux de chômage élevés interdiraient de devoir recourir à un travail immigré peu qualifié. L'auteur rappelle que « les deux marchés de main d'œuvre nationale et immigrée ne sont pas en concurrence du fait de la segmentation locale et sectorielle du travail. »

    Autre rejet fort d'une autre idée reçue : « le migrant n'est pas le rejeton de « la misère du monde » mais un acteur qualifié et connecté » et, comme le souligne la préfacière : « la migration est autant un effet qu'un facteur du développement » et, constate-t-elle, « celui-ci n'est pas au rendez-vous de la fin des migrations en Europe. » Au contraire serait-on tenté d'ajouter à la lecture de ce petit ouvrage (voir les corrélations entre le travail à la marge ou informel dans la confection, le BTP ou l'agriculture par exemple et la compétitivité des économies nationales).

    Le migrant est un acteur social conscient, porteur d'un projet de « mobilité sociale et de changement », un entrepreneur source de développement. Comme l'écrivain en 2000 l'écrivain tunisien Fawzi Mellah dans Clandestin en Méditerranée : « l'illégal déclarant forfait n'est pas un simple voyageur annonçant bêtement son retour au bercail ; c'est une entreprise qui dépose son bilan, un entrepreneur qui reconnaît sa faillite. Qui, après y avoir tant investi, accepterait aisément la fin de son affaire ? »

    Cela posé, la migration internationale est davantage diversifiée, bien plus structurée en réseau d'entraide, de solidarité et d'informations, diasporique. À la traditionnelle relation internationale (lien entre deux pays), elle préfère évoluer dans un cadre transnational évoluant au gré des opportunités. « Les nouvelles migrations dépassent largement le cadre de la victimisation, de l'intégration républicaine ou du contrôle des flux. L'espace de vie et de savoir des migrants se sont étendus et diversifiés. Étant des acteurs planétaires et transnationaux, ils constituent un enrichissement pour les sociétés d'implantation. »


    Préface de Catherine Wihtol de Wenden, éd. Le Félin, 2007, 118 pages, 10,90 €


  • Cochon d'Allemand

    Knud Romer

    Cochon d'Allemand


    romer-knud.jpgC'est un premier roman autobiographique que donne ici Knud Romer. Danois d'origine allemande par la branche maternelle, il raconte, en bousculant la chronologie et en entremêlant l'histoire des deux branches de la famille, près de soixante ans de saga familiale (des années dix aux années soixante-dix), soixante ans d'histoire danoise et allemande, d'histoire européenne. L'irlandais Hugo Hamilton, lui aussi d'origine allemande avait en son temps raconté les déboires familiaux et l'hostilité de ces concitoyens celtes à l'égard de sa mère également teutonne. De ce point de vue, Cochons d'allemand est le versant danois de Sang impur (éd. Phébus).

    « Nykøbing Falster est une ville si petite qu'elle se termine avant même d'avoir commencé ». Nykøbing est un « piège » fait de sens unique, « un cul-de-sac » où même l'armée allemande s'est égarée ! C'est dire...  Hildegard, immigrée allemande, y débarque  en 1950 pour travailler à la sucrerie de la ville. C'est ici, dans ce « trou perdu oublié de dieu », hostile en tous points, qu'elle rencontrera pourtant l'homme de sa vie dit le fiston et narrateur qui y voit le jour dix ans plus tard « et c'était la façon la plus sûre de ne pas exister du tout. »

    Les vexations infligées par les Danois à sa mère allemande sont nombreuses, incessantes : à l'épicerie, chez le boucher, chez le marchand de fruits et légumes, au café, le même scénario se répète fait de moqueries et de mépris. On refourgue à cette pauvre femme les produits périmés et on ne cesse de la rouler sur la monnaie... le pasteur lui-même « refusait de nous serrer la main. » Quant au gamin, le sandwich au jambon préparé par sa mère, lui vaudra, quotidiennement, les railleries blessantes de ses petits camarades d'école.

    Reste la tendresse et l'amour de Knud Romer pour sa mère, cette femme « inconsolable » : « ma mère vivait en pays étranger, aussi seule qu'un être humain puisse l'être. » « J'aurais donné ma vie pour la rendre heureuse, je prenais sa main et la caressais, je lui racontais ma journée. Nous avions joué au football, j'avais été appelé au tableau (...)... Tout cela était faux. Pendant toute la journée j'avais été le cochon d'Allemand (...) ».

    Hildegard  se réfugie, plus que de raison peut-être, dans la vodka et la musique pour revenir à Berlin. Pour les anniversaires de son fils, cette femme de caractère et d'honneur, qui avait connu bien pire dans son pays sous la botte nazie, joue, comme un défi, de l'accordéon dans les rues Nykøbing. Tout n'est pas sombre dans cette histoire. Il y a par exemple le goulasch de grand-mère et la cocotte en fonte noire qui, depuis au moins trois générations, avait traversé l'histoire et ses tremblements, suivie la famille dans son exil danois. Il y a les vacances en Allemagne chez la méchante Tante Eva et l'Oncle Helmut, cette maison familiale qui résonnait du bruits et des legs de plusieurs générations : « je les enviais et me considérais comme lésé de ma part d'histoire (...) » écrit Knud Romer vite gagné par l'impatience de « tourner le dos aux fantômes de cette maison ». L'histoire de la branche danoise est marquée par la figure du grand-père, poète aux projets fous, visionnaire en avance sur son temps et ses tristes contemporains.

    Bien sûr, la famille danoise avait rompu avec le père de Knud. Tout cela rappelle ces couples mixtes, franco-algériens notamment, d'hier mais aussi d'aujourd'hui, rejetés par le reste de la famille, pure et respectable, elle. Mais ici, nous sommes au cœur de l'Europe, entre Européens, qui plus est entre voisins. Et ce que va subir, enfant, Knud Romer, ferait frémir le premier beur ou black d'aujourd'hui.

    La guerre peut avoir sa part d'explication. Les résistants, certains résistants, comme Ib, l'oncle paternel, ceux qui ne voient pas plus loin que le bout de leur fusil, excommunient à tour de bras. « La Seconde Guerre mondiale ne prit jamais fin pour ce qui concernait mes parents et notre famille, Nykøbing demeurait une ville occupée. » Knud Romer montre à quel point le racisme est en soi et peut s'abattre sur tous, les justifications n'étant que des leurres à la bêtise et au rejet de l'autre. L'autre demeure un innocent. Voilà aussi ce que la construction littéraire, un puzzle fait d'époques et de tranches de vies enchevêtrées montrent et traduit. Un des livres les plus importants écrit sur ces thèmes depuis longtemps.


    Traduit du danois par Elena Balzamo, Éditions Les Allusifs, 2007, 187 pages, 16 €


  • Dreux, voyage au coeur du malaise français

    Michèle Tribalat

    Dreux, voyage au coeur du malaise français


    michelletribalatng0.pngCe "voyage" à Dreux par l'auteur de Faire France est une enquête de terrain réalisée en 1997, un important appareil statistique doublé de plus de 200 entretiens. À ces données locales s'ajoutent de nombreuses références à d'autres travaux. Mais l'enquête, qui prend parfois une tournure journalistique, n'est pas une froide recension. Les convictions, le sens de l'engagement et les perspectives avancées par l'auteur enrichissent ce travail. Ainsi, ses critiques de la gestion municipale, de l'image et de l'action de la police, des discriminations sociales et professionnelles ou ses mises en garde, fermes et claires, contre certaines attitudes des jeunes des cités ou organisations musulmanes lui donnent plus de poids. Selon Michèle Tribalat, Dreux, déjà symbolique pour avoir la première ouvert ses portes au FN, "va plus mal que la France en général, son contexte démographique est plus exigeant, la situation sociale plus explosive et la dégradation plus marquée". Avec 36 800 habitants et un taux de chômage estimé à 24,8 % en 1997, Dreux est une ville ouvrière et jeune, marquée par une inquiétante tendance à la paupérisation. Son tissu industriel est non seulement fragile mais aussi dépendant, pour plus de deux tiers de ses emplois, de décisions extérieures. Avec 48,6 %, Dreux enregistre "la plus forte concentration de populations d'origine étrangère". Un tiers de cette population est originaire du Maghreb (19,9 % du Maroc, 8,9 % d'Algérie et 2,2 % de Tunisie), le reste se répartissant entre populations d'origine turque (5,4 %) portugaise (5 %), noire africaine (3,4 %) ou pakistanaise (1,3 %). Dixième circonscription par ordre d'importance du taux de délinquance, estimé à 116 ‰ (contre 60 ‰ en moyenne nationale), à Dreux, "tant en termes d'évolution que de niveau réel, la délinquance s'avère légitimement préoccupante". Rappelant qu'il n'y a pas de lien de cause à effet entre immigration et délinquance, Michèle Tribalat souligne que "seule la condition objective de 'nécessité', de 'besoin' reflétée par le taux de chômage se révèle liée au niveau global de délinquance et plus particulièrement à ses composantes prédatrices". La concentration de cette "population d'origine étrangère" est variable. De 15,7 %, dont près de 9 % de population d'origine portugaise dans le centre-ville, elle est, par exemple de 79,1 % dans le quartier des Charmards, dont plus de 45 % de population d'origine marocaine. À cette "segmentation ethnique du territoire", avec au centre les "populations d'origine française" et à la périphérie celles "d'origine étrangère", s'ajoutent les oppositions entre nantis et déshérités, entre vieux et jeunes. "Dreux n'est plus le lieu d'une structure sociale collective cohérente", note Michèle Tribalat, qui montre que cette "segmentation" est devenue constitutive de "l'identité locale, individuelle et collective", au point que l'autorité publique elle-même est perçue comme partie prenante de cette opposition. Plus grave, elle alimente une dangereuse "logique de coupables-victimes" qui, ignorance aidant, conduit à la radicalisation des uns et des autres, à l'exacerbation réciproque d'un racisme anti-arabe et d'un racisme anti-français doublé d'un repli identitaire centré sur la religion musulmane. Dans un chapitre quelque peu caricatural et par trop généraliste, Michèle Tribalat analyse l'influence et la dégradation du modèle parental maghrébin - où le père fait figure de satrape domestique ! - sur le rapport des plus jeunes à l'école et à l'autorité notamment et, de façon plus pertinente, sur l'influence des valeurs transmises au sein des familles sur la vie en société. Distinguant nettement la pratique de la religion, de la "propagande active" d'une doctrine hostile à la séparation du politique et du religieux, l'enquête montre que "l'islamisme est en gestation à Dreux". À l'opposé des conclusions optimistes d'autres travaux (Isabel Taboada-Léonetti ou F. Khosrokhavar), Michèle Tribalat est extrêmement critique quant à l'influence d'associations qui, comme les Jeunes Musulmans de France, distillent "une idéologie islamiste sous le masque de la laïcité". Pour l'auteur, "ces associations n'ont abandonné ni la dimension communautaire, ni le caractère totalisant de la doctrine islamique". L'action de ces structures - comme la sous-traitance des problèmes sociaux confiée par les pouvoirs publics à des médiateurs religieux ou associatifs mal identifiés - aggrave les oppositions et la déréliction du lien social, dont les manifestations sont ici détaillées : tendance au repli sur soi, affaiblissement des contrôles sociaux, non-intériorisation des normes collectives, multiplication des incivilités, désaffiliation institutionnelle... Le tableau présenté ici est sombre, peut-être un peu trop. L'ethnicisation des rapports sociaux, si ce n'est sur Dreux, du moins en France, peut être discutée, voire contestée. Par ailleurs, de ces quartiers émergent aussi des initiatives qui justement recréent des liens sociaux, ce que montre, avec insistance aussi, Michèle Tribalat pour Dreux. Les trop noires perspectives ici esquissées ne sont pas inéluctables, semble dire l'auteur, pour peu que l'on se donne réellement les moyens de comprendre la réalité et surtout d'élaborer des politiques globales. "Penser l'avenir de Dreux, c'est faire des projets pour les jeunes Drouais, aujourd'hui majoritairement d'origine étrangère. À Dreux, on bute encore sur ce fait, qu'on n'arrive pas à dépasser. Mais il nous semble que c'est toute la société française qui bute sur cette réalité. Les enfants des immigrés maghrébins sont partie intégrante du peuple français, et ont une légitimité égale à celle des autres Français." On ne saurait être plus clair et dégager, par l'énoncé de cette évidence, qui n'est pas encore présente dans toutes les têtes, autant de perspectives nouvelles.


    Syros, 1999, 288 pages, 19 €

  • Le royaume noir et autres nouvelles

    Mohammed Khudayyir

    Le royaume noir et autres nouvelles

     

    m_khodayyir.jpgL'univers décrit par cet écrivain irakien né à Bassorah en 1942 est sombre. Il est marqué par la guerre contre l'Iran, la mort, la fragilité des existences et l'âcreté du quotidien. Pour rendre cette atmosphère, Mohammed Khudayyir a du talent. Son écriture suffit à plonger le lecteur dans l'inquiétude. Souvent, la première phrase de la nouvelle installe le trouble et un malaise suscité par la prémonition d'une menace, d'un danger imminent. Ainsi, pour Le royaume noir, le récit qui ouvre le recueil : "La lourde porte chargée de clous énormes, avec son heurtoir de bronze ouvragé et ses solides planches de bois noir aux bords sculptés, n'est pas fermée à clé." Ou encore : "Deux jeunes filles travaillant comme couturières dans un atelier d'État sont debout l'une à côté de l'autre en haut d'un escalier, au matin de leur jour de congé hebdomadaire." (Le rêve du singe) Le ton est toujours paisible mais des murmures, des chuchotements, des silences, un "bleu sombre", des "escaliers obscurs", une terrasse "sans parapet", une cicatrice, la pénombre, un "rêve couleur de sang" troublent cette apparente quiétude. De même, dans L'intercesseur, les allers et venues dans les escaliers d'une auberge d'une femme sur le point d'accoucher et qui se presse dans les rues de Karbala pour rattraper la procession d'Achoura. Et cette inconnue, plus ombre que femme qui, dans la gare d'Ur, remet à un soldat en permission, en guise de lettre pour son mari, une enveloppe contenant une feuille blanche (Les trains de nuit). Pour échapper à un monde tragique, ces femmes seules, ces veuves, ces adolescents en quête du père, ces orphelins, ces soldats basculent dans l'étrange ou le merveilleux. Alors les graffitis sur les murs d'une vieille demeure deviennent des chevaux ; du marbre du mausolée d'Al-Husayn à Karbala sourd un ruisseau qui emporte Naziha et lui procure un "plaisir étrange" et un "éblouissement merveilleux". D'une valise rapportée du front par un soldat sortirait le père mort à la guerre... Quand la vie devient irréelle à force de charrier trop de souffrances, tenue éloignée par des horizons bornés et noirs, elle semble pourtant vouloir se faufiler dans les dédales souterrains de l'imaginaire, dans les méandres de cerveaux fatigués, pour jaillir dans un autre monde, celui de l'étrange et du merveilleux.


    Traduit de l'arabe (Irak)  par Guy Rocheblave avec la collaboration de Khadim Jihad, Sindbad, 2000, 140 p.,  13,57 €



  • A propos de violence...

    Lucienne Bui Trong

    Violence : les racines du mal

    &

    Vincent Cespedes

    La Cerise sur le béton. Violences urbaines et libéralisme sauvage


    Vincent Cespedes 12.jpgVincent Cespedes est professeur de philosophie « dans un lycée en zone sensible » comme le précise l'éditeur. Si, dans son style décapant et parfois fatigant, il rejoint certaines analyses et conclusions du livre d'Yves Michaud paru la même année  (incohérence des mesures, nécessité de la sanction...), il s'en démarque en faisant de la violence la résultante de « la globalisation néo-libérale » et ses conséquences : déshumanisation des rapports ; avènement de « démocraties-marchés » et de régimes ploutocratiques où « l'argent explique, dirige, affirme, impose » ; « marchandisation de l'Etre » ; primat de l'Avoir sur l'Etre... Il y a aussi ce que l'auteur nomme l'«hamstérisation » de la jeunesse où les ravages d'une culture de masse présentée comme un mélange détonant d'américanisation, de manipulation mentale par la pub et la TV, d'idéologie consumériste et d'abrutissement par le culte des nouvelles technologies (la « cybermeute »). Ici, les médias ne sont pas épargnés qui en médiatisant les violences impunies, « loin de les congédier, les entérine et leur donne droit de cité », l'école non plus où se pratiquerait la ségrégation en faveur des élèves nantis, des « Français d'origine française » et « blancs ». Ajoutons à cette liste non exhaustive « le complexe de Brazzaville » du Français moyen « qui peine à considérer Mourad ou Fatou instantanément comme d'authentiques concitoyens, comme des gens pouvant prétendre au pouvoir, comme des supérieurs hiérarchiques légitimes ».

    Pourtant, prévient l'auteur : « si la violence peut être expliquée, rien cependant ne doit la banaliser ou en faire la légitime conséquence de l'ennui, du chômage, de l'urbanisation bâclée, de la discrimination raciale, des arrestations au faciès ou encore des téléfilms étasuniens ». Voilà de quoi rassurer le lecteur invité par ailleurs à « prendre parti », à « s'investir passionnément » et « à faire lui-même le travail de nuanciation, de rectification, de vérification ». Car avec Vincent Cespedes « Finis les théories foireuses, les perplexités désarmantes, les experts désespérants ».

    Outre ce ton qui ne laisse pas indifférent et au-delà des pistes de réflexion et d'action (appel à une « néorésistance » qui, on l'aura compris, doit être tous azimuts, plaidoyer en faveur d'une transformation radicale de l'Education nationale, de l'enseignement de la philosophie et... de l'espéranto), l'intérêt de ce livre est de fonder son analyse de la violence sur un soubassement social et de l'inscrire dans une perspective sociale et politique.

    L. Bui Trong, également philosophe de formation et ex-commissaire divisionnaire aux Renseignements généraux, prévient quant à elle de son intention de ne pas « laisser le champ libre aux contempteurs de la société et de l'Etat ». Contre les partisans d'un « libéralisme libertaire » d'un côté et ceux d'un « égalitarisme utopique » de l'autre, elle revendique fermement ce dont Yves Michaud dans son livre avait montré si ce n'est l'obsolescence à tout le moins le dépassement, à savoir : la défense de l'Etat-nation et l'attachement aux valeurs prônant l'héroïsme et le sens du sacrifice. C'est en leur nom que l'auteur fustige une politique pénale menée à minima, se plaint des privilèges exorbitants accordés aux droits de la défense ou des sciences humaines qui répandraient l'idée de la quasi-irresponsabilité et videraient de sens la notion de faute. La France millénaire ployant sous les assauts de la repentance et du multiculturalisme céderait du terrain quant à la défense de ses valeurs et de sa culture et, à l'assimilation claire et nette de ses immigrés, préférerait aujourd'hui la notion floue d'intégration. La tendance est à l'« anarchie » alimentée par la négation des « différences réelles » (entre hommes et femmes notamment...), des « hiérarchies naturelles », des « relations d'autorité et de respect » à quoi il faut ajouter la non maîtrise des désirs, la pub ou encore l'égoïsme... Le poète ne se trompait pas, « tout fout le camp ! ». Pour mettre un peu d'ordre il faudrait de la poigne, revoir l'éducation des gamins (leur apprendre « l'autodiscipline » et « l'amour de la loi »), revaloriser le travail de ces « techniciens de la sécurité » que sont les policiers et les magistrats et les écouter davantage pour que « l'Etat assume pleinement son rôle de justicier ».


    Edition Le Relié, 2002, 122 pages, 10 €

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    Edition Flammarion, 2002, 343 pages, 19 €


  • Changements dans la violence. Essai sur la bienveillance universelle et la peur

    Yves Michaud

    Changements dans la violence. Essai sur la bienveillance universelle et la peur


    1983-photo_ok_yves_michaud-1-.jpgL'opinion est unanime, les violences prennent des proportions inacceptables. Toutes les violences. Des plus anodines, on parle alors d'incivilités (mais ce sont elles qui alimentent ce climat d'insécurité qui empoisonne le quotidien et empuantit les urnes) aux plus monstrueuses, les homicides, les viols et bien sûr les attentats à commencer par ce 11-Septembre. De plus comme chante le poète, « tout fout le camp » : l'autorité est bafouée, la justice encombrée patine, les valeurs sont flouées à qui mieux mieux, la famille se délite, l'école prend des allures de défouloir, les législateurs légifèrent à tire-larigot et paralysent les institutions chargées de la répression... Et comme si cela ne suffisait pas, force est de constater que ce que l'on qualifie plus ou moins pompeusement d'individualisme contemporain, hier, était tout simplement taxé d'égoïsme. Un chacun pour soi qui a tôt fait de transformer notre belle et si vertueuse société, présentée au monde comme un modèle universel, en une jungle ou tous les coups sont permis pour se faire sa petite place au soleil. Cette « impression » générale nous est servie à longueur de colonnes et de journaux télévisés. Tout cela n'est pas totalement faux. Tout cela n'est pas non plus totalement vrai. Qu'importe d'ailleurs, ce qui compte n'est pas le diagnostic - y a-t-il aujourd'hui plus ou moins d'actes violents et de délinquance qu'hier ? - mais le sens, la grille de lecture qui permet à chacun de comprendre cette violence et peut-être d'influer sur ses mécanismes générateurs.

    De ce point de vue, Yves Michaud, philosophe et universitaire innove (il ne faudrait pas oublier  tout de même les travaux de René Girard). Rompant avec une tradition philosophique occidentale réticente à traiter de la violence et avec « une vision gnangnan de l'humanité », il pose tout de go que la violence est consubstantielle à l'homme et invite ce faisant à penser l'homme non pas à partir du vivant, de Dieu, de la raison ou du droit mais à partir de la violence. Dès lors le problème n'est pas seulement de savoir s'il y a aujourd'hui plus ou moins de violence - il y en a toujours eu, il y en a toujours (peut-être même moins d'ailleurs) et il y en aura toujours - mais la perception que nous en avons. Ainsi, la violence ne changerait pas, seule sa perception serait variable en fonction des sociétés et des époques. Dans ce rapport complexe - au sens défini par Edgar Morin - entre la violence comme fait et la violence comme concept, les médias occupent une place inédite en ouvrant sur une « mondialisation médiatique instantanée » des actes violents. Pour Yves Michaud, les médias ne sont nullement vecteurs de violences, bien au contraire, en « l'esthétisant » ils ne donnent à voir que ce qui est montrable à des spectateurs avides de se repaître de la noirceur de leurs semblables.

    L'extraordinaire aujourd'hui, tant au niveau international, qu'au niveau national tient à la fois à la croissance des moyens de contrôle de cette violence (forces spécialisées, moyens pharmacologiques, médiatisation sociale, dérivatifs sportifs et de loisirs) doublée d'une multiplication cacophonique des réflexions à son sujet et, de manière concomitante, paradoxale, à la montée de l'incertitude dans le monde et de l'insécurité intérieure. Tout devrait aller pour le mieux dans notre univers sécurisé et pourtant le malaise va croissant, exigeant toujours plus de technologies, toujours plus de contrôles, toujours plus de contraintes étouffantes.

    Pour comprendre cette situation, il faut en passer par un retour à l'humain, c'est-à-dire à l'émotionnel, à la passion, aux sentiments. Pour des raisons qui tiennent à l'impératif humanitaire, ce que l'auteur nomme « le sentiment de bienveillance universelle », la nouveauté historique est cette « condamnation morale de principe de la violence ». La violence ce n'est pas bien. Cette volonté du bien (et de le faire), cette bienveillance, conditionnent tout un chacun à ne percevoir les affaires du monde que sous l'unique angle de la morale et partant, à manifester de « l'indulgence », de la « compassion ou de la pitié » aux pires des criminels pour peu qu'ils acceptent de se plier à la mascarade de la moralité (on pense à Disgrâce de JM.Coetzee et au refus de D.Lurie d'entrer dans le jeu de ses juges).

    « La phobie de la violence » gagne même les professionnels de son usage : militaires, policiers, agents de sécurité. N'en déplaisent aux va-t-en-guerre (eux-mêmes de plus en plus prudents), le sens du sacrifice et du devoir envers la nation a du plomb dans l'aile : miné par le confort et la sécurité de nos sociétés, sans cesse travaillé par l'amélioration des moyens et des compétences techniques, déstabilisé par cette triviale et humaine peur de la mort qui, parce que la vie a un autre prix, prend aussi une autre dimension. Comme l'écrit l'auteur « les valeurs de la professionnalisation ne sont pas celles de l'héroïsme ». Alors, tandis que montent des commissariats et des gendarmeries des revendications à exercer des « métiers normaux », se multiplient les réticences des politiques aux engagements risqués (il faut minimiser les pertes) et la judiciarisation des conflits.

    Cependant, la violence est-là. On peut, armé d'une « bonne conscience technicienne », la « tenir en respect », la « contenir », « l'isoler », la « confiner » et l'« euphémiser ». Tout cela existe et pourrait bien se développer. Les manifestations de cette attitude sont nombreuses, aussi bien dans le cadre des relations internationales, que dans le cadre national ou au niveau individuel. Cela porte un nom : le repli sur soi. « C'est vivable mais déprimant ». Ce n'est pas l'attitude que prône Yves Michaud qui préfère opter pour la restauration de « la force de la règle » : le droit doit être appliqué, y compris par la répression et une « exemplarité visible », l'impunité doit être bannie quelqu'en soient les raisons. Pour ce faire il faut mettre un bémol à cette « bienveillance et à la compassion humanitaire qui favorisent une indulgence et une tolérance sources de laisser-faire aux dépens de la sûreté ».


    Edition Odile Jacob, 2002,  288 pages, 22,50 €




  • Alger, Lavoir galan

    Nadia Galy

    Alger, Lavoir galant


    nadia2.jpgNadia Galy est une nouvelle venue, Alger Lavoir Galant est son premier texte. L'intrigue raconte sur un ton incisif, les déboires de Samir alias Jeha commerçant de son état, une sorte d'imbécile heureux dont la vie va basculer de la lucidité à la folie.

    Le style et le texte de Nadia Galy s'inscrivent dans le sillon d'un Boualem Sansal. Avec moins de force, certes, moins de densité et de causticité, quelques longueurs et formules superflues. Mais enfin, l'esprit est là : un ton incisif et un brin railleur. Alger Lavoir galant est un récit qui pourrait être divisé en deux temps. Le premier voit un modeste commerçant, une sorte d'imbécile heureux, laid à faire peur mais gentil et blagueur, se transformer. Son surnom est Jeha, un mélange de Toto et de Guignol. La vie s'écoule entre le magasin, l'appartement où il crèche avec sa mère, le grand-père et ses sept sœurs, et la bande de copains tout aussi paumés. Jusqu'au jour où il reçoit un recommandé du ministère de la Justice instillant quotidiennement sa dose d'anxiété et d'angoisse chez cet homme jusque-là, imbécile certes, mais heureux.

    Un accident, un ballon reçu en pleine tête, expédie notre homme dans un coma léger. À son réveil et quelques séances de psychothérapie à la clef, le héros de Nadia Galy est transformé. Fini ce surnom de Jeha, Samir entend réintégrer son corps, recouvrer son identité et se faire respecter. Désormais Samir existe, son regard sur la société devient lucide. Il « venait de décider qu'il désirait vivre au-delà de tout. Sinon, ce n'était pas la peine qu'il reste vivant. » « Il quittait définitivement le baraquement des Panurges, des béni-oui-oui et des culs-bénits. (...) il en avait assez des barbus et des galonnés, assez des peines-à-jouir. » « Vivre » c'est-à-dire assouvir une libido trop longtemps éteinte. Il le fera avec Selma, sa promise. Leur nid d'amour sera un lavoir abandonné sur la terrasse de son immeuble. Un nid d'amour qui se transformera en antichambre de l'enfer pour Selma.

    Dans une seconde partie se tient le procès pour lequel Samir est convoqué. Nadia Galy fait alors de ce sujet la parabole, démonstrative et peu crédible, des rapports entretenus entre l'« Armada », les dignitaires du régime, et le peuple algérien, simple sujet de ces messieurs et mesdames.

    Nadia Galy vient de publier un deuxième roman, Le Cimetière de Saint Eugène chez le même éditeur. Nous y reviendrons.


    Edition Albin Michel, 2007, 232 pages, 16 €


  • L'Allumeur de rêves berbères

    Fellag

    L'Allumeur de rêves berbères


    medium_fellag©michel_gantner.jpgFellag est connu. Humoriste, comédien, il signait ici un quatrième roman au ton léger dont l'action se situe en 1992, l'année de l'assassinat de Tahar Djaout à qui est dédié le livre. Il y raconte le cauchemar - pas seulement la violence des années 90, mais la lutte quotidienne pour survivre - et les rêves algériens.

    Il est difficile de parler de l'évolution de Fellag en tant que romancier quand le dernier livre lu est Rue des petites daurades (2001). Pourtant avec L'Allumeur de rêves berbères l'humoriste semble monter d'un cran et en passe d'affirmer un réel et personnel univers littéraire. Dans ce roman, Fellag installe, d'entrée, un climat, une atmosphère particulière, celle de la cité et de l'immeuble où vivent les protagonistes de cette histoire, il sait faire de ses personnages des êtres de chair et de sang. Des êtres crédibles, nullement artificiels. Autre marque de fabrique : le ton (faut-il parler de style ?). Sur un mode distancé, décalé, L'Allumeur de rêves berbères dit les petits combats quotidiens de millions d'Algériens pour simplement survivre dans une période particulière : l'année 1992, autrement dit l'entrée dans une décennie d'horreurs : lettres de menaces, enlèvements, assassinats, tueries sauvages... Fellag ne s'apitoie pas sur ces malheurs. Ce qui prime ici ce sont les dimensions humaines, les solidarités, les capacités d'adaptation des « Aït-débrouille(1) », le courage de rester debout.

    De quoi s'agit-t-il ? Zakaria, le narrateur, est un journaliste et un auteur à la retraite Zakaria, après avoir reçu des lettres de menaces, se retrouve seul chez lui, sa femme et ses enfants ayant quitté le domicile familial. Hier « sincère » partisan du parti unique devenu après 1988 « sincère » réformateur, il occupe son quotidien entre l'écriture et le bar de La Méduse. Autour de lui il y a Nasser qui vit avec sa mère, Malika, la prostituée du rez-de-chaussée, Aziz, le touche à tout génial, inventeur de son état, Mokrane, le patron de La Méduse, les vigies islamistes dont le gardien du parking de la cité, Rosa, la vieille juive qui refusa de quitter son pays en 1962 et qui va mourir juive et athée en terre musulmane.

    La cité est « une tour de Babel sociale » où la vie s'écoule au compte-gouttes. Tandis que les jours et les nuits des habitants sont rythmés par les coupures et les distributions de l'eau, les hommes s'abreuvent d'alcool, qui de Pelure d'oignon, qui de bière ou de whisky, « ivresse thérapeutique » et « antidépresseur national ». Au milieu de la nuit les « stockeurs d'eau » croisent les buveurs de vin.

    Le bouillonnant Aziz s'échine d'ailleurs à mettre au point une nouvelle invention : un alambic pour fabriquer de l'alcool, une machine dénommée « Rêves berbères » dont « le but est d'agir sur les préjugés incrustés dans la génétique culturelle. »

    « Berbères » est utilisé « comme une abstraction, une somme de données perceptibles et imperceptibles... un lien... un liant... un terreau duquel se nourrit notre soubassement culturel. J'aimerais que de ce magma on puise des éléments de philosophie faite de démocratie, d'ouverture sur le monde, d'acceptation de l'autre (...). J'aimerais extraire de ce limon ce qu'il y a de meilleur pour fabriquer un Algérien nouveau. »

    Tonalité jamais racoleuse, ton toujours juste - excepté ce titre détestable - ce roman est d'abord une leçon d'humanisme.

    1. les « Aït-débrouille », littéralement les fils de la débrouille autrement dit les rois du système « D »... Fatema Mernissi avait utilisé ce terme pour titre d'un de ses ouvrages paru au Maroc : ONG rurales du Haut-Atlas, Les Aït-Débrouille » éd. Marsam, 2003.


    Edition JC Lattès, 2007, 303 pages, 14 €



  • La Rive africaine

    Rodrigo Rey Rosa

    La Rive africaine

     

    REY_ROSA_c_LUIS_MIGUEL_PALOMARES.jpgSeptième roman traduit en français pour cet auteur guatémaltèque proche, en son temps de Paul Bowles et qui se réclame de Borgès. Ce court texte à l'écriture limpide laisse perplexe. Une chouette en est le personnage principal : achetée, on tentera de la voler dans la médina de Tanger, blessée, elle sera soignée pour devenir objet d'un troc sexuel peu ragoûtant. Quelle histoire ! Elle sera le lien entre Hamza, jeune berger marocain et Angel touriste colombien. «Tout le monde sait que les chouettes ne dorment pas la nuit, et qu'elles voient dans l'obscurité. Donc, si l'on a décidé de veiller toute une nuit, il est bon de capturer une chouette et de lui arracher les yeux. » Hamza est justement chargé par son oncle d'une nocturne mission de surveillance sur la plage. Angel, lui, a perdu son passeport. Document officiel si l'en est... Objet de toutes les convoitises sur cette rive africaine mais dont la mystérieuse disparition sera pour notre Sud-Américain le prétexte à un nouveau départ.

    On nous dit - quatrième de couverture notamment - qu'il est question ici de migrants et d'identités transitoires dans cette partie du monde où le Nord et le Sud se confondent, presque. Bien sûr, nous sommes à Tanger, à un saut de puce du fameux détroit de Gibraltar mais enfin, dans le livre, ces sujets sont quelque peu évanescents, ténus à un point tel que le lecteur est contraint à de redoutables efforts d'imagination. Cela est peut-être le but recherché par l'auteur. et par son style. Texte énigmatique, histoire anorexique, émaillée de considérations éparses aussi légères qu'obscures présentant le visage d'un Maroc plutôt violent, gagné ou menacé par l'islamisme (entretien de Nadia Yacine) et la chasse aux clandestins. Le sexe, subi ou lucratif, et le kif servent de toile de fond... Il paraît que le rêve, important dans l'œuvre de l'auteur, se mêle à réalité...

    Dans sa docte et savante préface à l'édition espagnole(1), le critique et éditeur Pere Gimferrer compare Rive africaine aux 1001 nuits et cite même à son propos le philosophe Wiggenstein. Tout est donc possible...

     

    1. Préface disponible dans sa traduction française sur le site de la revue Rectoverso : http://www.revuerectoverso.com/spip.php?article63


    Traduit de l'espagnol (Guatemala) par Claude Nathalie Thomas, Gallimard 2008, 177 pages, 16,50 €



  • Brothers

    Yu Hua

    Brothers


    yuhua2.jpgLa littérature chinoise occupe depuis quelques années de plus en plus de place sur les rayons des librairies et des bibliothèques. La Chine étant un continent, difficile pour le non spécialiste de s'y retrouver dans ce foisonnement d'auteurs qui, pour appartenir au même pays, sont issus de régions aussi éloignées qu'Oslo et Séville - pour se faire une idée européenne - appartiennent à des cultures ou des univers socio-économiques divers, des générations, des courants littéraires, des sexes mêmes différents.

    Yu Hua est né en 1960 à Hangzhou dans la Zhejiang, capitale du célèbre thé longjin au sud de Shanghai. Cinq de ses romans ont déjà été traduits en français dont Vivre porté à l'écran par Zhang Yimou, Grand Prix du festival de Cannes en 1994.

    Comme nombre d'autres romans de ces dernières années Brothers raconte, à travers des parcours existentiels, l'histoire de la Chine, ici depuis la Révolution culturelle jusqu'à cette frénésie marchande et d'enrichissement des années 90 et 2000. De ce point de vue, Le Chant des regrets éternels (Picquier, 2006) de Wang Anyi, paraît plus fort, exception faite des pages sur la révolution culturelle où Yu Hua montre l'horreur, la violence, la barbarie même dont le peuple chinois pouvait se rendre coupable. A l'heure où une partie de la jeunesse occidentale défile dans les rues scandant « faites l'amour pas la guerre », une partie de la jeunesse chinoise, à mille lieux de ces idéaux humanistes, s'adonne allègrement aux pires sauvageries.

    Brothers dénonce cette période, comme la folie capitaliste qui s'empare d'une partie du pays et de sa population tandis que l'autre en fait les frais. Rien de nouveau sous le soleil littéraire chinois depuis notamment Gao Xingjian, le Nobel qui appartient lui à la génération des écrivains exilés ou aux dénonciations des dissidents tel Liu Xiabo : « En Chine l'intérêt a remplacé la loi et la conscience »(1)

    Non, la véritable originalité de Brothers est ailleurs : l'histoire et l'écriture.

    Yu Hua raconte le parcours de deux hommes, qui ne sont pas frères, mais que la vie va rassembler dès leur plus jeune âge et lier d'un lien encore plus fort que l'affection fraternelle. Li Guangtou est le fils de Li Lan et Song Gang celui de Song Fanping. Les deux parents s'aimeront, mais seront emportés par le vent de l'histoire ou la maladie. Li et Song, vont grandir seuls ; seuls, ils feront face à l'adversité, s'épauleront, se rassureront. Passé les horreurs de la révolution culturelle, les chemins des deux frères divergeront. Tandis que l'un s'élèvera au sommet de la puissance financière, l'autre sombrera. L'un deviendra le plus riche, tandis que l'autre finira le plus pauvre du bourg des Liu. Grandeur et décadence donc.

    L'amour pour la belle et callipyge Lin Hong sera à l'origine de la séparation des deux frères. Li Guangtou éconduit se fera faire une vasectomie. Faut-il convoquer Freud et son Léonard de Vinci pour comprendre cette énergie déployée plus tard par Li pour accumuler tant d'argent et tant de femmes...?

    Li, le débrouillard libidineux, « sans foi ni loi » pour arriver à ses fins, sanguin et brutal est malgré tout attendrissant. Song est honnête et droit, sans autre aspérité que sa naïve dévotion aux autres, à son frère et à Lin.

    Yu Hua montre comment « le torrent impétueux de la révolution » a fini par devenir « un petit ruisseau insignifiant » : « aujourd'hui, les temps ont changé, la société a changé : on ne décroche des marchés qu'à coups de pots-de-vin. Je n'aurais jamais imaginé que ces tendances malsaines se répandraient si vite et si brutalement... » dit Li Guangtou. Et Yu Hua suggère plus qu'il ne montre « la collusion du monde de l'administration et du monde des affaires », le sort des ouvriers migrants contraint de vérifier l'adage « l'homme n'est pas un arbre, pour vivre il doit bouger », les impostures des puissants... Il y a des scènes à ne pas manquer : l'irruption de la « Grande Révolution culturelle » dans le bourg des Liu ; la cours maladroite et brutale que Li fait à Lin, l'amour naissant entre elle et Song, les succès économiques de Li, le concours des vierges et l'organisation de l'économie de l'hymen...

    L'écriture, limpide, de bout en bout, déploie une force romanesque impressionnante.  Par de simples effets de style, Yu Hua parvient à dévoiler au lecteur occidental quelques aspects de la société chinoise : son gigantisme ou l'omniprésence de la multitude ; ces « masses » du bourg des Liu, « foule » curieuse et attentive qui s'attroupe à la moindre occasion, spectatrice, animée d'un mélange de curiosité, de malveillance et d'envie,

    Yu Hua multiplie les registres : humour, distance, ironie, satire, la farce (à se tordre de rire parfois) n'est jamais loin, la tendresse aussi pour ses personnages. La langue est familière, crue parfois. Et face aux drames de l'histoire et des existences individuelles, l'humour peut être noir. Il lui arrive d'être délicat, de cette délicatesse qui rappelle La Vie est belle du réalisateur Roberto Benigni comme dans cette scène où Song Gang qui vient d'être torturé ment aux deux gamins...

    Publié en Chine, en 2005 et 2006, Brothers y a rencontré un énorme succès : un million d'exemplaires vendus.


    1. Voir le portrait que lui consacre Jean Philippe Béja, « Liu Xiaobo : le retour de la morale » dans La Pensée en Chine aujourd'hui, (sous la direction d'Anne Cheng), Gallimard, Folio essais, 2007.


    Traduit du chinois par Angel Pino et Isabelle Rabut, éd. Actes-Sud 2008, 717 pages, 28 €