Aziz Chouaki
L'étoile d'Alger
Les Oranges
Aziz Chouaki publiait en 1998, coup sur coup, deux romans au style très différent l'un de l'autre mais qui accordent, tous deux, la même priorité aux gens, au quotidien, à la vie du "petit peuple" comme dit l'auteur. Point de politique dans ces écrits même si la politique est envahissante et qu'en Algérie elle a tendance à déshumaniser le pays tout entier...
Aziz Chouaki est né en 1951 à Alger. Installé en France depuis 1991, il a déjà publié en Algérie Argo un recueil de poésies et de nouvelles et, en 1989, Baya un roman sorti chez Laphonic et adapté au théâtre des Amandiers à Nanterre en 1991. Aziz Chouaki est musicien et cela peut éclairer la structure romanesque en contrepoint et le style rythmé, vif, syncopé de l'Etoile d'Alger. La réussite de ce roman réside aussi et peut-être surtout dans le style. Au-delà de la comparaison musicale, il semble coller à l'Algérie. Nerveux, saccadé, crépitant même, le style est fuyant comme peut l'être parfois le quotidien algérien engagé dans une course poursuite contre une réalité étouffante.
L'étoile d'Alger est l'histoire des rêves et des ambitions démesurés de Moussa Massy (pour Massinissa) qui veut devenir un nouveau Michael Jackson (celui du succès s’entend). A travers les pérégrinations, l'ascension et la chute de Massy, Aziz Chouaki brosse le tableau, éclatant de vérité, palpable, de la société algérienne du début des années 1990. Notre étoile montante partage avec les treize autres membres de sa famille un trois pièces dans une cité engluée dans l'envahissante et racoleuse mélasse islamiste. Cette présence l'indispose bien mais, tout à ses ambitions professionnelles, à son platonique amour pour Fatiha et à son amitié pour Rachid, Massy avance. Droit. Au dessus de la mêlée. Imperméable au bruit et à la fureur chaque jour plus tonitruant. Tandis que le pays sombre, Massy s'élève. Intelligent et doué de subtile capacité d'adaptation, Massy a du talent. Autant d'atouts qui se révéleront indispensables à cette brindille d'humanité pour entamer une ascension professionnelle qui le mènera au Triangle, la plus importante boite de nuit d'Alger fréquentée uniquement par la tchi-tchi algéroise... Mais, après le crescendo de la réussite, Massy va descendre une pente qui le mènera aux portes de l'enfer. Plus de contrepoint alors. Massy change, il est en harmonie avec une société qui cultive le totalitarisme de l'Un, de l'unique et qui nie à l'individu le droit même de rêver. Pourtant, à travers le rêve apparemment démesuré de Massy, Aziz Chouaki rappelle justement que ce sont les rêves, et les plus fous ne sont pas les moins indispensables, qui permettent à tout à chacun de rester debout et peut-être de réintroduire un peu d'humanité dans un monde où la démence gagne chaque jour sur la sagesse.
Les Oranges, le second livre publié cette année là prend les allures d'un conte où Aziz Chouaki dresse l'histoire de l'Algérie depuis la première balle tirée par l'envahisseur français en juillet 1830. Cette balle s'est logée dans une orange. Un enfant de sept ans est là. Dans les décombres du massacre, il extrait la balle de l'orange qui, avant de rendre l'âme demande au gamin de lui faire le serment suivant : "je jure d'enterrer à jamais cette balle le jours où tous les gens de cette terre d'Algérie s'aimeront comme s'aiment les oranges". Est ce que depuis 1830 le gamin a pu enterrer cette balle? Le roman a connu un large et populaire succès grâce surtout à son adaptation au théâtre.
Editions Marsa, 1998. Réédité en poche au Point Seuil en 2004
Editions des Milles et une nuits, 1998
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Ali et Nino
Kurban Saïd
Ali et Nino
En ces temps heureux de suspicions et d’enfermement identitaire plus ou moins « soft », il n’est pas de bon ton de discourir sur les amours d’un musulman et d’une chrétienne. Quand le « Mal » peut trouver à s’incarner dans la figure de l’Autre, cela ne fait ni sérieux ni crédible. Mais de ces considérations de troisième millénaire naissant, Kurban Saïd n’a cure. Et pour cause ! Tout d’abord le préfacier apprend au lecteur ignorant que ce nom est un nom d’emprunt et que derrière ce pseudo se cache un juif converti à l’islam. Mais oui, mais oui cela arrive et nous sommes loin ici de nos modernes convertis qui vont soigner leur mal être et leur déséquilibre en s’infligeant (cela les regarde après tout) mais surtout en infligeant à leur entourage (cela commence à nous regarder) une lecture parmi les plus mortifères de l’islam. Non, Lev Nussimbaum alias Kurban Saïd sait de quoi il parle quand il parle d’islam. Et ce n’est sans doute pas pour soigner ses petits bobos à l’âme qu’il est entré dans la foi de Mahomet. Ensuite, son roman Ali et Nino, est paru en 1937. Vous pensez bien qu’à l’époque une autre croisade occupait les esprits. Aussi l’indulgence est de mise pour cet homme qui, non content de se convertir, écrit sur des amours difficilement envisageables aujourd’hui voire qu’une certaine doxa réprouve in petto.
Ali est un jeune aristocrate (tout de même !), musulman donc mais version chiite. Nino, elle, est la fille d’un marchand chrétien originaire de Géorgie. Lui est digne, courageux et amoureux. Elle est vive, indépendante, également courageuse et belle à damner le plus méritant des fidèles mahométans. Les sages perses ne prétendent-ils pas qu’il n’y a pas de plus belles femmes que les Géorgiennes ? L’idylle a pour cadre l’Azerbaïdjan et sa capitale, Bakou « où l’Asie et l’Europe s’interpénètrent insensiblement ». Lénine et les Bolcheviques s’apprêtent à prendre le pouvoir en Russie. Agité par des troubles qui commencent à diviser la mosaïque de cultures et de peuples de la région, le Caucase tremble devant un avenir qui ne s’annonce nullement radieux mais sombrement soviétique, il commence à frémir du « ressentiment » - pour parler comme Abdelwahab Meddeb - qui gagnent les Musulmans de la région. Ainsi, Kurban Saïd ne se contente pas de décrire les tendres émois d’Ali et de Nino. En orientaliste averti, il livre, de l’intérieur sommes-nous tentés d’écrire, les questionnements intimes du musulman et sa lecture des événements (la guerre en Europe, le mépris russe, l’affaiblissement de l’islam dans sa version persane et ottomane, le danger soviétique, les convoitises pétrolières...). En ethnologue - l’auteur est originaire de cette région -, Kurban Saïd offre de nombreuses informations sur les pratiques culturelles, les valeurs, les traditions poétiques ou les codes qui président aux rapports interindividuels, notamment entre hommes et femmes, que ce soit en Azerbaïdjan, dans le Karabakh, dans les villages du Daghestan, dans la Géorgie ou dans la Perse voisine.
Visionnaire, il pointe l’hostilité croissante qui divise Géorgiens, Arméniens et musulmans : les revendications d’appartenance à l’Europe des premiers et, après le « génocide », les craintes arméniennes face aux prétentions turques et enfin, les prémices de ce « ressentiment » chez l’homme musulman. Faut-il avec le préfacier s’enhardir et voir dans ce roman « la prédiction de la renaissance mondiale d’un Islam militant » ? Peut-être. À l’heure où la défaite sera consommée, où les musulmans azéris se retrouveront seuls face à l’Armée rouge, Ali augure que le secours viendra des « musulmans du monde entier, mais seul Dieu sait s’ils arriveront à temps ».
Au cœur de ce récit, qui en Azerbaïdjan fait « figure d’épopée nationale », il y a, plus fort que les préjugés des uns et des autres, indissoluble malgré les obstacles religieux ou politiques, l’amour d’Ali et de Nino. Depuis les libres rives de la mer Caspienne jusqu’à la pudibonde Perse en passant par la festive et hospitalière Géorgie ou le farouche et ancestral Daghestan, Ali et Nino ne cesseront de s’aimer et de démentir une autre prédiction présente dans le livre : « il n’y a pas de pont entre l’Est et l’Ouest, il n’y a pas de pont de l’amour non plus ».
Nil Editions, 2002, 345 pages, 21,20 euros. En poche : J’ai Lu, n° 7959
Du même auteur on pourra lire La Fille de la corne d’or, traduit de l’allemand par Odile Demange, chez Buchet Chastel, 318 p., 22 €.Enfin, Tom Reiss lui a consacré une biographie : L’Orientaliste, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Françoise Jaouën, toujours chez Buchet Chastel, 450 p., 25€.
Illustration :
Djamel Tatah
Sans Titre 2006
Huile et cire sur toile
200 X 200 Cm
Collection privée
© Jean-François Losi
Djamel Tatah exposait à la Galerie des Ponchettes, MAMAC, Nice du 27 juin au 11 octobre. Il sera à l’automne 2010 à la Villa Médicis pour une exposition thématique, « Les Mutants » avec des oeuvres d’Ellen Gallagher.
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Le Rire orange
Leone Ross
Le Rire orange
Dans un va-et-vient entre démence et mémoire, Leone Ross, romancière anglaise d’origine jamaïcaine, retisse les fils délicats et emberlificotées des émotions. De celles qui remontent loin dans l’enfance et dont on ne peut jamais tout à fait se débarrasser. C’est une plongée dans la folie et dans le sexe avec pour toile de fond le racisme anti-noir de la société américaine. Dans sa version la plus dramatique, celle des Etats du Sud dominés par le Ku Klux Klan, comme dans sa version plus « soft », new-yorkaise : « c’est pas qu’ici on soit pas raciste comme ailleurs mais ici on t’érotise ».
Tony, bisexuel aux pratiques frénétiques et désordonnées, violentes parfois, vit à New-York. Sa sexualité est affirmation de soi, concrétisation d’un pouvoir que l’homme, beau et séduisant, parvient à exercer sur ses partenaires. L’auteur pointe ici le lien entre le sexe et une certaine constitution psychique. La sexualité comme « sismographe de la subjectivité » pour parler comme Michel Foucault.
Tony a laissé tombé Marcus, son compagnon, et ses responsabilités professionnelles au sein de la revue littéraire qu’il anime. Il se terre dans les couloirs souterrains du métro new-yorkais. L’homme perd pied, déraisonne. Il doit s’enfoncer de plus en plus bas, dans des labyrinthes de plus en plus noirs. Les souvenirs l’assaillent. Il est hanté par une femme, Agatha. Cette femme mystérieuse qui, des années plus tôt, l’a recueilli alors qu’il n’était qu’un enfant orphelin de père et dont la mère déjà avait sombré dans la folie. Un monologue sans ponctuation sert à rendre l’état mental de Tony qui ne parvient pas à se dire, à raconter son histoire. Enfant, il « était un garçon difficile à connaître. Dès qu’il laissait tomber une de ses couches protectrices, il en créait une autre, plus imperméable encore. »
Ses transes sont entrecoupée par le récit des événements survenus des années plus tôt. C’est une autre voix donc qui apprendra tout au lecteur : l’histoire de Tony, mais aussi celle de Mikey, un Blanc, comme lui orphelin et que son obésité transforme en souffre-douleur de trois jeunes brutes. Tony et Mikey, deux fois rassemblés comme victimes et comme exclus. C’est vers cet ami, le seul qu’il n’ait jamais eu, que se tourne aujourd’hui Tony : « je sens mon cerveau qui se décompose lentement qui s’étire je sens chaque nerf tendu comme une corde je sens les pores de ma peau comme des nids-de-poule sur une route pourquoi est-ce que je me bats contre elle je peux pas Seigneur sauve-moi je peux pas Mikey je me souviens de toi je me souviens de ton innocence et de ta paix sous toute cette guerre j’espère que ta femme t’aime qu’est-ce que t’as fait mon frère est-ce que t’as vu un psy est-ce que l’amour d’une femme bien t’a sauvé et t’a aidé à garder les souvenirs intacts à les mettre dans leur contexte t’as un enfant dis moi j’ai jamais fait ça non j’ai dit que je crois pas à l’enfance mon frère je crois pas à l’enfance »
Avec une parfaite maîtrise, Leone Ross rassemble les pièces qui forment le puzzle de ces deux existences. Elle reconstitue le poids qui, très tôt, trop tôt s’est abattue sur les frêles épaules de ces deux enfants. Comment gérer des émotions insupportables, des blessures qui refusent de se refermer, une mémoire toujours à vif, jamais apaisée ? Mikey, le Blanc s’en sortira mieux. Tony, lui, navigue aux confins de la folie, hanté par le fantôme d’Agatha : « moi j’ai supplié ma mère de me laisser entrer dans son univers pour l’aider j’ai voulu voir ces esprits et ce diable et leur dire de laisser ma mère tranquille et maintenant je les vois qui se moque de moi en se servant du visage d’Agatha... ».
Dans des circonstances dramatiques, Agatha a confié à Mikey et à Tony, son propre secret. Là encore le racisme et la violence de cette société américaine se mêlent au sexe et à un double tabou, celui de l’amour entre une Noire et un Blanc et celui de l’inceste. « Quand on dit ce qu’on a en soi, c’est comme si on vous enlevait une grosse pierre à porter » affirmait Agatha à ces deux fragiles auditeurs. Cette grosse pierre est venue alourdir encore le fardeau de Tony. À ses yeux, le poids de la culpabilité a transformé Agatha en un monstre.
L’histoire est sombre et terrifiante, un peu tarabiscotée tout de même (la scène finale sent l’artifice), mais en dépit des horreurs rapportés et les affres du délire de Tony, Le Rire orange n’entend pas tuer tout espoir. Ce n’est pas le moindre mérite de l’auteur que de réussir à maintenir le suspens jusqu’au bout, malgré une construction narrative qui fait fi de la chronologie et voyage entre l’aujourd’hui de la folie et l’hier de la mémoire.
Roman traduit de l’anglais par Pierre Furlan, Actes-Sud, 2001, 317 pages, 20 euros
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Universalité du Coran
Mohamed Talbi
Universalité du Coran
Islamologue, professeur à la faculté des sciences de Tunis, Mohamed Talbi offre ici une lecture du Coran particulièrement utile en ces temps où la suspicion des ignorants, l’hostilité des imbéciles mais aussi la sécheresse exégétique de barbus enturbannés frappent une religion qui, comme toutes les autres, n’est et ne sera que ce que les hommes voudront bien en faire. Mohamed Talbi expose son approche du texte sacré « qui doit être sans cesse contextualisée et actualisée en tenant compte des maqâsid, des intentionnalités du texte ». Ici, le Coran est « guidance (Hudan), vecteur orienté ». Voilà pourquoi cette lecture est qualifiée de « vectorielle » : « nous suivons le vecteur qu’il nous indique, et nous marchons, non en regardant derrière nous vers les Anciens (Salaf), mais vers l’avenir, celui de nos petits-enfants ». Ainsi, précise l’auteur, « notre lecture est aux antipodes des lectures intégristes, (...) et ce travail, quoique limité, s’intègre néanmoins dans nos efforts de rénovation de la pensée musulmane ».
« Contrairement aux prophètes d’Israël (...) y compris Jésus, tous envoyés au peuple élu », le message coranique s’adresse à tous les hommes. Sur cet universalisme, l’auteur aurait pu rappeler l’œuvre de Saint Paul. Mais enfin, point de communautarisme ici aussi, si ce n’est la communauté humaine « sans distinction de lieu, de race ou de couleur ». Un universalisme qui se vérifie dans les confluences des expériences mystiques où se rejoignent soufis, hindouistes, bouddhistes, chrétiens et juifs...
Préfigurant peut-être le plus moderne des individualismes, pour Mohamed Talbi l’individu occupe une place centrale en islam : « Lis le Coran comme s’il était descendu sur toi » dit un hadith par l’auteur cité.
L’islam de Mohamed Talbi est message d’amour, de justice, de responsabilité écologique, de solidarité avec les déshérités. Et de liberté. En enfreignant l’interdiction de toucher au fruit de l’arbre défendu, Adam et Eve n’ont commis ni pêché ni prétendus à la connaissance. Ils ont choisi la liberté et « le prix de cette liberté » qui est la pluralité. Le fameux précepte « pas de contrainte en matière religieuse » prend alors tout son sens car si l’espèce humaine est une, elle n’est point uniforme. Et si l’individu est au centre de ce message, il y est dès lors comme sujet.
Quid de l’égalité des sexes, cette question récurrente sur laquelle chaque croyant se réclamant de la prophétie mahométane est attendu ? Pour Mohamed Talbi, point d’ambiguïté ici aussi : la justice professée par le Coran « implique l’égalité des sexes ». Un peu court ? Mohamed Talbi cite alors le verset suivant « l’homme et la femme sont une même âme en deux, une paire d’un même être » . Voilà qui pourrait servir les partisans de la parité car pourquoi craindre des dérives communautaristes si l’homme et la femme sont consubstantiels l’un à l’autre ?
L’auteur ajoute sans barguigner que « le foulard dit islamique n’est pas coranique » et rappelle la seule obligation qui est faite, à la femme comme à l’homme, celle de la décence, « selon l’usage courant ».
Nul n’est obligé de partager la foi de l’auteur. Personne n’est même tenu de le suivre dans sa lecture du Coran et son discours qui « est celui d’un musulman par la conviction et la praxis ». Qu’il suffise de rappeler que le Coran - comme la Bible - se prête à plusieurs interprétations, à plusieurs « vecteurs » et que personne ne peut se targuer d’en détenir la légitimité exclusive et intégrale et, ce faisant, de prétendre, sous couvert souvent de victimisation, à l’exercice d’un terrorisme intellectuel, moral ou autre. Terminons sur un dit de l’imam Ali, le gendre du prophète, que ne devrait pas renier Mohamed Talbi : « ne leur oppose jamais le Coran. Le Coran a bon dos et multiple facette »...
Actes Sud, Le Souffle de l’esprit, 58 pages, 2002, 9 euros -
Le Château d’eau
Malika Wagner
Le Château d’eau
Après Terminus Nord (Actes Sud, 1992) et Isabelle (Actes Sud, 1998), Malika Wagner publiait avec Le Château d’eau son troisième roman. Le personnage central est une femme qui se prénomme Zohra. Là est peut-être sa seule « singularité », ce prénom « exotique » - légué par un père absent - qui porte en lui comme un « malaise », une « incertitude » et qui l’a contraint à cette « douloureuse attention à soi qui rend parfois si pesantes les relations avec autrui ». Pour le reste et partageant le lot commun de bon nombre de ses contemporains, Zohra essaye de trouver un sens à son existence dans un « univers anémié ». Elle travaille depuis peu dans une jeune agence de communication spécialisée dans la création de sites internet. Plantée au cœur du virtuel, elle s’applique sans enthousiasme et sans âme à vendre de l’illusion marchande en traînant les mots dans la boue, pour paraphraser le poète marocain Abdellatif Laabi.
Tout est factice. Superficiel. Trop lisse. Chacun est soumis au même et unique critère de réussite : l’argent. Une humanité de robot. À l’instar de cette nuit passée avec Enzo, un collègue de travail. Une autre erreur qui rendra plus étouffant et insupportable le quotidien au bureau. « Comment vivre sans jamais donner de soi ? » s’interroge Zohra
Détresse, désarroi, aboulie, dépression... Zohra s’ennuie. Hier, la figure d’une femme dans son temps et dans sa société s’appelait Emma Bovary. Aujourd’hui, elle se prénomme Zohra. Point de Rodolphe pour étourdir la jeune femme mais une piscine et... la pratique disciplinée de la natation. Car Zohra, entre midi et deux, s’échappe en direction du Château d’eau, la piscine municipale où un maître nageur a décelé en elle de réelles potentialités aquatiques et sportives. Mais rien n’étant acquis d’avance - encore une chose oubliée aujourd’hui - pour que le virtuel devienne effectif, il y faut des heures de travail, d’effort, de perfectionnement sous le regard froid d’Albert et ses conseils péremptoires : « à force de se contenter du minimum, on vit dans un monde où rien n’a de consistance ». Zohra retiendra ses leçons. Point de suicide ici comme chez Flaubert. Si elle ignore encore ce qu’elle fera de l’avenir, elle sait qu’il ne s’agit plus « de faire » ou « de se précipiter sur un masque qui vous défigure ». Il va falloir « donner de soi ». Sa gratitude pour Albert est telle qu’elle aurait aimé lui faire partager la scène finale où elle décide de briser toutes les cages, fussent-elles de verre, qui emprisonnent les vies et empêchent les existences de se réaliser. Si Malika Wagner utilise la natation comme métaphore existentielle, il va de soi que chacun est libre du choix de sa discipline...
Edition Actes Sud 2001, 134 pages, 13,60 euros -
Pour une histoire de la guerre d’Algérie
Guy Pervillé
Pour une histoire de la guerre d’Algérie
L’histoire, entendez cette quête d’un savoir scientifique libre de tout pouvoir, pourrait-elle être cet outil qui aiderait enfin à concrétiser le pari hasardeux - et solitaire - du général de Gaulle de placer la coopération franco-algérienne sous le sceau de l’exemplarité ?
Voilà une autre façon d’aborder le travail de l’historien Guy Pervillé pour qui « il est sûr, en tout cas, que la reconsidération critique du bilan de la guerre d’Algérie dans les deux pays est nécessaire » à l’« assainissement » des relations franco-algériennes.
Notre professeur toulousain, auteur de nombreux livres et articles sur ce sujet, n’a pas écrit un énième manuel de la guerre d’Algérie ou livré du neuf à partir d’archives inédites exhumées des secrets de la République française ou de l’omerta des généraux algériens. L’air du temps, du moins en France et pour une partie des acteurs du drame (ou de leurs descendants), est à l’apaisement et à la réconciliation des mémoires.
Aussi, depuis le débarquement et les dix premières années de la présence française en Algérie, marquées par l’improvisation ; jusqu’aux récents et médiatiques procès, en passant par le départ des Pieds-noirs, à l’issue d’une guerre dont on ne sait toujours pas fixer la date du cessez-le-feu, Guy Pervillé revient, point par point, sur ces douloureux sujets de controverses, objets d’amertumes, de blessures et de mémoires en bataille. Tout ici est passé en revue : la conquête et la « fatalité » du « déclin futur » de la colonisation, l’échec de la politique de Napoléon III, le fiasco de la politique d’assimilation des « indigènes », la société coloniale construite par la superposition de castes et de races, jusqu’à l’incapacité des derniers gouvernements de la IIIe République à adopter les réformes indispensables à répondre aux aspirations des Algériens musulmans et à éviter la guerre.
Une guerre de sept longues années qui, à son tour, laissera sur son sillage une théorie plus longue encore de débats et de polémiques. Ainsi, de la place de l’islam et de manière plus générale des questions identitaires dans la révolution algérienne et dans la définition du futur Etat indépendant ; du rôle et de l’origine des violences (massacres, violences « xénophobes », dérive dictatoriale du FLN...) ; de l’occultation de la double guerre civile (entre Algériens d’une part, entre Français de l’autre) ; de la torture et de la politique de pacification avec les criminels regroupements de plusieurs millions d’Algériens ; sans oublier les controverses pour savoir qui a gagné cette guerre (l’armée, le général de Gaulle ou le FLN ?) et celles, interminables, sur l’action de l’homme du 18 juin ; les déchirements sur les responsabilités dans l’échec des accords d’Evian et la poursuite des violences jusqu’en 1963 ou les empoignades sur le bilan chiffré de cette guerre...
Sur tous ces points de fixation s’écrasent et se heurtent des mémoires plurielles, divergentes et antagoniques. L’historien rappelle les arguments des uns et des autres et tente souvent de crever les abcès mémoriels en maniant le scalpel de la raison critique. Si ce travail de mémoire, mené de concert avec l’historien, est essentiel ce n’est pas tant pour réconcilier les uns et les autres avec un passé qui s’éloigne à petits pas que pour permettre aux jeunes générations, et plus encore à celles de demain, de débarrasser les têtes et les corps du remugle d’une guerre qui fait les fraternisations suspectes et les horizons bouchés. De ce point de vue, libre aux officiels officiers algériens de se fourvoyer mais ce faisant, malheureusement et surtout, de fourvoyer leur pays dans une mémoire qui insulte le passé, ensanglante le présent et condamne l’avenir. Depuis Mouloud Feraoun jusqu’à Boualem Sansal, les Algériens sont nombreux à ne pas être dupes et l’historien se risque ici à quelques escapades littéraires pour le montrer et laisser entendre que les ratés de l’école et de la pensée en Algérie sont, comme le disaient clairement Abdelmalek Sayad ou Tahar Djaout, le plus grand échec de ce pays. En France, ce devoir de mémoire débarrassé des scories de la passion et d’un engagement d’un autre âge, doit servir à rapprocher les Français entre eux et notamment les Français avec ceux des leurs qui sont d’origine algérienne d’une part et avec les immigrés algériens d’autre part. Selon l’auteur, « pour éviter que ces conflits de mémoires ne fassent ressurgir les anciens affrontements, les historiens peuvent jouer un rôle utile, en expliquant aux uns et aux autres pourquoi ils doivent vivre ensemble dans le même pays, pourquoi la politique d’assimilation ou d’intégration que la République prétendait réaliser en Algérie a tragiquement échoué, et à quelles conditions elle pourrait réussir en France ».
C’est cette nouvelle tâche qu’assigne Guy Pervillé à l’Histoire. Pourquoi pas ? Cela est tout de même plus honorable que de devoir servir les intérêts de la colonisation ou, pour des raisons exactement inverses, enfermer la présence française en Algérie dans le carcan d’une « nuit coloniale ». Pour être immense, la tâche qui consiste à œuvrer à créer les conditions d’un vivre ensemble harmonieux et républicain sur les décombres de cent trente-deux ans de colonisation dont sept années d’une guerre atroce - sans parler des siècles de suspicion entre Chrétienté et Islam - semble plus réaliste que le pari, toujours hasardeux mais bien moins solitaire, du général de Gaulle. Du moins en France.
Edition Picard, 2002, 356 pages, 33 euros
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La Fiancée d’Odessa
Edgardo Cozarinsky
La Fiancée d’Odessa
Edgardo Cozarinsky est né en Argentine en 1939, petit-fils d’immigrés juifs fuyant les pogroms russes de la fin du XIXè siècle, il a grandi à Buenos Aires avant de venir s’installer à Paris en 1974. Cinéaste, il est aussi, comme écrivain, l’auteur de deux essais sur Borges et Henry James. Après Vaudou urbain (Bourgois, 1989) et Le Violon de Rothschild (Actes-Sud, 1996) ce recueil de nouvelles est sa troisième œuvre de fiction. E. Cozarinsky appartient encore à une génération où la littérature constituait encore la première ouverture sur le monde. Voilà pourquoi peut-être ses personnages ne peuvent s’appréhender qu’à travers la fiction romanesque. Aucune autre clef ne pourrait ouvrir sur ces existences marquées par l’exil, l’appartenance à des diasporas nombreuses, russe, juive ou argentine, le mélange poussé parfois jusqu’à la contradiction, les identités mêlées, les mémoires obscures et les tragédies totalitaires du dernier siècle.
Ici, le passé n’est pas une proprette et rectiligne avenue qui exhale une illusoire pureté. Non, il emprunte des chemins sinueux, au sol couvert d’aspérités qui laisse certes les corps meurtris, mais fait les âmes belles. L’histoire y est horizontale, confuse et foisonnante, souterraine autant qu’incertaine mais toujours irréductible à ces théories globalisantes, sèches et verticales.
Dans Hôtel d’émigrants, l’auteur mêle recherche documentaire et fiction, passé et présent. Si l’enquête menée par le narrateur se déroule aujourd’hui, l’histoire, elle, se situe à Lisbonne, en 1940. Les candidats à l’émigration fuyaient alors la nuit nazie. En s’éloignant vers un autre continent, ils voyaient s’éteindre « les dernières lumières de l’Europe ». Ils emportaient avec eux un monde fait de vies entrecroisées, peuplé de personnages obscurs et de secrets annonciateurs d’existences équivoques. Le mur des certitudes héritées du passé se lézarde sous les coups de boutoir du présent.
Exilée avec son époux en Argentine, La Fiancée d’Odessa raconte aussi l’histoire d’une bifurcation fondatrice. Cette secrète bifurcation est l’œuvre de cette audacieuse fiancée qui a préféré fuir les rives ukrainiennes de la Mer noire pour la pampa argentine. Son geste deviendra secret de famille, passant de génération en génération, par les femmes et uniquement par elles. L’histoire de l’aïeule sera transmise « comme un savoir dangereux, interdit peut-être ». Pourtant, un siècle après, ce secret est révélé à l’arrière petit-fils, ultime descendant sans progéniture de ce couple d’émigrants russes. Faut-il dénoncer l’identité usurpée par l’aïeule ou raconter ? Où est la vérité ? Pour E.Cozarinsky, l’appartenance à une communauté de destin et la foi en cette appartenance priment sur tout autre pseudo légitimité érigée en barrière.
La plupart des personnages de ce recueil sont en transit. Chassés et persécutés par l’Histoire, ils sont constamment confrontés à l’impermanence de toutes choses, à la mort (« Vue sur un lac, à l’aube » ou « amours obscures »), à la liberté (« Jours de 1937 ») ou à la tromperie (« Budapest »).
Ainsi, les existences et les vérités seraient, comme la vie elle-même, relatives et incertaines et supporteraient bien une salutaire dose de scepticisme...
Nouvelles traduites de l’espagnol (Argentine) par Jean Marie Saint Lu, Actes-Sud, 2002, 161 pages, 19,90 euros
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La Mémoire enchaînée. Questions sur l’esclavage
Françoise Vergès
La Mémoire enchaînée. Questions sur l’esclavage
En ces temps de confusions et de rivalités mémorielles, où les particularismes tendent à prendre le pas sur l’intérêt général, où le passé plombe le quotidien de beaucoup, le livre de Françoise Vergès aide à bien poser les problèmes, à mesurer les enjeux, et ce bien au-delà du sujet traité par l’auteur. Bien sûr, c’est d’esclavage dont il est question ici mais enfin le propos de l’auteur, la clarté de ses analyses et de son approche, comme le ton du livre, constructif, sans esprit polémique avec quelque bord que ce soit, pourraient être utilement repris ou repensés dans bien d’autres domaines - à commencer par celui de la mémoire coloniale - et par des groupes de populations qui exigent un devoir de mémoire et s’approprient l’injustice (et quelle injustice !) et les morts d’hier.
Françoise Vergès, qui est la vice-présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage (1) constate d’entrée que ces derniers temps le ton s’est « durci » et que l’on assiste à « un recul du débat politique » au profit d’une place plus grande « laissée à la violence ». Reprenant en exergue cette phrase de Franz Fanon, « je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères », elle rappelle alors l’essentiel des « objectifs premiers de la mémoire de la traite et de l’esclavage : le souci d’en écrire l’histoire et d’en assumer l’héritage s’entend à l’origine comme la volonté d’y prélever ce qui permet d’avancer, pour que le neuf advienne. »
Et de ce point de vue, la société française a déjà pris bien du retard. Ralentir encore le temps de la vérité ou simplement de la (re)connaissance serait hâter d’autant le temps du mensonge, des simplifications et des surenchères. Alors la voie est tracée.
Avancer ? C’est d’abord dire et enseigner les faits. Tous les faits : aussi bien la réalité de la traite, des systèmes d’exploitation esclavagiste et leur place dans l’histoire nationale, que les résistances des esclaves eux-mêmes. Avancer c’est aussi diversifier et élargir les sources et les archives et écouter les voix des esclaves portées par les chants, les poèmes et autres romans, c’est aussi procéder à une lecture critique de l’historiographie abolitionniste et dire que le combat pour l’abolition de l’esclavage ne signifiait pas la fin de la servitude et des rapports inégaux, c’est aussi dépasser le clivage entre « savants et militants » en posant la question non plus en termes de « devoir de mémoire », mais « en termes de relations politique [et] d’intérêt général ». Françoise Vergès invite à « un travail de refondation de ce qui unit, de ce qui est commun » à commencer par l’universalité des idéaux démocratiques et la participation au XVIIIe siècle des esclaves à l’avènement démocratique. Avancer c’est enfin inscrire symboliquement dans l’espace public la mémoire de la traite et de l’esclavage en répondant positivement aux demandes de créations de musées, de mémoriaux, de monuments…
Mais attention, si les mots ont un sens - et on peut légitimement penser qu’ils sont ici lourdement et symboliquement chargés - il n’y a pas un simple retard des études universitaires et historiques en France mais « un point aveugle dans la pensée française », un « point aveugle » qui marque selon l’auteur l’impossibilité de réconcilier « la patrie des droits de l’homme » « et le régime d’exclusion organisée de ces droits qu’est l’esclavage ». « (…) Si la France assumait son histoire conflictuelle, acceptait la pluralité des mémoires, considérait l’antagonisme des intérêts et modifiait ainsi le récit national, cela permettrait de reprendre sur de nouvelles bases le récit républicain et ce qui est appelé « intégration ». Il faut donc songer à offrir un « espace à la parole publique pour que les violences soient dites ».
Et, pour en rester au niveau sémantique, à la « repentance », qui se passe « entre soi et soi », Françoise Vergès préfère l’« excuse » qui suppose un lien relationnel et ne prône pas « l’oubli » mais son « dépassement » : « dépasser l’oubli, ce n’est pas poursuivre la rature, mais donner à comprendre. Les traces sociales et culturelles de l’esclavage perdurent sur les terres où il a eu cours. Il n’y a certes pas de continuité historique stricte entre l’esclavage et les injustices présentes, mais assurément des échos, des constantes. »
À ce propos, comme les ghettos en France seraient d’abord des ghettos de riches (2) il est cocasse et surtout instructif de lire que le communautarisme est une invention des colons : un « communautarisme colonial [qui] prohibait toute expression interculturelle, tout mélange ». Que ce communautarisme participe aussi de l’incapacité de la France à intégrer son passé colonial et à repenser son identité et « inventer de nouvelles stratégies d’alliance » qui tiennent comptes des désirs et tendances à l’œuvre au sein de la société française, ces « affirmation d’identités qui ne veulent plus se fondre dans une identité universelle abstraite. Ces stratégies se fondent sur l’intégration, et non la disparition d’histoires et de mémoires issues de l’esclavage et du colonialisme ». Vaste chantier auquel doit s’atteler l’ensemble de la communauté nationale, toute couleur et origine confondue. Françoise Vergès nous y aide, elle qui n’entend pas porter la voix de la raison, cette abstraction sourde aux émotions et à la subjectivité, mais celle de la complexité, une complexité qui heurte à la fois les tenants d’un apartheid culturel ou ethnique et les défenseurs d’un universalisme républicain d’autant plus absolu qu’il est abstrait.
(1), Le comité, présidé par Maryse Condé, a publié en 2005 Mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions (Éd. de La Découverte) qui est son premier rapport remis au Premier ministre, rapport dans lequel le comité dresse un bilan des mémoires, des insuffisances des manuels scolaires, de la recherche et des lieux publics et formule un certain nombre de propositions.
(2) Voir Eric Maurin, Le Ghetto français, enquête sur le séparatisme social, Seuil.
Edition Albin Michel, 2006, 205 pages, 16€ -
Les Petit-Fils nègres de Vercingétorix
Alain Mabanckou
Les Petit-Fils nègres de Vercingétorix
« Kimbembé est un homme bon, comme nous autres les Nordistes. Mais saura-t-il le demeurer au milieu de ceux qui ne le sont pas ? Si nous, de notre côté, nous connaissons l’homme de jour, ce n’est que toi qui apprendras à le voir de nuit, dans sa propre région. Reviens à Oweto le plus souvent, car nous tenons à notre petit enfant qui va naître... ». Cette recommandation d’un père à sa fille qui s’apprête à suivre son mari dans sa région d’origine est peut-être la phrase centrale de ce quatrième roman du poète et romancier congolais installé à Paris depuis plus de dix ans.
Homme du Sud, détaché dans le nord du pays pour y enseigner, Kimbembé se révèle bon, généreux, prévenant, galant, intelligent. Versé dans la littérature française, il conserve dans sa malle, tel un bijou dans son écrin, des livres signés Stendhal, Genet, Cohen, Hugo, Balzac et notamment un exemplaire de La Peste de Camus. Pour le coup et si l’on ose cette provocation, il ne lui manque plus que d’être Blanc ! D’ailleurs il doit l’être un peu puisque contre toutes les convenances et valeurs de son pays africain il a tenu à assister à l’accouchement de sa fille. Il n’y a que les Blancs pour faire cela et ce n’est plus le chroniqueur qui l’affirme mais ses propres amis et la sage-femme courroucée.
Mais voilà, comme le bon sens paternel pétri de sagesse africaine le rappelait à Hortense : ce Kimbembé-là est « l’homme du jour ». Elle découvrira sa part d’ombre.
Oh ! pas tout de suite. Hortense épousera d’abord son professeur. Cette union symbolisera « le mariage de l’unité nationale ». Pendant les festivités, l’auteur de « Bleu-Blanc-Rouge » glisse une scène drolatique où deux anciens feignent d’évoquer les souvenirs d’une France jamais visitée : le vin rouge, la Bourgogne, la Loire, le camembert et, supérieur à tous, le Coulommiers « dont l’odeur revient lorsqu’on rote deux jours après ! ».
Les époux et leur fille Maribé partageront quelques années de bonheur. De retour dans son village, Kimbembé enseigne l’histoire géographie et le français. Le ménage se lie d’amitié avec un autre couple « mixte » : Christiane et Gaston ; elle est du Sud, lui, comme Hortense, vient du Nord. Les années passent, le temps tisse des liens en apparence solides entre les deux foyers : « Nous alternions ces invitations et mangions ensemble deux fois par mois. Quelquefois, et bien plus tard, à l’âge de cinq ou six ans, Maribé allait dormir chez nos amis même si j’étais persuadée que cela chagrinait Christiane de ne pas avoir eu de descendance... ».
Mais, dans ce pays imaginaire, ancienne colonie française de l’Afrique centrale, appelé le « Viétongo », l’opposition entre le Nord et le Sud couve. La guerre civile finit par éclater, déchirant « Vietongolois » et « Vietongoloises ». D’un côté les partisans des milices gouvernementales secondées par les « Romains » ces factions armées fidèles au général Nordiste, Edou ; de l’autre les partisans de Vercingétorix, homme du Sud, et de sa milice « Les Petits fils Nègres ». Kimbembé se range au côté de Vercingétorix, le tribun démagogique et raciste, qui sait endormir son auditoire, galvaniser les imaginations et répandre la terreur par la persécution et les assassinats. Kimbembé « avait choisi sa voie. Après plus de seize ans de mariage, je ne reconnaissais plus cet homme. J’étais médusée de constater qu’on pouvait changer du jour au lendemain ».
Alors, le savoir, la culture, cette passion pour les livres et la littérature française, l’amitié pour Christiane et Gaston, l’amour même ne pèsent plus rien ! Comme le rappelait si justement l’écrivaine allemande Christa Wolf, « il ne faut jamais oublier que la couche de la civilisation est incroyablement mince. Il faut si peu de chose pour que resurgisse la barbarie » (Télérama du 14 juin 2000). Certes, une fois de plus nous sommes en Afrique, mais les références nombreuses à l’ex-colonie, comme la personnalité et la formation de Kimbembé ne doivent pas faire oublier que le propos à valeur d’universalité.
Pour échapper au sort que Les Petits fils Nègres de Vercingétorix ont infligé à Gaston, Hortense doit fuir. Avec Maribé, elles décident de rejoindre sa famille à Oweto. Toutes deux traversent un pays mis à feu et à sang par la cruauté et l’imbécillité des hommes. Car dans ce roman, il y a bien le monde des hommes et celui des femmes. Seules Christiane et la vieille Mam’soko, deux femmes du Sud, conserveront leur amitié pour Hortense et, chacune à sa manière, l’aideront. Hortense note sur des cahiers d’écolier les circonstances de son départ. C’est sur cette fuite que s’ouvre le livre. Malgré les événements dramatiques qui y sont rapportés, ce roman, présenté comme le journal d’Hortense, est écrit dans une langue sobre, chatoyante, distanciée et parfois même légère. Il fourmille de références culturelles et d’images d’un passé encore heureux.
Le Serpent à plumes, 2002, 263 pages, 15 euros -
La poésie marocaine. De l’Indépendance à nos jours
Abdellatif Laâbi
La poésie marocaine. De l’Indépendance à nos jours
Le poète et romancier Abdellatif Laâbi propose de découvrir plus de cinquante poètes marocains contemporains, parmi lesquels une douzaine d’auteurs francophones, deux berbérophones et sept femmes. La poésie marocaine, comme de manière générale la littérature nord-africaine, trop souvent reléguée à la marge, demeure peu ou pas connue malgré sa vitalité et l’importance de ses thèmes.
Dans une utile introduction, Abdellatif Laâbi brosse un tour d’horizon de cette poésie remontant loin dans le temps pour arriver à la jeune expression poétique ouverte sur le monde et l’universel en passant bien sûr par le temps de la résistance au colonialisme et celui de l’après indépendance marqué par la revue Souffles qu’Abdellatif Laâbi connaît bien pour en avoir été une des principales chevilles ouvrières.
Selon l’auteur, lui-même ancien détenu d’opinion dans les geôles de Hassan II, les intellectuels marocains auraient représenté « un pôle de désobéissance éthique et de résistance sans faille à l’arbitraire. » La spécificité de la poésie marocaine par rapport à la longue tradition du vaste monde arabe serait de ne pas avoir prospérée à l’ombre du pouvoir mais de s’être résolument installée dans le camp de la contestation sociale et politique, dans le camp de la liberté. Choix (ou conséquence) imposé par un pouvoir qui - à la différence du grand voisin aux prétentions révolutionnaires et aux illusoires promesses d’un avenir radieux - ancrait sa légitimité dans la tradition et la religion. Comme le dit Ahmed Bouanani :
Autrefois
à la mémoire des poètes
on élevait des statues en or
Chez nouspar charité musulmane
on leur creuse des tombes
et nos poètes
la bouche pleine de terre
continuent de crier
Autre particularité, cette fois sans doute partagée avec l’Algérie, la poésie marocaine est une poésie plurilingue riche de trois langues : arabe populaire, français et berbère. Une poésie qui traduit ainsi une réalité linguistique, historique et sociologique, largement admise aujourd’hui après les débats houleux des années 60 qui serait, selon l’auteur, d’autant mieux partagée qu’elle repose sur la conviction que « derrière la question linguistique, se [profile] un autre enjeu : la construction d’une société démocratique assumant pleinement son pluralisme ». Et peut-être une identité « orpheline » sans cesse et en vain en quête d’elle-même :
peux-tu défigurer l’ennemi de classe
sans emprunter ses traces ?
peux-tu te retournercontre tes propres mirages ?
tout le monde chérit l’identité
tout le monde cherche l’origine
et moi j’enseigne le savoir orphelin
erre donc sur les chemins
sans te confondre avec l’herbe
(Abdelkébir Khatibi).
Enfin, « (…) l’expérience de la poésie marocaine d’aujourd’hui mérite d’être amplement méditée. Elle nous permet notamment de garder l’optimisme face aux prophètes de malheur qui nous promettent la guerre des civilisations (…). Elle est en tout cas le signe éclatant de la modernité qui est à l’œuvre dans une société que d’aucuns ne savent regarder qu’à travers le prisme déformant du péril intégriste. » Là est peut-être le plus regrettable et le plus dommageable de cette ignorance et parfois condescendance du Nord à l’endroit du Sud, de l’Europe envers le pourtant si proche septentrion africain : se priver certes d’une littérature humaine, réjouissante et au fait des grandes questions du siècle, mais surtout hypothéquer une communauté de destin à coups de « chocs des civilisations » ou d’« immigration choisie ». Mais là encore le poète n’est pas en reste :
Pour que vous doutiez encore plus de nos origines
nous vous proposons des corps pour les usines-salut-de-l’humanité
sans ablutions
des corps tranquilles sur le sable les bureaux de placement
des corps tannés
l’histoire tuberculeuse
nous autres les chiens les perfides
nous autres au cerveau paléolithique aux yeux bigles
le foie thermonucléaire
des corps avec des tablettes en bois où il est écrit
que le sous-développement est notre maladie congénitale
puis m’sieur
puis madame
puis merci (…)
(Mostafa Nissabouri)
Edition La Différence, 2005, 267 pages, 20 euros