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La Mémoire enchaînée. Questions sur l’esclavage

Françoise Vergès
La Mémoire enchaînée. Questions sur l’esclavage


70_00_36_01.jpgEn ces temps de confusions et de rivalités mémorielles, où les particularismes tendent à prendre le pas sur l’intérêt général, où le passé plombe le quotidien de beaucoup, le livre de Françoise Vergès aide à bien poser les problèmes, à mesurer les enjeux, et ce bien au-delà du sujet traité par l’auteur. Bien sûr, c’est d’esclavage dont il est question ici mais enfin le propos de l’auteur, la clarté de ses analyses et de son approche, comme le ton du livre, constructif, sans esprit polémique avec quelque bord que ce soit, pourraient être utilement repris ou repensés dans bien d’autres domaines - à commencer par celui de la mémoire coloniale - et par des groupes de populations qui exigent un devoir de mémoire et s’approprient l’injustice (et quelle injustice !) et les morts d’hier.
Françoise Vergès, qui est la vice-présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage (1) constate d’entrée que ces derniers temps le ton s’est « durci » et que l’on assiste à « un recul du débat politique » au profit d’une place plus grande « laissée à la violence ». Reprenant en exergue cette phrase de Franz Fanon, « je ne suis pas esclave de l’esclavage qui déshumanisa mes pères », elle rappelle alors l’essentiel des « objectifs premiers de la mémoire de la traite et de l’esclavage : le souci d’en écrire l’histoire et d’en assumer l’héritage s’entend à l’origine comme la volonté d’y prélever ce qui permet d’avancer, pour que le neuf advienne. »
Et de ce point de vue, la société française a déjà pris bien du retard. Ralentir encore le temps de la vérité ou simplement de la (re)connaissance serait hâter d’autant le temps du mensonge, des simplifications et des surenchères. Alors la voie est tracée.
Avancer ? C’est d’abord dire et enseigner les faits. Tous les faits : aussi bien la réalité de la traite, des systèmes d’exploitation esclavagiste et leur place dans l’histoire nationale, que les résistances des esclaves eux-mêmes. Avancer c’est aussi diversifier et élargir les sources et les archives et écouter les voix des esclaves portées par les chants, les poèmes et autres romans, c’est aussi procéder à une lecture critique de l’historiographie abolitionniste et dire que le combat pour l’abolition de l’esclavage ne signifiait pas la fin de la servitude et des rapports inégaux, c’est aussi dépasser le clivage entre « savants et militants » en posant la question non plus en termes de « devoir de mémoire »,   mais « en termes de relations politique [et] d’intérêt général ». Françoise Vergès invite à « un travail de refondation de ce qui unit, de ce qui est commun » à commencer par l’universalité des idéaux démocratiques et la participation au XVIIIe siècle des esclaves à l’avènement démocratique. Avancer c’est enfin inscrire symboliquement dans l’espace public la mémoire de la traite et de l’esclavage en répondant positivement aux demandes de créations de musées, de mémoriaux, de monuments…
Mais attention, si les mots ont un sens - et on peut légitimement penser qu’ils sont ici lourdement et symboliquement chargés - il n’y a pas un simple retard des études universitaires et historiques en France mais « un point aveugle dans la pensée française », un « point aveugle » qui marque selon l’auteur l’impossibilité de réconcilier « la patrie des droits de l’homme » « et le régime d’exclusion organisée de ces droits qu’est l’esclavage ». « (…) Si la France assumait son histoire conflictuelle, acceptait la pluralité des mémoires, considérait l’antagonisme des intérêts et modifiait ainsi le récit national, cela permettrait de reprendre sur de nouvelles bases le récit républicain et ce qui est appelé « intégration ». Il faut donc songer à offrir un « espace à la parole publique pour que les violences soient dites ».
Et, pour en rester au niveau sémantique, à la « repentance », qui se passe « entre soi et soi », Françoise Vergès préfère l’« excuse » qui suppose un lien relationnel et ne prône pas « l’oubli » mais son « dépassement » : « dépasser l’oubli, ce n’est pas poursuivre la rature, mais donner à comprendre. Les traces sociales et culturelles de l’esclavage perdurent sur les terres où il a eu cours. Il n’y a certes pas de continuité historique stricte entre l’esclavage et les injustices présentes, mais assurément des échos, des constantes. »
À ce propos, comme les ghettos en France seraient d’abord des ghettos de riches (2) il est cocasse et surtout instructif de lire que le communautarisme est une invention des colons : un « communautarisme colonial [qui] prohibait toute expression interculturelle, tout mélange ». Que ce communautarisme participe aussi de l’incapacité de la France à intégrer son passé colonial et à repenser son identité et « inventer de nouvelles stratégies d’alliance » qui tiennent comptes des désirs et tendances à l’œuvre au sein de la société française, ces « affirmation d’identités qui ne veulent plus se fondre dans une identité universelle abstraite. Ces stratégies se fondent sur l’intégration, et non la disparition d’histoires et de mémoires issues de l’esclavage et du colonialisme ». Vaste chantier auquel doit s’atteler l’ensemble de la communauté nationale, toute couleur et origine confondue. Françoise Vergès nous y aide, elle qui n’entend pas porter la voix de la raison, cette abstraction sourde aux émotions et à la subjectivité, mais celle de la complexité, une complexité qui heurte à la fois les tenants d’un apartheid culturel ou ethnique et les défenseurs d’un universalisme républicain d’autant plus absolu qu’il est abstrait.


(1), Le comité, présidé par Maryse Condé, a publié en 2005 Mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions (Éd. de La Découverte) qui est son premier rapport remis au Premier ministre, rapport dans lequel le comité dresse un bilan des mémoires, des insuffisances des manuels scolaires, de la recherche et des lieux publics et formule un certain nombre de propositions.

(2) Voir Eric Maurin, Le Ghetto français, enquête sur le séparatisme social, Seuil.


Edition Albin Michel, 2006, 205 pages, 16€

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