Alain Mabanckou
Les Petit-Fils nègres de Vercingétorix
« Kimbembé est un homme bon, comme nous autres les Nordistes. Mais saura-t-il le demeurer au milieu de ceux qui ne le sont pas ? Si nous, de notre côté, nous connaissons l’homme de jour, ce n’est que toi qui apprendras à le voir de nuit, dans sa propre région. Reviens à Oweto le plus souvent, car nous tenons à notre petit enfant qui va naître... ». Cette recommandation d’un père à sa fille qui s’apprête à suivre son mari dans sa région d’origine est peut-être la phrase centrale de ce quatrième roman du poète et romancier congolais installé à Paris depuis plus de dix ans.
Homme du Sud, détaché dans le nord du pays pour y enseigner, Kimbembé se révèle bon, généreux, prévenant, galant, intelligent. Versé dans la littérature française, il conserve dans sa malle, tel un bijou dans son écrin, des livres signés Stendhal, Genet, Cohen, Hugo, Balzac et notamment un exemplaire de La Peste de Camus. Pour le coup et si l’on ose cette provocation, il ne lui manque plus que d’être Blanc ! D’ailleurs il doit l’être un peu puisque contre toutes les convenances et valeurs de son pays africain il a tenu à assister à l’accouchement de sa fille. Il n’y a que les Blancs pour faire cela et ce n’est plus le chroniqueur qui l’affirme mais ses propres amis et la sage-femme courroucée.
Mais voilà, comme le bon sens paternel pétri de sagesse africaine le rappelait à Hortense : ce Kimbembé-là est « l’homme du jour ». Elle découvrira sa part d’ombre.
Oh ! pas tout de suite. Hortense épousera d’abord son professeur. Cette union symbolisera « le mariage de l’unité nationale ». Pendant les festivités, l’auteur de « Bleu-Blanc-Rouge » glisse une scène drolatique où deux anciens feignent d’évoquer les souvenirs d’une France jamais visitée : le vin rouge, la Bourgogne, la Loire, le camembert et, supérieur à tous, le Coulommiers « dont l’odeur revient lorsqu’on rote deux jours après ! ».
Les époux et leur fille Maribé partageront quelques années de bonheur. De retour dans son village, Kimbembé enseigne l’histoire géographie et le français. Le ménage se lie d’amitié avec un autre couple « mixte » : Christiane et Gaston ; elle est du Sud, lui, comme Hortense, vient du Nord. Les années passent, le temps tisse des liens en apparence solides entre les deux foyers : « Nous alternions ces invitations et mangions ensemble deux fois par mois. Quelquefois, et bien plus tard, à l’âge de cinq ou six ans, Maribé allait dormir chez nos amis même si j’étais persuadée que cela chagrinait Christiane de ne pas avoir eu de descendance... ».
Mais, dans ce pays imaginaire, ancienne colonie française de l’Afrique centrale, appelé le « Viétongo », l’opposition entre le Nord et le Sud couve. La guerre civile finit par éclater, déchirant « Vietongolois » et « Vietongoloises ». D’un côté les partisans des milices gouvernementales secondées par les « Romains » ces factions armées fidèles au général Nordiste, Edou ; de l’autre les partisans de Vercingétorix, homme du Sud, et de sa milice « Les Petits fils Nègres ». Kimbembé se range au côté de Vercingétorix, le tribun démagogique et raciste, qui sait endormir son auditoire, galvaniser les imaginations et répandre la terreur par la persécution et les assassinats. Kimbembé « avait choisi sa voie. Après plus de seize ans de mariage, je ne reconnaissais plus cet homme. J’étais médusée de constater qu’on pouvait changer du jour au lendemain ».
Alors, le savoir, la culture, cette passion pour les livres et la littérature française, l’amitié pour Christiane et Gaston, l’amour même ne pèsent plus rien ! Comme le rappelait si justement l’écrivaine allemande Christa Wolf, « il ne faut jamais oublier que la couche de la civilisation est incroyablement mince. Il faut si peu de chose pour que resurgisse la barbarie » (Télérama du 14 juin 2000). Certes, une fois de plus nous sommes en Afrique, mais les références nombreuses à l’ex-colonie, comme la personnalité et la formation de Kimbembé ne doivent pas faire oublier que le propos à valeur d’universalité.
Pour échapper au sort que Les Petits fils Nègres de Vercingétorix ont infligé à Gaston, Hortense doit fuir. Avec Maribé, elles décident de rejoindre sa famille à Oweto. Toutes deux traversent un pays mis à feu et à sang par la cruauté et l’imbécillité des hommes. Car dans ce roman, il y a bien le monde des hommes et celui des femmes. Seules Christiane et la vieille Mam’soko, deux femmes du Sud, conserveront leur amitié pour Hortense et, chacune à sa manière, l’aideront. Hortense note sur des cahiers d’écolier les circonstances de son départ. C’est sur cette fuite que s’ouvre le livre. Malgré les événements dramatiques qui y sont rapportés, ce roman, présenté comme le journal d’Hortense, est écrit dans une langue sobre, chatoyante, distanciée et parfois même légère. Il fourmille de références culturelles et d’images d’un passé encore heureux.
Le Serpent à plumes, 2002, 263 pages, 15 euros