Kurban Saïd
Ali et Nino
En ces temps heureux de suspicions et d’enfermement identitaire plus ou moins « soft », il n’est pas de bon ton de discourir sur les amours d’un musulman et d’une chrétienne. Quand le « Mal » peut trouver à s’incarner dans la figure de l’Autre, cela ne fait ni sérieux ni crédible. Mais de ces considérations de troisième millénaire naissant, Kurban Saïd n’a cure. Et pour cause ! Tout d’abord le préfacier apprend au lecteur ignorant que ce nom est un nom d’emprunt et que derrière ce pseudo se cache un juif converti à l’islam. Mais oui, mais oui cela arrive et nous sommes loin ici de nos modernes convertis qui vont soigner leur mal être et leur déséquilibre en s’infligeant (cela les regarde après tout) mais surtout en infligeant à leur entourage (cela commence à nous regarder) une lecture parmi les plus mortifères de l’islam. Non, Lev Nussimbaum alias Kurban Saïd sait de quoi il parle quand il parle d’islam. Et ce n’est sans doute pas pour soigner ses petits bobos à l’âme qu’il est entré dans la foi de Mahomet. Ensuite, son roman Ali et Nino, est paru en 1937. Vous pensez bien qu’à l’époque une autre croisade occupait les esprits. Aussi l’indulgence est de mise pour cet homme qui, non content de se convertir, écrit sur des amours difficilement envisageables aujourd’hui voire qu’une certaine doxa réprouve in petto.
Ali est un jeune aristocrate (tout de même !), musulman donc mais version chiite. Nino, elle, est la fille d’un marchand chrétien originaire de Géorgie. Lui est digne, courageux et amoureux. Elle est vive, indépendante, également courageuse et belle à damner le plus méritant des fidèles mahométans. Les sages perses ne prétendent-ils pas qu’il n’y a pas de plus belles femmes que les Géorgiennes ? L’idylle a pour cadre l’Azerbaïdjan et sa capitale, Bakou « où l’Asie et l’Europe s’interpénètrent insensiblement ». Lénine et les Bolcheviques s’apprêtent à prendre le pouvoir en Russie. Agité par des troubles qui commencent à diviser la mosaïque de cultures et de peuples de la région, le Caucase tremble devant un avenir qui ne s’annonce nullement radieux mais sombrement soviétique, il commence à frémir du « ressentiment » - pour parler comme Abdelwahab Meddeb - qui gagnent les Musulmans de la région. Ainsi, Kurban Saïd ne se contente pas de décrire les tendres émois d’Ali et de Nino. En orientaliste averti, il livre, de l’intérieur sommes-nous tentés d’écrire, les questionnements intimes du musulman et sa lecture des événements (la guerre en Europe, le mépris russe, l’affaiblissement de l’islam dans sa version persane et ottomane, le danger soviétique, les convoitises pétrolières...). En ethnologue - l’auteur est originaire de cette région -, Kurban Saïd offre de nombreuses informations sur les pratiques culturelles, les valeurs, les traditions poétiques ou les codes qui président aux rapports interindividuels, notamment entre hommes et femmes, que ce soit en Azerbaïdjan, dans le Karabakh, dans les villages du Daghestan, dans la Géorgie ou dans la Perse voisine.
Visionnaire, il pointe l’hostilité croissante qui divise Géorgiens, Arméniens et musulmans : les revendications d’appartenance à l’Europe des premiers et, après le « génocide », les craintes arméniennes face aux prétentions turques et enfin, les prémices de ce « ressentiment » chez l’homme musulman. Faut-il avec le préfacier s’enhardir et voir dans ce roman « la prédiction de la renaissance mondiale d’un Islam militant » ? Peut-être. À l’heure où la défaite sera consommée, où les musulmans azéris se retrouveront seuls face à l’Armée rouge, Ali augure que le secours viendra des « musulmans du monde entier, mais seul Dieu sait s’ils arriveront à temps ».
Au cœur de ce récit, qui en Azerbaïdjan fait « figure d’épopée nationale », il y a, plus fort que les préjugés des uns et des autres, indissoluble malgré les obstacles religieux ou politiques, l’amour d’Ali et de Nino. Depuis les libres rives de la mer Caspienne jusqu’à la pudibonde Perse en passant par la festive et hospitalière Géorgie ou le farouche et ancestral Daghestan, Ali et Nino ne cesseront de s’aimer et de démentir une autre prédiction présente dans le livre : « il n’y a pas de pont entre l’Est et l’Ouest, il n’y a pas de pont de l’amour non plus ».
Nil Editions, 2002, 345 pages, 21,20 euros. En poche : J’ai Lu, n° 7959
Du même auteur on pourra lire La Fille de la corne d’or, traduit de l’allemand par Odile Demange, chez Buchet Chastel, 318 p., 22 €.Enfin, Tom Reiss lui a consacré une biographie : L’Orientaliste, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Françoise Jaouën, toujours chez Buchet Chastel, 450 p., 25€.
Illustration :
Djamel Tatah
Sans Titre 2006
Huile et cire sur toile
200 X 200 Cm
Collection privée
© Jean-François Losi
Djamel Tatah exposait à la Galerie des Ponchettes, MAMAC, Nice du 27 juin au 11 octobre. Il sera à l’automne 2010 à la Villa Médicis pour une exposition thématique, « Les Mutants » avec des oeuvres d’Ellen Gallagher.