Aziz Chouaki
Aigle
Voilà un livre qui rappelle la lithographie de M.C.Escher, intitulée « Mains dessinant » représentant, en un mouvement circulaire, deux mains se dessinant l’une l’autre. Sur ce mode, un écrivain voit sa fiction s’animer, prendre réalité. «Voyant, tisseurs de vivants réseaux, jouant avec la destinée des gens », Jeff « voudrait crever une fois pour toutes le nom de Dieu de nom de Dieu de bordel de voile entre le réel et la fiction, passer au travers, faire le va-et-vient entre l’au-delà et l’en deçà du langage ». De ce cercle concentrique, où fiction et réalité s’écrivent l’une l’autre, le romancier se croit le maître des événements. Jusqu’au moment, où, sans même s’en apercevoir, il atteindra le point de rupture.
L’idée est séduisante. Le résultat, moins. L’excessive mégalomanie du personnage central et surtout le côté par trop artificiel du récit nuisent à ce texte qui est le troisième d’Aziz Chouaki après remarquable L’Etoile d’Alger et le remarqué Les Oranges.
Jeff, passionné de littérature, quitte l’Algérie. Dans les premières pages du récit, peut-être les plus réussies, Aziz Chouaki taille le pays au scalpel, jette le « dégoutage » du jeune algérois à la face du lecteur. Le style est nerveux, télégraphique. L’ellipse tourne à plein régime. Il faut se tirer. Vite ! un visa pour Madame la France. Même pour un mois, changer de planète.
Jeff sera un temps héberger par Kamel, un cousin. Triste et sordide univers de l’exil algérien à Paris. La plume comme le style de Chouaki demeurent implacables, sans concessions. Au bout d’un mois, il faut quitter les lieux. Kamel a besoin de sa piaule pour être tranquille avec Simone. Jeff se retrouve dans la rue, sans papiers et sans le sou. Et voilà que le récit bascule dans l’artificiel, dans « l’abracadabrandesque ». Au mieux, dans le conte.
Jeff par un simple coup de boule est propulsé caïd du Forum des Halles. Chef de bande, il a tout : faux papiers, filles, alcool et autres substances paradisiaques (à ce qu’on dit), argent des divers trafics en cours sur le parvis sans parler de la reconnaissance et de l’aura que lui confère son nouveau statut.
Mais la fibre littéraire asticote notre bonhomme. Il décide de participer à un concours de nouvelles. Sûr de ses capacités - imbu de lui-même au point de distribuer les bons et, plus souvent, les mauvais points à des auteurs autrement confirmés - dans son esprit, il ne fait aucun doute qu’il gagnera ce concours. Pour l’heure, il construit une histoire, campe un personnage et... le croise dans la rue. Alors, le lecteur est embarqué, s’il accepte de jouer le jeu, dans un récit emberlificoté où se nouent et se dénouent les fils des histoires personnelles, celle de Jeff et celles des personnages du vrai-faux récit, savamment agrémenté des indispensables doses d’ésotérisme, d’érotisme, de banditisme et autres références littéraires.
Jeff, l’aigle aux allures de deus ex machina, tombe rattrapé par les limites et l’impuissance de l’écrit, attrapé par la liberté des hommes sur la chose écrite, le libre-arbitre sur le mektoub.
Editions Frontières-Gallimard, 2000, 262 pages
CHOUAKI Aziz
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Aigle
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L'étoile d'Alger & Les Oranges
Aziz Chouaki
L'étoile d'Alger
Les Oranges
Aziz Chouaki publiait en 1998, coup sur coup, deux romans au style très différent l'un de l'autre mais qui accordent, tous deux, la même priorité aux gens, au quotidien, à la vie du "petit peuple" comme dit l'auteur. Point de politique dans ces écrits même si la politique est envahissante et qu'en Algérie elle a tendance à déshumaniser le pays tout entier...
Aziz Chouaki est né en 1951 à Alger. Installé en France depuis 1991, il a déjà publié en Algérie Argo un recueil de poésies et de nouvelles et, en 1989, Baya un roman sorti chez Laphonic et adapté au théâtre des Amandiers à Nanterre en 1991. Aziz Chouaki est musicien et cela peut éclairer la structure romanesque en contrepoint et le style rythmé, vif, syncopé de l'Etoile d'Alger. La réussite de ce roman réside aussi et peut-être surtout dans le style. Au-delà de la comparaison musicale, il semble coller à l'Algérie. Nerveux, saccadé, crépitant même, le style est fuyant comme peut l'être parfois le quotidien algérien engagé dans une course poursuite contre une réalité étouffante.
L'étoile d'Alger est l'histoire des rêves et des ambitions démesurés de Moussa Massy (pour Massinissa) qui veut devenir un nouveau Michael Jackson (celui du succès s’entend). A travers les pérégrinations, l'ascension et la chute de Massy, Aziz Chouaki brosse le tableau, éclatant de vérité, palpable, de la société algérienne du début des années 1990. Notre étoile montante partage avec les treize autres membres de sa famille un trois pièces dans une cité engluée dans l'envahissante et racoleuse mélasse islamiste. Cette présence l'indispose bien mais, tout à ses ambitions professionnelles, à son platonique amour pour Fatiha et à son amitié pour Rachid, Massy avance. Droit. Au dessus de la mêlée. Imperméable au bruit et à la fureur chaque jour plus tonitruant. Tandis que le pays sombre, Massy s'élève. Intelligent et doué de subtile capacité d'adaptation, Massy a du talent. Autant d'atouts qui se révéleront indispensables à cette brindille d'humanité pour entamer une ascension professionnelle qui le mènera au Triangle, la plus importante boite de nuit d'Alger fréquentée uniquement par la tchi-tchi algéroise... Mais, après le crescendo de la réussite, Massy va descendre une pente qui le mènera aux portes de l'enfer. Plus de contrepoint alors. Massy change, il est en harmonie avec une société qui cultive le totalitarisme de l'Un, de l'unique et qui nie à l'individu le droit même de rêver. Pourtant, à travers le rêve apparemment démesuré de Massy, Aziz Chouaki rappelle justement que ce sont les rêves, et les plus fous ne sont pas les moins indispensables, qui permettent à tout à chacun de rester debout et peut-être de réintroduire un peu d'humanité dans un monde où la démence gagne chaque jour sur la sagesse.
Les Oranges, le second livre publié cette année là prend les allures d'un conte où Aziz Chouaki dresse l'histoire de l'Algérie depuis la première balle tirée par l'envahisseur français en juillet 1830. Cette balle s'est logée dans une orange. Un enfant de sept ans est là. Dans les décombres du massacre, il extrait la balle de l'orange qui, avant de rendre l'âme demande au gamin de lui faire le serment suivant : "je jure d'enterrer à jamais cette balle le jours où tous les gens de cette terre d'Algérie s'aimeront comme s'aiment les oranges". Est ce que depuis 1830 le gamin a pu enterrer cette balle? Le roman a connu un large et populaire succès grâce surtout à son adaptation au théâtre.
Editions Marsa, 1998. Réédité en poche au Point Seuil en 2004
Editions des Milles et une nuits, 1998