Sarah Bouyain
Métisse façon
Sarah Bouyain est une jeune cinéaste de mère française et de père burkinabé âgée de trente-quatre ans à la sortie de ce premier livre. Ici, les nouvelles et les destins se croisent et se mêlent au point d’offrir, in fine, un texte qui forme un tout cohérent et entièrement consacré aux métissages. Celui de l’auteur, résultat, comme tant d’autres, des modernes migrations internationales mais aussi et surtout celui, autrement violent et traumatisant, de ces orphelins d’Afrique, “nés de la force”, de “père inconnu”, parce que fruits des fantasmes libidineux ou de l’assouvissement des pulsions sexuelles d’une certaine gent coloniale et masculine en poste sur le continent noir.
L’Afrique de papa avait du bon ! Surtout quand, une fois sa petite affaire satisfaite, papa se volatilisait laissant derrière lui femme éplorée et enfants orphelins. Avec Les enfants qui rêvaient de traverser la mer (Seuil, 1999), l’écrivain Duyên Anh montrait comment les enfants amérasiens, “produits des amourettes” de la soldatesque américaine étaient, eux, relégués dans les décharges du Vietnam communiste. Indésirables pour les uns comme pour les autres, à l’image de Jeanne, d’Absatou ou d’Esther Boly, les personnages de Sarah Bouyain. Modernité et massification obligent : il existe aujourd’hui mille et une façons d’entrer dans l’univers du métissage. Mais, que ce soit volontairement (Rachel), de manière revendiquée (Sabine), contrainte (Bintoue Traoré) ou les conséquences de l’immigration (la petite Salimata), cette “métisse façon” bute sur des mentalités rigides, des identités frileuses ou “l’arrogance des moches”. Du moins chez Sarah Bouyain.
Edition La Chambre d’échos, 2003, 140 pages, 15 €
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Dérèglements
Ammar Abdelhamid
Dérèglements
Ammar Abdelhamid est syrien et, selon l’éditeur, il vivrait à Damas. Une fois ce livre sulfureux refermé, on s’interroge sur la liberté prise par cet auteur qui, avec ce premier roman, signait un récit sans concessions pour les sociétés arabes et les dictatures qui les plombent. À commencer par la Syrie !
Rarement, dans la littérature arabe contemporaine un texte aura été si loin et si crûment dans la dénonciation du machisme, du conservatisme et des dictatures politiques ou religieuses qui bâillonnent les peuples et leurs intellectuels.
De quoi s’agit-il ? Dans un texte mêlant récit, pensées intérieures, “sentiments” et extraits de livres, le lecteur telle “une divinité dans ce monde” finit par connaître la vie privée, les secrets les plus intimes et les ressorts psychologiques de quatre personnages dont les existences traversent une période de “dérèglement”. La tendre harmonie du couple formé par Kindah et Nadim, tous deux intellectuels de renommée internationale, opposants notoires au régime et bêtes noires des islamistes, est mise à mal par le désir d’enfants de Kindah.
Hassan, jeune homme doué d’un sens olfactif hors du commun, se débat entre ses obligations familiales, par son cheikh de père imposées, et ses propres aspirations. Enfin, Wisam, jeune femme au foyer, insatisfaite par son mariage, subit les assauts du conjoint comme autant de corvées odieuses et répugnantes.
En croisant les désirs, les attentes et les besoins de ces quatre destins arabes, l’auteur montre que les vrais “dérèglements” ne sont pas ceux de ces hommes et de ces femmes en quête de liberté de pensée, de tendresse, de sexualité (y compris dans l’adultère, l’homosexualité ou le libertinage) mais plutôt du côté d’une société où l’esprit est emprisonné derrières les barreaux de la dictature ou de l’intégrisme et où les corps sont enchaînés par le conservatisme et les frustrations. Ammar Abdelhamid dénonce avec force et sans fioritures les conséquences du mensonge généralisé et des tartuferies politico-religieuses : pédophilie, inceste, domination des mineurs par les aînés et, bien sûr, étouffement d’une moitié de l’humanité par la gent masculine.
Traduit de l’anglais (Syrie) par Stéphane Camille. Edition Sabine Wespieser, 2002, 194 pages, 19 € -
Balcon sur le Méditerranée
Nedim Gürsel
Balcon sur le Méditerranée
Le bleu illumine les treize nouvelles de ce recueil. Le bleu de la mer, le bleu des cieux et surtout le bleu des yeux des femmes, ces femmes présentes tout au long de ces récits comme si elles seules pouvait conjurer la noirceur des hommes et des temps. Toutes sans distinction : belle blonde au regard d’azur, “saintes femmes qui se livrent à la prostitution”, musulmane à Sarajevo et même Rosa Luxembourg dont le fantôme erre dans les rues de Berlin, à deux pas du Mur.
Planté au cœur de ces histoires il y a le rouge sang de la dictature militaire, des années de terreur et de torture, celui du coup d’Etat à Chypre ou de la guerre à Sarajevo ; le noir aussi, celui de l’exil et de l’errance.
Pourtant, toutes ces nouvelles sont traversées par une ligne de lumière et de vie : la passion de l’auteur pour les femmes. Même si, à travers ces passions, amours, rencontres d’un jour ou sans lendemain, l’écrivain revit parfois la violence des temps de la dictature (voir Balcon sur la Méditerranée, où comment une fellation en vient à rappeler les gestes des tortionnaires). Même s’il y retrouve cette pulsion de mort qui gagne les “jeunesses brisées”(Ivresse carmin ou Reviens à Sorrente) ou qu’il observe, impuissant, comment la folie meurtrière des hommes envahit les corps (Cet hiver-là à Sarajevo) ou s’immisce entre les draps de deux amants (L’Amour l’après midi). Partout où ses pérégrinations d’exilés le mènent et avec toutes les femmes croisées il cherche à oublier le “supplice de l’éloignement” (Étoile du Nord, Hôtel du désir). Reste que le plus grand supplice et le plus insupportable éloignement n’est autre que celui qui vous prive de l’être aimé (Dans les eaux turquoises ou Sadullah Pacha et Necibe Hanoum) ?
Traduit du turc par Esther Heboyan et Timour Muhidine, édition du Seuil, 2003, 183 pages, 18 €
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Les Passagers d’Istanbul
Esther Heboyan
Les Passagers d’Istanbul
Les neuf nouvelles qui composent ce recueil signé Esther Heboyan offrent l’opportunité de découvrir quelques tableaux présentant la communauté arménienne de Turquie bien après les massacres de 1915, dans les décennies cinquante et soixante. Esther Heboyan qui est née à Istanbul dans une famille arménienne et enseigne aujourd’hui en France, à l'université d'Artois, décrit le quotidien d’hommes et de femmes que des conditions de vie modestes et difficiles contraignent à émigrer.
Pittoresques et touchants, ces personnages rappellent ceux de l’Égyptien Albert Cossery. Il y a là Sylva « La Petite fille d’Ava Gardner » qui se fait couper les cheveux par Mélimé pour ressembler davantage encore à l’idole hollywoodienne. Oncle Zareh qui au cours d’un déjeuner familial parvient, à l’aide de force raki, à détendre et à faire danser Diguine Yester plutôt compassée. Le sympathique boucher Mardiros Agha est certes ennuyé par son envieux voisin, le cafetier Yilmaz Zafer, mais c’est à cause d’une dette de jeu que sa vie prendra un tour imprévu.
Quant à Antranik, après avoir quitté sa province pour Ankara, il ne prendra plus aucune autre initiative, se satisfaisant de son sort. Fidèle à sa réputation « de ne rien faire, de ne rien vouloir », il en oublie de lire une lettre de son frère Vertabed, émigré aux USA.
Dans cette nouvelle, l’auteur glisse cet échange sur la question culturelle : « « Le foyer », dit [Vertabed] avec solennité, « est le lieu où vous devez tous, tous sans exception, parler la langue de vos ancêtres. L’autre langue, vous devez l’oublier en franchissant le seuil de la porte.(…) ». « Eh, plus facile à dire qu’à faire, tu crois pas ?» , dit Antranik. « Toi, tu fais le touriste. Nous autres, on vit dans ce pays. C’est pas rien ça. »
À la mort d’Antranik, son fils, Serko retrouve dans une vieille boîte la lettre jaunie : son oncle proposait à son père de l’emmener avec lui à Boston. Après cette découverte, Serko court retrouver sa femme : « tu te rends compte, lança-t-il à sa femme, je ne t’aurais jamais rencontrée ! Oh, ma jolie, vient donc ici ! On l’a échappé belle ! ». L’amour plutôt que l’exil.
Reste que l’émigration est une nécessité. Dans « Séquence d’automne », Hagop, qui s’apprête à partir, rassure sa femme Ani : « oui, c’est-là. Ils veulent des gars costauds. Ils appellent cela du travail à la chaîne. Une grande usine. Un vrai salaire. Je trimerais dur, tu verras. Ani, ne pleure pas. Je t’enverrai de beaux billets tout neufs. Imagine-toi, des Deutschemarks ! Ani, ne pleure pas. Y a plus rien à espérer par ici. Qu’est-ce qu’on peut espérer ? (…) Ani, ne pleure pas. Deux ans, ça passe vite. Deux ans dans une vie, c’est quoi après tout ? ».
C’est l’époque ou l’Europe, l’Allemagne de l’Ouest en l’occurrence a besoin de force de travail : ainsi, Vartan, le mari de Sylva, suit un convoi de Gästarbeiter (travailleurs immigrés invités par le gouvernement allemand) jusqu’à Hambourg. Après les premiers pleurs, Sylva travaille, s’émancipe et devient pour son époux « Sylva la Belle ». Mélimé est partie aux USA. Yilmaz Zafer, le cafetier devra aussi se résigner à voir partir son deuxième fils dans un village allemand de Bavière. Grand-mère Noémie s’éteindra à Marseille, chez son petit-fils Garbis qui a épousé une Française, quant à Aroussiak, l’autre grand-mère, c’est à Athènes qu’elle finira ses jours.
« Les Passagers d’Istanbul », la nouvelle éponyme de ce recueil, raconte l’exil d’une famille partie « pour s’installer à l’intérieur des frontières affirmées de l’Occident ». « Cette famille parue évidemment bien étrange aux yeux et aux oreilles des autochtones. Et à force de paraître étrange, cette famille devint étrangère à elle-même. » Histoire d’intégration, d’acculturation, de rêves et de peurs…
Editions Parenthèses, 2006, 107 pages, 14€Esther Heboyan vient de faire paraître Les Rhododendrons aux éditions Empreinte
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Des Poupées et des anges
Nora Hamdi
Des Poupées et des anges
Nora Hamdi est peintre, réalisatrice (elle a elle même adapté en 2008 ce premier roman au cinéma avec l’excellente Leïla Bekhi dans le rôle de Lya) et co-auteur, dans la même maison, d'une BD. Elle signait ici un premier roman sans surprises. Pourtant, les textes qui offrent l'occasion d'approcher les histoires familiales et les parcours existentiels des "Français d'origine algérienne", sous l'angle de l'expérience féminine, ne sont pas si nombreux pour ne pas s'y intéresser. En effet, aux côtés des écritures masculines, souvent d'une autre génération (Begag, Charef, Tadjer, Lallaoui… mais les choses bougent là aussi), les "auteures" se comptent sur les doigts… des deux mains : T.Imache, N.Bouraoui, S.Nini, M.Sif, F.Belghoul, M.Gazsi, F.Kessas voire M.Wagner (pour autant la liste n’est pas exhaustive et mériterait d'être actualisée…).
Dans Des Poupées et des anges, Lya, jeune fille au look sportif, adepte de taekwondo et de footing à répétition, rapporte l'histoire familiale, sa lutte pour préserver son indépendance et observe Chirine, sa sœur aînée, qui depuis son plus jeune âge cherche à quitter son milieu social et culturel pour devenir riche et admirée. Sur ce point, il n'y a rien de nouveau ici : un père qui a sa façon aime sa progéniture, mais exerce sur les siens un pouvoir tyrannique et même violent au point de susciter chez ses deux gamines de l'indifférence voir de la haine, une mère soumise et battue, des filles qui louvoient ou se battent pour défendre quelques espaces de liberté. Du moins pour Lya car Chirine jouit, elle, d'une totale et bien ambiguë indépendance, comme si à son endroit, le père avait abdiqué. Après une enfance dans un bidonville, la famille a été installée dans une cité du quartier parisien de Choisy.
Le plus séduisant dans ce roman, n'est pas cette interrogation sur le pourquoi les hommes s'échinent à fabriquer des "filles vides et mortes" à l'image de ces poupées offertes aux deux soeurs. Ce n'est pas non plus cette suggestion d'une ambivalence portée par la figure de l'ange qui peut aussi se révéler "terrifiant". Non, le plus séduisant réside dans cette perception, sensible et polyvalente, de la réalité schizophrénique des familles, des lieux et des êtres. Tout ce petit monde évolue, plus ou moins secrètement, dans plusieurs réalités, des réalités parfois inconciliables. Et les filles ne sont pas les seules. La gent masculine aussi. À commencer par le père, objet de tant de détestation et à qui pourtant, Nora Hamdi a su donner une douloureuse et émouvante réalité intérieure. Ou encore Medhi, le petit copain de Marie, l'amie de la narratrice, qui parce qu'il continue à voir (en cachette) son frère homosexuel doit subir les sarcasmes et l'hostilité de sa famille : "chez moi, ils ont jamais posé de questions. Quand ils ont appris, ils l'ont totalement ignoré, ont fait comme s'il n'existait plus du jour au lendemain et lui ont demandé de disparaître de leur vie". Et à la question de savoir si le sujet est abordé : "Non, c'est trop pudique, personne l'aborde, c'est tabou chez nous (…)".
Face à ce tabou de la sexualité, du côté féminin, les personnages de Nora Hamdi traduisent trois attitudes : la soumission ou l'abnégation (la mère), la rupture (Chirine) ou alors, avec Lya, ce souci de préserver son intégrité dans un combat quasi quotidien, quitte à enfreindre secrètement les règles du clan (la rencontre avec Mikaël) ou à accepter de céder (arrêter le taekwondo). Lorsque l'on refuse d'être une poupée, derrière le masque de l'ange se cache parfois non pas un démon, mais certainement une rebelle.
Editon Au Diable Vauvert, 2004, 212 pages, 17 € -
Ici repose Nevares
Pere Calders
Ici repose Nevares
Pere Calders est né à Barcelone en 1912. En 1939, après la victoire des franquistes, il s’exile au Mexique. Il ne retournera en Catalogne qu’en 1962. Les six nouvelles de ce recueil rassemblées pour la première fois en 1980 (pour la version catalane) sont toutes consacrées à ce pays qui l’a accueilli durant plus de vingt ans, aux Indiens et aux métis, qu’il a côtoyés et observés tout au long de son exil forcé.
La nouvelle qui donne le titre à ce recueil raconte le sursaut désespéré, l’instinct de survie plus qu’une lutte consciente et organisée des habitants d’un bidonville insalubre, froid et boueux, sans cesse menacé par les pluies torrentielles, qui acceptent de suivre Nevares, agitateur improvisé, leader derrière qui se cache le peuple des taudis pour investir le cimetière de la ville et se loger dans les caveaux. Petit à petit une nouvelle société se met en place. Le temps de l’installation passée, les uns et les autres commencent à jauger le bien du voisin. La grandeur et la luxuriance de certains caveaux suscitent la convoitise des pauvres bougres qui se sont installés dans de modestes bâtisses. Les désirs de consommation, d’aménagement et de décoration des niches funéraires fleurissent, les ci-devant damnés de la terre et les caveaux s’embourgeoisent, la concurrence s’immisce. « Un ordre savamment établi est rompu », un autre se met en place et avec lui « indiscrétion, médisance, envie [et] vanité ». Même le sage Nevarès n’a plus sa place dans cette société nouvelle. Chassé, l’ancien leader n’a plus de peuple. Un comité autoproclamé qui se réunit à la taverne du cimetière s’auto investie en pouvoir suprême et se charge de la redistribution des biens (entendre des caveaux). Ainsi, constate Nevares, « les espoirs réalisés ne duraient jamais longtemps, et à chaque ascension correspondait une chute plus dure ».
Dans Frivole fortune, Trinidad tue Lalo son collègue de chantier. Il déguise sa petite affaire, prend la place du macchabée auprès de Lupe, sa veuve, et empoche sa paie. Bon prince, avec l’argent, il achète un bijou pour sa nouvelle amie et compagne et se voit gratifier par l’étourdi commerçant de dix pesos de trop.
Dans une autre nouvelle, la fin tragique de la vieille Dona Xabela donne l’occasion d’une veillé bien arrosée pour une morte bien peu amène de son vivant. Au petit matin, le fils de la maison et ses amis, passablement « cuits », refusent de laisser les services des pompes funèbres emporter le corps de la défunte. Ils préfèrent incinérer eux-mêmes la chère disparue et, avec elle, … brûler la maison.
Les récits de ce livre ont pour trame des faits réels. Rien n’y est vraiment inventé. La plume du Catalan mort en 1994 s’efforce de saisir la singularité de ce peuple et de traduire, dans une prose dénuée de tout lyrisme, comment, les choses les plus étranges à l’entendement occidental, sont réalisées ici avec un naturel absolu. La mort, le désespoir, la mélancolie, la pauvreté frayent avec la vie, la générosité, les débordements, l’humour ou la dérision. La réalité, prosaïque et tragique, se mêle à l’absurde sur cette terre où tout manque « sauf la douleur et la misère » et où les gens sont, d’expérience, convaincus « que les bonnes choses ne se réalisent jamais ou alors seulement en échange d’un plus grand mal ».
Traduit du catalan par Denis Amutio et Robert Amutio, édition Les Allusifs, 2004, 148 pages, 14 €
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L’Invité
Hwang Sok-Yong
L’Invité
La vie et l’œuvre de l’écrivain Hwang Sok-Yong montre le sens du voyage du vieux pasteur Ryu Yosop, installé depuis des années aux Etats-Unis, comme elles éclairent cette plongée dans le trou noir de la guerre de Corée. Le pasteur Ryu Yosop décide de retrouver les membres de sa famille dont il est séparé depuis des années et de revisiter son village natal en Corée du Nord. Le séjour ravive les souvenirs de l’exilé mais aussi les crimes et les responsabilités du passé. Comme s’impose aussi la nécessité du pardon. Le pardon pour la paix des morts et pour soulager la conscience des vivants des horreurs d’une histoire troublée et complexe où, comme l’écrivent les traducteurs dans une utile préface : « il n’y a ni juste ni coupable absolus ».
En Corée, le pasteur retrouvera sa belle-sœur et son neveu, le fils de son frère Yohan qui vient de mourir aux Etats-Unis et dont, double symbole, il vient mettre en terre un morceau d’os qu’il emporte dans une « pochette de peau », porte-bonheur offert par une mendiante dans les rues de New-York avant son départ.
Hwang Sok-Yong est né en Mandchourie en 1943. Ses parents s’y étaient réfugiés pour fuir l’occupation japonaise. Après un séjour de trois ans à Pyongyang, il a cinq ans quand sa famille s’installe en Corée du Sud. Hwang Sok-Yong est l’auteur de nombreux romans (la plupart traduits en français chez le même éditeur et réédités en 10/18). En 1989, il part pour la Corée du Nord. Si en Europe, cette année-là, le mur de Berlin s’écroule, franchir le 38è parallèle va lui coûter cher. On ne peut encore se jouer des frontières, physiques, idéologiques, culturelles et travailler au rapprochement des hommes.
L’invité c’est la variole, cette maladie venue de l’Occident : « elle nous a été transmise par les barbares occidentaux, oui, c’est de ces pays où on croit à de mauvais esprits, qu’elle est venue. L’invité m’a pris mes deux aînés, alors tu imagines ce que je pense de leurs esprits occidentaux… Il n’y a pas de salut pour ceux qui renient leurs origines. ». L’invité peut aussi revêtir la forme de ces « mauvais esprits », toujours occidentaux : les idéologies et les religions importées (marxisme ou protestantisme), la rivalité des grandes puissances qui prennent pour champ de bataille un autre pays, des hommes et des femmes qui deviennent, quels que soient leurs appartenances et leurs actes, les instruments et les victimes d’une histoire écrite par d’autres et pour d’autres. C’est la parole des sans voix que donne à entendre ici Hwang Sok-Yong dans un récit sombre et poignant de bout en bout, une polyphonie où se mêlent les voix des vivants et celles des morts, les voix des victimes et celles des bourreaux, les voix des partisans du Nord et celles des partisans du Sud.
Pourquoi des hommes et des femmes vendent-ils leurs âmes à ces « invités » phagocytes ? Pourquoi se fabriquer des prétextes pour tuer, pour haïr, pour « haïr même les nôtres et nous mêmes » ? « Je me demande pourquoi, à l’époque, je tenais à tant de choses… » s’interroge Yohan, l’ancien bourreau. Le temps de la guerre finie, les « invités » ne quittent pas forcément les esprits. Hwang Sok-Yong montre aussi le danger d’instrumentaliser les mémoires et de robotiser les victimes par la production de discours et de mots « creux », sans significations. Comme si la guerre devait encore se poursuivre sous une autre forme. Comme si finalement les hommes, pour se rassurer, continuaient à ériger des frontières, au lieu de s’en jouer, au lieu de les franchir, au lieu de les abattre, pour aller à la rencontre de leurs semblables. À son retour dans le Sud, en 1993, Hwang Sok-Yong a été emprisonné pour cinq ans.
Traduit du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, édition Zulma, 2004, 286 pages, 18 € -
Les enfants de la Place
Yasmina Traboulsi
Les enfants de la Place
La violence est au cœur de nos sociétés. Toutes les violences et toutes les sociétés. Pire la violence est consubstantielle à l’Homme. On aurait un peu tendance à l’oublier par les temps qui courent… C’est ce que montre ce roman que l’on pourrait présenter comme le pendant romanesque du livre du philosophe Yves Michaud paru en 2002 intitulé Changement dans la violence. Et les violences les moins médiatisées ne sont pas les moins dangereuses pour l’avenir. Ainsi, dans Les enfants de la Place, Yasmina Traboulsi montre comment les nantis des mégalopoles brésiliennes se réfugient derrière des enceintes de protection et des milices armées jusqu’aux dents pour ne pas avoir à se coltiner avec la misère ambiante et pour se protéger de la violence des « damnés de la terre ». Cette société à deux vitesses ne préfigure-t-elle pas un scénario d’avenir possible ? C’est aussi ce que montrait Yves Michaud.
De la Place à Salvador de Bahia à Sao-Paulo en passant par Rio de Janeiro, Yasmina Traboussi, née de mère brésilienne et de père libanais, écrit les destins tragiques de ces enfants de la Place. Ils ont rendez-vous avec la mort. Dans l’indifférence générale (à commencer par celle des touristes), avec la complicité des forces de l’ordre, ces mineurs (pour la société mais aussi devant la loi…) sont instrumentalisés par les caïds des favelas, enrégimentés dans des bandes rivales et violentes, rackettés par tous y compris par l’Eglise et/ou ses représentants, sans cesse sous la menace des bataillons de la morts ou des commandos de pseudo justiciers… Les enfants des rues brésiliennes ont bien peu de change d’échapper à une fin tragique et aucune d’éviter la peur, la haine et les violences diverses. Ces bas-fonds de la société brésilienne font froids dans le dos même si parfois le roman bascule dans l’irréel voir le conte de fée comme celui qui permet à la seule Ivone d’échapper à l’horreur des favelas (pour peut-être tomber dans un univers glauque et sordide, celui de la TV) ou la visite de la Gringa dans un pénitencier à la fin du récit.
Pour ce premier roman, Yasmina Traboulsi livre en séquences courtes et successives le portrait et les parcours des personnages qui finissent par former un tout composite où la tendresse, l’indifférence, l’amour, la haine, la peur dessinent les contours d’une humanité en péril. Par petites touches, la tension et la noirceur gagnent et envahissent un tableau que l’auteur a choisi pourtant de décrire avec une plume élégante, un brin enjoué et distancé
Edition Mercure de France, 2003, 164 pages, 15 €
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Immigration, le défi mondial
Philippe Bernard
Immigration, le défi mondial
Journaliste au Monde et spécialiste des questions d’immigration, Philippe Bernard donnait ici un livre dense mais jamais confus, au ton informatif et toujours argumenté. Si depuis sa parution nous sommes entrés dans l’ère de « l’immigration choisie » abandonnant le fantasme de « l’immigration zéro » et si quelques chiffres sont à actualiser, ce petit livre demeure bien utile, par sa quasi-exhaustivité sur la question et le rappel de données statistiques, historiques, juridiques et autres mesures gouvernementales prises depuis 1974, le tout sans jamais perdre de vue l’essentiel : pointer les enjeux des migrations mondiales mais aussi ceux de l’immigration en France.
Car, si Philippe Bernard a choisi de titrer son ouvrage sur le « défi mondial », il aurait tout aussi bien pu mettre en avant d’autres défis, ceux qui se limitent aux frontières de l’Hexagone et qui baignent, encore et toujours, dans une mare de confusions, d’approximations et d’erreurs d’où il est difficile de s’extraire. Didactique, l’auteur en fournit quelques illustrations et permet de dépasser ces lieux communs où pataugent trop souvent les débats qui empêchent d’aborder les vraies questions. Ainsi du prétendu coût social des immigrés, du « faux-semblant » de la délinquance étrangère, de cette « fausse évidence », économiquement « aberrante » qui établit chez le vulgum pecus perméable aux arguments spécieux une correspondance entre chômage et immigration ou encore de cet autre mirage du bon sens, un temps en vogue chez nos hommes politiques, qui consisterait à fermer les frontières et à prôner une immigration zéro. L’enjeu est de taille car il ne s’agit pas moins du devenir du vivre ensemble dans une France par ailleurs engagée dans la construction européenne et ballottée par une mondialisation qui prône allègrement la libre circulation des biens et des capitaux et semble rétive à celle des hommes. Tout pourtant n’est pas sombre sous le ciel de l’intégration à la française. Reprenant les résultats de l’enquête de l’Ined publiée par M.Tribalat en 1995, l’auteur rappelle « la relative bonne santé des mécanismes d’intégration » mesurée par l’utilisation de la langue française, le nombre de mariages mixtes, les pratiques religieuses, la scolarité (l’insertion professionnelle est autrement problématique pour les jeunes d’origine maghrébine notamment) ou les acquisitions de la nationalité française.
Mais fort justement P.Bernard montre aussi les pièges des discours sur l’intégration. Tout d’abord parce qu’ils ne cessent de renvoyer des jeunes nés en France depuis deux voir trois générations « à une appartenance culturelle irréductible » et, ajoutons largement fantasmagorique. Ensuite, ces discours devenus insupportables pour beaucoup « masquent la violence sociale que produisent les discriminations dans l’accès à l’emploi, au logement, aux services publics, face à la police ou à l’entrée des boîtes de nuit ».
Autres obstacles pour les années à venir : les conséquences d’un type d’urbanisation qui peut mener à la ghettoïsation, l’émergence d’un racisme qui ne puise plus ses principes dans une idéologie inégalitaire mais, s’appuyant sur un dévoiement du droit à la différence, prône l’affirmation de soi en soulignant l’inassimilabilité des cultures et les dangers du métissage ou encore la montée de tendances communautaristes (les pratiques matrimoniales turques sont pointées du doigt).
L’auteur relève « cinq » (en fait ils sont six) défis pour les années à venir : l’école qui ne doit pas s’ouvrir aux cultures d’origine ; la politique familiale qui doit viser à consolider les familles, y favoriser l’autonomie de la femme mais aussi la transmission entre les générations ; l’urbanisme populaire qui depuis un demi siècle s’apparente à une politique de relégation. Il ne suffira pas de démolir mais de prendre en compte aussi la répartition des populations immigrées, l’accès aux services publics et la lutte contre les pratiques discriminatoires. P.Bernard ajoute deux enjeux : l’islam avec d’un côté son aptitude à « s’acclimater » à la laïcité républicaine et de l’autre « la souplesse de la société française pour accepter cette religion » et un « enjeu mémoriel », la capacité de la société à intégrer la mémoire des anciens colonisés. La lutte contre les discriminations et le respect de l’égalité républicaine est le sixième et dernier défi.
Si, sur les six chapitres du livre, cinq concernent la France, il n’en demeure pas moins que l’immigration est aujourd’hui de dimension planétaire comme invite à en prendre conscience le chapitre d’ouverture du livre. 125 millions de personnes dans le monde vivent en dehors du pays dont ils ont la nationalité. Si l’on y ajoute les quelque 30 millions de « déplacés » dans leur propre pays, le monde compte 150 millions d’hommes et de femmes en migration soit 2,5% de sa population totale.À cette échelle et paradoxalement les craintes d’un déferlement d’immigrés en Europe ne tiennent pas. Tout d’abord parce que sur ces données l’éclatement de l’ex-URSS et avec lui la multiplication des Etats a eu un effet artificiel « en produisant à lui seul 45 millions d’étrangers ». Mais surtout P.Bernard montre que la majorité de ces mouvements de populations se situe au sein de l’hémisphère sud et que malgré le différentiel important des taux de rémunération du travail entre le Nord et le Sud, il n’y a nulle « invasion » mais des risques énormes pris par certains ressortissants des pays pauvres (2000 morts ont été recensés aux frontières de l’Europe entre 1993 et 2000).
L’immigration n’est pas seulement le fait d’une pression du Sud, elle correspond aussi à l’appel des pays développés : besoins du marché du travail, besoins démographiques, offre de travail illégal de plusieurs secteurs économiques... Ajoutez à cela les gains tirés par les maffias albanaises, chinoises et turques du trafic de clandestins (de cinq à sept milliards de dollars de chiffre d’affaires par an !), plus ceux tirés de la traite des femmes et l’on comprend que le tableau ne peut se réduire à cette inconvenance qui consiste, parfois en toute bonne foi, à demander si les pays européens peuvent ou non accueillir « toute la misère du monde ».
Pourtant, les migrations mondiales, de plus en plus complexes et aux causes plurielles (travail, regroupement familial, quête d’un asile) se heurtent à la volonté des Etats de contrôler les entrées. De ce point de vue, en Europe, dans le cadre d’un processus de communautarisation du dossier de l’immigration, les enjeux des prochaines années sont clairement énoncés : harmonisation des statistiques européennes, mise au point d’une politique européenne de l’asile, rapprochement des législations sur l’entrée et le séjour des étrangers...
Défi national, défi mondial, l’immigration est au cœur des questions identitaires. De même que la population de la France, cette « terre d’immigration » n’est plus seulement « multiprovinciale » mais aussi « multiraciale », qu’elle est de moins en moins hexagonale « et de plus en plus européenne voire planétaire », de même, la population de la planète se mondialise progressivement. Ce mouvement tend à relativiser les prétentions universalistes des uns et bute sur les fermetures communautaristes des autres, la toute puissance des marchés et la persistance des inégalités économiques, sociales et internationales. L’enjeu culturel et identitaire n’est pas et de loin le moindre des défis ici répertoriés. La France sera t-elle voir dans le miroir le reflet de son nouveau visage ?
Edition Gallimard, Folio actuel, 2002, 346 pages
Illustration : Picasso - Fille devant un miroir -
Le désespoir est un pêché
Yasmine Khlat
Le désespoir est un pêché
Il y a des récits qui, malgré la noirceur des existences rapportées, parviennent tout de même à faire percer une infime lueur d’espoir dans les horizons les plus bougés. Ce premier roman de cette égyptienne d’origine libanaise, par ailleurs actrice de cinéma, réalisatrice et traductrice (on lui doit la traduction du Mont des chèvres du tunisien Habib Selmi), est de ceux-là. Et par les temps qui courent voilà qui revigore sans pour autant berner le lecteur sur le triste spectacle des hommes.
Nada est une enfant bossue, âgée de sept ans seulement et de père inconnu, quand sa mère décide de la vendre à la famille Nassour. Réduite à la condition de bonne à tout faire, d’esclave, elle devra rester jusqu’à la fin de ces jours dans cette vaste demeure où, un lourd secret de famille semble avoir recouvert, telle une chape de plomb, toute expression de joie et de vie.
Yasmine Khlat réussit admirablement à rendre à la fois l’atmosphère pesante, oppressante même de cette grande maison progressivement désertée par les enfants et, la peur, la solitude de Nada, recluse dans une existence sans humanité. Paria terrorisée par l’hostilité de l’ainé des Nassour, Ichhane, qui a deux reprises la violera.
Pourtant « le désespoir est un pêché » répond Nasri, le père sans nouvelle de son fils en fuite après la découverte de sa faute, à Teymour un ami musicien venu séjourner quelques jours chez lui.
Edition du Seuil, 94 pages, 2001, 9,81 €