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Le tao du migrant - Le blog de Mustapha Harzoune - Page 2

  • Nourredine Saadi, La Maison de lumière

    Nourredine Saadi, La Maison de lumière

    ppm_medias__image__2000__9782226109613-x.jpgBrasser en quelque 300 pages l’histoire de l’Algérie depuis la période ottomane jusqu’à nos jours à travers une demeure algéroise, telle est la difficile tâche à laquelle s’est attelé l’universitaire algérien pour son deuxième roman. Des esprits chagrins trouveront certainement que l’auteur enjambe allégrement les siècles et les événements historiques ou que le récit pèche par une intrigue par trop dépouillée, du moins jusqu’à la période contemporaine qui voit des existences prendre corps, des destins se croiser, des vies se mêler. Une telle lecture serait injuste. Primo, Nourredine Saadi aime écrire. Le plaisir certain que l’universitaire prend à conter se communique au lecteur. D’autant plus que par rapport à Dieu-le-fit, son premier roman, le style s’est allégé, épuré. Saadi a laissé de côté un vocabulaire trop riche et trop savant. Libéré de son corset lexical, le récit devient plus fluide. Secundo et sur le fond cette fois, ce qui intéresse Nourredine Saadi, ce n’est pas une recension méticuleuse et exhaustive des faits et personnages qui ont marqué les quelques cinq derniers siècles. À travers l’histoire d’une demeure mauresque, La maison de lumière montre la richesse humaine et le potentiel d’amour – et de haine – que renferme la terre algérienne.

    Pour construire la maison voulue, rêvée par le vizir du dey d’Alger, affluent de leurs douars, de leurs mechtas, de leurs campements ou de leurs montagnes les “Cabayles”, les “Boussaabis”, les “Aghouatis” mais aussi les Calabrais, les Sardes, les Mahonais, les Morisques “qui traînaient de ville en ville depuis Cordoue ou Grenade (...) ”. Ensemble, ces fragments de ce qui n’est pas encore un peuple bâtissent, pour le compte du Turc, la maison que l’on nomme alors « Miroir de la mer » et qui deviendra plus tard « Miramar ».

    Au fil des siècles, une famille kabyle, les Aït Ouakli, restera attachée à cette demeure ; elle l’entretiendra, génération après génération. Ses morts y reposeront à l’ombre d’un palmier. Fondement et incarnation de cette maison, les Aït Ouakli forment aussi la trame de son histoire, c’est à eux que revient le privilège d’en porter et d’en rapporter la mémoire. La symbolique est claire. Elle n’est pas la seule de ce roman généreux, à l’image sans doute de la terre algérienne. Miramar sera transformée en caserne pendant la conquête coloniale avant d’être achetée par un marchand juif puis par un général français. Elle accueillera l’amour caché qui unit Rabah, le dernier descendant des Aït Ouakli, et Blanche, la petite-fille du général revenue chez elle en 1970 car, comme le dit Rabah, “chaque Algérie est le souvenir intime, personnel, unique de celui qui la vit. Ainsi tout pays n’est que plurielle polyphonie”.

    Cette Algérie n’est pas celle qu’entendent bâtir ceux qui, à la fin du siècle dernier, semèrent la terreur et la haine par le meurtre et la barbarie. “Ce sont les tombes qui écrivent l’histoire”, constate amèrement Rabah qui déjà voit Miramar ressembler à “un miroir qui [perdrait] progressivement son tain”. C’est sur une terrible et bouleversante réalité que se referme le roman. Le visage désespéré et effrayant d’une Algérie transformée en un vaste mensonge et dont l’horizon s’obscurcit. C’est écrit il y a quelques dix sept ans, et sur le miroir tendu par Nourredine Saadi se reflètent encore, derrière les brumes du temps, les traits du même visage.

     

    Albin Michel, 2000, 320 p.

  • Nourredine SAADI Dieu-le-Fit

    Nourredine SAADI

    Dieu-le-Fit

    le bidonville de nos petits loups octobre 046.jpgDieu-le-Fit, le premier roman de Nourredine Saadi, est une fable polysémique regorgeant de métaphores et d'allégories, alourdie, ici ou là, par un trop riche vocabulaire. Par une de ces nombreuses folies de l'histoire humaine, les autorités de Wallachye ont ordonné d'assainir, de purifier la ville de son bidonville. Les habitants de Dieu-le-Fit sont ainsi, à l'aube, (re)conduits en convoi vers leur douar d'origine. Placés sous la surveillance d'El Mawtar, motard de son état, gardien de l'ordre et du temps, les véhicules progressent sans heurts vers leur destination où, propagande oblige, la télévision nationale a été dépêchée pour rendre compte de cet heureux événement présenté comme une œuvre de salubrité publique.

    Mais les autorités, toujours suspicieuses, veillent et ne comprennent pas le manège de Bayda. Cette voisine du ci-devant camp, professeur d'histoire, ne cesse de déambuler en ce lieu aujourd'hui abandonné et déserté sur ordre. Pourquoi hante-t-elle l'ex-bidonville appelé à être «nettoyé» par une mobilisation citoyenne ? A quelle fin emporte t-elle des objets divers, des coupures de presse… autant de traces d'une récente présence humaine ?

    L'existence d'un complot s'impose aux autorités dépourvues d’humour et d’imagination. Mieux, elles subodorent que quelques personnages interlopes de Dieu-le-Fit barbotent aussi dans la conspiration. Il faut, et fissa, arrêter les suspects et recueillir leurs aveux. Outre Bayda, les forces de l'ordre se saisissent d'un certain Mustaphail qui, au sein du convoi, emporte avec lui une étrange porte sculptée.

    Ici, le récit bascule. La bifurcation qui engage les hommes et les événements vers de nouveaux horizons est amorcée. Le convoi est stoppé en pleine campagne et toutes les interprétations - les plus absurdes et les plus paranoïaques - se bousculent chez les responsables de Wallachye pour mettre à jour l'imaginaire complot.

    Avec cette fable, Nourredine Saadi dénonce toutes les entreprises de purification qui conduisent aux pires atrocités. En Algérie ou ailleurs : dans Wallachye il y a, selon l'auteur, cette Walakie des XIIe et XIIIe siècles qui formait grosso modo l'actuelle Bosnie. Il convoque aussi le souvenir de la lointaine Andalousie qui, apostrophant le présent, éclairerait d'une nouvelle lumière les matins de ce pays où plus personne ne comprend vraiment ce qui se passe (Wallachye vient aussi de l'arabe «waallech », « pourquoi ? »). Réflexion sur le temps et sur l'influence du passé, le roman insiste aussi sur ces moments courts, ces périodes décisives où tout bascule, où le destin des hommes prend la tangente, où l'histoire s’empresse d’aller ouvrir un nouveau chapitre.

    C'est d'ailleurs sur les contours d'une nouvelle bifurcation, portée par une idéologie émergente, que le livre se clôt. Mais faut-il faire de ce thème de la bifurcation une nouvelle version du mektoub, de cette destinée qui s'accomplit, comme a pu le dire Nourredine Saadi ? Il y a déjà près de quarante ans, dans le domaine de la physique, Ilya Prigogine et Isabelle Stengers (La Nouvelle alliance, Gallimard, 1979) donnaient de ce concept, par eux élaboré, une définition moins déterministe. Chez ces derniers - et sans doute ici de manière appauvrie - la bifurcation était certes une détermination de l'histoire réelle mais une détermination parmi tous les possibles de l’histoire.

    Ainsi la science restitue-t-elle au romancier - aux hommes et aux sociétés - sa liberté de création et d'imagination. Ce dont Nourredine Saadi ne se prive heureusement pas.

    Albin Michel, 1996, 267 p.

  • Hommage à Nourredine Saadi

    « Ah ! le bonheur, le bonheur, tu sais, c'est comme la fortune, la richesse… Certains le vivent dans la certitude des patrimoines accumulés par les siècles, d'autres comme un jeu de hasard, le gain d'une nuit qu'ils peuvent reperdre le lendemain. »

    Nourredine Saadi, La Nuit des origines

     

    DSCF7838.jpgSans être un familier de Nourredine Saadi, Nono pour ses proches,  j’ai eu le privilège de le croiser plusieurs fois dans les années 90, à son arrivée en France. C’était dans le cadre des activités de l’Association de culture berbère où, avec l’ami André Videau, nous l’avions accueilli une ou deux fois pour présenter ses premiers romans. Nourredine Saadi s’est très tôt intéressé à l’association, au point d’en devenir, depuis 2000, un de ses membres actifs et d’en éclairer, par son œuvre, son engagement et sa pensée, la marche.

    En avril 1997, il participa à un colloque sur la laïcité organisé à la mairie du XXe arrondissement. Déjà, il était clair que cet homme, cet intellectuel, universitaire spécialiste du droit, épris de mots et de littérature au point de lui-même devenir romancier, ce citoyen engagé, éblouissait l’auditoire par la clarté, la force et l’élégance de sa pensée. Il faut ici rappeler ce qu’il disait : « ce qui porte la laïcité, c’est le mouvement des hommes vers la démocratie ». Et de pointer les trois enjeux au cœur de ce « mouvement » vers la démocratie qui, comme valeur, n’en déplaisent à quelques contemporains, est une « valeur universaliste » : l’émancipation des individus et la liberté de conscience ; l’égalité femme-homme ; le refus de fantasmer et d’ostraciser l’Autre[1]. Ce discours, prononcé il y a 20 ans, n’a rien perdu de sa pertinence. Bien au contraire…

    Par son intelligence et l’acuité de ses réflexions, Nourredine Saadi en imposait. Simplement, en toute humilité. Car ce que l’on peut retenir de cet homme au visage rond, aux yeux bleus, au regard emprunt d’une étonnante douceur, c’est sa disponibilité, son altruisme. Nourredine Saadi ne pérorait pas. Il appartenait à cette race d’Algériens, d’hommes tout simplement, dont la verticalité se construit de discrétion, de générosité et de fraternité.

    L’écrivain fut sans doute moins médiatisé que certains de ses confrères algériens. Pourtant son œuvre participe, avec force et originalité, de ce qu’il nomme dans La Maison de lumière, cette « plurielle polyphonie » au fondement et au cœur de tout pays : l’Algérie bien sûr, la France également et plus encore cet espace qui, hors et parfois contre les logiques étatiques et nationales, grossit des rencontres et des amours transméditerranéennes.

    Il vient de rejoindre le cercle des Iassassen. Ce n’est offenser personne que de croire que Nourredine Saadi apportera un peu plus de bienveillance et d’indulgence au sein de ce cercle des gardiens qui veillent sur la marche chaotique des hommes et des femmes devenus une fois de plus orphelins ; et surveillent leurs éventuels errements.

     © Slimane Simohamed pour la photo prise à l'ACB le 8 novembre 2017

    Romans :
    Dieu-le-fit, Albin Michel, 1996
    La Maison de lumière, Albin Michel, 2000

    La Nuit des origines, L’Aube, 2005
    Boulevard de l’abîme, Alger, Barzakh, 2017
    Ouvrages collectifs : 
    Journal intime et politique, Algérie 40 ans après, L’Aube & Littera 05, 2003
    Il n’y a pas d’os dans la langue (nouvelles), L’Aube & Barzakh, 2008

    Alloula vingt ans déjà ! Textes réunis et présentés par Nourredine Saadi, Alger, Apic, 2014
    Biographies et portraits :
    Koraïchi, portrait de l’artiste à deux voix (avec Jean-Louis Pradel), Actes Sud, 1999

    Matoub Lounès, mon frère (en collaboration avec Malika Matoub), Albin Michel, 1999
    Denis Martinez, peintre algérien, Le Bec en l’air, 2003 & Barzakh, 2003
    Houria Aïchi, Dame de l’Aurès, Alger, Chihab, 2013
    Essais 
    Femmes et lois en Algérie, Préface de Fatima Mernissi, Casablanca, Le Fennec, 1991
    Norme sexualité reproduction, dir. Nadir Marouf, Nourredine Saadi, L’Harmattan, 1996

     

    [1] Actualités et cultures berbère, n°24-25.

  • Barbès Café. L’immigration algérienne racontée en chansons

    Mustapha Harzoune, Samia Messaoudi, Barbès Café. L’immigration algérienne racontée en chansons

     

    ILLUSTRATION BC COUV.jpgAu lendemain de la Première Guerre mondiale, les cafés de l’exil algérien vont se multiplier dans l’hexagone. Les années 20 sont prospères et la métropole réclame de la force de travail. Ça tombe bien, la colonisation, qui génère bien plus de misère que de civilisation, pousse ses enfants à venir chercher ailleurs le pain qui manque.

    Les bistros du populo version algérienne épouse alors la tradition du café parisien : lieu de convivialité, mélange du public et du privé, espace de loisirs et de travail, de l’entre soi et de rencontres. C’est l’ailleurs (breton, belge, arménien ou algérien) qui se pelotonne pour s’ouvrir à l’ici.

    C’est dans un de ces cafés que Méziane Azaïche, avec le soutien de l’historienne Naïma Yahi, a décidé de créer le spectacle du Barbès Café où l’histoire de l’immigration algérienne se raconte dans et par l’extraordinaire patrimoine musical laissé en héritage par plusieurs générations d’artistes. Chanteurs, musiciens, poètes ont essaimé paroles et musiques dans les bistros algériens de France et de Navarre. Patrimoine insolite, par trop ignoré, bien méconnu, insuffisamment restitué et injustement inemployé – tant sur le plan culturel que pour l’éducation des plus jeunes et la connaissance de tous et de chacun. Pourtant, le café, lqahwa ou kawa des immigrés algériens, prolonge cette longue tradition française qui, depuis le XVIIIe siècle, fait de ce lieu un acteur de premier plan de la vie culturelle et sociale du pays.

    Sur la scène du Barbès Café, les dialogues entre Lucette, la patronne (Annie Papin) et Mouloud, le client (Salah Gaoua), les chansons, interprétées par Samira Brahmia, Hafid Djemaï et Salah Gaoua, adaptées aux goûts et aux oreilles du jour par Nasredine Dalil, comme les vidéos colligées et montées par Aziz Smati, le tout mis en scène par Géraldine Bénichou, racontent cette part algérienne de la France contemporaine mais, surtout, restituent l’esprit d’un lieu, l’esprit d’un patrimoine artistique exceptionnel, l’esprit d’hommes et de femmes par trop anonymes.

    Le Barbès Café ne cache rien des souffrances et des injustices endurées. Mieux : spectacle historique, patrimonial, il montre, dans un jeu de miroir entre hier et aujourd’hui, comment les pires échos du passé continuent de résonner de nos jours. Oui ! « Voilà voilà que ça recommence » chante Rachid Taha. Encore ! Encore et toujours ! Et avec, ce sentiment détestable, ce malaise qui empêche de vivre. Cette autre insécurité dont se désintéressent les programmes électoraux.

    ILLUSTRATION BC COMPTOIR.jpgMais l’inimitié ou l’inhospitalité des hommes, l’hostilité des lois et des institutions n’ont pas eu raison de l’humanité et de la verticalité de l’immigration algérienne. Mieux, «Il faut imaginer Sisyphe heureux » comme dit Camus ! Face à la dureté des temps, la plus grande victoire de cette histoire reste son plus prometteur enseignement. Victoire que ces rencontres et ces amitiés du populo à l’atelier, sur les chantiers ou sur le zinc. Victoire que ces amours transfrontières – encore et toujours subversives – comme celui de Lucette et de Mouloud. Victoire que ces mélanges où les hommes et les femmes, les cultures, les langues, les expressions artistiques, etc. s’entrelacent pour dessiner les contours de mondes insoupçonnés. Victoire que cette disponibilité à décentrer le regard et se rendre disponible à l’Autre. Toutes ces victoires sur l’adversité ont transformé le visage de la France aussi sûrement qu’elles ont transformés le visage des Algériens de France. Se réapproprier cet esprit de fraternité et de création, c’est se détourner des apprentis sorciers du ressentiment, de la colère, de la haine de l’autre qui conduisent à la haine de soi et au chaos.

    Voilà sans doute pourquoi le Barbès Café est devenu pour beaucoup un spectacle «thérapeutique», résiliant. Voilà comment Méziane Azaïche et son équipe rejoignent la cohorte trop invisible et dispersée des bâtisseurs du futur, celles et ceux qui s’efforcent de transmettre au plus jeunes l’indispensable viatique de l’échange et du don, pour vivre. Et vivre mieux.

    ILLUSTRATION BC SCENE GROUPE.jpg

    C’est cette histoire que raconte ce livre. À partir d’un lieu, les cafés de l’immigration (chapitre 1). À partir d’un spectacle, le Barbès Café, sa genèse et ce qu’il a fini par représenter pour l’équipe et pour le public (chapitre 2). À partir aussi d’une sélection de chansons et de quelques repères biographiques d’artistes, hommes ET femmes (chapitre 3). Kateb Yacine aimait à citer Hölderlin pour qui « le poète est au cœur du monde », comme ces artistes, chanteurs et chanteuses ; de sorte que leurs textes comme leur vie racontent si bien ce que charriaient de poésie, de force, d’abnégation et de renouveau ces hommes et ces femmes transplantés.

    Le livre se referme sur le possible (et l’urgence) d’une autre pédagogie (chapitre 4). Cette pédagogie du Barbès Café, dessine les contours d’un autre rapport à l’histoire et à la transmission, aide à se mouvoir – à s’émouvoir – dans le méli-mélo des «ressources» culturelles et des fidélités. Une pédagogie qui rappelle et souligne la dignité des générations d’hier et qui, dans le même mouvement, ouvre les plus jeunes à la construction d’un futur qui soit un futur de partage, plutôt que de déchirements. Un peu plus festif aussi. « Vous êtes tous invités sur la piste, c’est la danse de demain quelque peu utopiste / mais cette époque a besoin d’espoir, soyons un peu rêveur, faut y croire pour le voir » chante Grand Corps Malade. Alors, musique !

    © Hocine Kemmache pour les deux photos du spectacle et Rodrigo Parada pour l'illustration  de la couverture.

    Au Nom de la Mémoire, 2017, 144 pages,  15 euros

  • Tassadit Imache, Des cœurs lents

    Tassadit Imache, Des cœurs lents

     

    9782748903270.jpgDepuis Une fille sans histoire paru en 1989, Tassadit Imache a publié quatre romans : Le Dromadaire de Bonaparte (1995), Je veux rentrer (1998), Presque un frère (2000) et Des nouvelles de Kora (2009). Dans Une fille sans histoire, elle brosse le portrait d’une gamine née en pleine guerre d’Algérie d’un père algérien et d’une mère française. Récit de trajectoires franco-algériennes mêlées. Depuis, elle interroge le devenir de ces bâtards nés de couples mixtes, ballotés par les vents de l’histoire ; rejetons du populo doublement frappés par les exclusions et les injustices, guettés - quand ils n’y succombent pas - par la dépression. Tassadit Imache explore ces nœuds de la société française et de l’histoire qui étranglent, laissent sans voix, aussi muet qu’invisible. Ou le cœur lent.

    Elle explore, méthodiquement ; patiemment ; implacablement ; les effets et interactions du culturel, de l’histoire, du social et du psychologique. L’histoire renvoie à la guerre d’Algérie, au racisme désormais feutré mais hérissés de préjugés de plus en plus tranchants, acérés, pointus. Le social évoque les injustices, la relégation, la marginalisation. Ses personnages ce sont ces réprouvés des histoires nationales, des structures mentales et sociales qui n’en finissent pas d’emprisonner des hommes et des femmes derrière les barbelés d’une pensée sèche, indifférente ou haineuse. L’Histoire et l’intime donc, où comment la première peut broyer les âmes et les corps et comment le second peut s’extraire d’un combat inégal. Ou pas.

     

    « Une tâche impossible m’occupe : sculpter la phrase qui contiendra une chose sans avoir voué au néant son contraire »

    Comme souvent chez Tassadit Imache, l’expression est implacable. Des cœurs lents est un court roman, ramassé comme le sont les phrases, sans doute travaillées et retravaillées pour extraire des mots ce si particulier suc. Ici, la brièveté ne masque pas le vide d’une pensée passe-partout et tout-terrain, un copier-coller de moraline et d’égo. Cette concision, d’une étonnante densité, condense en partie les choix littéraires de l’auteur et sans doute son expérience – biographique bien sûr mais aussi professionnelle (assistante sociale). Brève, dense, lapidaire, la phrase ne revêt pas pour autant la grise vareuse ou le raide uniforme, mais plutôt l’habit, chamarré et mobile, d’Arlequin. Une densité tout en couleurs, en variations, en mouvement, jamais univoque.

    Car il faut lire Tassadit Imache avec en tête cette phrase extraite d’ « Ecrire tranquille » (Esprit, 2001) : « Une tâche impossible m’occupe : sculpter la phrase qui contiendra une chose sans avoir voué au néant son contraire ». Alice Zéniter vient d’offrir une variation du thème en écrivant à propos de certaines situations, circonstances ou « états », « que l’on ne peut pas décrire comme ça, (…) des états qui demanderaient des énoncés simultanés et contradictoires pour être cerné ». Dans Des cœurs lents, le propos comme les existences balancent, sur le fil du rasoir, instables, insécures, fragiles. Créatifs  ou vaincus. Imache fraye dans les interstices de ces existences tourmentées, là où les âmes tristes et les corps mutilés se raidissent, s’enragent, cèdent. Ou se révoltent.

     

    « Tout ce temps, ils n’avaient été qu’en liberté surveillée »

    Une fois de plus, Tassadit Imache raconte une histoire de famille. Sur trois générations. Une histoire où les femmes (sup)portent tantôt le poids des héritages tantôt les dynamitent (ah ! le regretté Kateb Yacine). Femmes comme autant d’atomes de vie aux trajectoires faites de bifurcations, de clinamen existentiel créateur de nouvelles généalogies.

    Le roman s’ouvre sur des perruches enfermées dans une cage portée par François. Il est avec sa sœur, Bianca. Le frère et la sœur s’étaient perdus, évités. Ils se retrouvent dans « cette ville de riches pour les riches », où Tahir, le marginal, le paumé, le cadet est venu s’enterrer ; et mourir. Rien de mieux en littérature que la mort d’un proche pour « faire revenir l’enfance ». C’est le temps du bilan. On fait ou règle les comptes. On est rattrapé par une histoire que l’on a tenue à distance, cherchée à oublier (citons notamment Nadia Berquet (La Guerre des fleurs), Martin Melkonian (Arménienne), Abdelkader Railane (Chez nous ça s'fait pas) ou Boualem Sansal (Rue Darwin). L’histoire revient avec d’autant plus de violence qu’on s’est efforcé, sur plusieurs générations, de l’enfouir et de la fuir : « Tout ce temps, ils n’avaient été qu’en liberté surveillée » écrit Imache.

    Quinze ans plus tôt, Marceline - alias Iris - a abandonné ses trois enfants. Besoin de prendre l’air. D’aimer. D’être aimer. « Une question de vie ou de mort ». L’explication est confuse et Imache construit son roman sur ce flou. Laisse le lecteur avec ce qui - lecture par trop moraliste sans doute – ressemble à une faute. Une culpabilité. François et Bianca se charge de Tahir. Le premier renonce aux Beaux-Arts, quand la seconde poursuit des études supérieures. Le sacrifice sera finalement libérateur pour l’un quand le succès de l’autre restera empreint de culpabilité et d’angoisse. Les regrets et le ressentiment n’aident pas à s’abstraire d’une enfance difficile. Tahir, celui qui sur les photos de famille a l’air d’un immigré, celui qui porte un prénom autre, « qui détonne », « le préféré de maman » va sombrer dans la dépression, la délinquance, la drogue. Faisait-il seulement partie de la famille ce môme à la gueule et au prénom de bicot ? « Titi avait toujours eu peur de ne pas faire partie de la famille. »

    Il faut alors remonter le fil de cette chaotique histoire familiale, remonter jusqu’à cette rencontre au Jardin des Plantes à Paris de deux solitudes, celle d’une jeune bretonne débarquée dans la capitale et d’un immigré kabyle « qui portait bien sa casquette de prolo français la semaine ». « C’était pendant la dernière guerre coloniale de la France ». Une guerre « sans le sourire de Gandhi. A la balle, au couteau, puis au napalm. » Marie Chesneau et Mohammed Irraten deviendront les improbables grands parents des trois gamins. A l’origine de cette famille française, il y a « une soif de justice et une soif d’amour entrecroisées par hasard. Voyez-vous, le bicot ne savait rien de la justice. Marie ne savait rien de l’amour (…) ». Histoire d’une rencontre donc. Histoire d’un gâchis aussi fait de manques et de silences. D’absences et de vides. D’enfermements. D’émancipations aussi.

    L’Algérien va grever « seul à l’hôpital avec son nom. C’est qu’on ne les aimait pas beaucoup dans nos hôpitaux à cette époque, les Maghrébins ». Quant au père des gamins, Marco Jean, pupille de l’Etat, né sous X « on ne connaîtrait jamais ses origines », il se tue dans un accident de moto, laissant Marceline avec trois orphelins. Les hommes ne vivent pas longtemps ici. Ou sont absents. Répétitions généalogiques : orphelins de père sur trois générations. Sentiment d’injustice, manque d’amour, invisibilité, bâtardise, font les cœurs durs, lents, les bouches également lentes et les langues lourdes. Des êtres « fermés mais fiers », préférant « la vérité aux sentiments ». On se refile la peur de la misère de mère en fille et l’on hérite d’une colère dont on ignore l’origine, mais voilà, « de branche cassée en branche cassée, de trou en trou, on vous y pousse dedans… la dépression. »

     

    « Elle a peur : ça a recommencé. Elle est de nouveau dans l’Histoire »

    Depuis quinze ans au moins, François et Bianca n’ont pas revu leur mère. Viendra-t-elle seulement à l’enterrement ? Le flou qui entoure Marceline s’estompe alors, progressivement. Imache dessine les contours d’une réalité plus complexe. Insoupçonnée. Le lecteur découvre une femme rongée, tourmentée, révoltée, triste. Hantée par un cauchemar et par une question qu’elle ne posera jamais à Marie, sa mère : « et si c’était à refaire ? ». Et pourtant, Marceline inscrit ses pas dans les presque invisibles traces laissées par son père, Mohammed Irraten, elle en revendique, jusqu’à la confusion parfois, sa part ou sa charge d’héritage. Si elle a d’abord donné à ses deux premiers enfants « une identité sans arabesques ni circonvolutions », c’est par fidélité qu’elle appelle son dernier Tahir… « Si j’avais su la suite, je l’aurais appelé Toni – avec ses yeux de biche, sa peau dorée, ses boucles italiennes, il avait toutes les chances devant lui. » Marceline, qui se fait appelé Iris, qui signe ses cartes postales Fatma, recommande d’aller voir Elise ou la vraie vie : « c’est une preuve. Comme le radeau de la Méduse au Louvre ou la chaloupe du Titanic à New-York. »

    Une preuve, oui ! Et pourtant, la mort de Tahir réveille ses vieux démons. « Elle a peur : ça a recommencé. Elle est de nouveau dans l’Histoire », elle qui toute sa vie a cherché à s’en abstraire et épargner les siens. Que “L’HISTOIRE de nous s’abstienne” crie le poète algérien Mourad Djebel, car le passé “crible l’instant de shrapnels”. Vivre libre n’est pas aisé à l’heure où « certains rêvaient de vous ausculter les gênes » ! Dans le barnum médiatique hexagonal, les shrapnels ce sont les « obsessions du pays » : banlieue, islam, identité, appartenance, fidélité, immigration, etc., c’est ce paternalisme qui renvoie, enferme, le vulgum pecus - ou les poètes (on pense à Magyd Cherfi) - à « sa » communauté : « Qu’ils ne prétendent pas exprimer un avis personnel, ils parlaient au nom de leur communauté. On les faisait taire ainsi facilement ». Dans le pays de Descartes, pas le droit de penser, pas le droit de penser par soi-même ! Marceline, Iris, ou Fatma ; Bianca, François ou Tahir… quelle importance. Ouvrir la cage ! Vivre libre, se libérer, retrouver « la source qui bat dans la poitrine et irrigue la personne humaine en une multitude de ruisseaux rouges, le désir qui naît en premier et meurt en dernier » comme l’écrit Driss Chraïbi (Le Monde à côté, Denoël, 2001).

     

    « On ne cherche pas ses clefs dans la main d’un mort »

    L’écriture de Tassadit Imache est pudique, élégante, en nuances. Il faut s’arrêter sur les épisodes du départ de la mère, de l’enterrement ou la magnifique lettre de Marceline à Bianca pour en mesurer la charge expressive et émotionnelle. Comme les « cœurs lents », cette écriture est pétrie de silences et de signes. Rien de commun avec la modernité tapageuse, nombriliste et larmoyante, des écrans, de la toile et des étals de libraire. Oui l’univers de Tassadit Imache reste sombre. Difficile. Parfois revêche. Mais rien de victimaire. Même pas de désespéré. Et cela est encore et peut-être plus vrai ici. Car « on ne cherche pas ses clefs dans la main d’un mort » et « il y a encore tant à découvrir. Il y a des personnes chères, en vie. » Serait-ce une évolution dans la travail de Tassadit Imache ? Peut-être pas, juste une autre façon de « placer la lumière… », d’ « éclairer les visages et les mouvements des gens » à l’image de la naissance de cette « jolie petite métisse qui va reprendre, vaillante, la chaine des peines et des vexations » mais qui est aussi celle par qui « la grâce et la couleur sont entrées officiellement dans la famille. »

    Des cœurs lents est un petit bijou d’horlogerie, miniaturisée, parfaitement huilée, dont le tic tac régulier et implacable rythme les existences de trois générations. Et leur devenir. Il faut juste (ré)apprendre à placer la lumière.

     

    Agones, 2017, 183 pages, 16 euros

     

  • Alice Zéniter, L’Art de perdre

    Alice Zéniter, L’Art de perdre

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    Après le prix littéraire du Monde, L’Art de perdre vient de recevoir le Goncourt 2017 des lycéens. Prix symbolique pour ce troisième roman de la première lauréate en 2012 du Prix de la Porte Dorée - mis en musique par Élisabeth Lesne -  pour Jusque dans nos bras (Albin Michel) et, en 2013, du Prix du Livre Inter pour Sombre Dimanche (Albin Michel). Symbolique car cette Art de perdre est moins un livre sur l’histoire que sur le présent et un roman destiné à une jeunesse qui ne se limite pas aux seuls descendants de « harkis ». Il faut (ré)écouter l’annonce, le 16 novembre, par France Inter ou France Info, de l'heureuse lauréate 2017 du Goncourt des lycéens. Tout d’abord, Mme Zéniter devait se frotter les mains puisque ce prix lui assurerait une des meilleures ventes des prix de la rentrée. La marchandisation des esprits et le chiffre-roi gagnent même les commentaires littéraires : 500 pages estampillées Goncourt des lycéens ça vous assurent quelques 300 à 400 000 ventes… La littérature comme une tirelire : bingo ! Voilà qui va mettre du beurre dans les épinards d’Alice (ce dont on se réjouit) qui, au micro, n’en pouvait mais pour aller à l’essentiel. Essayer du moins. Car après les mises en bouche de nos petits et modernes apothicaires, voilà-t-y pas qu’on vous boucle le roman dans un carcan, le réduisant à sa seule dimension historique et limitant son audience aux seuls lecteurs qui, de près ou de loin, auraient à voir avec la question harkie. On fait de L’Art de perdre un peu ce que l’on fit avec L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni (Goncourt 2011). En refusant de saisir la charge symbolique, les dimensions philosophiques et/ou pédagogiques de ces deux romans et leur actualité. Car l’immense intérêt de ce livre – assez inégal par ailleurs dans sa composition et dans son écriture – est ici, dans ce qu’il dit de nos sociétés, de ses valeurs et de notre capacité collective à se (re)mettre en mouvement.

    D’origine algérienne par son père, normande par sa mère Zéniter appartient à la race des « gens bigarrés », des « gens tachetés », des « sang impur » comme dirait l’irlandais Hugo Hamilton ; des « chiens bâtards », des enfants « mélangés » pour parler comme le nouveau Nobel Kazuo Ishiguro. Cette origine algérienne se rattache à l’histoire franco-algérienne par la branche harkie, au drame vécu, subi, infligé à ceux qu’indistinctement on appelle comme tel ce qui - peut chaut ici l’étymologie - reste synonyme dans les consciences de « traitres ». A l’instrumentalisation idéologique de la question par le nationalisme algérien répond ou a répondu la paternalisme puis le mépris et enfin l’indifférence de la France, dans sa version coloniale ou républicaine. Une indifférence telle que beaucoup de lecteurs découvrent ici – quelques soixante ans après ! - ce qu’ont vécu des hommes, des femmes et des enfants affublés, indistinctement et ad vitam aeternam semble-t-il, de la terrible appellation d’origine incontrôlée. Mal nommé, mal pensé. On n’est pas loin de Camus.

    Dans ce pavé de 500 pages, pour compléter le peu qu’elle sait de sa propre histoire, Zéniter recourt au service de la documentation (que l’on devine lourde, envahissante parfois) et de la fiction pour raconter l’histoire, la saga, d’une famille sur trois générations. Depuis le grand-père Ali, obligé en 1962 de s’esbigner fissa de sa Kabylie natale jusqu’à Naïma la petite fille, moderne et parisienne (semble-t-il), pas effarouchée pour deux sous par la bibine et des galipettes d’un soir en passant par Hamid, le fiston qui a 12 ans subissait encore cauchemars et mictions nocturnes. Hamid, devenu père à son tour, sera, plus encore peut-être qu’Ali, adepte du silence et de la page blanche. Une page sur laquelle « chacun est libre de projeter ses fantasmes ».

    Retour donc sur l’histoire des harkis mais surtout les manques et les ratés de la transmission. Les générations d’après doivent faire avec les silences des aînés. Avec quelques traces pas encore effacées. Oui, L’Art de perdre ne s’adresse pas qu’aux seuls enfants de harkis. Il rejoint - ce qui en élargie et universalise le propos (même si l’auteure n’aura pas besoin de ce papier pour cela) – ces littératures dites de l’exil ou de la migration, littérature du « tout-monde » et de la relation qui, depuis des années, triturent le double impératif de l’origine et de l’émancipation, de l’histoire et du devenir, de l’immobilisme et du mouvement, de la fidélité et de la liberté.

    Le livre est divisé en trois parties : la guerre d’Algérie qui se referme sur le sauve-qui-peut d’Ali et de sa famille ; l’arrivée et l’installation en France, partie centrale qui couvre quelques 40 à 50 ans d’histoire. Enfin, la dernière partie est tout entière centrée sur Naïma, sa vie professionnelle, ses relations amoureuses, et ses questionnements sur sa famille et son origine. Les pages sur l’Algérie sont bien meilleures que celles sur les conditions de l’installation en France et de l’émancipation de Hamid. Elles contiennent plus de souffle et d’émotions. De chair aussi. Avec quelques bémols. Ainsi, on finit par ne plus savoir à quelle langue se vouer : dans cette famille kabyle, où la « langue ancestrale » semble vénérée, tout le monde parle arabe (y compris les femmes). De même que quelques poncifs (sur l’origine des Berbères, sur Matoub Lounès ou sur la relative liberté des femmes à Tizi versus l’oppression de la rue algéroise), auraient pu être évités. Ce ne sont-là que des points de détail…

    L’impression laissée par la partie centrale est celle d’une méthodique recension. Tout y est inventorié : l’arrivée en France, la relégation dans les camps puis dans une cité normande, l’émancipation et les trajectoires de la deuxième génération… Difficile ici de ne pas relever une mécanique de l’exposition, plus proche du reportage que de la littérature, de sorte que ce ne sont plus les personnages qui portent le récit mais les épisodes du devenir collectif et familial qui prennent le pas sur les existences. Bien sûr, les personnages ne disparaissent pas, mais ils perdent en saveur, en individualité, en chair.

    Dans la dernière partie, Naïma travaille dans une galerie. Son patron et amant la charge de préparer une exposition rétrospective sur Lalla un peintre algérien qui l’obligerait à se rendre en Algérie. Mais osera-t-elle ?

     

    « Il fait le choix d’être protégé d’assassins qu’il déteste par d’autres assassins qu’il déteste. »

    Le livre s’ouvre, non sans humour et tendresse, sur « l’Algérie de papa ». Le récit plonge le lecteur au cœur de la guerre d’Algérie, en restitue toute la complexité, en démonte les ressorts pourris, tordus, à l’origine de la terrible, de l’insoupçonnée et malicieuse bifurcation. La guerre et son cortège d’instrumentalisations, de manipulations, de violences, de barbaries, le cycle sans fin de représailles qui s’abat sur une population sans défense, otage (relire Le Journal de Feraoun). Lorsqu’en pleine nuit les premiers maquisards débarquent dans le village, ils ne laissent aucune alternative. Tout n’est qu’interdictions, ordres et menaces. Désobéir relève de l’apostat, donc de la peine de mort ! Le Coran et le poignard brandis par le responsable comme unique horizon. Quant à la soldatesque française ce n’est guère mieux. Les familles de paysans et de montagnards, sans conscience politique, se retrouvent otages de deux violences. D’une double insécurité. Pire : les vieilles oppositions claniques, refourguées sur le mode de la dure « loi du nif » et/ou revigorées par de nouvelles convoitises, se superposent au conflit au point d’en devenir déterminantes quant aux choix à opérer. Dès lors, « choisir son camp n’est pas l’affaire d’un moment et d’une décision unique, précise ».

    Pour se protéger d’un clan hostile, Ali oriente les recherches du capitaine, « eux, ils sauront où est ton homme » finit-il par lâcher. « Maintenant il est traitre de son vivant. Et il avait raison : ça ne fait aucune différence. » Tout cela, bien sûr, est ouvert à la discussion mais, il y a ici, une part de vérité : « Il fait le choix, se dira Naïma plus tard (…) d’être protégé d’assassins qu’il déteste par d’autres assassins qu’il déteste. » Phrase terrible, pour la guerre menée par les Algériens, par la France aussi. « Ali n’a rien fait comparé à d’autres, tortionnaires… Il n’a fait que demander une protection pour lui et les siens. Personne ne peut le lui reprocher… Il le croit… ». Mais l’idéologie fonctionne, et le nationalisme a besoin de bouc émissaires : il refuse toute nuance, n’encourage guère l’intelligence, « c’est celui qui a tué qui décide ». C’est ainsi ! Il faut vite partir.

    Cette histoire qui n’aurait « jamais été chantée » est celle de l’accueil à la française et l’installation, sans bruit et à l’écart, de populations livrées à elles-mêmes, sauf le temps d’une campagne électorale. L’arrivée en France, c’est d’abord des mois et des années passés dans les camps de Rivesaltes et de Jouques. Ces harkis sont rejetés, y compris par les pieds-noirs « qui exigent qu’on les séparent de cette masse de bronzée et crépue ». Ces fidèles et loyaux serviteurs de la nation sont parqués dans des camps, surveillés, soumis à des autorisations de sortie, pataugeant dans les torrents de boue quand il pleut, transis par le froid hivernal, entassés dans des tentes et des baraques de tôle et de carton, hantés par « les ogres de la nuit », ces cauchemars que l’administration croit tromper à coup de neuroleptiques. Chaque matin, ils ont droit à la lever des couleurs, mais chaque mercredi, on exige d’eux de renouveler la « procédure recognitive de nationalité »… « vous voulez vraiment rester français ? »… Paternalisme, mépris, hostilité, racisme, la France accueille les siens derrière des barbelés !

    Ils attendront, des années. Sans un bruit, patiemment. En vain. Jusqu’à cette double et terrible scène qui marque la fin des illusions, la double déchirure : Ali qui jette à la poubelle ses « 7 kilos de ferraille », les médailles reçues notamment du côté de Monte Cassino (1944), et Yema, son épouse qui se débarrasse d’objets et de souvenirs ramenés d’Algérie, de ces clefs de la maison familiale devenus inutiles… Fin d’une autre illusion ! De l’autre côté de la mer, ils ne sont pas, ils ne sont plus, propriétaires !

     

    « Il ne parviendra pas à garder les enfants près de lui. Ils sont déjà partis trop loin » 

    Par petites touches, Zéniter laisse affleurer l’intime des émotions, des non-dits, de l’inavouable, ce qui souterrainement traverse les corps et les âmes, les construits ou les détruits, les forment ou les déforment, les renforcent ou les fragilisent. Avec au cœur de cet épisode de l’histoire familiale, la distance qui s’installe entre Hamid et Ali, entre le père et le fils. Des bifurcations, souterraines d’abord, par l’école, qui « a remplacé les oliviers porteurs de toutes les promesses », par la langue aussi. Viendront ensuite pour Hamid l’aspiration à « une vie entière, pas une survie », puis le temps de la conscience politique. Marxiste, athée militant pour l‘indépendance du Vietnam et rétrospectivement pour celle de… l’Algérie, Hamid se demande comment son père a pu « rater un aussi gros tournant de l’Histoire ». Ali reste avec ses doutes, enfermé dans sa solitude : « pourquoi personne ne veut-il lui laisser le droit d’avoir hésité ? » Ces pages saignent de la douleur d’un homme et d’un père, « son incapacité à saisir le présent le rend incapable de construire le futur ». Drame individuel. Drame d’une génération. Ali « sait qu’il ne parviendra pas à garder les enfants près de lui. Ils sont déjà partis trop loin » : « je suis devenu un jayah. L’animal qui s’est éloigné du troupeau et l’émigré qui a coupé ses liens avec la communauté. Jayah, c’est la brebis galeuse. (…) Un statut honteux, une déchéance, une catastrophe. C’est ce que ressent Ali. La France est un monde-piège dans lequel il s’est perdu ».

    Alors, Zéniter égrène les mobilisations des années 70 car la génération d’après, celle de Hamid, se mobilise. Avec étonnamment une absence : la marche de 1983. Marche où les enfants de harkis - à commencer par Toumi Djaïdja - et les enfants des immigrés algériens se sont mobilisés ensemble pour à la fois dénoncer le racisme et porter le rêve d’une société plus unie. Comme Hamid, qui essuie régulièrement le racisme des uns et le mépris des autres : « Traîner avec toi, ça veut dire qu’on se fait casser la gueule et par les Français et par les Algériens » lui dit son ami.

    Les blancs et les silences de cette histoire forment l’héritage de Naïma. Les peurs de ses aînés aussi. Pourtant Naïma « est la première depuis des générations à ne pas avoir entendu le cri que pousse un homme quand il meurt de mort violente. » A l’heure des attentats de Charlie ou du 13 novembre, ces peurs se transforment en une hantise, celle d’être assimilée aux terroristes. Etrange effet de la transmission que « cette impression qu’elle paiera pour tout ce que font les autres immigrés en France ». Finalement Naïma décide d’aller en Algérie. Elle dévore les informations et les commentaires sur le web, prend la mesure de son ignorance, comme lors de ses entretiens avec Lalla, le peintre, intellectuel algérien exilé à Paris. Ces discussions entre la jeune femme et le vieil homme malade, sont  saisissantes, éclairantes. Naïma s’éveille. Elle écoute ce vieil opposant qui ne porte, lui, aucun jugement de valeur sur son grand-père et sa famille. Elle découvre les contours d’une autre Algérie. Elle apprend ce qu’est l’islamisme ou comment le retour de l’ethnique et l’instrumentalisation des communautarismes sont bien utiles pour détourner le regard de quelques réalités sociales. L’identitaire comme ersatz à la lutte des classes… (relire Walter Benn Michaels).

     

    « Au lieu de poser ses pas dans les pas de son père et de son grand-père, elle est peut-être en train de construire son propre lien avec l’Algérie, un lien qui ne serait ni de nécessité ni de racines mais d’amitiés et de contingences. » 

    Ce qui se joue dans le voyage de Naïma en Algérie, Zéniter le circonscrit et le pointe à merveille. Il y a d’abord cette expérience « des états que l’on ne peut pas décrire comme ça, (…) des états qui demanderaient des énoncés simultanés et contradictoires pour être cerné. » Bien sûr on pense à Ali, le grand-père, mais cela vaut aussi pour Naïma placée, par son histoire, à la confluence de plusieurs trajectoires, fidélités, désirs, porteuse elle-même de nouvelles directions, incarnant cette complexité que Tassadit Imache traduisait en littérature par ce souci : « une tâche impossible m’occupe : sculpter la phrase qui contiendra une chose sans avoir voué au néant son contraire » ("Ecrire tranquille?" Esprit, décembre 2001).

    A cet art de la combinazione[1], Zéniter ajoute donc l’art de perdre : « Au lieu de poser ses pas dans les pas de son père et de son grand-père, elle est peut-être en train de construire son propre lien avec l’Algérie, un lien qui ne serait ni de nécessité ni de racines mais d’amitiés et de contingences. » Ici résonne le poème d’Elisabeth Bishop : « Dans l’art de perdre il n’est pas dure de passer maître »… « J’ai perdu deux villes, de jolies villes. Et, plus vaste, / des royaumes que j’avais, deux rivières, tout un pays. / Ils me manquent, mais il n’y eut pas là de désastre. »

    Naïma va s’alléger de quelques illusions, refermer en elle « une plaie insoupçonnée ». Apprendre que la perte n’est pas un « désastre », mais l’art d’accepter de se (ré)concilier avec soi-même et de (re)naître au monde. Ici Zéniter rejoint une des thématiques centrales des littératures dites de l’exil ou de la migration, celle qui consiste à revisiter un passé, une mémoire, des origines pour s’en émanciper, sans forligner (où l’on retrouve notamment Kazuo Ishiguro). Le propos de Zéniter devient universel. L’Art de perdre s’adresse à tous les exilés, à ces générations d’enfants qui doivent apprendre à se construire, à réinventer des liens avec une histoire, à la féconder jusque dans les « bâtardises » comme le dit Amin Maalouf. Naïma comme tant de générations, filles et fils de harkis ou pas, d’origine algérienne ou autres, s’en vont, tel Enée, construire de nouvelles Rome. L’Algérie de Naïma ne sera ni un point d’arrivée, ni une certitude. Naïma s’est simplement remise en route. En mouvement. De l’intérêt, in fine, de l’étymologie du mot harki.

    Flammarion 2017, 506 p., 22€

     

    [1] Au sens d’arrangement, d’assemblage, de coïncidence et de ressource

     Photo: ©Astrid di Crollalanza pour Flammarion

  • Sympathie pour les "fantômes" du 17 octobre 1961

    Didier Daeninckx, Octobre noir  et Kader Attia, Réfléchir la mémoire

     

    Didier-Daeninckx.jpgOctobre noir revisite la manifestation des immigrés algériens à Paris le 17 octobre 1961. Le texte est signé Daeninckx et les planches, remarquables, Mako (Lionel Makowski). Le décor est sombre et nocturne (Laurent Houssin est aux couleurs), le dessin est réaliste, vif et expressif, tour à tour menaçant, terrible, poignant. Au réalisme des images, Daeninckx ajoute une dimension fictionnelle, une ouverture par le texte sur une époque.

    Nous sommes donc au début des années 60. Blouson noir, banane, gomina and… rock & roll ! Vincent chante dans le groupe des Gold Star. La répétition se termine tard, juste avant le dernier métro et le dernier petit trou pour le débonnaire poinçonneur de la station. Un autre temps.

    Vincent s’en retourne chez lui, des rêves plein la tête. Dans deux jours, le 17 octobre 1961, avec ses potes, il doit participer à un tremplin de rock au Golf Drouot, à la clef : l’illustre scène de l’Olympia. La "concurrence" est rude. Imaginez : Les Chaussettes noires d’un certain Eddy Mitchell et Les Chats sauvages de Dick Rivers ! Sur le chemin qui le conduit du côté de Saint-Denis, Vincent tombe sur deux flics en civil qui démolissent un Algérien avant de balancer le corps dans la Seine. Vincent court chez lui. Il habite, avec ses parents et sa sœur, une chambre d’hôtel. Un hôtel d’immigrés algériens. Vincent s’appelle en fait Mohand.

    Le 17 octobre 1961, c’est justement le soir où le FLN exige des Algériens de sortir manifester. Tous les Algériens. Sans appel. Contrevenir expose au pire et ferait rejaillir la honte sur les siens. Pourtant, justement ce soir-là, Mohand, alias Vincent, ne peut manquer son rendez-vous au Golf Dourot… Un dilemme. Un dilemme qui sera bientôt suivi par un autre sentiment : la culpabilité.

    A cette trame, la BD adapte un fait réel : la disparition d’une manifestante de 15 ans, Fatima Bédar, retrouvée morte quelques jours après la manifestation. Ici la gamine s’appelle Khelloudja, elle est la sœur de Mohand. Désobéissant à ses parents, elle a rejoint le cortège qui défile sous la pluie... Mohand partira à la recherche de sa sœur.
    En postface, Didier Daeninckx reproduit une nouvelle (Fatima pour mémoire, publié dans le recueil 17 octobre 17 écrivains, édition Au nom de la mémoire) consacrée justement à Fatima Bédar et à sa disparition. Octobre noir se referme sur la liste des "morts et disparus à Paris et dans la région parisienne" en septembre et octobre 1961. Jean Luc Einaudi, l’auteur de La Bataille de Paris (Seuil), en avait dressé le long et pénible cortège.

     

    Kader Attia, Yto Barrada, Ulla von Brandenburg, Barthélémy Toguo sont les quatre finalistes du prix Marcel Duchamp 2016 au Centre Pompidou-Paris qui sera décerné le 18 octobre au Centre Pompidou-Paris.

    Avec Réfléchir la mémoire, Kader Attia invite à transposer dans nos sociétés le phénomène du membre fantôme, cette sensation que le membre manquant reste lié au corps après une amputation. « Le monde est fait de fantômes » dit Kader Attia, faisant notamment référence à ces Algériens assassinés le 17 octobre 1961 mais aussi à tous ces fantômes du passé, ces oubliés de l’histoire, toujours présents, que sont les victimes de l’esclavage, du colonialisme ou du génocide. On pense aussi à la figure littéraire (et musicale) utilisée par Michaël Ferrier dans Sympathie pour le fantôme (Gallimard 2010).

    Kader Attia est né à Dugny en 1970. Artiste phare de sa génération, ses créations sont inspirées de sa biographie familiale, il y interroge le déracinement, la rencontre, l’identité, la mémoire…

    Pour info (utile), l’artiste vient d’ouvrir un « espace de pensée libre et indépendant » du côté de la Gare du Nord baptisé La Colonie au 128 rue Lafayette dans le 10e arrondissement de Paris. Il entend y mêler expressions et réflexions, créations et théorisations, art et politique et ce, autour d’un couscous (restaurant) ou d’un verre (bar).

    Après l’inauguration prévue le 17 octobre, il animera aux côtés de Michelangelo Pistoletto une première conférence le 21 octobre à 18h30.

     

    Didier Daeninckx et Mako. Préface de Benjamin Stora, Octobre noir. Edition Ad Libris, 2011, 60 pages

     

    A écouter : un entretien avec Didier Daeninckx

    http://www.histoire-immigration.fr/magazine/2014/6/octobre-noir

     

    ► A voir Réfléchir la mémoire, 2016 dans le cadre de l’Exposition collective des artistes nommés au prix Marcel Duchamp 2016, au Centre Pompidou-Paris, du 12 octobre 2016 au 29 janvier 2017. Le lauréat sera annoncé le mardi 18 octobre au Centre Pompidou.

     

  • Un référendum en toc

    Un référendum en toc

     

    Voici donc le nouvel hameçon électoral de Nicolas Sarkozy, un référendum pour stopper ce qu’il nomme « l’automaticité » du regroupement familial. L’annonce aux allures de coup de théâtre a fait pschitt. Rien d’étonnant, elle était attendue ; comme n’étonneront pas demain les prochaines déclarations à l’emporte pièce et aux idées courtes. On peut être une bête de la scène politique et rester un piètre comédien.

    Nicolas Sarkozy place sa proposition de référendum sous les auspices du général de Gaulle et présente la consultation populaire comme un parangon de démocratie. Il le fait parce que, non content de faire croire à une invasion des migrants (contre toutes les données statistiques, à commencer par celles fournies par l’INSEE, l’OFPRA et le ministère de l’Intérieur), il met, en regard du poste « regroupement familial », les perspectives démographiques de l’ensemble du continent africain ; rien moins.

    Mauvais comédien, Nicolas Sarkozy a choisi de jouer dans une très mauvaise pièce de théâtre à l’affiche depuis 1974. Cette année marque, officiellement, la décision de fermer les frontières à l’immigration économique. Et depuis plus de quarante ans, à droite comme à gauche, cette décision fait office de doxa. Depuis plus de quarante ans, une même et aveugle obsession tresse des programmes qui tous s’emberlificotent autour d’une même colonne vertébrale politique, plus ou moins charpentée : maîtrise et contrôle des flux migratoires, arrêt de l’immigration et désormais, pour les plus virulents, remigration. Dans cette cour de récréation où chacun défend sa petite boutique électorale, il y a les gros bras et les grandes gueules, il y a les petits joueurs et les irrésolus. Mais tous concoctent des politiques sans imagination et sans surprises et s’inscrivent dans ce cadre fixé d’avance. Un cadre placé sous la surveillance des miradors d’une formation dont les apparents succès électoraux laissent croire que la France, fraternelle et hospitalière, a décidé de tourner le dos à ce qui constitue aussi une part de son héritage historique et philosophique. Et ce, depuis au moins « nos ancêtres les Gaulois ».

    Rien de nouveau donc sous le soleil sombre des politiques de l’immigration. Des politiques pourtant sans effets sur la gestion des flux, contreproductives pour le vivre ensemble, et délétères pour nos valeurs et le droit comme vient de le rappeler le Défenseur des droits : « cette logique de suspicion [qui] irrigue l’ensemble du droit français applicable aux étrangers – arrivés récemment comme présents durablement – et va jusqu’à « contaminer » des droits aussi fondamentaux que ceux de la protection de l’enfance ou de la santé (…)[i] ». Pas de surprise donc, mais à chaque fois, un pas de plus dans l’indignité.

    Tordre le coup au regroupement familial, à une disposition qui relève des droits fondamentaux, justifie-t-il de fanfaronner, de croire que la décision serait à ce point décisive pour le pays qu’il faille - et fissa - convoquer chacun et chacune dans l’isoloir républicain ? De quoi parle-t-on au juste? Selon le ministère de l’Intérieur (source AGDREF/DSED), le nombre de bénéficiaires d’un premier titre de séjour d’un an et plus s’élevait en 2015 à 215 220 (estimation), soit une hausse de 2% par rapport à 2014. L’immigration familiale en représenterait 42% (-3,1 % en variation par rapport à 2014) soit… 89 488 personnes. Il faut encore distinguer les entrées au titre de « famille de français », majoritaires avec 49 657 personnes, les « membres de famille », c’est-à-dire le conjoint d’étrangers en situation régulière et le parent d’enfant scolarisé (23 785), et les « liens personnels et familiaux » qui enregistrent notamment les titres délivrés pour raisons humanitaires et exceptionnels et pour résidence de 10 ans (16 046).

    Il convient, sauf à priver des citoyens français d’un droit fondamental ou à instaurer une discrimination entre nationaux, de retenir, dans le cadre de ce référendum sur la pseudo « automaticité » du regroupement familial, que les deux derniers groupes qui concernent quelques 39 831 personnes. Et comme M. Sarkozy ne cache pas que ce qui l’inquiète, lui et d’autres, est l’immigration africaine (subsaharienne et nord africaine), alors isolons de ces déjà chétives statistiques ce qui relève de ce continent au titre du regroupement familial stricto sensu. Selon le ministère de l’Intérieur, en 2014, 10 285 personnes originaires d’Afrique ont bénéficié d’une carte de séjour d’un an ou plus délivrée au titre des regroupements familiaux avec un citoyen non européen[ii].

    Ainsi, monsieur Sarkozy entend convoquer le ban et l’arrière ban du corps électoral pour ces hommes et ces femmes qui n’aspirent qu’à vivre en famille et qui ne représentent que 0,01% de la population française…. Comme motif de consultation on a fait mieux.

    Il suffit de considérer les enjeux des quatre référendum convoqués par le général de Gaulle (en 1961, 1962 et 1969) pour mesurer l’esbroufe et faire la part entre les intentions du général de Gaulle et celles, électoralistes, du candidat Sarkozy. D’un côté la démocratie est abaissée à des tripatouillages, à la complaisance électoraliste et à la convenance personnelle, de l’autre au don de soi pour ce qu’on croit être, à tort ou à raison peu importe, le bien public et l’avenir du pays.

    Reste le plus important peut-être : les politiques de maîtrise de l’immigration pêchent en ce qu’elles privilégient la suspicion et la répression sur les moyens données, sans angélisme, à l’intégration économique, sociale, citoyenne, associative, humaine, des immigrés. Durcir plus encore les règles du regroupement familial affaiblirait - une fois de plus - l’un des ressorts de l’intégration en France et constituerait une faute, car refuser le droit de vivre en famille c’est porter atteinte au droit à la dignité.

    Oui, il faut une autre politique de l’immigration en France. Mais il faut pour cela sortir de ces logiques sans âme qui président depuis des décennies au devenir de l’immigration en France et conséquemment de la France dans le monde. Cela passe d’abord par un principe démocratique et une règle morale : cesser de mentir aux Français sur un sujet, vaste et complexe, et se détourner des idéologies productrices de boucs émissaires. Il faut certes gagner la bataille des idées et des convictions. Il faut aussi gagner la bataille de la dignité et du désir - « ce plébiscite de tous les jours ».

     

    [i] Défenseur des droits, Les droits fondamentaux des étrangers en France, mai 2016, 305 p.

    [ii] http://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Statistiques/Tableaux-statistiques/L-admission-au-sejour-Les-titres-de-sejour

     

  • La citation du jour

    « (...) Avec quel élan nous saluons le grand Paris, l’hôte aimable et généreux qui à tous ouvre ses bras et distribue en riant les baisers, l’or et les idées, et ravive dans tous les cœurs, avec son souffle juvénile, le désir de la gloire et l’amour de la vie ! »

    Edmondo De Amicis, Souvenirs de Paris, édition d’Alberto Brambilla et Aurélie Gendrat-Claudel, édition Rue d’Ulm, 2015

  • La citation du jour

    « Je prends le parti de l’innocence, justement, humblement, je prends le parti de ne rien comprendre, de ne rien savoir, et qui est souvent la seule force de l’enfance, qui est souvent la seule ressource nous menant à l’innocence, la seule voie éthique. (…) Savoir d’instinct, savoir sans le comprendre que la seule force, la seule valeur, la seule dignité, c’est de ne pas comprendre si comprendre nous fait renoncer à l’amour de l’autre. Voilà ce qui fonde, voilà ce qui fait la légitimité d’une existence. »
    Frédéric Boyer, Quelle terreur en nous ne veut pas finir ? P.O.L 2015


    « L’esprit d’enfance n’est pas l’infantilisme de la pensée ou de la sensibilité. Tout au contraire, on ne saurait le séparer de la vertu de lucidité virile. Il est le caractère fondamental d’un type supérieur d’humanité, de la forme achevée de l’homme digne de ce nom. (…) Il n’est pas un résidu mémorial, mais un mode d’être qu’il importe de conquérir, vers lequel il faut tendre par un effort véritablement héroïque.
    Le premier don de l’homme-enfant est le sens aigu de l’essentiel. La vie, et même celle que l’on qualifie d’extérieure, il l’éprouve comme un courant spirituel et charnel qui passe en lui. (…) l’homme-enfant  ne perd pas la conscience  de sa participation au chœur. »
    Jean Amrouche, Chants Berbères de Kabylie, 1938