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  • Alice Zéniter, L’Art de perdre

    Alice Zéniter, L’Art de perdre

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    Après le prix littéraire du Monde, L’Art de perdre vient de recevoir le Goncourt 2017 des lycéens. Prix symbolique pour ce troisième roman de la première lauréate en 2012 du Prix de la Porte Dorée - mis en musique par Élisabeth Lesne -  pour Jusque dans nos bras (Albin Michel) et, en 2013, du Prix du Livre Inter pour Sombre Dimanche (Albin Michel). Symbolique car cette Art de perdre est moins un livre sur l’histoire que sur le présent et un roman destiné à une jeunesse qui ne se limite pas aux seuls descendants de « harkis ». Il faut (ré)écouter l’annonce, le 16 novembre, par France Inter ou France Info, de l'heureuse lauréate 2017 du Goncourt des lycéens. Tout d’abord, Mme Zéniter devait se frotter les mains puisque ce prix lui assurerait une des meilleures ventes des prix de la rentrée. La marchandisation des esprits et le chiffre-roi gagnent même les commentaires littéraires : 500 pages estampillées Goncourt des lycéens ça vous assurent quelques 300 à 400 000 ventes… La littérature comme une tirelire : bingo ! Voilà qui va mettre du beurre dans les épinards d’Alice (ce dont on se réjouit) qui, au micro, n’en pouvait mais pour aller à l’essentiel. Essayer du moins. Car après les mises en bouche de nos petits et modernes apothicaires, voilà-t-y pas qu’on vous boucle le roman dans un carcan, le réduisant à sa seule dimension historique et limitant son audience aux seuls lecteurs qui, de près ou de loin, auraient à voir avec la question harkie. On fait de L’Art de perdre un peu ce que l’on fit avec L’Art français de la guerre d’Alexis Jenni (Goncourt 2011). En refusant de saisir la charge symbolique, les dimensions philosophiques et/ou pédagogiques de ces deux romans et leur actualité. Car l’immense intérêt de ce livre – assez inégal par ailleurs dans sa composition et dans son écriture – est ici, dans ce qu’il dit de nos sociétés, de ses valeurs et de notre capacité collective à se (re)mettre en mouvement.

    D’origine algérienne par son père, normande par sa mère Zéniter appartient à la race des « gens bigarrés », des « gens tachetés », des « sang impur » comme dirait l’irlandais Hugo Hamilton ; des « chiens bâtards », des enfants « mélangés » pour parler comme le nouveau Nobel Kazuo Ishiguro. Cette origine algérienne se rattache à l’histoire franco-algérienne par la branche harkie, au drame vécu, subi, infligé à ceux qu’indistinctement on appelle comme tel ce qui - peut chaut ici l’étymologie - reste synonyme dans les consciences de « traitres ». A l’instrumentalisation idéologique de la question par le nationalisme algérien répond ou a répondu la paternalisme puis le mépris et enfin l’indifférence de la France, dans sa version coloniale ou républicaine. Une indifférence telle que beaucoup de lecteurs découvrent ici – quelques soixante ans après ! - ce qu’ont vécu des hommes, des femmes et des enfants affublés, indistinctement et ad vitam aeternam semble-t-il, de la terrible appellation d’origine incontrôlée. Mal nommé, mal pensé. On n’est pas loin de Camus.

    Dans ce pavé de 500 pages, pour compléter le peu qu’elle sait de sa propre histoire, Zéniter recourt au service de la documentation (que l’on devine lourde, envahissante parfois) et de la fiction pour raconter l’histoire, la saga, d’une famille sur trois générations. Depuis le grand-père Ali, obligé en 1962 de s’esbigner fissa de sa Kabylie natale jusqu’à Naïma la petite fille, moderne et parisienne (semble-t-il), pas effarouchée pour deux sous par la bibine et des galipettes d’un soir en passant par Hamid, le fiston qui a 12 ans subissait encore cauchemars et mictions nocturnes. Hamid, devenu père à son tour, sera, plus encore peut-être qu’Ali, adepte du silence et de la page blanche. Une page sur laquelle « chacun est libre de projeter ses fantasmes ».

    Retour donc sur l’histoire des harkis mais surtout les manques et les ratés de la transmission. Les générations d’après doivent faire avec les silences des aînés. Avec quelques traces pas encore effacées. Oui, L’Art de perdre ne s’adresse pas qu’aux seuls enfants de harkis. Il rejoint - ce qui en élargie et universalise le propos (même si l’auteure n’aura pas besoin de ce papier pour cela) – ces littératures dites de l’exil ou de la migration, littérature du « tout-monde » et de la relation qui, depuis des années, triturent le double impératif de l’origine et de l’émancipation, de l’histoire et du devenir, de l’immobilisme et du mouvement, de la fidélité et de la liberté.

    Le livre est divisé en trois parties : la guerre d’Algérie qui se referme sur le sauve-qui-peut d’Ali et de sa famille ; l’arrivée et l’installation en France, partie centrale qui couvre quelques 40 à 50 ans d’histoire. Enfin, la dernière partie est tout entière centrée sur Naïma, sa vie professionnelle, ses relations amoureuses, et ses questionnements sur sa famille et son origine. Les pages sur l’Algérie sont bien meilleures que celles sur les conditions de l’installation en France et de l’émancipation de Hamid. Elles contiennent plus de souffle et d’émotions. De chair aussi. Avec quelques bémols. Ainsi, on finit par ne plus savoir à quelle langue se vouer : dans cette famille kabyle, où la « langue ancestrale » semble vénérée, tout le monde parle arabe (y compris les femmes). De même que quelques poncifs (sur l’origine des Berbères, sur Matoub Lounès ou sur la relative liberté des femmes à Tizi versus l’oppression de la rue algéroise), auraient pu être évités. Ce ne sont-là que des points de détail…

    L’impression laissée par la partie centrale est celle d’une méthodique recension. Tout y est inventorié : l’arrivée en France, la relégation dans les camps puis dans une cité normande, l’émancipation et les trajectoires de la deuxième génération… Difficile ici de ne pas relever une mécanique de l’exposition, plus proche du reportage que de la littérature, de sorte que ce ne sont plus les personnages qui portent le récit mais les épisodes du devenir collectif et familial qui prennent le pas sur les existences. Bien sûr, les personnages ne disparaissent pas, mais ils perdent en saveur, en individualité, en chair.

    Dans la dernière partie, Naïma travaille dans une galerie. Son patron et amant la charge de préparer une exposition rétrospective sur Lalla un peintre algérien qui l’obligerait à se rendre en Algérie. Mais osera-t-elle ?

     

    « Il fait le choix d’être protégé d’assassins qu’il déteste par d’autres assassins qu’il déteste. »

    Le livre s’ouvre, non sans humour et tendresse, sur « l’Algérie de papa ». Le récit plonge le lecteur au cœur de la guerre d’Algérie, en restitue toute la complexité, en démonte les ressorts pourris, tordus, à l’origine de la terrible, de l’insoupçonnée et malicieuse bifurcation. La guerre et son cortège d’instrumentalisations, de manipulations, de violences, de barbaries, le cycle sans fin de représailles qui s’abat sur une population sans défense, otage (relire Le Journal de Feraoun). Lorsqu’en pleine nuit les premiers maquisards débarquent dans le village, ils ne laissent aucune alternative. Tout n’est qu’interdictions, ordres et menaces. Désobéir relève de l’apostat, donc de la peine de mort ! Le Coran et le poignard brandis par le responsable comme unique horizon. Quant à la soldatesque française ce n’est guère mieux. Les familles de paysans et de montagnards, sans conscience politique, se retrouvent otages de deux violences. D’une double insécurité. Pire : les vieilles oppositions claniques, refourguées sur le mode de la dure « loi du nif » et/ou revigorées par de nouvelles convoitises, se superposent au conflit au point d’en devenir déterminantes quant aux choix à opérer. Dès lors, « choisir son camp n’est pas l’affaire d’un moment et d’une décision unique, précise ».

    Pour se protéger d’un clan hostile, Ali oriente les recherches du capitaine, « eux, ils sauront où est ton homme » finit-il par lâcher. « Maintenant il est traitre de son vivant. Et il avait raison : ça ne fait aucune différence. » Tout cela, bien sûr, est ouvert à la discussion mais, il y a ici, une part de vérité : « Il fait le choix, se dira Naïma plus tard (…) d’être protégé d’assassins qu’il déteste par d’autres assassins qu’il déteste. » Phrase terrible, pour la guerre menée par les Algériens, par la France aussi. « Ali n’a rien fait comparé à d’autres, tortionnaires… Il n’a fait que demander une protection pour lui et les siens. Personne ne peut le lui reprocher… Il le croit… ». Mais l’idéologie fonctionne, et le nationalisme a besoin de bouc émissaires : il refuse toute nuance, n’encourage guère l’intelligence, « c’est celui qui a tué qui décide ». C’est ainsi ! Il faut vite partir.

    Cette histoire qui n’aurait « jamais été chantée » est celle de l’accueil à la française et l’installation, sans bruit et à l’écart, de populations livrées à elles-mêmes, sauf le temps d’une campagne électorale. L’arrivée en France, c’est d’abord des mois et des années passés dans les camps de Rivesaltes et de Jouques. Ces harkis sont rejetés, y compris par les pieds-noirs « qui exigent qu’on les séparent de cette masse de bronzée et crépue ». Ces fidèles et loyaux serviteurs de la nation sont parqués dans des camps, surveillés, soumis à des autorisations de sortie, pataugeant dans les torrents de boue quand il pleut, transis par le froid hivernal, entassés dans des tentes et des baraques de tôle et de carton, hantés par « les ogres de la nuit », ces cauchemars que l’administration croit tromper à coup de neuroleptiques. Chaque matin, ils ont droit à la lever des couleurs, mais chaque mercredi, on exige d’eux de renouveler la « procédure recognitive de nationalité »… « vous voulez vraiment rester français ? »… Paternalisme, mépris, hostilité, racisme, la France accueille les siens derrière des barbelés !

    Ils attendront, des années. Sans un bruit, patiemment. En vain. Jusqu’à cette double et terrible scène qui marque la fin des illusions, la double déchirure : Ali qui jette à la poubelle ses « 7 kilos de ferraille », les médailles reçues notamment du côté de Monte Cassino (1944), et Yema, son épouse qui se débarrasse d’objets et de souvenirs ramenés d’Algérie, de ces clefs de la maison familiale devenus inutiles… Fin d’une autre illusion ! De l’autre côté de la mer, ils ne sont pas, ils ne sont plus, propriétaires !

     

    « Il ne parviendra pas à garder les enfants près de lui. Ils sont déjà partis trop loin » 

    Par petites touches, Zéniter laisse affleurer l’intime des émotions, des non-dits, de l’inavouable, ce qui souterrainement traverse les corps et les âmes, les construits ou les détruits, les forment ou les déforment, les renforcent ou les fragilisent. Avec au cœur de cet épisode de l’histoire familiale, la distance qui s’installe entre Hamid et Ali, entre le père et le fils. Des bifurcations, souterraines d’abord, par l’école, qui « a remplacé les oliviers porteurs de toutes les promesses », par la langue aussi. Viendront ensuite pour Hamid l’aspiration à « une vie entière, pas une survie », puis le temps de la conscience politique. Marxiste, athée militant pour l‘indépendance du Vietnam et rétrospectivement pour celle de… l’Algérie, Hamid se demande comment son père a pu « rater un aussi gros tournant de l’Histoire ». Ali reste avec ses doutes, enfermé dans sa solitude : « pourquoi personne ne veut-il lui laisser le droit d’avoir hésité ? » Ces pages saignent de la douleur d’un homme et d’un père, « son incapacité à saisir le présent le rend incapable de construire le futur ». Drame individuel. Drame d’une génération. Ali « sait qu’il ne parviendra pas à garder les enfants près de lui. Ils sont déjà partis trop loin » : « je suis devenu un jayah. L’animal qui s’est éloigné du troupeau et l’émigré qui a coupé ses liens avec la communauté. Jayah, c’est la brebis galeuse. (…) Un statut honteux, une déchéance, une catastrophe. C’est ce que ressent Ali. La France est un monde-piège dans lequel il s’est perdu ».

    Alors, Zéniter égrène les mobilisations des années 70 car la génération d’après, celle de Hamid, se mobilise. Avec étonnamment une absence : la marche de 1983. Marche où les enfants de harkis - à commencer par Toumi Djaïdja - et les enfants des immigrés algériens se sont mobilisés ensemble pour à la fois dénoncer le racisme et porter le rêve d’une société plus unie. Comme Hamid, qui essuie régulièrement le racisme des uns et le mépris des autres : « Traîner avec toi, ça veut dire qu’on se fait casser la gueule et par les Français et par les Algériens » lui dit son ami.

    Les blancs et les silences de cette histoire forment l’héritage de Naïma. Les peurs de ses aînés aussi. Pourtant Naïma « est la première depuis des générations à ne pas avoir entendu le cri que pousse un homme quand il meurt de mort violente. » A l’heure des attentats de Charlie ou du 13 novembre, ces peurs se transforment en une hantise, celle d’être assimilée aux terroristes. Etrange effet de la transmission que « cette impression qu’elle paiera pour tout ce que font les autres immigrés en France ». Finalement Naïma décide d’aller en Algérie. Elle dévore les informations et les commentaires sur le web, prend la mesure de son ignorance, comme lors de ses entretiens avec Lalla, le peintre, intellectuel algérien exilé à Paris. Ces discussions entre la jeune femme et le vieil homme malade, sont  saisissantes, éclairantes. Naïma s’éveille. Elle écoute ce vieil opposant qui ne porte, lui, aucun jugement de valeur sur son grand-père et sa famille. Elle découvre les contours d’une autre Algérie. Elle apprend ce qu’est l’islamisme ou comment le retour de l’ethnique et l’instrumentalisation des communautarismes sont bien utiles pour détourner le regard de quelques réalités sociales. L’identitaire comme ersatz à la lutte des classes… (relire Walter Benn Michaels).

     

    « Au lieu de poser ses pas dans les pas de son père et de son grand-père, elle est peut-être en train de construire son propre lien avec l’Algérie, un lien qui ne serait ni de nécessité ni de racines mais d’amitiés et de contingences. » 

    Ce qui se joue dans le voyage de Naïma en Algérie, Zéniter le circonscrit et le pointe à merveille. Il y a d’abord cette expérience « des états que l’on ne peut pas décrire comme ça, (…) des états qui demanderaient des énoncés simultanés et contradictoires pour être cerné. » Bien sûr on pense à Ali, le grand-père, mais cela vaut aussi pour Naïma placée, par son histoire, à la confluence de plusieurs trajectoires, fidélités, désirs, porteuse elle-même de nouvelles directions, incarnant cette complexité que Tassadit Imache traduisait en littérature par ce souci : « une tâche impossible m’occupe : sculpter la phrase qui contiendra une chose sans avoir voué au néant son contraire » ("Ecrire tranquille?" Esprit, décembre 2001).

    A cet art de la combinazione[1], Zéniter ajoute donc l’art de perdre : « Au lieu de poser ses pas dans les pas de son père et de son grand-père, elle est peut-être en train de construire son propre lien avec l’Algérie, un lien qui ne serait ni de nécessité ni de racines mais d’amitiés et de contingences. » Ici résonne le poème d’Elisabeth Bishop : « Dans l’art de perdre il n’est pas dure de passer maître »… « J’ai perdu deux villes, de jolies villes. Et, plus vaste, / des royaumes que j’avais, deux rivières, tout un pays. / Ils me manquent, mais il n’y eut pas là de désastre. »

    Naïma va s’alléger de quelques illusions, refermer en elle « une plaie insoupçonnée ». Apprendre que la perte n’est pas un « désastre », mais l’art d’accepter de se (ré)concilier avec soi-même et de (re)naître au monde. Ici Zéniter rejoint une des thématiques centrales des littératures dites de l’exil ou de la migration, celle qui consiste à revisiter un passé, une mémoire, des origines pour s’en émanciper, sans forligner (où l’on retrouve notamment Kazuo Ishiguro). Le propos de Zéniter devient universel. L’Art de perdre s’adresse à tous les exilés, à ces générations d’enfants qui doivent apprendre à se construire, à réinventer des liens avec une histoire, à la féconder jusque dans les « bâtardises » comme le dit Amin Maalouf. Naïma comme tant de générations, filles et fils de harkis ou pas, d’origine algérienne ou autres, s’en vont, tel Enée, construire de nouvelles Rome. L’Algérie de Naïma ne sera ni un point d’arrivée, ni une certitude. Naïma s’est simplement remise en route. En mouvement. De l’intérêt, in fine, de l’étymologie du mot harki.

    Flammarion 2017, 506 p., 22€

     

    [1] Au sens d’arrangement, d’assemblage, de coïncidence et de ressource

     Photo: ©Astrid di Crollalanza pour Flammarion

  • Vous ne pouvez pas nous tuer nous sommes déjà morts. L’Algérie embrasée

    Farid Alilat, Shéhérazade Hadid
    Vous ne pouvez pas nous tuer nous sommes déjà morts. L’Algérie embrasée

    431537-gf.jpgComme le montrent l’historien Benjamin Stora et le journaliste Edwy Plenel dans leur livre d’entretiens récemment paru(1), ce que l’on nomme depuis janvier 2011 « le printemps arabe » n’a pas éclos ex nihilo, les révoltes ou révolutions en cours en Afrique du Nord et au Proche Orient ne surgissent pas dans des sociétés sans histoire ou insuffisamment entrées dans l’Histoire pour parler comme un certain conseiller de la présidence. Pour s’en convaincre, il n’est pas inutile de (re)lire par exemple le livre de Farid Alilat et Shéhérazade Hadid. Tous deux sont journalistes. Le premier a été, jusqu’en juillet 2000, rédacteur en chef du quotidien algérien Le Matin, la seconde officiait, à la sortie du livre, comme envoyée spéciale sur Canal + et dans le magazine Elle.
    Ils reconstituent ici le fil des événements que l’on appelle en Kabylie, vingt-deux ans après un autre mémorable printemps, “le Printemps noir”. L’enquête se déroule entre avril et octobre 2001, c’est-à-dire depuis l’assassinat du jeune Massinissa Guerma dans la brigade de la gendarmerie de Beni Douala et la manifestation interdite du 5 octobre sur Alger, appelée par les comités de villages kabyles. Les auteurs reprennent les faits, brossent le portrait de manifestants, de victimes, de leur famille. Ils esquissent quelques mises en perspective pour comprendre pourquoi cette région en est arrivée à se soulever aussi massivement, de manière aussi déterminée sans faillir ni faiblir. Et ce malgré les provocations, l’attitude du pouvoir, à commencer par celle de la présidence, les agissements visant à temporiser, à jouer l’essoufflement du mouvement, à diviser, à discréditer… Tout cela, la présente enquête le dissèque, parfois heure par heure. Il ne s’agit pas d’un livre de réflexions ou d’analyses. Le lecteur est au cœur de l’action, aux côtés des manifestants, parfois avec les victimes. Leur détermination est époustouflante. Ils ne craignent pas d’avancer torse nu et sans armes face à des gendarmes qui, le plus souvent, sans jamais être en situation de danger, leur tirent dessus à balles réelles, usant de “munitions de guerre” et visant “les parties vitales les plus fragiles […] et qui laissent peu de chances à une thérapeutique” – pour reprendre les termes du rapport d’enquête de juillet 2001.
    Ces émeutes auraient fait 60 morts et 2 000 blessés, selon des sources officielles ; plus de 100 morts et quelque 6 000 blessés, selon la coordination des archs (tribus). Cette détermination individuelle nourrit une détermination collective, qui se renforce du fait des manœuvres présidentielles et de l’attitude des forces de répression. Ce que revendiquent ces Kabyles est consigné dans les quinze points de la plateforme d’El Kseur, petite ville située à quelques kilomètres de Bejaïa, qui exige, notamment : le jugement “de tous les auteurs, ordonnateurs et commanditaires des crimes” ; le départ des brigades de gendarmerie et des renforts de police ; la proclamation du tamazight comme “langue nationale et officielle, sans condition et sans référendum” ; l’attribution d’une allocation chômage à tout demandeur d’emploi ; un État garantissant les droits socio-économiques et les libertés démocratiques… Autre point d’importance dans ce livre qui remet de l’ordre dans les idées et rétablit la signification de ces actes et événements : la dimension identitaire du mouvement. Très vite, trop vite, certains se sont répandus à longueur de colonnes et d’entretiens radiotélévisés pour édulcorer cet aspect et mettre en avant les autres revendications de la protesta kabyle. Plus présentables seraient les mots d’ordre qui condamnent la hogra, exigent plus de justice, demandent des comptes à ce pouvoir sur la gestion du pays, crient leur ras-le-bol de la misère, etc. Pourtant il suffit d’entendre les témoignages, il suffit de suivre les manifestations, il suffit de voir la figure tutélaire de Matoub Lounès omniprésente en images comme par sa voix pour comprendre que les Kabyles se mobilisent et meurent non seulement pour en finir avec l’Algérie des généraux et de leurs affidés, mais aussi pour une reconnaissance pleine et entière de la personnalité algérienne. Alilat et Hadid laissent deviner plus qu’ils ne le montrent l’éviction des deux formations politiques ancrées en Kabylie. Tandis que le FFS (Front des forces socialistes), pris de court et de vitesse, tente de rattraper le mouvement, le RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie) semble discrédité par son soutien à Bouteflika et son départ tardif du gouvernement. Quoi qu’il en soit, leurs divisions, leur incapacité à dégager des perspectives politiques, l’instrumentalisation de la question culturelle, tout cela a concouru à détourner de la politique une jeunesse kabyle fatiguée et lassée de et par ses aînés.
    Restent ces fameux comités des archs, qui structurent le mouvement. Malheureusement, sur ce point, le lecteur reste sur sa faim. Quitte à être à l’intérieur de la mobilisation, au moins aurait-il été judicieux de nous aider à en comprendre la dynamique interne, sa structure organisationnelle, ses mécanismes décisionnels… Pire peut-être, après la lecture de la somme rédigée par Alain Mahé, on se demande si les auteurs n'auraient pas été bien inspirés en ajoutant un chapitre supplémentaire. Ainsi donc, dix ans avant ce que l'on nomme "le printemps arabe" il y eut, du côté de la Kabylie, un "Printemps noir" et, quelques tente ans plus tôt un autre printemps, berbère celui-là, "Tafsut imazighen". En Afrique du Nord l'histoire est en marche et ce, depuis des décennies. Peut-être que de ce côté-ci de la Méditerranée on finira par le comprendre.

    Éditions 1, 2002, 243 p., 18,95 euros

    1- Benjamin Stora, Le 89 arabe. Dialogue avec Edwy Plenel. Réflexions sur les révolutions en cours, éd. Stock 2011, 173 pages, 16,50€.

  • L’Explication

    Y. B.

    L’Explication

    9782709619455FS.gifA la sortie de LExplication, le journaliste algérien, Y. B. avait, au moins à deux reprises, défrayé la chronique de son pays. En 1993 d’abord. Alors que Tahar Djaout lutte contre la mort sur son lit d’hôpital, Y. B. décoche l’une de ses flèches assassines contre son confrère. Mal lui en prit. Même si aujourd’hui il plaide l’incompréhension à l’égard de son papier, il devra momentanément quitter le métier. En 1997 ensuite. Chroniqueur au quotidien El Watan, il a, en août, “carte blanche” pour tirer à boulets rouges sur tout ce qui bouge. Il se fera vite remarquer. Ses chroniques finissent, semble-t-il, par exaspérer en haut lieu. Le papier en date du 29 octobre ne passera pas. Après une convocation à la DRS (la Direction du Renseignement et de la Sécurité, l’ex-Sécurité militaire), le 5 novembre, il est appréhendé dans le plus grand secret par trois hommes en civil. Pendant trois jours, le pays sera sans nouvelles de lui. Il réapparaît le 8 novembre dans les locaux de la police. Le 3 décembre 1997, il s’envole pour Paris. Y. B. ambitionne d’expliquer ce qui lui est arrivé et, surtout, de révéler comment et par qui le président Mohamed Boudiaf a été assassiné.
    Côté roman, car tel se présente L’Explication, il dénoue les fils d’une intrigue historico-mystique, mettant en scène la vérité, sa vérité, qui n’est pas moins crédible qu’une autre. Mais, dans le contexte dramatique algérien, marqué entre autres par l’opacité et la manipulation, l’intrigue, pourtant passionnante et savante, laisse un malaise certain : pourquoi ce détour romanesque dans un livre qui, pour l’essentiel, est un reportage dans les arcanes du pouvoir algérien ? Sans doute est-ce là la liberté – et le droit le plus absolu – de l’écrivain. Mais que cache ce malin plaisir à brouiller les pistes : une protection de journaliste ? Une provocation ? Voire, comme tout est envisageable en Algérie, une manipulation des services ?
    L’intrigue romanesque plonge ses racines dans l’islam. Très exactement en 1090, année qui marque la création de l’ordre des Hashâshine, connu sous le nom de secte des Assassins, qui inventa le terrorisme et l’assassinat de personnalités comme stratégie politique. Cet ordre, selon Y. B., perdurerait encore aujourd’hui en Algérie. Très exactement à Bouteldja, à 50 kilomètres d’Annaba. Une famille présiderait à son destin : les Ben Djedid. Un homme en serait l’imam : Chadli Benjedid soi-même. La secte, transformée entre temps en une zaouïa, aurait un objectif : restaurer le califat des Assassins sur le Maghreb. Y. B. se met aussi en scène : il reste le seul en Algérie, après l’assassinat d’un ami et d’un religieux, à connaître l’existence de cette secte et à en dénoncer les agissements et les desseins : “Si je savais qui était l’Antéchrist, je savais aussi qu’il ne tenait qu’à moi d’être le Messie. Que la bête se manifeste, je l’attendais”. Voilà pour le côté théâtral et romanesque.

    Pour le reste, Y. B. place le lecteur au cœur de l’actualité algérienne et y va de ses “révélations” – toutes aussi invérifiables les unes que les autres mais souvent non invraisemblables –, de la mort de Boumediene aux massacres de civils en 1997-1998, en passant par les assassinats de Kasdi Merbah, Mohamed Boudiaf et autres, ou encore les agissements et manipulations du “cabinet noir, centre occulte du pouvoir réel en Algérie”, où siégeraient Chadli Bendjedid, les généraux Tewfik Médiene, Khaled Nezzar, Larbi Belkheir, et Smaïn Lamari. Selon Y. B., ce sont ces trois généraux, appuyés par Smaïn Lamari, qui auraient pris la décision de “liquider” le président Boudiaf. Par ses imprudentes investigations et sa lutte contre la corruption, il aurait menacé leurs intérêts et un trésor estimé à “environ 65 milliards de dollars épargnés en douze ans”. L’auteur avance même que le président Boudiaf aurait dépêché des officiers algériens auprès de leurs homologues français à Matignon, afin d’obtenir des informations sur les comptes en banque de certaines personnalités et dignitaires algériens (on aimerait savoir si cette rencontre a effectivement eu lieu et qui étaient alors ces “interlocuteurs”).

    En 1993, Y. B. reprochait à Tahar Djaout, alors en état de coma profond, de s’être laissé tuer. Si Y. B. est aujourd’hui à Paris, en vie, c’est sans aucun doute grâce à une protection dont il a bénéficié. Sa vie, il la doit à une guerre des services, c’est cette autre révélation qu’il donne sur ses dernières semaines algériennes : condamné à mort par le clan présidentiel pour ses papiers dans El Watan, il aurait bénéficié de la protection d’un autre clan, qui lui aurait non seulement permis de ne pas être tué, mais aussi de quitter le pays lesté d’une valise de documents, qu’il prétend avoir brûlés… Il y a certes du vraisemblable là-dedans. Mais il y a aussi des interrogations (pourquoi cette fable sur l’empoisonnement de Boumediene par Chadli ?) et des commentaires qui appellent des discussions : “Il n’y a pas deux totalitarismes, politique et religieux, se découvrant des intérêts communs et la même foi en l’extermination. Ils sont un, de la même essence, pétris dans la même argile, gorgés du même sang.” Il y a enfin des zones d’ombre : comment se fait-il que le pouvoir occulte ait laissé Y. B. rédiger ses chroniques pendant plusieurs mois ? Et qu’il ne soit pratiquement jamais question du général Mohamed Lamari, pièce maîtresse et incontournable du cercle très fermé des généraux – rappelons qu’il était alors et depuis 1993 le chef d’état-major général de l’armée ? Le livre suscite peut-être davantage d’interrogations qu’il n’apporte de révélations. Mais Y. B. a certainement pris de gros risques et fait preuve à tout le moins de témérité. Car, quels que soient les doutes émis, voilà un homme qui n’hésite pas à nommément désigner et accuser certains généraux algériens, non seulement d’exercer la réalité du pouvoir – ce qui n’est pas une révélation – mais tout bonnement d’être des assassins.

    Jean-Claude Lattès, 1999, 190 pages

  • Algérie, la guerre des mémoires

    Éric Savarese

    Algérie, la guerre des mémoires

     

    langue_babel.jpgPour évoquer cette guerre des mémoires algériennes, Éric Savarèse part de la construction de la mémoire pied-noire. Il montre en quoi les mémoires deviennent un matériau, un objet d’étude pour l’historien dans le cadre d’une historiographie renouvelée et comment les mémoires, constitutive de l’identité de groupes, sont construites, lissées, pour, dans un premier temps, permettre d’agglomérer le plus d’individus possibles pour, ensuite, faire valoir dans l’espace public la reconnaissance et les revendications du groupe ainsi constitué. Ce mécano mémoriel, savamment construit, masque alors la diversité des expériences individuelles  - « la carte bigarrée des Français d’Algérie, puis des pieds-noirs, incite à la vigilance » écrit l’auteur - et entend concurrencer, délégitimer voire contrecarrer tout autre représentation.

    Il montre, après d’autres, que les mémoires de la guerre d’Algérie, celle des pieds-noirs, des harkis, des appelés du contingent, des enfants de l’immigration algérienne etc. poursuivent la lutte armée sous un autre mode dans un contexte marqué, depuis les années 90, par un retentissant (et parfois abrutissant) devoir de mémoire et la multiplication de cérémonies mémorielles. Menées à tout va, ces cérémonies ne prémunissent en rien, les jeunes générations notamment, de reproduire les erreurs des aînés. Ainsi, à propos d’une autre page sombre de l’histoire nationale, Éric Savarèse écrit « aucune commémoration ne saurait remplacer le travail d’analyse et participer, à elle seule, à la construction de barrières morales contre l’antisémitisme, c’est-à-dire à la socialisation d’un humanisme à vocation universelle. »

    Plutôt que cette « socialisation d’un humanisme à vocation universelle », le danger serait que les groupes de pression, ces gardiens, représentatifs ou autoproclamés de la mémoire estampillée politiquement correcte,  mémoire souvent idéalisée et souffreteuse, s’érigent non seulement en gardiens de la vérité historique – délégitimant l’œuvre et le travail de l’historien - mais aussi en juges, habilité à condamner tel ou tel historien, telle ou telle publication, telle ou telle contre-mémoire, en s’appuyant notamment sur la multiplication des « lois sur l’histoire » (1990, 1999, 2001, 2005).

    Propriétaires des laboratoires de recherche historique et partant du droit au doute et de la liberté de recherche ; propriétaires des cours de justice et donc de la vérité ; propriétaires du passé (pour parler comme Philippe Sollers) , les gardiens de la mémoire pourraient bien emprisonner la société tout entière dans les rets de représentations qui asservissent le présent au passé sacrifiant les véritables enjeux sociaux sur l’autel des figures d’un autre âge et des particularismes : « le passé a donc changé de statut puisque, pratiquement réduit à n’exister que dans le cadre d’enjeux de mémoires, il n’appartient presque plus aux variables supposées explicatives du présent. Évoqué à travers le filtre de souvenirs collectifs, il est devenu à la fois objet de vénération collective, une ressource mobilisable dans le cadre de stratégies identitaires et un enjeu politique. »

    Plus grave, cette guerre des mémoires algériennes pourrait obstruer l’un des défis majeurs du temps et de la société : la gestion des différences, la compréhension de phénomènes historiques importants (comme l’usage de la violence) dont certains (la colonisation notamment) sont consubstantiels non seulement à la République mais à l’État-Nation français enfin, last but not least, l’interrogation de ce qui fonde la communauté politique et le pacte social. Des questions qui concernent l’ensemble des citoyens, qu’ils soient ou non liés à l’Algérie.

     

    Edition Non lieu, 2007, 176 pages, 18 euros

     

  • Alger, Lavoir galan

    Nadia Galy

    Alger, Lavoir galant


    nadia2.jpgNadia Galy est une nouvelle venue, Alger Lavoir Galant est son premier texte. L'intrigue raconte sur un ton incisif, les déboires de Samir alias Jeha commerçant de son état, une sorte d'imbécile heureux dont la vie va basculer de la lucidité à la folie.

    Le style et le texte de Nadia Galy s'inscrivent dans le sillon d'un Boualem Sansal. Avec moins de force, certes, moins de densité et de causticité, quelques longueurs et formules superflues. Mais enfin, l'esprit est là : un ton incisif et un brin railleur. Alger Lavoir galant est un récit qui pourrait être divisé en deux temps. Le premier voit un modeste commerçant, une sorte d'imbécile heureux, laid à faire peur mais gentil et blagueur, se transformer. Son surnom est Jeha, un mélange de Toto et de Guignol. La vie s'écoule entre le magasin, l'appartement où il crèche avec sa mère, le grand-père et ses sept sœurs, et la bande de copains tout aussi paumés. Jusqu'au jour où il reçoit un recommandé du ministère de la Justice instillant quotidiennement sa dose d'anxiété et d'angoisse chez cet homme jusque-là, imbécile certes, mais heureux.

    Un accident, un ballon reçu en pleine tête, expédie notre homme dans un coma léger. À son réveil et quelques séances de psychothérapie à la clef, le héros de Nadia Galy est transformé. Fini ce surnom de Jeha, Samir entend réintégrer son corps, recouvrer son identité et se faire respecter. Désormais Samir existe, son regard sur la société devient lucide. Il « venait de décider qu'il désirait vivre au-delà de tout. Sinon, ce n'était pas la peine qu'il reste vivant. » « Il quittait définitivement le baraquement des Panurges, des béni-oui-oui et des culs-bénits. (...) il en avait assez des barbus et des galonnés, assez des peines-à-jouir. » « Vivre » c'est-à-dire assouvir une libido trop longtemps éteinte. Il le fera avec Selma, sa promise. Leur nid d'amour sera un lavoir abandonné sur la terrasse de son immeuble. Un nid d'amour qui se transformera en antichambre de l'enfer pour Selma.

    Dans une seconde partie se tient le procès pour lequel Samir est convoqué. Nadia Galy fait alors de ce sujet la parabole, démonstrative et peu crédible, des rapports entretenus entre l'« Armada », les dignitaires du régime, et le peuple algérien, simple sujet de ces messieurs et mesdames.

    Nadia Galy vient de publier un deuxième roman, Le Cimetière de Saint Eugène chez le même éditeur. Nous y reviendrons.


    Edition Albin Michel, 2007, 232 pages, 16 €


  • L'Allumeur de rêves berbères

    Fellag

    L'Allumeur de rêves berbères


    medium_fellag©michel_gantner.jpgFellag est connu. Humoriste, comédien, il signait ici un quatrième roman au ton léger dont l'action se situe en 1992, l'année de l'assassinat de Tahar Djaout à qui est dédié le livre. Il y raconte le cauchemar - pas seulement la violence des années 90, mais la lutte quotidienne pour survivre - et les rêves algériens.

    Il est difficile de parler de l'évolution de Fellag en tant que romancier quand le dernier livre lu est Rue des petites daurades (2001). Pourtant avec L'Allumeur de rêves berbères l'humoriste semble monter d'un cran et en passe d'affirmer un réel et personnel univers littéraire. Dans ce roman, Fellag installe, d'entrée, un climat, une atmosphère particulière, celle de la cité et de l'immeuble où vivent les protagonistes de cette histoire, il sait faire de ses personnages des êtres de chair et de sang. Des êtres crédibles, nullement artificiels. Autre marque de fabrique : le ton (faut-il parler de style ?). Sur un mode distancé, décalé, L'Allumeur de rêves berbères dit les petits combats quotidiens de millions d'Algériens pour simplement survivre dans une période particulière : l'année 1992, autrement dit l'entrée dans une décennie d'horreurs : lettres de menaces, enlèvements, assassinats, tueries sauvages... Fellag ne s'apitoie pas sur ces malheurs. Ce qui prime ici ce sont les dimensions humaines, les solidarités, les capacités d'adaptation des « Aït-débrouille(1) », le courage de rester debout.

    De quoi s'agit-t-il ? Zakaria, le narrateur, est un journaliste et un auteur à la retraite Zakaria, après avoir reçu des lettres de menaces, se retrouve seul chez lui, sa femme et ses enfants ayant quitté le domicile familial. Hier « sincère » partisan du parti unique devenu après 1988 « sincère » réformateur, il occupe son quotidien entre l'écriture et le bar de La Méduse. Autour de lui il y a Nasser qui vit avec sa mère, Malika, la prostituée du rez-de-chaussée, Aziz, le touche à tout génial, inventeur de son état, Mokrane, le patron de La Méduse, les vigies islamistes dont le gardien du parking de la cité, Rosa, la vieille juive qui refusa de quitter son pays en 1962 et qui va mourir juive et athée en terre musulmane.

    La cité est « une tour de Babel sociale » où la vie s'écoule au compte-gouttes. Tandis que les jours et les nuits des habitants sont rythmés par les coupures et les distributions de l'eau, les hommes s'abreuvent d'alcool, qui de Pelure d'oignon, qui de bière ou de whisky, « ivresse thérapeutique » et « antidépresseur national ». Au milieu de la nuit les « stockeurs d'eau » croisent les buveurs de vin.

    Le bouillonnant Aziz s'échine d'ailleurs à mettre au point une nouvelle invention : un alambic pour fabriquer de l'alcool, une machine dénommée « Rêves berbères » dont « le but est d'agir sur les préjugés incrustés dans la génétique culturelle. »

    « Berbères » est utilisé « comme une abstraction, une somme de données perceptibles et imperceptibles... un lien... un liant... un terreau duquel se nourrit notre soubassement culturel. J'aimerais que de ce magma on puise des éléments de philosophie faite de démocratie, d'ouverture sur le monde, d'acceptation de l'autre (...). J'aimerais extraire de ce limon ce qu'il y a de meilleur pour fabriquer un Algérien nouveau. »

    Tonalité jamais racoleuse, ton toujours juste - excepté ce titre détestable - ce roman est d'abord une leçon d'humanisme.

    1. les « Aït-débrouille », littéralement les fils de la débrouille autrement dit les rois du système « D »... Fatema Mernissi avait utilisé ce terme pour titre d'un de ses ouvrages paru au Maroc : ONG rurales du Haut-Atlas, Les Aït-Débrouille » éd. Marsam, 2003.


    Edition JC Lattès, 2007, 303 pages, 14 €



  • L'Homme de la première phrase

    Salah Guemriche

    L'Homme de la première phrase

    9782743606206.jpgAprès son roman historique sur la bataille de Poitiers, Un Amour de djihad, paru en 1995, Salah Guemriche revient à la littérature dans un genre bien différent : le roman policier. Le style, parfois ampoulé, ne manque toutefois pas d'un certain charme pour le lecteur qui accepte de se cramponner aux wagons d'érudition et de curiosité de l'auteur. Il faut dire que comparé au précédent ouvrage - mais autre temps, autre langue -, il s'est ici allégé, sans pour autant perdre de son intérêt. Il y a gagné en rapidité et sa plume sait se faire assassine. Ce qui ne manque pas de stimuler, et même de ravir.

    Youssef, réfugié politique algérien, publie un premier roman, intitulé Le roman de la première phrase. Bien malgré lui, il se retrouve au centre d'une sombre machination où une frange de l'extrême droite française s'acoquine avec des islamistes purs et durs. Le mélange "crânes rasés, Têtes noires et Piqués-de-la-sourate" est explosif : intimidations, attentats, meurtres... Youssef aurait intérêt à se mettre au vert du côté de Castelnaudary, chez Madame Soulet, une amie restauratrice à Paris. Échappera-t-il pour autant à une fatwa qui le condamne, lui, l'auteur du Roman de la première phrase ? Rien n'est moins sûr...

    Tout pourrait être bien ficelé. Relations amoureuses, énigmes savantes, rebondissements inattendus, violences et frayeurs garanties alimentent judicieusement l'intrigue. Et pourtant, le scénario paraît quelque peu artificiel, comme si, in fine, Salah Guemriche écrivait cette histoire d'abord et avant tout pour parler d'autre chose. De ce point de vue, plus qu'une énigme policière, L'homme de la première phrase est une plongée dans le "Paris algérien" des années quatre-vingt-dix, et l'occasion pour l'auteur de brocarder quelques personnalités médiatiques, le tout sur fond d'actualités algériennes. Sur ce registre, l'auteur - du moins Youssef - ne fait pas dans la dentelle et ne verse pas dans le lieu commun de la bonne conscience pour fustiger, "les intellos humanitaires associés, la tchi-tchi de l'exil ou les Rushdie du dimanche". Côté littéraire, Youssef n'est pas dupe : "Désolation ! Une littérature de désolation [...], voilà ce que la presse beni-ouioui attend de nous, sous prétexte que le pays se fissure. Et que la désolation appelle la compassion..." De même, Dalila, une avocate vitriolée par les islamistes, jette à la face d'un cercle d'intellectuels algériens ces mots impitoyables de lucidité et en partie injustes : "Ainsi vous allez pouvoir concocter de ces œuvres qui vont faire trembler les maquis intégristes ! Seulement vous avez intérêt à vous faire briefer par les réfugiés de la première vague. Demandez-leur donc comment ils ont fini, pour survivre, par se recycler dans des emplois de proximité. Bien sûr, il y a les exceptions, il y a nos VRP de l'exil... Mais puisque nous sommes là, entre nous, et non sur un plateau de télé, dites-moi honnêtement : combien de ceux qui ont fui la menace islamiste pourraient se targuer d'avoir représenté, eux, une quelconque menace pour la société des émirs ?"

    Au centre des préoccupations de Salah Guemriche figurent l'exil et son cortège de petitesses mais aussi de grandeurs. Il n'abandonne pas non plus ce qui était au cœur d'Un amour de djihad : son credo humaniste. C'est d'ailleurs "à la mémoire d'un juste", Tahar Djaout, qu'il dédie ce livre. À ce propos, si Youssef est condamné par les islamistes, c'est pour la première phrase de son livre, "sa" première phrase : "Au commencement était le Verbe, et le Verbe s'est fait taire."

    Edition Rivages, 2000, 198 pages, 7,95 €


  • Le café chantant

    Elissa Rhaïs
    Le café chantant


    elissa_rhais.jpgLe mystère qui entoure Elissa Rhaïs prend souvent le pas sur l'intérêt de ses livres qui, selon une note de Denise Brahimi donnée en préface du présent recueil de nouvelles, sont une source "précieuse et rare" d'informations sur l'Algérie des années vingt et trente. Ainsi, la préfacière refuse d'entrer dans cette polémique sur l'identité de l'écrivain et préfère, fidèle à Marcel Proust, retrouver l'auteur dans son oeuvre. Pourtant, la question vaut d'être posée et quelques repères paraissent utiles.
    Elissa Rhaïs se nommerait en fait Rosine Boumendil (ou Leïla selon Marie Virolles dans le numéro 3-4 de la revue Algérie littérature action). Elle serait née en 1882 à Blida, d'un père musulman et d'une mère juive. Selon les présentations biographiques de l'époque, qui exhalent un parfum d'exotisme propre au temps, Elissa Rhaïs aurait été mariée à l'âge de seize ans et recluse dans un harem d'où, selon les sources, elle se serait enfuie ou aurait été libérée à la mort de son mari. Elle a écrit une quinzaine de romans salués par la critique et les cercles littéraires parisiens. La polémique surgit en 1982 à la parution d'une biographie que lui consacre Paul Tabet, son petit neveu, pour qui sa grand-tante aurait signé des œuvres écrites en fait par son père, Raoul Tabet (le neveu d'Elissa), ce dernier faisant davantage figure de "nègre" consentant et complice qu'écrivain pillé. Le débat est ouvert. Reste l'œuvre.
    Dans ce recueil de trois nouvelles ("Le café chantant", "Kerkeb" et "Noblesse arabe"), le lecteur pourra apprécier le style parfois désuet ou un brin daté mais toujours élégant, et surtout les thèmes favoris d'Elissa Rhaïs : la noblesse des sentiments avec en premier lieu l'amour, l'honneur, la justice..., la peinture (parfois teintée d'exotisme oriental) des sociétés musulmanes et juives, l'inconstance et la faiblesse des hommes ("le cœur de l'homme est étroit comme un rossignol...") et surtout un féminisme toujours explosif dans la littérature algérienne contemporaine. Les trois femmes au cœur de ces récits sont toutes actrices de destinées exceptionnelles. Actrice contre la volonté des hommes et les convenances de la société, Halima Fouad el Begri a fui Laghouat et un mari violent et tyrannique pour devenir une chanteuse adulée par les hommes au Café chantant Sid Mohamed El Beggar à Blida. Kerkeb, la favorite du harem, désobéit à son orgueilleux époux qui lui avait pourtant intimé l'ordre de ne pas participer aux danses accompagnant les fêtes données au marabout d'Ellouali. Enfin, autre figure de femme, la jeune Zoulikha, tlemcénienne descendante d'une noble lignée maraboutique, mariée à Didenn, le fils d'un riche propriétaire de la ville. C'est elle qui réparera l'injustice commise par un Didenn oublieux envers Aïcha, un amour d'enfance à qui il avait promis le mariage. Seule, contre l'hostilité de la belle famille et la pusillanimité de son époux, Zoulikha imposera sa décision. Une surprenante décision, marque de justice et de solidarité.
    À ces thèmes, il convient d'ajouter l'outil documentaire sur cette Algérie de l'entre-deux-guerres que représentent les textes d'Elissa Rhaïs. Outre la description de Blida, sa ville natale, soulignons dans la nouvelle intitulée "Kerkeb" la peinture rafraîchissante d'un islam traditionnel, festif et coloré, où les chants et les danses rythment les pèlerinages et autres cérémonies sacrées. Un islam de vie, bien plus authentique que la version mortifère et prétendument labélisée pur sucre servie par des gogos hirsutes et quelques femmes au teint blafard sous leur voile austère. Les éditions Bouchène ont aussi publié La Fille du Pacha - récit des amours tragiques d'un musulman et d'une juive -, et d'autres romans d'Elissa Rhaïs (Djelloul de Fes, Saâda la marocaine). Saluons la politique éditoriale de cette maison et sa volonté de rendre accessible aux lecteurs d'aujourd'hui des oeuvres devenues introuvables (comme la réédition intégrale de La Kabylie et les coutumes kabyles, publié en 1893 par Hanoteau et Letourneaux) ou injustement oubliées. Comme les romans d'Elissa Rhaïs.

    Bouchène, 2003, 157 p., 16 €

  • Garçon manqué

    Nina Bouraoui
    Garçon manqué


    anneferrier600220.jpgRésumons : père algérien, mère française. Nina Bouraoui, auteur en 1991 d'un premier roman justement remarqué, La Voyeuse interdite (Gallimard), a vécu en Algérie de quatre à quatorze ans, avant de retrouver sa France natale et sa famille maternelle, du côté de Rennes. Dans Garçon manqué, elle se laisse aller à une longue variation sur le thème du double, de l'identité fracturée, de l'exil à soi-même. Le livre, écrit à la première personne, impose un "je" omniprésent, envahissant. À n'en pas douter, Nina Bouraoui jouit d'une sensibilité et d'une finesse d'(auto)analyse et d'(auto)perception peu ordinaires. Mais  ce livre contient aussi bien des passages assommants ! Non contente de verser finalement dans les lieux communs de la double culture difficile, voire impossible à vivre, l'auteur ramène le lecteur au cœur d'une problématique (celle de la fracture, de l'entre-deux) qu'il était en droit de croire dépassée à la lecture de certains écrivains ou, plus simplement, à l'expérience de la vie. Mais sur ce point, il est vrai que l'existence de chacun est bien singulière. Et, à en croire la presse, les dix années algériennes de Nina Bouraoui se sont soldées par une thérapie. Pour elle, l'Algérie serait bien ce pays dont on ne se remet jamais.

    Le texte est porté par un style haché, heurté. La phrase y est travaillée, charcutée jusqu'à la blessure. Jusqu'à disparaître. Laissant, comme après la bataille, quelques mots exsangues. Des mots qui se télescopent et défilent jusqu'à l'étourdissement, et qui traînent derrière eux leur lot d'images, de faits et de dialogues, d'impressions et de sentiments. Leur lot de rage et de violence. Omniprésente, elle aussi. En soi et contre les autres : "C'est difficile de vivre avec le sentiment de ne pas avoir été aimé tout de suite, par tout le monde. Ça se sent vite. C'est animal. Et ça change la vision du monde après. Ça poursuit. Ça brûle le corps. Le feu du regard des autres. Sur ma peau. Sur mon visage. C'est difficile de s'aimer après. De ne pas haïr le monde." Sur la guerre d'Algérie, sur les "Beurs", sur la différence entre les enfants français et algériens, sur la débrouillardise des uns et la dépendance des autres... Nina Bouraoui se laisse aller à quelques banalités peu acceptables. Elle est autrement pertinente quand elle évoque sa mère et son amour pour un Algérien, courageusement assumé à la face des bien-pensants, malgré la guerre, le racisme et ses relents de fantasmes sexuels qui font penser aux analyses de Chester Himes. Pertinente aussi quand elle raille le folklore, cette petite mort culturelle, cette fermeture dans le temps et dans l'espace, et ces "attitudes folkloriques" qui tiennent lieu pour certains de "petite identité culturelle". Reste cette Algérie dont elle ne guérit pas. Ce pays où elle désirait être un homme pour y devenir "invisible", où la rue était interdite, la maison un refuge - comme aujourd'hui l'écriture. Avant même d'avoir dix ans, l'enfant a emmagasiné une quantité énorme d'images et d'impressions. De traumatismes aussi. Adulte, la romancière en dresse un tableau saisissant et instructif sur un pan de cette société en crise : "À la main crispée de ma mère lorsque nous sortions, à ses épaules voûtées afin de dissimuler les moindres attributs féminins, à son regard fuyant devant les hordes d'hommes agglutinés sous les platanes de la ville sale, j'ai vite compris que je devais me retirer de ce pays masculin, ce vaste asile psychiatrique. Nous étions parmi des hommes fous séparés à jamais des femmes par la religion musulmane, ils se touchaient, s'étreignaient, crachaient sur les pare-brise des voitures ou dans leurs mains, soulevaient les voiles des vieillardes, urinaient dans l'autobus et caressaient les enfants. Ils riaient d'ennui et de désespoir... Ils vivaient en l'an 1380 du calendrier hégirien ; pour nous, c'était le début des années soixante-dix." Nina Bouraoui est "devenue heureuse à Rome". Qu'est-ce qui a vraiment changé ? Le regard des autres ? Le sien, sur les autres ? Sur elle-même ? Qu'importe. Pour elle, l'essentiel n'est-il pas de renaître à la vie ? Au désir de vivre.

    Stock, 2000, 197 pages. Réédité en poche en 2002

  • La part du mort

    Yasmina Khadra
    La part du mort


    KHADRA_Yasmina_2007.jpgLa part du mort de Yasmina Khadra, offre  au lecteur le plaisir de retrouver le  commissaire Llob et ses embardées de flic intuitif, droit, intègre et taquin, à l'occasion, avec la muse littéraire. Le récit s'ouvre dans un Alger calme et un quotidien  ennuyeux, sans aucune enquête à se mettre sous la main. Il y a bien  cette recommandation expresse du professeur Allouche de surveiller un ancien détenu libéré par grâce présidentielle mais l'homme dont on ignore l'identité, appelé SNP  (sans nom patronymique), et présenté par le professeur comme un  dangereux serial killer, ne semble  pas faire de vagues. Le central  bruisse davantage des frasques du  lieutenant Lino qui, amouraché  d'une plantureuse donzelle, plane et  flambe dans des sphères que son  rang et son salaire ne lui permettaient  même pas d'imaginer. Tout  à son incroyable et récente idylle,  Lino ne s'aperçoit pas que la  belle Nedjma est en fait la petite  amie d'un cacique du régime, Haj Thobane, et que le mastodonte entend mettre un terme à cette  plaisanterie, sentimentale... en  apparence. En Algérie, mieux vaut  ne pas réveiller les mammifères  ventripotents. Ils ont vite fait de  vous écraser, c'est ce que Haj Thobane fait comprendre à Llob et à  son directeur.  Rien de bien méchant en fait si  ce n'est que les choses s'accélèrent  : Haj Thobane, manitou parmi  les manitous, ci-devant héros de la  guerre d'indépendance et toujours  révolutionnaire d'avant-garde, est  victime d'une tentative d'assassinat.  Lino est soupçonné. Llob va devoir sortir son lieutenant du guêpier  dans lequel il s'est fourré. De  son côté, SNP est tué. On retrouve  son cadavre avec l'arme de service  du lieutenant Lino. La même arme  qui a servi à agresser Haj Thobane  et qui a tué son chauffeur.  Quel est le lien entre SNP, Lino  et Haj Thobane ? Pour démêler les  fils d'une histoire compliquée,  Llob, aidé en cela par Soria Karadach,  une historienne de renom, présentée au commissaire par l'incontournable  Allouche, va devoir  remonter le temps et se projeter  au lendemain même de l'indépendance du pays, à Sidi Ba, là où  Haj Thobane a bâti sa légende.
    C'est à Sidi Ba que, dans la nuit  du 13 au 14 août 1962, quatre  familles ont été massacrées. Parmi  elles, les Talbi qui, à la différence des trois autres, n'avaient pas de  fortune à convoiter ni de passé  trouble à expier. Alors pourquoi,  en août 1962, liquider les Talbi ? Et qu'est devenu l'enfant, le dernier  de la famille Talbi, qui, cette nuit là, réussi à fuir ? Ne serait-ce pas  ce trouble et inquiétant SNP ? Haj  Thobane n'aurait-il pas alors été  rattrapé par son passé ? Est-il simplement  victime de la jalousie du  lieutenant Lino ?  Bien sûr, le policier et l'historienne lèveront le voile qui, depuis des  décennies, recouvre la vérité. Une  fois de plus dans cette littérature  algérienne, le passé projettera  sur le présent une lumière incandescente.  Pour cette enquête, Llob  va devoir se coltiner les hautes et  secrètes sphères du régime algérien.  Autant dire que les complots  et les manipulations courent  tout au long de ce récit riche  en rebondissements. L'Algérie  ressemble alors aux voies de la  SNCF où un train peut en cacher  un autre. Ici, un complot en  cache souvent un autre et le commissaire Llob n'est pas au bout  de ses peines. Ses découvertes ne  s'arrêteront pas à l'élucidation  des meurtres d'août 1962.  
    L'Algérie n'en a donc pas fini avec  son passé comme avec ses dignitaires, autoproclamés gardiens du  pays et de la sécurité des Algériens, incarnations de la légitimité révolutionnaire qui seuls prétendent  détenir la vérité, distinguer le  Bien du Mal et savoir ce qu'il faut  pour les autres. Dans un entrelacs  de réseaux d'influence et de pouvoir, de complots et de manipulations, le commissaire Llob finit  par lâcher à l'un de ces membres  d'on ne sait quel cabinet noir :  "L'unique chance qui reste au  pays est que vous partiez."  Comme son aîné en littérature, Mouloud Feraoun qui refusait  les idéologies productrices de  boucs émissaires et de victimes  expiatoires, Khadra, via son sympathique héros, enfonce le clou :  "Je m'interdis de faire allégeance  aux prophéties qui légitiment  le meurtre." Voeux pieux ! Toutes  ces manigances et autres manipulations  de laboratoire se déroulent  quelques jours seulement avant  octobre 1988. Il y a parfois des  réactions qui vous explosent en  pleine figure, à moins que tout  cela soit encore l'œuvre de  quelques professeurs Mabuse...  Dans La part du mort, Yasmina  Khadra montre une particulière  aisance à manier les dialogues, à  varier les creux et les pleins, les  moments de tensions et de calme,  les phases de dépression et d'enthousiasme.  Il y a là du rythme, et  les rebondissements ne sentent  jamais le procédé littéraire.

    Julliard, 2004, 414 p., 21 €