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  • À contre-Coran & dieu.com

    Jack-Alain Léger

    À contre-Coran

    &

    Danielle Sallenave

    dieu.com


    sallenave-vignette.jpgAujourd’hui qu’on nous refait le coup de l’identité nationale – les régionales approchent – revenons sur deux livres bien différents (opposés même) quant à leurs formes mais qui, sur le fond, forment (malgré eux ?) un bel ensemble, décapant et édifiant, roboratif et nécessaire Le style d'abord. Rien de commun entre le ton mesuré (mais combatif) de Danielle Sallenave qui exerce sa réflexion et développe ses nombreux arguments avec le souci "d'apporter la lumière et non de mettre le feu" et le brûlot de Léger qui sans doute en rajoute parfois dans la provoc et la grossièreté mais donne à lire une prose qui, tel un feu d'artifice, illumine dans la grisaille éditoriale et livresque des écrits bien proprets et bien pensants. Il y a des écritures et des pensées de robots comme il y a une urbanité de robot.

    Chacun à sa manière cherche à répondre à cette question : "comment accueillir un Autre qui ne soit pas une figure du Même ? Mais comment le respecter dans sa différence sans que celle-ci ruine tout projet de construire un espace commun ?" (D.Sallenave). Chez Léger cela devient : "Notre salut est dans l'ouverture aux autres, le don la générosité, si j'ose dire pugnace. Mais une tolérance, oui, combative. (…) Générosité n'est pas complaisance, encore moins complicité".

    Complicité avec qui ? Pour Léger "l'ennemi actuel" serait "l'islamisme" et le danger serait même de "laisser prospérer en France l'obscurantisme islamique (je dis bien : islamique)". Là est l'essentiel du propos même si Léger rejoint Sallenave quand, de manière systématique et construite, elle pointe du doigt les trois monothéismes, les communautarismes - tous les communautarismes, des plus béats, des plus bêlants aux plus belliqueux - mais aussi le libéralisme, le culte de la consommation, l'abrutissement par les "marques", la pornographie… Léger ne dit pas autre chose : "Mais on a voulu nous faire la honte. Les Français sont des ringards. La Raison est une vieille lune. La laïcité, une anomalie dans un monde mondialisé. La Modernité, le Marché, le Spectacle recommandent le communautarisme et la religiosité à l'américaine qui facilitent la crétinisation des masses, donc la consommation".

    Nul besoin ici de dresser l'inventaire des provocations et velléités. Pour en rester à l'islamisme, depuis les mises en garde dès 1989 des "deux grandes Elisabeth" (de Fontenay et Badinter, "les authentiques philosophes" dixit Léger) jusqu'aux travaux de la commission Stasi, il est connu. Là où Léger parle de "l'islamisation des esprits" Sallenave sort le grand angle et montre combien le discours religieux envahit toutes les sphères de la société à commencer par la sphère intellectuelle (et d'épingler : Hans Jonas, Vaclav Havel, François Dagognet, Emmanuel Lévinas) et même le processus qui préside à la construction européenne soumis, selon elle, à une pression catholique et qui serait même porteur, via les régions, d'une dérive ethnique.

    Alors, allons à l'essentiel : qu'est ce qui serait en danger dans cette France pourtant riche de ses mariages mixtes et de son passé dreyfusard (Léger) ? Ce qui fait le sel de la francité pour l'auteur d'"À contre Coran" : le droit à l'indifférence, "le scepticisme souriant", "l'incrédulité désinvolte", la "légèreté française". Cette joyeuse spiritualité (voir aussi chez Sallenave l'importance du rire et du "gai savoir" nietzschéen) est menacée par les rêches prechi-préchas des prêches et les ternes oraisons de minbar, de chaires, religieuses ou professorales. De manière plus docte, Danielle Sallenave montre avec force argumentaire et démonstration que des menaces pèsent sur la liberté individuelle (face aux prétentions communautaires), sur l'idée d'émancipation (face à l'attachement aux racines), sur la liberté de conscience (face aux croyances religieuses), sur la laïcité et le vivre ensemble républicain (face à un "vivre ensemble" à base de "temples et de supermarchés").  Elle démontre que sous les affirmations identitaires couvent toujours et partout le risque de la confrontation et de la violence.

    20070626_DNA015342.jpg"Qu'y faire ?" demande Léger. Danielle Sallenave soumet au lecteur un large éventail des possibles. Depuis le retour aux sources de la philosophie grecque jusqu'à la nécessité de repenser les enseignements aujourd'hui bien oubliés, des penseurs de la dissidence (à commencer par Jan Patocka). Mais surtout, elle lance un appel vibrant en faveur de l'athéisme (et non, différence avec Léger, de l'agnosticisme) et de la laïcité (qui n'a rien à voir avec la molle tolérance).  Léger citant Michel Onfray abonde malgré tout dans ce sens : "qu'on n'aille donc pas s'exciter sur la pertinence ou non de l'enseignement du fait religieux à l'école. L'urgence c'est l'enseignement du fait athée". Sans jamais verser dans la victimisation, il est à craindre aussi que rien ne puisse changer sans le rétablissement de la justice pour certains de nos concitoyens (notamment pour Léger : "sanctionner avec la plus grande sévérité les discriminations à l'emploi et au logement ; ne pas tolérer le tri au faciès (…), les bavures, les brimades, les humiliations dans les commissariats ou sur la voie publique ; épurer la police de ses éléments racistes : imposer l'équité (…) ; favoriser le brassage social.") . Sallenave montre la nécessité de s'engager dans une résistance de tous les instants et une responsabilisation individuelle qui exige une permanente vigilence. Léger lui, parti "en guerre" contre les "islamophiles" et les "islamistophiles", demande , flanqué tout de même de Voltaire et de Molière, la liberté de critiquer les religions et d'appeler un chat un chat, un tartuffe un tartuffe (qu'il se prénomme Tarik, Dalil ou Fouad), un machiste un machiste (même s'il est musulman) et qu'on fiche la paix à ces "Beurs", "Français, comme vous et moi" qui revendiquent "la liberté, la luxueuse liberté de croire ou de ne pas croire".

    Enfin, avec nos deux auteurs, déterrons cette arme si efficace contre les grincheux de tous poils, cette utile distance que Léger appelle le "rire", le "trait d'esprit" l'"anodine badinerie". Comme le rappelle Sallenave, ce sont déjà des rires qu'opposèrent les Grecs à Paul de Tarse tentant de séduire son auditoire par le thème de la résurrection des morts.

    Oui avec Léger, reprenons le Falstaff de Verdi : "tutto nel mondo è burla!" Tout en ce monde n'est que plaisanterie."


    Edition Hors Commerce, 2004, 165 pages, 12 euros

    Edition Gallimard, 2004, 325 pages, 16,50 euros


  • Verre cassé

    Alain Mabanckou

    Verre cassé

     

    L100xH164_arton4-066c7.jpgL’écrivain congolais Alain Mabanckou avait reçu le Prix des cinq continents de la Francophonie 2005 pour Verre Cassé. Le jury international, présidé par Henri Lopès, autre écrivain congolais et composé entre autres de Paula Jacques,Vénus Khoury-Ghata, Jean-Marie Gustave Le Clézio, Andréï Makine, Leïla Sebbar, Denis Tillinac, avait salué «les qualités littéraires, la langue truculente, la gouaille et l’humour » du roman et « l’espoir qui demeure dans un monde gris peuplé de personnages attachants. »

    Né au Congo en 1966, professeur de littératures francophone et afro-américaine à l’université du Michigan, Alain Mabanckou avait déjà obtenu, en 1999, le Grand Prix littéraire d’Afrique noire.

    Verre cassé s’ouvre sur quelque trente pages d’humour et d’irrévérence à se tordre. Dans un style oral, au jet continue, qui n’accepte pas le point, rythmé par des virgules seulement, l’auteur déploie une écriture subversive, fantaisiste et colorée. Alain Mabanckou épingle les dictatures africaines et multiplie les références, les allusions, les clins d’œil et les coups de griffes à destination de ses confrères et consœurs en écriture. Du bel ouvrage, de celui qui ne se prend pas au sérieux et met les neurones en action sans provoquer d’horribles maux de tête.

    Un livre, c’est ce que Verre Cassé, ci-devant instituteur autodidacte de 64 ans, écrit sur un cahier d’écolier et sur l’insistance de L’Escargot entêté, le patron du bar Le Crédit a voyagé, adepte du martial poème La Mort du Loup d’Alfred de Vigny. Entre deux cuites, Verre cassé doit coucher sur le papier les tranches de vie échouées dans ce bar congolais interlope. Mais à son rythme et en toute liberté, il ne faudrait pas que L’Escargot entêté s’imagine que Verre cassé soit son « nègre » …

    Défilent alors les récits du « type aux Pampers », de « l’Imprimeur », de « Robinette », et d’autres. Justement, pour le « type aux Pampers », tout démarre comme une farce où les universels désagréments de la vie à deux conduisent l’époux au quartier Rex, « à l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Mais la redoutable épouse accuse son conjoint de pédophilie et là, ça ne rigole plus ! Interné sans procès dans la prison de Makala, l’homme sera quotidiennement sodomisé pendant plus de deux ans. À sa sortie, le fondement béant et humide, gonflé par quatre couches, il ne lui reste plus qu’à mendier. « L’Imprimeur », lui, a « fait la France » et il en connaît un rayon sur les dures et caricaturales expériences de l’intégration républicaine mais surtout sur la désintégration du couple mixte et les déboires et « menteries » des familles éclatées. « Robinette » est une femme de caractère et une vraie fontaine : aucun des autres habitués du bar ne peut la battre au concours de longue durée d’émission d’urée…

    La dernière journée de Verre Cassé, celle « des illusions perdues », commence à cinq heures du matin, dans… la merde ! Pendant qu’il laisse refroidir le poulet-bicyclette acheté chez Mama Mfoa surnommée « La Cantatrice chauve », il raconte sa propre histoire. Le vieil instit autodidacte lance alors, et de bon cœur, ses diatribes contre certains écrivains et autres intellectuels. Il rappelle une des leçons données à ses élèves qui est aussi une des clef de ce livre-hommage à la littérature : « ce qui était important dans la langue française, c’était pas les règles mais les exceptions, je leur disais que quand ils auraient compris et retenu toutes les exceptions de cette langue météorologiques les règles viendraient d’elles-mêmes, les règles couleraient de sources et qu’ils pourraient même se moquer de ces règles, de la structure de la phrase une fois qu’ils auraient grandi et saisi que la langue française n’est pas un long fleuve tranquille, que c’est plutôt un fleuve à détourner ». Éloge  de la littérature, éloge de l’écrit sur l’oral et apostrophe des « formules toutes faites du genre « en Afrique quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle » car comme le dit Verre Cassé : « ça dépend de quel vieillard, arretez vos conneries, je n’ai confiance qu’en ce qui est écrit ».

     

    Edition du Seuil, 2005, 202 pages, 17 euros

     

     

     

  • La Fiancée importée. La vie turque en Allemagne vue de l’intérieur

    Necla Kekek
    La Fiancée importée. La vie turque en Allemagne vue de l’intérieur


    maischbergerallein400qrg8.jpgNée en 1957 à Istanbul, Necla Kekek vit à Hambourg où elle enseigne la sociologie. Assistante de l’administration pénitentiaire pour le traitement des Turcs emprisonnés elle a pris une part active en faveur d’un projet de loi initié par le Bade-Wurtemberg sur la pénalisation des mariages forcés. Et c’est bien de cela qu’il s’agit dans cette enquête, fruit d’une expérience personnelle et née de plusieurs années de présence sur le terrain nourrie d’une cinquantaine d’entretiens avec ces « fiancées importées ». Résultat, ce que montre ce livre est d’abord du quotidien, du concret, l’exposé le plus plat possible du sort inacceptable réservé à ces jeunes femmes turques que l’on va acheter en Turquie et qui, une fois ramenées (c’est le mot) en Allemagne, devront vivre recluses sans voir rien ni personne, ou presque. Ces « esclaves modernes », écrit l’auteure, subissent une telle pression familiale et sociale qu’il leur est impossible d’échapper à cette tradition. Et, prévient justement l’auteur, que l’on ne parle pas ici de différentialisme culturel. Ce discours lui a été servi ad libitum en Allemagne par d’honorables enseignantes, responsables municipaux, féministes, juges et autres Turcs et… Turques. Grâce, entre autres, au philosophe polonais Kolakowski, on sait ce que ce différentialisme peut recouvrir de mépris pour l’autre ou de lâcheté. « Pour quelle raison accepterions-nous une tradition rétrograde qui s’élève contre le libre-arbitre auquel tout individu doit pouvoir aspirer ? demande Necla Kekek. À cela s’ajoute que chaque nouveau mariage arrangé rend les Turcs un peu plus étrangers à la société allemande ».
    Le douloureux et criant tableau que dresse ici l’auteur est le plus important. Le reste est secondaire. Le reste, c’est-à-dire les interprétations qu’elle peut parfois avancer sur la prétendue vénalité des candidats à l’émigration ou une présentation aux accents parfois essentialistes (« la croyance fataliste de mon peuple qui a tant de mal à prendre son propre destin en main »). De même ses propositions pour mettre un terme à ces pratiques, (invalidation par dénonciation, âge minimal pour le regroupement familial, interdiction de l’union entre parents, preuve de l’indépendance financière de son ménage…) susciteront des controverses. Qu’importe. Tout cela est secondaire. Seul importe le sort de ces jeunes femmes et cet accord au moins sur un principe : « Mais on ne me fera pas changer d’avis : une société démocratique doit défendre ses acquis. Si des gens veulent être admis chez nous, en Allemagne, il faut que ce soit à condition de respecter nos lois, et l’un des éléments fondamentaux de la survivance de notre démocratie, à savoir la liberté et la protection de l’individu. Cela ne peut être remis en cause. » Idem sans doute en matière de liberté d’expression… Voilà qui rappelle un vieux proverbe, legs de la société traditionnelle kabyle, dont le bon sens n’était pas la moindre des qualités : « fais ce que ton voisin fait, ou déplace l’entrée de ta maison ».287711292608lzzzzzzzsz9.jpg


     

     

     

     

     

    Traduit de l’allemand par Jacqueline Chambon et Johannes Honigmann, édition Jacqueline Chambon, 2005, 236 pages, 20 €

  • Les Enfants qui rêvaient de traverser la mer

    Duyên Anh
    Les Enfants qui rêvaient de traverser la mer



    642b3399c7011f3cd0f8f63339171942-500x500.gifCa Dao, le personnage central de ce roman, est un écrivain. Après cinq années passées en centre de rééducation, devenu coolie, il doit pédaler pour subsister. Sa femme est partie avec les deux enfants aux Etats-Unis. L’homme s’enferme alors dans une indifférence et s’efforce d’adopter une attitude où le ressentiment n’a pas de place. Sa route croise celle des enfants amérinsiens, ces « produits des amourettes » des soldats américains, abandonnés derrière eux une fois leur affaire finie ! Les gamins rêvent de traverser la mer pour rejoindre une patrie idéalisée. Mais les Etats-Unis, malgré toutes leurs déclarations « droit-de-l’hommistes », ne veulent pas de ces « bâtards ». Ces malheureux sont exhibés et relégués dans les décharges du Vietnam communiste, ils sont indésirables sur le sol américain.
    « La littérature doit se montrer humaniste. Sinon à force de dénigrer l’homme, on finit par nous en dégoûter. Un écrivain qui chérit l’enfance ou se consacre à son éducation ne peut mettre son art au service de la haine » dit Ca Dao et le roman, sans illusion, n’est pas « au service de la haine ».
    Ca Dao va accueillir chez lui des enfants métis et ensemble ils constitueront un « creuset de l’amour, de l’amitié, de la tendresse, tout ce que la révolution d’Août n’a pas su promouvoir ». « Dommage pour le Vietnam » ajoute l’écrivain déchu.
    Grâce à ces enfants, Ca Dao, indifférent aux « prétentions américaines » et aux « boursouflures de l’oncle Hö », se prépare « à la véritable révolution personnelle » ; savoir attendre en évacuant toute haine et toute violence. 

    Un mot sur l'auteur au destin particulièrement tragique : journaliste et romancier, Duyên Anh a été, en 1976, expédié sans jugement en prison et en camp. Après cinq ans de détention, il est libéré grâce à une mobilisation internationale. Boat people en 1983, il meurt en 1997 à l’âge de 62 ans, des suites d’un cancer du foie.

    Traduit du vietnamien par Pierre Trân Van Nghiêm et Ghislain Ripault, Edition du Seuil, 1999

    Du même auteur :
    La colline de Fanta, trad. du vietnamien par Pierre Tran Van Nghiêm et Ghislain Ripault, édition Fayard, 1995
    Les enfants de Thai Binh (1), Nostalgies provinciales, trad. du vietnamien par Pierre Tran Van Nghiêm et Ghislain Ripault, Fayard 1993
    Les enfants de Thai Binh (2), Dans la tourmente ; trad. du vietnamien par Pierre Tran Van Nghiêm et Ghislain Ripault, Fayard 1994

  • Comment immigrer en France en 20 leçons

    Luc Bassong
    Comment immigrer en France en 20 leçons



    3154.jpgLuc Bassong, fils d’immigrés, auteur de quelques fictions radiophoniques et d’une pièce de théâtre, Matricule, jouée au Théâtre du Rond-Point à Paris, a concocté ici un millefeuille littéraire original et léger. Les couches successives de feuilleté et de crème sont constituées d’un double récit livré en alternance sous la forme d’une vingtaine de « leçons » et autant d’« exercices ». Côté « leçons », Luc Bassong narre sur un mode distancé et croustillant, les vicissitudes d’Isaac pour émigrer en France : tentative légale mais infructueuse pour obtenir un visa et, in fine, passager clandestin sur un cargo battant pavillon tricolore avant d’embarquer avec quinze autres sur une pirogue pour traverser la Méditerranée, « le filtre à café pur arabica » qui fera son triste office : sept candidats n’atteindront jamais les rives européennes.
    Côté « exercices », le lecteur assiste, amusé, aux retombés du projet d’Isaac sur son entourage et dans sa famille : il y a d’abord les malheurs sentimentalo-financiers de son pote Augustin, au final pas mécontent de l’échec de son ami dans sa quête d’un visa et surtout les démêlés avec son épouse qui n’apprécie pas du tout le projet de départ d’Isaac et qui, à sa manière, le lui fait comprendre.
    Vingt « corrigés » constituent la cerise sur le gâteau (ou le sucre glace). Luc Bassong y saupoudre les désillusions d’Isaac devenu un sans papiers à Paris : « pour l’oiseau qui vient à la vie, tous les espoirs sont permis. Et pour l’Africain qui va à Paris, tous les déboires garantis ».
    Tout cela est préparé avec soin, jamais décousu, toujours digeste, servi par une plume alerte, plaisante, riche en humour avec ce qu’il faut de causticité et de remise en question, sur des sujets par ailleurs sérieux voir malheureusement dramatiques : l’immigration comme quête « vitale », l’entraide inter africaine écornée, le cynisme (et l’absurdité) des politiques d’« immigration choisie », les nécessaires mutations identitaires ou l’importance (justement relativisée) de l’histoire face aux exigences du présent et l’appel du futur. Et Isaac, revenu de ses illusions, est bien obligé d’arrêter de prendre ses désirs pour la réalité : « mon histoire, pas plus que toutes celles qui n’ont pas été racontées, n’aura servi à rien, si un jour, quelque part, on n’arrête pas l’hémorragie ».

    Edition Max Milo, 2006, 187 pages, 16 euros

  • Le périple de Baldassare

    Amin Maalouf
    Le périple de Baldassar
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    308_maalouf_baldassare.jpgAprès son roboratif essai invitant à repenser la notion d’identité (Les identités meurtrières), Amin Maalouf renouait ici avec le roman historique. La documentation est riche et abondante. Le texte, précis et élégant, offre une peinture minutieuse des cités, des communautés humaines du pourtour méditerranéen et du Nord de l’Europe dans la seconde moitié du XVIIe siècle. Les dialogues brillent d’érudition et sont toujours exposés avec simplicité. L’auteur raconte les pérégrinations de Baldassare Embriacio, parti en 1665 sur les routes de l’Empire ottoman puis d’Europe. L’homme est un riche négociant en curiosités à Gibelet. Sa famille, d’origine génoise, est installée au Levant depuis les Croisades. Il est accompagné de ses deux neveux et d’un serviteur. Martha, abandonnée par son mari depuis des années, se joint au groupe pour vérifier auprès des hautes autorités de la Sublime Porte si son mari est mort. Baldassare recherche un livre exceptionnel : Le centième nom, d’Al Mazandarani. Dans le Coran, quatre-vingt-dix-neuf noms servent à désigner Dieu. Selon une tradition, il en existerait un centième, “un nom suprême qu’il suffirait de prononcer pour écarter n’importe quel danger, pour obtenir du Ciel n’importe quelle faveur”. Ce nom figurerait dans le livre d’Al Mazandarani. L’urgence de la quête est avivée par les prédictions qui, venues des quatre coins du monde, se bousculent jusque dans la boutique renommée du “brave et bedonnant” bibliophile : la fin du monde est imminente, 1666 sera l’année de l’Apocalypse. La rumeur enfle, la crainte monte et les signes se multiplient. D’abord incrédule, Baldassare ne cache pas que “dans ce combat qui oppose en [lui] la raison à la déraison, cette dernière a marqué des points”.
    Le voilà en route pour Constantinople, sur les pas du chevalier de Marmontel, l’émissaire du roi de France à qui il a dû céder le livre prodigieux que venait de lui remettre un vieux musulman. Baldassare tient le journal de ce périple. Il noircira trois carnets. L’écriture est arabe, la langue italienne et le système de notation personnel, le tout sera perdu. Cette quête mènera Baldassare jusqu’en Europe. Expulsé par les autorités ottomanes de Smyrne sur un brigantin qui sert à la contrebande de mastic, il débarque à Gênes, la terre de ses ancêtres. De là, il gagne Londres via Tanger, Lisbonne et Amsterdam, où il sera retenu comme captif. Il est dans la capitale anglaise pendant le terrible incendie qui ravage la ville. Enfin en possession du livre, le catholique qu’il est doit fuir les persécutions qui s’abattent sur les papistes.
    Baldassare traverse un monde agité par les prédictions, les superstitions et les fanatismes. Chrétiens, juifs ou musulmans, la crainte n’épargne aucune communauté. Mais sa “sagesse profane” trouve à se ressourcer auprès d’hommes et de femmes avec qui il partage une “connivence d’esprit qu’aucune religion ne peut faire naître, et qu’aucune ne peut anéantir”. Il y a Bess qui, dans les dédales de Londres, le sauvera des flammes et de la vindicte de ses coreligionnaires. Il y a encore Maïmoun Toleitli, un bijoutier juif d’Alep originaire de Tolède, un prince persan d’Ispahan, un vieux bourgeois portugais installé à Tanger, et même un Vénitien, ce qui pour un Génois n’est pas rien !
    À Maïmoun, son complice en raison, il lit un soir des vers du poète Abou-l-Ala, devenu aveugle à l’âge de quatre ans :

    Les gens voudraient qu’un imam se lève
    Et prenne la parole devant une foule muette
    Illusion trompeuse ; il n’y a pas d’autre imam que la raison
    Elle seule nous guide de jour comme de nuit”
    .

    Et Baldassare de consigner : “Un chrétien et un juif conduits sur le chemin du doute par un poète musulman aveugle ?” Un temps, l’amour détournera Baldassare de sa quête sacrée. Le jeu délicieux avec Martha réveillera chez ce quadragénaire veuf des sentiments profonds et tendres. “Il y a des bras de femmes qui sont des lieux d’exil, et d’autres qui sont la terre natale”. C’est pourtant dans les bras de Bess que cet homme, né étranger en Orient, apaisera “sa détresse originelle”. Le livre n’offre pas de grandes démonstrations. D’ailleurs le récit du Périple de Baldassare se suffit à lui-même. L’écriture, remarquablement maîtrisée, permet de conserver intacts, de bout en bout, le plaisir et l’intérêt du lecteur. Pourtant, par touches successives, par signes en soi anodins mais qui, additionnés les uns aux autres, finissent par faire sens, Amin Maalouf introduit le lecteur dans l’univers de la tolérance et de la fraternité. “Lorsque la foi devient haineuse bénis soient ceux qui doutent”, dit Maïmoun à Baldassare.
    La route quelquefois s’agrémente de fables, comme le sommeil s’agrémente de songes, il faut savoir ouvrir les yeux à l’arrivée”. Au matin du 1er janvier 1667, Baldassare résume ses pérégrinations d’une phrase : “Je n’ai fait qu’aller de Gibelet à Gênes par un détour.” Il peut maintenant se réjouir et jouir de la vie. “Il se peut que le Ciel ne nous ait rien promis. Ni le meilleur ni le pire. Il se peut que le Ciel ne vive qu’au rythme de nos propres promesses”. La fenêtre grande ouverte, il se laisse envahir par le soleil et les bruits de la ville.

    Editions Grasset, 2000, 490 pages & LGF - Livre de Poche, 2002, 506 pages

  • Little Big Bougnoule

    Nor Eddine Boudjedia

    Little Big Bougnoule

     

    publication_i_1_1176.jpgNor Eddine Boudjedia est conseiller d’éducation et enseignant à l’IUFM et signait là son premier, et pour l'heure, son unique roman. Il y raconte le voyage d’un architecte, parfaitement intégré, vers le pays d’origine, l’Algérie de ses parents. Thème nullement nouveau en littérature mais que Nor Eddine Boudjedia aborde avec sincérité, une écriture maîtrisée, émouvante et sans boursouflures.

    Pas facile d’ailleurs de (re)venir au bled : qu’est ce qu’on vient y chercher et pourquoi ? Qu’est-ce qu’on y trouve ? Qu’est-ce que l’on apprend sur soi-même, sur les siens et sur les autres ? Autant d’interrogations et tant d’autres qui trottent dans la tête du narrateur et au bout de la plume de l’auteur. Une chose est sûre ce narrateur n’a « aucune envie de tuer l’Arabe, même inconsciemment… ». Il est d’une filiation, celle qui le rattache à l’émigration-immigration, « cette chaîne humaine faîte de dénuement et de courage ». De ça au moins il n’y a pas de doute, mais après, les eaux mêlées qui traversent le personnage en font un être insaisissable, décalé : « des enfants me dévisagent et j’ai le sentiment désagréable qu’ils se foutent de ma gueule blanche et de ma tenue de citadin. À la rigueur j’aurai souhaité ressembler à un aviateur, à Saint-Ex par exemple, à un officier britannique, à Lawrence d’Arabie, pourquoi pas ? Je ne ressemble qu’à un pas du tout d’ici et à un plus tout à fait d’ailleurs, bref à un con anachronique. » Et au cœur de la sempiternelle interrogation, « N’ta Roumi oula Migri ? », il n’y a que le piège. L’impossible réponse. Une sourde révolte. Un mur d’incompréhension. La solitude. Difficile de déchiffrer « les joies et les douleurs d’un homme hybride qui n’ose encore creuser le sable pour retrouver les empreintes de sa mémoire fossile ».

    Et pourtant l’exploration des méandres de la mémoire (bel hommage rendu au père et à la mère) comme des cicatrices cachées ou inavouables (la guerre d’Algérie, le personnage de Mozart né d’un viol) se fera de concert avec la découverte de l’hospitalité, de l’humanité et de la générosité,  « la tendresse et l’amitié, sans doute l’amour, ne portent pas de voile ». Le narrateur apprivoise les codes et les conversations autres, le déplacement des centres d’intérêt, des préoccupations, du regard porté, le jeu différent des représentations, des postures et des séductions. Il faut le croire quand au bout du chemin il y a cette enfin sereine acceptation : « Nous devons comprendre et enfin accepter que nos vies soient une succession d’accidents fortuits, de déflorations commises à chaque recoin de notre histoire. »

    Comme d’autres avant lui, nés de la migration et du mouvement, le néant est peut-être au bout de ce chemin : « Rien ne me soulagerait autant que l’ignorance de ce qui s’est tramé sous nos yeux, que l’amnésie qui libère des douleurs, que l’amnésie qui éloigne les rancœurs. Pourtant… » Pourtant et pour l’heure cette plongée dans la mémoire des origines débouche sur la dissolution de l’ego dans un monde insoupçonné. Celui de l’histoire des hommes et des siècles : « Tous ces morts vivent en toi et tu les exhumes à chacune de tes impulsions. » La redécouverte d’une énergie, celle des origines, celle qui permet à l’être nouveau, l’hybride aux eaux mêlées de rester droit et de fixer l’horizon. Loin devant.

     

    Edition Anne Carrière, 2005, 170 pages, 16 €

     

     

  • L’Immeuble Yacoubian

    Alaa Al-Aswany

    L’Immeuble Yacoubian

     

    Alaa al Aswani.jpgL’Immeuble Yacoubian est le condensé, le lieu symbolique de l’histoire égyptienne des années 1930 aux années 1970. Au Caire, l’immeuble est sorti de terre en 1932. Jusqu’aux années cinquante, ses appartements luxueux logeaient la fine fleur de la société. Sur sa vaste terrasse, une cinquantaine de cabanes métalliques, une par appartement, servaient alors à entreposer le tout venant. En1952, après le coup d’État dit des « officiers libres », les caciques de l’ancien régime, la communauté juive et les étrangers commencent à quitter le pays. Les appartements devenus vacants sont accaparés par les officiers de l’armée. Les épouses des nouveaux hommes forts du pays logèrent dans les cabanes en fer leurs « sufragi » ou domestiques d’origine nubienne et certaines y élevèrent même des poules et autres lapins !

    Avec l’ouverture économique (infitah) des années 70, les riches quittent le centre ville, les appartements de l’immeuble Yacoubian se transforment progressivement en bureau ou cabinets médicaux, tandis que les cabanes en fer deviennent les habitations d’une nouvelle population pauvre, fraîchement débarquée des campagnes voisines ou travaillant dans le centre-ville. Ainsi se développa sur la terrasse « une société nouvelle complètement indépendante du reste de l’immeuble ».

    Dans l’immeuble ou sur la terrasse, se croisent, se jalousent ou s’ignorent, s’aiment aussi Taha, le fils du concierge, humilié par l’injustice de la société ; Hatem, rédacteur en chef du journal Le Caire, homosexuel amoureux de Abd Rabo qui fait son service militaire dans les forces de sécurité ; Zaki ci-devant aristocrate et réjouissant héritier du lointain Mohammad al-Nafzâwî et donc expert es « science de la femme » qui multiplie les rendez-vous galants, la consommation d’alcool et autres substances fortes malgré ses soixante-cinq ans, Azzam, le millionnaire, lui aussi sexagénaire encore vert qui calme ses ardeurs libidinales retrouvées en épousant, en secondes noces, mais secrètement et sous conditions expresses, la pauvre Soad qu’il loge dans un appartement du septième étage. Tandis que les frères Abaskharoun et Malak manigancent pour obtenir une pièce sur la terrasse, Azzam lui aussi complote et, pour faire une carrière politique, paie son tribut au redoutable apparatchik Kamel el-Fawli, dont le nom « est devenu, dans l’esprit des Égyptiens, synonyme de corruption et d’hypocrisie ». Il y a enfin la belle Boussaïna. Elle vit seule avec sa mère. Jeune diplômée en commerce, elle apprend que pour conserver un emploi, il faut savoir satisfaire son employeur et subir ses assauts et attouchements.

    À travers la description du quotidien et du destin, parfois tragique, des locataires de l’immeuble, Alaa Al-Aswany brosse le tableau d’une Égypte soumise au « Grand Homme » et à sa police, d’une Égypte « submergée » par « une vague de religiosité dévastatrice » et un islam politique mortifère porté par des étudiants animés par l’« amour sincère de la mort pour la cause de Dieu ». « Ils ont peur de vous, car vous aimez la mort autant qu’ils aiment la vie » dit le cheikh Bilal à ses jeunes ouailles prêtes à mourir.

    Avec subtilité, l’auteur écrit l’acte d’accusation de la société égyptienne et au-delà des sociétés arabes : l’injustice économique et sociale, le despotisme aux allures de gangstérisme, le sexisme dont souffrent les femmes du pays qui souvent doivent ravaler honte et culpabilité pour satisfaire un patron ou un mari imposé, les corps soumis, les sexualités frustrées et même l’homosexualité ostracisée et persécutée.

     « Ce pays n’est pas notre pays Taha, c’est le pays de ceux qui ont de l’argent » dit Boussaïna qui ne souhaite plus qu’une chose : partir, s’exiler « n’importe où, loin de ce fichu pays ». Il faut lire Alaa Al-Aswany et avec lui les auteurs arabes ou africains pour en finir avec les vieilles lunes sur l’immigration clandestine, ses causes et ses solutions de bateleur. Il faut les lire pour appréhender les dimensions humaines, les enjeux existentiels à l’œuvre dans ses sociétés et comprendre que l’aventure périlleuse de l’exil ou le refuge dans des idéologies radicales trouvent leur source dans l’humiliation quotidienne infligée à leur peuple par des régimes dictatoriaux.

    Alaa Al-Aswany décrit avec délicatesse et humanité, avec une empathie communicative ses personnages et le piège dans lequel, tous, les bons comme les méchants, les magouilleurs comme les lésés, sont enfermés.

    Alaa El Aswany est né au Caire en 1957. Dentiste de profession, il exerce son activité dans le centre du Caire. L’immeuble Yacoubian abritait son premier cabinet. Homme de gauche, chroniqueur régulier d’un journal d’opposition dans son pays, Alaa El Aswany est épris de littérature française du XIXe siècle et de littérature russe, ce qui n’étonnera pas après la lecture de ce roman qui souvent rappelle Dostoïevski.

     

    Traduit de l’arabe (Égypte) par Gilles Gauthier, éd. Actes Sud, 2006, 327 pages, 22, 50 €

     

     

  • L’Islam et la mer. La mosquée et le matelot. VIIe – XXe siècle

    Xavier de Planhol

    L’Islam et la mer. La mosquée et le matelot. VIIe – XXe siècle

     

    image_53098_v2_m56577569830559231.jpgPourquoi les musulmans sont-ils si peu présents sur la mer ? Pourquoi malgré des tentatives passées, des réussites éphémères, des vocations individuelles, des velléités califales, ont-ils finalement toujours échoué ? Si la chrétienté a triomphé de la mer, l’islam lui n’a pu s’y adapter. Cette phobie du pieux musulman pour la mer a privé l’islam des immenses profits tirés des découvertes transatlantiques qui ont constitué, pendant près de trois siècles, le fondement de la fortune européenne. Elle est peut-être même largement responsable du « déclin de l’islam ». Toutes les grandes civilisations ont connu cette crainte de la mer. Mais si, selon Xavier de Planhol, la chrétienté ou les Etats à base continentale comme la Chine ou la Russie ont réussi à vaincre cette répulsion, l’islam n’y est jamais parvenu malgré des volontés et une prescience de son intérêt qui naissent tôt dans l’histoire de cette civilisation.

    Mo’awiyya, le futur fondateur de la dynastie omeyyade et alors gouverneur de la Syrie, fait figure en ce domaine de pionnier. Dans un échange de correspondance avec le calife Omar, il tente de convaincre ce dernier de l’intérêt d’attaquer « les îles du Levants ». En vain.

    Malgré le désintérêt notable du Coran pour la mer et la réponse fondatrice du deuxième calife, des vocations maritimes naîtront pourtant en terre d’islam. Vocations sans lendemain, exceptionnelles donc et d’autant plus remarquables : depuis la victoire en 655 à « la Bataille des Mâts » qui ouvre la Méditerranée aux Musulmans ou la « carrière » de Bosr ibn  Abî Arta’a, compagnon du prophète « monté sans doute pour la première fois sur un navire aux environs de la quarantaine, qui sera le premier amiral des flottes musulmanes à les conduire jusque sous les murs de Byzance, avant de revenir mourir à Médine, presque centenaire, en 705 » jusqu’aux réformes de la marine ottomane entreprises par le sultan Selim III à la fin du XVIIIe siècle.

    L’islam aurait pu s’appuyer sur les traditions maritimes persanes ou même arabes. Il n’en a rien été. Pire, il aura fallu six siècles pour que s’éteignent, à la fin du XIIIe siècle et au début du XIVe siècle, les traditions persanes. Idem pour les marins arabes présents dans les mers du sud et dont l’existence a été rapportée par de très rares textes d’Ibn Madjid et de Soleïman Al Mahri. Cette tradition maritime, proprement arabe, a fini de disparaître au fil des siècles, au point qu’il y a peu encore, les navigateurs koweïtiens étaient incapables de naviguer depuis l’Afrique jusqu’à l’Inde - ce qu’en passant par le large, leurs lointains aïeux faisaient au XVe siècle...

    Comme le montre l’auteur, le cas n’est pas isolé. Parmi les peuples marins qui se sont détournés des horizons du grands larges, figurent les Andalous qui « jusqu’à l’époque des Almohades inclusivement, avaient eu, par exception, un embryon de « culture maritime ».

    Pour Xavier de Planhol, la réponse à la question de savoir pourquoi l’islam a échoué sur mer ne relève pas de l’étude historique mais fondamentalement de la géographie humaine c’est-à-dire de l’étude des représentations. Le phénomène serait culturel : la figure du matelot s’oppose à celle du pieux musulman. L’idéal de l’islam est une vie pieuse et sédentaire, rythmée par des prières quotidiennes et régulières, de préférence dans une ville où les fidèles de Mohamed peuvent se rassembler et prier en commun. Rien à voir avec la vie aventureuse et instable du matelot. L’auteur rappelle que musulman signifie « soumis à Dieu ». Entre l’idéal de soumission du musulman et l’idéal d’affranchissement du marin - « Hommes libres toujours tu chériras la mer » rappelle la quatrième de couverture - il y a un fossé ouvert au mieux par l’indifférence au pire par l’hostilité de l’islam à la mer.

    Les relations des voyageurs musulmans n’arrangent rien à l’affaire. Là où le Chrétien finit par taire les désagréments des voyages en mer, le passager mahométan en rajoute sur l’inconfort et les conséquences peu ragoûtantes des houles marines. Jusqu’au célèbre géographe du Xe siècle, Moqaddasi qui, avec sérieux, décrète que la mer « choisissait, particulièrement, pour déchaîner son tumulte, la nuit précédant le vendredi, jour sacré des Musulmans ».

    Voilà qui n’a pas aidé à vaincre les peurs et les fantasmes d’une société où, autre fait d’exception, la culture savante ne s’est pas appropriée le savoir technique des quelques marins arabes qui croisaient encore au large des mers du sud quelque six à sept siècles après la révélation. La société des lettrés de Bagdad ou du Caire ne s’est jamais intéressée aux gens de mer. Au contraire, la littérature géographique de la grande époque classique a été envahie par des contes, légendes et autres histoires invraisemblables de sorte que les géographes musulmans perdent toutes connaissances précises de ces régions et des mers lointaines laissées au « monstres » et aux traditions populaires.

    La société ottomane sut pourtant se doter, au XVIe et XVIIe, de la plus puissante flotte du monde. Mais, tout au long de leur histoire, les Turcs se sont appliqués à reconstruire une flotte qui, par négligence, tombait régulièrement en pourriture ou qui était détruite par l’ennemi comme à Lepante en 1571. Il a fallu attendre le milieu du XVIIe siècle pour voir les réparations des galères prendre le pas sur les travaux de (re)construction dans les arsenaux. Cette émergence d’une idée de pérennité maritime sera pourtant bien relative. À la mort de Selim III, ses tentatives de réformes de la flotte ottomane seront vite oubliées au point que la flotte turque ne pourra s’opposer aux Grecs en guerre pour leur indépendance.

    Quid de la La Course alors et de ces barbaresques maîtres des flots méditerranéens ? Point d’exception ici encore : Xavier de Planhol montre qu’à Alger ou à Tunis, sur cinq commandants de galères à la fin du XVIe et au début du XVIIe, quatre sont des renégats ou des fils de renégats ! Décidément l’islam et la mer ne font pas bon ménage !

     

    Edition Perrin, 2000, 660 pages, 28,81 Euros

     

    Illustration :

    Fâlnâmeh : l'imam Rezâ pourfend un dîv (Vers 1550)

    L'imam Rezâ, ici à cheval, protège les hommes durant leurs voyages sur mer. Pour délivrer l'homme attrapé par le dîv, le maître des espaces marins, il le transperce de sa lance. Les petits personnages nus représentent les hommes livrés aux périls de la mer.

     

     

  • Aigle

    Aziz Chouaki
    Aigle


    escher2.jpgVoilà un livre qui rappelle la lithographie de M.C.Escher, intitulée « Mains dessinant » représentant, en un mouvement circulaire, deux mains se dessinant l’une l’autre. Sur ce mode, un écrivain voit sa fiction s’animer, prendre réalité. «Voyant, tisseurs de vivants réseaux, jouant avec la destinée des gens », Jeff « voudrait crever une fois pour toutes le nom de Dieu de nom de Dieu de bordel de voile entre le réel et la fiction, passer au travers, faire le va-et-vient entre l’au-delà et l’en deçà du langage ». De ce cercle concentrique, où fiction et réalité s’écrivent l’une l’autre, le romancier se croit le maître des événements. Jusqu’au moment, où, sans même s’en apercevoir, il atteindra le point de rupture.
    L’idée est séduisante. Le résultat, moins. L’excessive mégalomanie du personnage central et surtout le côté par trop artificiel du récit nuisent à ce texte qui est le troisième d’Aziz Chouaki après remarquable L’Etoile d’Alger et le remarqué Les Oranges.
    Jeff, passionné de littérature, quitte l’Algérie. Dans les premières pages du récit, peut-être les plus réussies, Aziz Chouaki taille le pays au scalpel, jette le « dégoutage » du jeune algérois à la face du lecteur. Le style est nerveux, télégraphique. L’ellipse tourne à plein régime. Il faut se tirer. Vite ! un visa pour Madame la France. Même pour un mois, changer de planète.
    Jeff sera un temps héberger par Kamel, un cousin. Triste et sordide univers de l’exil algérien à Paris. La plume comme le style de Chouaki demeurent implacables, sans concessions. Au bout d’un mois, il faut quitter les lieux. Kamel a besoin de sa piaule pour être tranquille avec Simone. Jeff se retrouve dans la rue, sans papiers et sans le sou. Et voilà que le récit bascule dans l’artificiel, dans « l’abracadabrandesque ». Au mieux, dans le conte.
    Jeff par un simple coup de boule est propulsé caïd du Forum des Halles. Chef de bande, il a tout : faux papiers, filles, alcool et autres substances paradisiaques (à ce qu’on dit), argent des divers trafics en cours sur le parvis sans parler de la reconnaissance et de l’aura que lui confère son nouveau statut.
    Mais la fibre littéraire asticote notre bonhomme. Il décide de participer à un concours de nouvelles. Sûr de ses capacités - imbu de lui-même au point de distribuer les bons et, plus souvent, les mauvais points à des auteurs autrement confirmés - dans son esprit, il ne fait aucun doute qu’il gagnera ce concours. Pour l’heure, il construit une histoire, campe un personnage et... le croise dans la rue. Alors, le lecteur est embarqué, s’il accepte de jouer le jeu, dans un récit emberlificoté où se nouent et se dénouent les fils des histoires personnelles, celle de Jeff et celles des personnages du vrai-faux récit, savamment agrémenté des indispensables doses d’ésotérisme, d’érotisme, de banditisme et autres références littéraires.
    Jeff, l’aigle aux allures de deus ex machina, tombe rattrapé par les limites et l’impuissance de l’écrit, attrapé par la liberté des hommes sur la chose écrite, le libre-arbitre sur le mektoub.

    Editions Frontières-Gallimard, 2000, 262 pages