Jean-Jacques Schmidt,
Le Livre de l’humour arabe
« On dit à un pique-assiette : « quelle est la sourate que tu préfères dans le Coran ? » Il répondit : « Celle de la Table ! ». « Un sage avait écrit sur la porte de sa maison : « qu’aucun mal n’entre dans ma maison, si Dieu le veut ! » Un autre sage lui dit : « par où entre ta femme ? ! »
Disons le tout de go, une bonne partie des citations qui constituent ce livre est de cette eau-là. Pas de quoi déclencher une franche hilarité ni même parfois l’esquisse d’un sourire. Pour ne pas être injuste, il convient de préciser que dans ce recueil qui couvre les périodes anté-islamique et celle de la révélation coranique puis celles des dynasties omeyade et abbasside, se glissent quelques perles d’intelligence, de subtilité philosophique, d’irrévérence et aussi quelques grivoiseries. Ainsi : « On dit à ‘Umar Ibn al-Khattab : « Un tel ne connaît pas le mal. » Il répondit : « Alors il risque, plus qu’un autre, d’en être la victime ! ». Et pour l’irrévérence : « Des gens avaient parlé du qyâm [prière de la nuit]. Il y avait chez eux un bédouin. « Est-ce que tu t’adonnes au qyâm, la nuit ? lui demandèrent-ils. – Oui, par Dieu ! répondit-il. – Et que fais-tu ? – Je vais pisser et ensuite je retourne me coucher ! ». Ou encore celle-ci qui ne détonnerait pas chez quelques imams de banlieue par trop ignorants : « On raconte qu’un juriste de la campagne avait voulu être nommé dans un tribunal. Le juge lui ayant demandé s’il savait le Coran par cœur, il répondit : « Oui, et j’ai un magnifique Coran de la main de l’auteur ! ». Côté politique un bon mot peut éviter bien des révoltes : « Mansûr dit à ses capitaines : « Il a dit vrai celui qui a dit : « Affame ton chien, il te suivra ! » Abû l-Abbâs at-Tûsi lui répliqua : « Commandeur des croyants ! Je crains que quelqu’un ne brandisse devant lui un morceau de pain : c’est lui qu’il suivrait et il te laisserait ! ». Enfin, puisque le genre n’est pas absent : « On demanda à Ibn Masawayh : « Quel est celui qui connaît le mieux les maladies du cul ? il répondit : « une vieille « tapette » ! »
En fait, si le livre n’est pas à se tordre mais brille tout de même de bons mots et autres flèches drolatiques, il mérite aussi le détour pour l’érudition de son collecteur (pas moins de sept cents notes placées en fin d’ouvrage) qui rappelle que l’humour varie en fonction des temps et des latitudes : tribal et ironique avant la révélation, il devient avec la délivrance du message divin plus religieux, fraternel pour les musulmans, pinçant pour les autres. À Damas, sous les Omeyaddes, il se fait frondeur et urbain. À Bagdad, dans le « creuset » abbasside, l’humour prend des formes plus cosmopolites, raffinées et littéraires.
Enfin, et ce n’est pas le moins important, ce recueil donne à lire, une fois de plus, une tradition arabe d’irrévérence, religieuse et politique, de légèreté spirituelle, d’individualisme, de libertinage et de diversité culturelle (même si trop souvent elle se décline sur fond de chauvinisme proprement arabe au mieux empreint de condescendance pour les mondes perse et nord-africain).
A contrario de quelques commentaires (cf. les notes 100 ou 256) par trop révérencieux et prudes de l’auteur, les citations et historiettes par lui rapportées donnent à voir des sociétés, à tout le moins des cercles, bien moins corsetés que le triste tableau auquel voudraient réduire aujourd’hui les sociétés de ce vaste et divers monde dit arabe quelques idéologues barbus et enturbannés du cru et autres esprits chagrins, observateurs extérieurs ceux-là, souvent bien peu au fait des débats en cours et de la profondeur historique et conceptuelle qui les sous-tendent. En picorant ici ou là quelques blagues du livre, le lecteur subodore que ce vaste monde arabe ne se réduit nullement aux dépêches d’agences. En sirotant quelques boissons, même fermentées, il pourrait même approcher ce que René.R.Khawam appelait les « mystères de l’âme arabe » et les « secrets de l’arme qu’elle a toujours privilégiée, et qu’elle continue à l’évidence de privilégier, dès que vient l’heure de passer à l’action : la parole, qui pour elle a toujours prévalu sur le sabre » (1).
(1) Dans l’introduction à Al-Qâsim al-Harîrî, Le Livre des Malins, traduit par René.R.Khawam, éd. Phébus 1992.
Editions Actes-Sud/Sinbad, 2005, 221 pages, 23 euros