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  • Le Livre de l’humour arabe

    Jean-Jacques Schmidt,

    Le Livre de l’humour arabe

     

    humour arabe.jpeg« On dit à un pique-assiette : « quelle est la sourate que tu préfères dans le Coran ? » Il répondit : « Celle de la Table ! ». « Un sage avait écrit sur la porte de sa maison : « qu’aucun mal n’entre dans ma maison, si Dieu le veut ! » Un autre sage lui dit : « par où entre ta femme ? ! »

    Disons le tout de go, une bonne partie des citations qui constituent ce livre est de cette eau-là. Pas de quoi déclencher une franche hilarité ni même parfois l’esquisse d’un sourire. Pour ne pas être injuste, il convient de préciser que dans ce recueil qui couvre les périodes anté-islamique et celle de la révélation coranique puis celles des dynasties omeyade et abbasside, se glissent quelques perles d’intelligence, de subtilité philosophique, d’irrévérence et aussi quelques grivoiseries. Ainsi : « On dit à ‘Umar Ibn al-Khattab : « Un tel ne connaît pas le mal. » Il répondit : « Alors il risque, plus qu’un autre, d’en être la victime ! ». Et pour l’irrévérence : « Des gens avaient parlé du qyâm [prière de la nuit]. Il y avait chez eux un bédouin. « Est-ce que tu t’adonnes au qyâm, la nuit ? lui demandèrent-ils. – Oui, par Dieu ! répondit-il. – Et que fais-tu ? – Je vais pisser et ensuite je retourne me coucher ! ». Ou encore celle-ci qui ne détonnerait pas chez quelques imams de banlieue par trop ignorants : « On raconte qu’un juriste de la campagne avait voulu être nommé dans un tribunal. Le juge lui ayant demandé s’il savait le Coran par cœur, il répondit : « Oui, et j’ai un magnifique Coran de la main de l’auteur ! ». Côté politique un bon mot peut éviter bien des révoltes : « Mansûr dit à ses capitaines : « Il a dit vrai celui qui a dit : « Affame ton chien, il te suivra ! » Abû l-Abbâs at-Tûsi lui répliqua : « Commandeur des croyants ! Je crains que quelqu’un ne brandisse devant lui un morceau de pain : c’est lui qu’il suivrait et il te laisserait ! ». Enfin, puisque le genre n’est pas absent : « On demanda à Ibn Masawayh : « Quel est celui qui connaît le mieux les maladies du cul ? il répondit : « une vieille « tapette » ! »

    En fait, si le livre n’est pas à se tordre mais brille tout de même de bons mots et autres flèches drolatiques, il mérite aussi le détour pour l’érudition de son collecteur (pas moins de sept cents notes placées en fin d’ouvrage) qui rappelle que l’humour varie en fonction des temps et des latitudes : tribal et ironique avant la révélation, il devient avec la délivrance du message divin plus religieux, fraternel pour les musulmans, pinçant pour les autres. À Damas, sous les Omeyaddes, il se fait frondeur et urbain. À Bagdad, dans le « creuset » abbasside, l’humour prend des formes plus cosmopolites, raffinées et littéraires.

    Enfin, et ce n’est pas le moins important, ce recueil donne à lire, une fois de plus, une tradition arabe d’irrévérence, religieuse et politique, de légèreté spirituelle, d’individualisme, de libertinage et de diversité culturelle (même si trop souvent elle se décline sur fond de chauvinisme proprement arabe au mieux empreint de condescendance pour les mondes perse et nord-africain).

    A contrario de quelques commentaires (cf. les notes 100 ou 256) par trop révérencieux et prudes de l’auteur, les citations et historiettes par lui rapportées donnent à voir des sociétés, à tout le moins des cercles, bien moins corsetés que le triste tableau auquel voudraient réduire aujourd’hui les sociétés de ce vaste et divers monde dit arabe quelques idéologues barbus et enturbannés du cru et autres esprits chagrins, observateurs extérieurs ceux-là, souvent bien peu au fait des débats en cours et de la profondeur historique et conceptuelle qui les sous-tendent. En picorant ici ou là quelques blagues du livre, le lecteur subodore que ce vaste monde arabe ne se réduit nullement aux dépêches d’agences. En sirotant quelques boissons, même fermentées, il pourrait même approcher ce que René.R.Khawam appelait les « mystères de l’âme arabe » et les « secrets de l’arme qu’elle a toujours privilégiée, et qu’elle continue à l’évidence de privilégier, dès que vient l’heure de passer à l’action : la parole, qui pour elle a toujours prévalu sur le sabre » (1).

     

    (1) Dans l’introduction à Al-Qâsim al-Harîrî, Le Livre des Malins, traduit par René.R.Khawam, éd. Phébus 1992.

     

    Editions Actes-Sud/Sinbad, 2005, 221 pages, 23 euros

     

  • Sang impur

    Hugo Hamilton
    Sang impur


    16569.jpg« Ça sent différemment dans chaque maison : avec certaines odeurs, on se sent tout seul ; avec d’autres on se sent chez soi. (…) Je ne sais pas ce qui rend l’odeur de chaque maison si différente mais chez nous, ça sent comme être heureux et comme avoir peur ».
    Le bonheur chez les Hamilton est d’abord incarné par Irmgard, la mère, allemande exilée en Irlande qui a épousé le très gaélique Jack.  Ensemble ils auront cinq enfants dont le petit Hugo qui raconte l’histoire de la famille et évoque dans ce récit autobiographique sa propre enfance dans le Dublin des années 50 et 60. Dans ce modeste foyer où l’exil assombrit parfois le regard maternel et où le père n’en finit pas de ruminer son hostilité à l’anglais, Irmgard rayonne. C’est elle qui avec amour prodigue mille et un conseils, rassure ses enfants, se montre une pédagogue efficace et originale, elle qui leur apprend comment être au monde et aux autres et qu’il est préférable d’appartenir « aux gens de la parole » plutôt qu’« aux gens du poing ». Et puis il y a les douceurs, les attentions et les gâteaux d’Irmgard, ces gâteaux allemands, les meilleures de toute l’Irlande, ces merveilleuses pâtisseries qui exhalent leur parfum et leur chaleur dans toute la maison et jusqu’aux pages (et à l’écriture) de ce livre tendre et doux comme un câlin d’un fils pour sa mère.  Jack n’est pas un mauvais bougre, mais une violence accumulée et rentrée, comme ces souvenirs de famille, enfermés dans une boîte cachée au fond d’une armoire, font que son nationalisme étriqué prend le pas sur ses qualités de père.
    La peur est souvent un héritage. Celui de l’Allemagne nazie et d’une lourde culpabilité que porte, secrètement depuis l’âge de dix-neuf ans, Irmgard. Celui aussi de la famine et de l’exil irlandais dans des bateaux cercueils, comme cette obsession paternelle de voir disparaître la langue et la culture gaéliques  dévorées par l’ogre anglais.
    La question linguistique est au cœur de ce récit, comme celle de l’appartenance culturelle ou nationale. Dans Sang Impur, Hugo Hamilton apporte sa pierre, et quelle belle et grosse  pierre, à la construction de cet imaginaire  identitaire nouveau que d’autres avec lui - écrivains de l’exil, écrivains créoles, écrivains de la migration, écrivains des ci-devant colonies… -  donnent à penser et peut-être à rêver: « nous sommes les gens bigarrés, nous n’avons pas qu’un seul porte-documents. Nous n’avons pas qu’une seule langue, qu’une seule histoire. Nous dormons en allemand et nous rêvons en irlandais. Nous rions en irlandais et nous pleurons en allemand. Nous nous taisons en allemand et nous parlons en anglais. Nous sommes les gens tachetés ».
    Peu chaut à certains voisins comme à la bande de gosses du quartier que par leur mère les petits Hamilton appartiennent à une famille hostile aux nazis. Pour les uns et les autres ce ne sont que des « Eichmann » qui méritent l’opprobre et l’agression. Catalogués, fichés, persécutés, seul le « non intérieur » permet encore de résister à la barbarie.

    9782757803257-1.gifSang impur, prix Femina 2004, est écrit dans une langue légère, fluide, à l’oralité enfantine, parfaitement maîtrisée par son auteur qui jamais ne donne dans la fausse naïveté ou la mièvrerie. Ce livre est une réussite qui dit des choses graves et essentielles. De belles choses aussi, de très belles choses.

    Traduit de l’anglais (Irlande) par Katia Holmes, Préface de Joseph O’Connor. Edition Phébus 2004, 280 pages, 19,50 euros. Une version poche vient de paraître au Seuil (collection Point, n°1592).

  • Redemption song

    Alex Wheatle

    Redemption song

     

    wheatle.jpgLondres. Cités du sud de la capitale. Au cœur de la communauté immigrée jamaïcaine. Dans ce magma urbain où le désœuvrement et l'absence de future colle à la peau, émerge la figure de Biscuit. Le jeune ado traîne sa misère entre deal, braquages  en tout genre, rivalités des bandes hostiles, terreur des caïds, racisme du National Front et violences policières. La tension dans le quartier est extrême, Brixton est prêt à exploser. Biscuit décompresse à coup de fumette avec les copains et de soirées reggae, à l'écoute des DJ des Sounds systems qui appellent leur auditoire à la résistance.

    Ce Raskolnikov du South London est plutôt un brave type, tiraillé entre une mauvaise conscience et la nécessité de ramener de l'argent à la maison : "Ouais je sé. Mé faut bien survivre, man. On cause de l'avenir, mé moi faut que je paye au présent. J'aime pas voir ma mè moi sans le sou". Biscuit aime et couve sa famille, Hortense sa mère, Denise sa sœur et Royston son petit frère. Famille monoparentale en proie au chômage et à l'exclusion comme la majorité des autres foyers de Cowley, "la cité HLM la plus moche du secteur". Biscuit est amoureux de Carol. Elle aimerait bien voir son petit ami arrêter ses plans foireux et signer pour un bien hypothétique contrat d'insertion professionnelle. Biscuit désire la contenter et ne pas décevoir sa famille. Non seulement l'adolescent est en proie aux doutes quant à son devenir, mais voilà que Denise, en froid avec sa mère plutôt indifférente, a quitté le domicile familial pour rejoindre Nunchaks, la plus belle crapule du secteur : un dealer, proxo et plutôt violent. Pour épancher sa conscience malade et sa culpabilité, Biscuit ne trouve pas le réconfort à l'église mais du côté du reggae et des prêches de Nelson, un vieux rasta borgne un brin philosophe… La rédemption  ne viendra pas du pasteur Thomas mais de Bob Marley : la pensée rasta, mélange d'une prise de conscience identitaire et de la nécessité de s'instruire, plutôt que la religion.

    Alex Wheatle décrit le quotidien de ces populations à quelques jours des émeutes qui embraseront le quartier. Description sociale et identitaire de l'intérieur qui montre les impasses dans lesquelles se trouve une communauté d'origine immigrée marginalisée. Le tableau est loin d'être univoque et c'est sans doute l'intérêt de ce roman. Wheatle décrit avec force les processus d'exclusion à l'œuvre et le racisme qui gangrène la société mais il pointe aussi les dérives engendrées  par cette situation chez les jeunes : la délinquance  qui commence de plus en plus tôt, les ravages de la drogue ou de l'alcool. Le grand mérite d'Alex Wheatle est de  complexifier et d'humaniser le regard porté sur les habitants de ces cités. Au côté des gamins qui se radicalisent, versent dans la violence ou dans une fermeture communautaire anti-Blancs, ou de ceux qui tombent définitivement dans la délinquance et l'argent plus ou moins facile, Alex Wheatle brosse le portrait d'une génération en proie aux doutes, désorientée et dans le désarroi : "putain, qu'est ce que je vé bien pouvoir foutre ?" se demande Biscuit. Mais cette génération est aussi une génération qui cherche à s'en sortir. Refusant les offres piégées et les impasses de la grande Babylone, elle décide de "prendre ses distances par rapport à la maboulerie ambiante" autrement dit, de se battre pour s'en tirer. Comme le dit Nelson à Denise : "Tu é jeune, tu as besoin de trouvé lé solutions en toi. L'enseignement t'y aidera é aussi la connaissance de notre grande belle histoire".

    Alex Wheatle est lui-même né en 1963 à Brixton. À la différence de Biscuit, il ignore presque tout de sa famille jamaïquaine. Il n'a jamais connu sa mère et n'a rencontré son père qu'à l'âge de vingt-trois ans. L'enfant des quartiers sud de Londres, ballotté d'orphelinat en orphelinat et de famille décomposée en famille décomposée,  a commencé à écrire au début des années 80 en envoyant des lettres de soutien à des amis qui se trouvaient en prison. Redemption Song est une histoire qui tient de bout en bout en haleine, écrit avec brio, aux dialogues toujours justes et qui s'appliquent à restituer le langage parler des jeunes jamaïquains de Londres.  De ce point de vue, la traduction  de Nicolas Richad est sans doute une réussite. Il a publié six romans : Brixton Rock (1999), East of Acre lane (Redemption Song) qui a reçu le prix London Arts Board New Writers, 2001, The Seven Sisters (2002), Checkers with Mark Parham (2003), Island Songs (2005, traduit en français au Diable Vauvert en 2007) et The Dirty South (2008). Alex Wheatle donne à lire une littérature sociale de haute tenue, qui ne cède jamais aux facilités de l'engagement militant. À lire de toute urgence pour cesser de diaboliser (sans idéaliser !) une jeunesse qui a sans doute plus besoin d'aide et de perspectives que de répression musclée et de suspicion entretenue.

     

    Traduit de l'anglais par Nicolas Richard. Edition Au Diable Vauvert 2003, 355 pages, 16,50 euros

     

     

  • Le griot de Marrakech

    Mahi Binebine
    Le griot de Marrakech


    binebine.jpegMarrakech est à la mode. Mais enfin, ce n’est pas parce que cette ville s’est refaite depuis quelques années des couleurs, qu’il faut éviter d’en parler. Certes il y a pas mal de raison pour se détourner du flot des touristes en quête d’exotisme à bon compte, d’émois plus ou moins avouables et de soleil livré en demi-pension autour d’un bassin bien propret. Car Marrakech ne se résume pas à quelques perversions touristiques et autres spéculations immobilières : sous l’ombre de la Koutoubia, les remparts de la ville rouge abritent neuf siècles d’histoire et une société humaine autrement désintéressée et chaleureuse une fois tombé le masque pour touristes.
    Le peintre et romancier Mahi Binebine est un Marrakchi pur sucre. Sa ville natale est déjà présente dans nombre de ses livres et celui-ci, Le griot de Marrakech, lui est entièrement consacré. Ce recueil de textes, illustrés par les photos ascétiques du photographe portugais Luis Asin, n’est pas un guide pour voyageur en goguette, mais une façon de s’aventurer dans les ruelles de la ville, de rencontrer tel ou tel personnage qui a, un temps, connu son heure de gloire et de revisiter, avec un regard critique, une histoire dont les fastes s’étalent à longueur de palais et autres riads, fastes qui illuminent mais ne doivent pas pour autant aveugler. C’est aussi l’écovation d’un Marrakech disparu : celui de l’enfance au quartier Riad Zitoun et des contes de Sidi Moussa, l’histoire de Sidi Bel Abbès, le saint patron de la ville, racontée par Dada, l’esclave noire de la famille (présente dans le premier livre de l’auteur), le souvenir du Mellah le ghetto juif et de l’ami Prospère Bocara. Mahi Binebine raconte aussi le hammam Addi, célèbre pour sa pierre noire qui avait la vertu de soulager la disgrâce des bossus. Il baguenaude du côté de la rue du Pardon où, adolescent, il laissa son pucelage et où les psalmodies des aveugles « trouvaient grâce auprès des pêcheurs reconnaissants (…) parce que leurs yeux morts ne jugeaient pas ».
    binebine 2.jpegLe lecteur, aidé de Mahi Binebine, déambule dans la vieille cité, croise, ici ou là, le grand-père et le père de l’auteur ou la figure du poète Ben Brahim, marque une pause aux Jardins de l’Agdal pour évoquer la noyade d’un négrillon, s’arrête sous les remparts pour en observer d’étranges traces blanchâtres, ou vérifie si Dar Bellarj, la maison aux cigognes est, comme le dit la rumeur, hantée ou non… Le Palais de Bahia a beau être un des joyaux de la ville, la narrateur du cru aiguise le sens critique du visiteur en contant l’histoire du vizir à l’origine de la demeure : « l’arbitraire de son pouvoir féodal et corrompu dont on traîne encore les boulets, nous a jeté pour une durée indéterminée dans les affres du Moyen-Âge. Oui, j’avais dit (ce que je n’avais pas su dire à mon père) tout le mal que je pensais de ces suzerains qui incarnaient à mes yeux l’arantèle dans laquelle nous nous débattons encore, et qui continuent de faire des émules dans nos villes et nos campagnes ».
    Enfin, Marrakech vers qui affluent des foules de plus en plus nombreuses et disparates, trop souvent aveugles au sort de leurs hôtes, est aussi, comme trop de cités du Sud, un endroit que l’autochtone cherche à fuir. Et, sur la question, Morad en connaît un rayon. Pour vivre, il vend ses services en faisant la queue au consulat de France pour les candidats au visa et monnaye quelques utiles conseils sur les procédures à suivre pour obtenir le ticket gagnant vers un ailleurs républicain et prospère. Aussi, lorsque Mahi Binebine avoue revenir « recoller les morceaux » à Marrakech après avoir passé vingt ans à l’étranger, Morad le met en garde : « en venant t’asseoir à ma table, j’ai tout de suite deviné que tu étais fou. Ne répète surtout pas ce que tu viens de me confier on risque de te lyncher ».

    Photographies de Luis Asin, édition de l’Aube, 2006, 108 pages, 14€

  • Les Amoureux de Bayya

    Habib Selmi
    Les Amoureux de Bayya


    selmi.jpgIls sont quatre. Malgré les jours qui filent, indifférents et inexorables, rapprochant chacun un peu plus de sa destination finale, ce quatuor de vieux os décharnés n’en finit pas de jouer l’éternelle musique de la vie. Au cœur de ce vénérable théâtre de la comédie de l’existence, la mort n’est jamais loin. Pour déjouer l’ennui, pour se donner l’illusion de tenir à distance l’instant fatal, ils meublent leur quotidien d’histoires ressassées, de chicaneries et de blagues, de discussions sans fin sur des sujets futiles ou sérieux, de complicité et de jalousies. Lorsque le temps présent se fait trop rude, les souvenirs deviennent refuges. Chacun a besoin des autres, mais tous sont trop fiers pour l’avouer.
    Bourni, qui sait lire et écrire, campe le « savant », le cacique du groupe. Mekki et Tayyeb sont les plus pauvres, les « ignorants » aussi. Si le premier est calme et silencieux, Tayyeb, lui se montre perspicace et souvent provocateur. Enfin Mahmoud est le beau-frère, effacé et un brin soumis, de Bourni.
    Chaque jour, ils se retrouvent sur un promontoire, un peu à l’extérieur du village, à l’ombre d’un arbre. Un olivier séculaire, dont le tronc abrite le territoire secret des scorpions. Au loin les quatre vieillards distinguent le chemin du puits et celui, empruntées par des processions de plus en plus nombreuses, qui conduit au cimetière. Chacun a emporté sa cruche pour les ablutions, un chapelet et un tapis. La prière rythme les jours. En hiver, le burnous millénaire sert encore à se protéger des rigueurs du froid. Ainsi va la vie. Paisiblement. En apparence du moins.
    Involontairement une femme va troubler la sérénité et les habitudes de ces vénérables gérontes. Bayya, « la veuve » du village, a réanimé les feux du désir chez ces hommes décatis et décrépits, dotés d’ « un tortillon de pâte molle » en guise de sexe. Ils souffrent. Bourni est le plus affecté, le plus troublé. « Sa virilité est morte depuis longtemps déjà », mais « son cœur continue à brûler de désir… ». Ces désirs fous et impossibles, ces fantasmes cruels taraudent au moins trois des quatre compères. Mais Bayya, remariée au fils de Mekki, part avec son époux dans ses terres d’exil. Un exil allemand, fait de réclusion et de mauvais traitements. Habib Selmi brosse ici la figure de l’émigré qui, rentré au village, malmène les repères et bouscule l’ordre social. Mais, derrière son apparente réussite loin des siens, le fils de Mekki cache une sombre réalité et une détestable personnalité. L’émigré a rarement eu bonne presse au pays…
    Avec le départ de Bayya, le calme revient. Dans une représentation toute freudienne, l’érosion du désir sexuel sonne l’heure de la mort. Éros disparu, reste Thanatos. Pour Bourni, Bayya « n’est plus l’unique objet de ses désirs. Les sensations douloureuses qui se réveillaient de temps à autre ont disparu à jamais. Comme si le paroxysme de la crise avait été atteint, comme s’il avait enfin guéri d’une trop longue maladie. Le plus curieux, c’est que cela le fait penser à la mort, ce désir éteint, cette profonde indifférence, ce calme qui s’est emparé de lui. Cela lui fait penser que la mort approche, inexorablement. Dans sa tête comme dans son corps, il est prêt désormais, il a retrouvé son équilibre ».
    Avec ce livre, qui s’ouvre et se referme sur une montre, Habib Selmi donne dans un style fluide et limpide, un tableau pudique sur le temps, le désir, la vieillesse et la mort. En somme sur la vie.


    Traduit de l’arabe (Tunisie) par Yves Gonzalez-Quijano, édition Sindbad-Actes Sud, 2003, 154 pages, 18 euros

  • Quand l’empereur était un dieu

    Julie Otsuka
    Quand l’empereur était un dieu


    otsuka.jpegAvant que les Japonaises ne deviennent en Amérique du Nord objets de fantasmes sexuels (1) ou parures siliconées pour jeunes blacks dans le New Harlem (2), il fut un temps où la communauté nipponne des Etats-Unis était rejetée. Pouvait-on prévoir que ces immigrants américanisés ou en voie de l’être, ces hommes et ces femmes qui, sur les bancs des écoles, commençaient leur journée par le serment d’allégeance et entonnaient des chants à la gloire de leur nouveau pays, allaient être transformés en ennemis par ceux-là même avec qui ils partageaient le quotidien et les promesses du rêve américain ? Tout cela a eu lieu pendant la seconde guerre mondiale. Tandis que Vichy livrait des Juifs français à l’extermination, les Américains parquaient  leurs concitoyens originaires du Japon dans des camps d’internement comme ceux de Fort Missoula dans le Montana, Sam Houston dans le Texas, Lordsburg dans le Nouveau-Mexique, le camp de Tule Lake où étaient regroupés « les antiloyalistes » avant d’être rapatriés  au Japon, ou encore le camp de Topaz dans l’Utah.  Ainsi la France avec les Espagnols républicains, les Juifs ou les Algériens n’a pas le monopole de ces « camps de la honte ».
    C’est cette sombre page oubliée de la glorieuse Amérique qu’écrit Julie Otsaka avec une précision et une froideur chirurgicale, comme volontairement extérieure, indifférente. Pourtant il ne s’agit pas d’une fiction mais bien d’une histoire réelle. Celle vécue par ses propres grands-parents internés pendant trois ans et cinq mois dans le camp de Topaz, un camp au milieu du désert, dans le fournaise et la poussière de l’été et le froid glacial de l’hiver, un camp entouré de fil de fer barbelé où « des centaines de baraques en papier goudronné [sont] écrasées sous un soleil de plomb ».
    Le texte est dégraissé à l’extrême ne laissant place qu’à une impitoyable recension de faits qui, mis bout à bout, finissent par former un quotidien, un destin dont les protagonistes ne sont plus maîtres, chassés d’une communauté à laquelle ils croyaient appartenir. Il n’y a aucun épanchement, juste des indications, des allusions. L’émotion, la compassion, le sentiment d’injustice et de révolte naissent des faits et seulement des faits : les ordres d’évacuation placardés sur les murs de la ville, le regard méfiant ou hostile des passants, les interdictions de sortir après  20h ou de se déplacer au-delà d’un rayon de cinq miles autour de son domicile, les pancartes « interdit aux Japs », les préparatifs du départ, l’abandon des objets familiers, du vieux chien, la prudente nécessité de brûler tout ce qui rappelle le Japon, les matricules épinglés sur les cols, le courrier censuré par le ministère de la guerre et sur l’enveloppe le tampon : « ressortissant d’un pays ennemi, actuellement en détention »…
    La construction est faite d’aller-retour entre le passé et le présent, entre l’avant paisible et heureux et la fin des illusions : l’évacuation, le convoi et l’internement. Julie Otsuka  montre comment, autour du drame, la vie continue, comment chacun vaque à son petit train-train, petits moments de bonheur aveugles à la détresse de ces ex-concitoyens emportés dans des trains vers des destinations inconnues et secrètes. Cette indifférence frappe : « il y avait les gens qui se trouvaient à l’intérieur du train et ceux qui se trouvaient à l’extérieur et, entre les deux, il y avait les stores ». Banal ! Comme si deux mondes évoluaient en parallèle. Pourtant il vaut mieux laisser les stores baissés : « La dernière fois qu’ils avaient traversé une ville avec les rideaux relevés, quelqu’un avait jeté une pierre à travers une vitre ». L’hostilité alimentée par des associations comme l’American Legion, les Homefront Commandos ou les Native sons of the Golden West est là et le racisme de la société américaine aussi.
    D’ailleurs, le retour chez soi ne signifie pas la fin des souffrances et des violences : des maisons seront encore incendiées, dynamitées, des coups de feu continueront de retentir, des cimetières seront encore profanés, les harcèlements seront quotidiens et des visites nocturnes continueront de terrorisées des familles.
    Comment vivre après une telle épreuve ? L’oubli pour beaucoup est un passage obligé. « Maintenant que nous étions de retour dans le monde, nous ne désirions qu’une seule chose : oublier ». Oublier, nier ce passé récent, nier jusqu’à son identité, jusqu’à son nom pour que « plus jamais on nous [prenne] pour l’ennemi ». Pour d’autres, comme ici le père de famille, le retour à la maison marque l’entrée dans la maladie, la dépression, le repli paranoïaque et craintif : « Ils ne nous aiment pas, c’est tout. C’est comme ça. Ne leur dites jamais plus que le strict nécessaire. Et n’allez pas vous imaginer un seul instant que ce sont vos amis. »
    Dans les camps, les autorités militaires distribuaient aux Japonais un questionnaire pour apprécier le loyalisme des internés. De ce questionnaire et de cette douloureuse injustice, la mère tira sans doute le plus sûr et le plus universel enseignement : « Loyalisme. Antiloyalisme. Allégeance. Obéissance. Des mots, ce ne sont que des mots ».

    (1)    Mako Yoshikawa, Vos désirs sont désordres, éd. Flammarion, 2000.
    (2)    À lire sur ce sujet : Jean Hubert Gailliot, 30 minutes à Harlem, éditions de L’Olivier, 2004

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Bruno Boudard, édition Phébus, 2004, 185 pages, 14,50 euros

  • Les Mille et une nuits

    Les Mille et une nuits
    Traduit, présenté et annoté par Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel


    1001 nuits.jpegEntre 1991 et 2001, Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel faisaient paraître en poche chez Folio une traduction des Mille et une nuits. Les contes présentés par les deux éminents spécialistes ne constituaient qu’une partie du vaste ensemble de ce joyau de la littérature universelle (et pas seulement arabe). Tel était le seul désagrément de cette édition : l’absence de plus de 550 nuits. Ce premier travail préfigurait en fait la parution en 2005 dans la Bibliothèque de la Pléiade du premier des trois tomes d’une édition complète des Mille et une nuits. Le lecteur francophone disposera désormais, et pour la première fois, non seulement de l’ensemble des contes et poèmes du recueil mais aussi de LA référence, indispensable à tout « honnête homme » curieux de littérature.
    Cette intégrale arrive quelque trois cents ans après la première traduction donnée en France par Antoine Galland. Les deux professeurs rendent hommage à leur aîné. Certes, la version donnée par Galland demeure expurgée de quelques passages par trop licencieux aux yeux du contemporain de Louis XIV et brille de quelques ajouts (les contes d’Aladin, d’Ali Baba ou les voyages de Sindbad ne figurent pas à l’origine dans le texte) mais elle continue d’émerveiller et présente le mérite d’avoir contribué à populariser en France et en Europe les Mille et une nuits. Mieux encore, Galland a permis de tirer les Nuits de l’oubli dans lequel elles se morfondaient depuis quelque huit cents ans, à tout le moins, il a aidé à les sortir des marges (géographiques, culturelles et sociales) dans lesquelles le texte était confiné en Orient même.
    Dans sa préface, André Miquel rappelle justement qu’au tournant de l’an mille, les Nuits, souvent irrévérencieuses et peu enclines à la religiosité et au puritanisme, deviennent objet de suspicion et de prévention. Les scrupuleux docteurs de la loi, zélés partisans d’une orthodoxie religieuse figée, fermée à tout effort d’interprétation personnelle (ou ijtihad) veilleront à écarter les Nuits. De même, portées par une langue orale et métissée, les Nuits, « écritures de l’imaginaire » opposées aux « écritures du savoir » pour reprendre la distinction de Jamel Eddine Bencheikh, étaient boudées par les lettrés partisans d’une conception savante de la littérature.
    Les Nuits version Bencheikh et Miquel réparent les « silences » et la « décence » de Galland pour restituer « le texte tout le texte », c’est-à-dire tous les contes mais aussi les 1205 poèmes totalement absents chez Galland et en partie traduits par Madrus entre 1899 et 1906 l’autre traduction française, bien personnelle celle-là (par trop exotique et érotisante). Bencheikh et Miquel ne cachent rien, ne censurent rien, d’autant plus que « les Nuits ne sont pas le Kama-sutra ».
    Ce travail d’érudits - et de passionnés - repose sur des décennies de recherches et de travaux savants. Pour établir leur traduction, ils ont tenu compte des précédentes versions et sont allés, selon les spécialistes, à la meilleure source, l’édition de Bulaq, en Egypte, où le texte a été imprimé en 1835. Dans les deux derniers volumes parus en 2006, Bencheikh et Miquel ont adjoint les ajouts apportés par Galland qui ont su acquérir, au fil du temps, une légitimité incontestable.
    Mais, Jamel Eddine Bencheikh et André Miquel sont également poètes et écrivains et ces qualités font aussi le sel de cette version nouvelle. Poétique et subtil, le texte épouse tous les registres de la langue : orale, populaire, savante…
    Les Nuits, venues du fond des âges il y a au moins deux mille ans de la lointaine Inde, sont passées par l’Iran, le Proche-orient d’avant et d’après la révélation coranique, la Bagdad abbasside, l’Egypte des pharaons avant celle des Fatimides et des Mamelouks... Sur leur passage, et sur un périple de près de trois milles ans, elles se sont nourries de cultures et de traditions multiples (zoroastrienne, hébraïque, biblique, hellénique, soufie …), ont connu mille et un auteurs anonymes, mille et une versions mais toutes articulées autour d’une structure et d’un cadre fixés très tôt. Malgré leur vieil âge, Les Nuits continuent d’émerveiller, demeurent d’actualité et portent encore aujourd’hui leur charge…de soufre.
    Les thèmes, déclinés à l’envi, sont connus : thèmes de la femme bien sûr, de l’amour, des passions et du désir, de la parole et du pouvoir de l’imaginaire face à la menace de la mort…
    Aussi, lorsqu’en 1985 la version originale de Boulaq est rééditée au Caire, le tribunal des affaires de mœurs de la capitale égyptienne ordonne la confiscation de cette édition non expurgée des Nuits au motif, selon le procureur du moins, que ce joyau de la littérature universelle serait « immoral et anti-islamique ».
    L’autre indice d’actualité des Nuits et de son universalisme, cette fois non plus seulement en amont mais en aval, réside dans le formidable succès que ce texte n’a cessé de rencontrer depuis sa révélation-renaissance par Galland : multiplication des traductions, des recherches pluridisciplinaires, des inspirations et des variations diverses.
    C’est justement sur ces adaptations au XXe siècle des Nuits à des univers culturels et littéraires différents (ici notamment David Maximin, Isabel Allende, Proust, Salman Rushdie…) que se penchent plusieurs auteurs dans Les 1001 Nuits et l’imaginaire du XXe siècle(1). Comme le rappelle dans sa préface Christiane Chaulet-Achour, s’appuyant entre autres sur les travaux de Bencheikh et Miquel, les « deux charnières » des Nuits, à savoir « l’ambiguïté » (« incitation au vice ou incitation à la vertu ? ») et le « franchissement » (la parole de Shahrazade est une parole du désir, opposée à la parole de la loi, de la féminité opposée à la masculinité, où le verbe brave le silence que l’on veut lui imposer…) expliquent en partie la censure dont elles ont été victimes intra-muros et l’attirance qu’elles ont exercé et continue d’exercer extra-muros.

    1.- Christiane Chaulet-Achour (sous la direction de), Les 1001 Nuits et l’imaginaire du XXe siècle, éd. L’Harmattan 2004, 246 p., 21,50 €.



    Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard 2005 & 2006

  • Les Roses d'Atacama

    Luis Sepulveda
    Les Roses d'Atacama


    sepulvada.jpeg"J'étais ici et personne ne racontera mon histoire". Cette phrase a été gravée sur une pierre, à deux pas des fours crématoires du camp de concentration de Bergen Belsen en Allemagne. En visitant le camp, Luis Sepulveda est resté longtemps devant la terrible inscription. Il a alors vu des dizaines et des dizaines de mains passer et caresser le texte pour éviter que "la poussière de l'oubli" ne la recouvre définitivement. Ces mains appartenaient aux victimes de la barbarie nazie, mais aussi à celles des barbaries militaro-fascistes, nationalistes ou religieuses. "Raconter c'est résister", voilà pourquoi le romancier chilien en écrivant l'histoire de quelques-unes de ces victimes ne restitue pas seulement des mémoires que l'Histoire officielle et souvent oublieuse assassine une seconde fois, il anime et réanime la flamme de la résistance et cette "capacité d'aimer" qui semble être la marque de ces hommes et de ces femmes que la vie a dressé en une barricade inviolable face à la monstruosité de leurs soi-disant semblables.
    En trente-cinq textes très cours, à l'écriture concise, toujours percutante et vive, Luis Sepulveda écrit la vie de ces anonymes, une vie "mutilée" par les dictatures sud américaines. Il raconte les résistances des syndicalistes équatoriens ou chiliens, des indiens du Panama, toujours soucieux d'honnêteté ou le combat des habitants du lac d'Epuyen contre les tronçonneuses, celui aussi des Lapons pour la survie de leur culture, de leur langue et de leurs traditions. Il évoque aussi le sort d'une femme qui aujourd'hui déambule dans les rues de Moscou en racontant son passé de combattante à Stalingrad, le courage "indispensable" des journalistes sous les dictatures à mille lieux de nos "démocraties d'opinion" et maintenant "d'émotion". Dans "la grande famille humaine" le survivant de l'holocauste et résistant juif (Avram Sützkever) côtoie Don Giuseppe, l'épicier d'origine italienne de Santiago ou Fredy Taberna insatiable spectateur des merveilles du monde, comme ces roses d'Atacama, et qui fera face à ses exécuteurs "en chantant, à pleins poumons, la Marseillaise socialiste".
    Les personnages historiques (Klaus Störtebecker, "le pirate de l'Elbe" du XIVe siècle ou Vasco Nunez de Balboa, "le seul espagnol qui est laissé un bon souvenir" au Panama), les événements (à Pietrasanta, la mort de deux cavatori, les travailleurs anonymes des carrières de marbre ou la fermeture d'une vieille trattoria sur le marché d'Asti) et ces figures de résistant (elles sont nombreuses ici) donnent lieu à des récits riches d'enseignements, source de réflexions, matières à s'enthousiasmer, à aimer ou à détester, à rire ou à pleurer. Et surtout à se révolter. À se révolter aussi contre le cynisme mercantile de nos sociétés. Un cynisme et une cupidité (cette "aiguille de glace dans la pupille") qui conduisent, en Amazonie, en Patagonie ou en Laponie, à la destruction de la terre, de la flore, de la faune quand ce n'est pas des hommes.
    Nulle tristesse ici malgré le poids des horreurs et des injustices. Car comme le disait Hemingway à qui l'auteur consacre un texte, "la tristesse se résout dans un bar, jamais dans la littérature".  Et ce recueil, placé entre le reportage journalistique et un plaidoyer en faveur "des hommes les plus marginaux de la terre" -  plaidoyer qui parfois prend les accents d'une mise en garde -  n'abandonne jamais les rivages de la littérature.


    Traduit de l'espagnol (Chili) par François Gaudry, édition Métailié, 2003, 160 pages, 7 euros


  • Enfants d’ici, parents d’ailleurs.

    Carole Saturno
    Enfants d’ici, parents d’ailleurs. Histoire et mémoire de l’exode rural et de l’immigration


    saturno.jpegCarole Saturno offre ici, pour la première fois peut-être en publication « jeunesse », une histoire de l’immigration en France et inscrit cette histoire dans la continuité de l’exode rural endogène (breton en fait) de la première moitié du XIXe siècle.
    Riche d’une centaine de photos et d’illustrations, le livre présente sous la forme d’un module de six double pages chaque immigration (depuis les Bretons jusqu’aux Asiatiques en passant par les Juifs, les Russes et autres Italiens, Portugais ou Yougoslaves). Il mêle à la parole-mémoire des enfants (Alice la bretonne, Benvinda, Karim ou Mamadou), des témoignages de migrants et d’indispensable repères-synthèses sur les différentes vagues migratoires. Ces synthèses offrent le regard de l’historien et inscrivent chaque migration dans l’histoire nationale : industrialisation, guerres, crises, politiques d’accueil ou de recrutement, replis xénophobes, décolonisation… Les textes sont courts, des encadrés attirent l’attention sur des événements ou des personnages d’importance, des frises chronologiques fournissent la perspective historique nécessaire, des cartes situent chaque région d’émigration par rapport à l’hexagonale patrie des droits de l’homme et les illustrations, sur un mode naïf, se révèlent riches en évocations et parfois en émotions.
    Certains sujets délicats et controverses (la Tchétchènie avec Sacha, l‘intégration de la Turquie avec Jules le « 100% français et 100% arméniens », la « dette de sang » contractée par la France à l’égard des Africains revendiquée aujourd’hui par les Sans-papiers, les zones d’attente ou les mariages arrangés au sein de la communauté turque)  ne sont nullement éludés, ce qui permet de conjuguer cette histoire au présent et même au futur proche.
    Une dernière partie s’attache justement à montrer les nouvelles formes et les enjeux des migrations : à commencer par sa mondialisation, la pertinence des politiques de plus en plus répressives alors que les rapports et les prévisions statistiques montrent le rôle de l’immigration pour enrayer le déclin démographique de l’Europe, les ambiguïtés d’une « immigration choisie », la fuite des cerveaux qui frappe les pays du Sud…
    Bien sûr, il serait toujours possible dans une entreprise de ce genre de pointer tel ou tel manque (on pense à la question de l’islam traité seulement via le ramadan ou la question du voile) ou parti pris (voir le parallèle entre immigrés et ci-devant « sujets de l’empire » qui fait irrésistiblement songer aux thèses des « indigènes de la République »), mais cela reste très secondaire.
    Le livre de Carole Saturno est bien fait, pédagogique à souhait et donc utile pour l’enseignement d’une histoire par trop ignorée, trop longtemps méprisée, pour aussi réfléchir sur l’identité nationale et le regard porté sur les migrants d’aujourd’hui. Il devrait faire en sorte qu’effectivement, selon la formule aujourd’hui consacrée, « leur histoire » soit aussi « notre histoire ». Que l’on commence ce travail dès les bancs de la communale avec « nos » chères têtes (pas toutes) blondes est heureux et même impérieux. Précision tout de même : ce livre, présenté comme un livre pour enfants, lisible à partir de neuf ans, devra sans doute être lu avec un adulte, en revanche, il déborde aisément le cadre étroit de la littérature jeunesse et devrait en apprendre à plus d’un… parent.


    Edition Gallimard Jeunesse, livre pour enfants (à partir de 9 ans), 2005, 144 pages, 22,90 euros

  • La Vie après

    Claire Messud
    La Vie après


    messud.jpegImaginez. Vous êtes un étudiant fraîchement débarqué aux Etats-unis. Votre physique, votre nom tout en vous rappelle vos origines lointaines. Méditerranée, Afrique du Nord, Algérie... Pourquoi cette fille au prénom peu commun, Sagesse, s’intéresse t-elle à vous ? Toute rencontre renferme sa part mystérieuse, souterraine. Claire Messud, dans son roman La Vie après, offre, à travers une minutieuse introspection familiale, quelques clefs pour suivre Sagesse dans sa quête de liberté, d’émancipation, de paix avec soi même et avec les autres. Pour un observateur, cette attirance de Sagesse pour cet étudiant étranger ne révèle rien. Pas plus d’ailleurs que la présence chez elle d’une reproduction de la baie d’Alger d’avant la guerre. Son sens caché, sa signification possible, n’est accessible qu’à Sagesse... et au lecteur de La Vie après.

    Au commencement du livre Sagesse a quatorze ans. Sa mère est américaine, son père, Alexandre, est un pied-noir. Il travaille dans le luxueux hôtel construit sur la Riviera par son propre père qui, en chef de famille rigide et étouffant, omnipotent, veille au grain et à la destinée des siens. Alexandre, malgré ses velléités, ne parviendra jamais à prendre la direction de l’affaire. Les grands parents de Sagesse n’ont jamais accepté cette Américaine mariée à leur fils. Le couple d’ailleurs bat de l’aile. Le terrible handicap de leur second enfant, Etienne, n’est pas pour rien dans le semblant de vie commune qu’ils s’imposent.
    Le livre commence comme un récit d’adolescence : rupture et contestation des aînés, amitié, éveil aux premiers émois amoureux... Jusqu’au soir où une détonation éparpille les adolescents qui batifolaient gaiement et bruyamment autour de la piscine de l’hôtel, blessant légèrement une des filles du groupe.
    Tout bascule alors. Non seulement la vie du clan mais aussi celle de Sagesse. Gardiennes de la mémoire familiale, la mère et la grand-mère ouvriront à Sagesse la porte de l’invisible et des non-dits. La lourde porte des secrets, des souffrances d’autant plus douloureuses que l’on s’est évertué à les taire, à les recouvrir d’un voile de silence et de mensonge. À faire « comme si » !
    Comment démêler, dans l’entrelacs des racines qui fondent une histoire familiale, celles qui portent le devenir ? Sont-ce les fréquents adultères qui ici n’épargnent aucune génération ? Les branches familiales reléguées dans l’oubli ou coupées ? Ne serait-ce pas plutôt l’autoritaire et criminelle indifférence du père pour son fils ? Ou bien encore faut-il voir dans chaque humaine condition le jouet de l’Histoire : ici, la présence française en Algérie et sa fin misérable. Pour la famille La Basse, cette inscription dans un destin collectif commence dès la première moitié du dix-neuvième siècle et se détermine en 1962. Alexandre, alors âgé de dix-sept ans, est le dernier de la famille à fuir Alger. Lesté du cercueil où repose sa grand-mère, il tente, harassé par le poids et la peine, de se frayer un chemin dans la foule des malheureux rassemblés sur le port qui cherchent eux aussi à embarquer pour la métropole.

    « Tout cela, que ce soit instant, heure ou jour, nous le portons en nous, quelque part... » écrit Sagesse lestée d’un autre et terrible drame.
    Claire Messud décrit avec minutie et précision l’histoire d’une famille, cet avant d’une vie qui détermine tellement l’après de chaque existence.
    Interrogation psychologique, effort de mémoire, questionnement identitaire, reconstitution d’un puzzle dont on voudrait s’extraire, dissection d’une réalité dont on s’efforce de déchirer le voile étouffant de l’apparence, ce deuxième et dense roman, d’une américaine aux origines franco-canadiennes, née en 1966, malgré des longueurs certaines, est riche d’émotions et dit le lot commun : vivre dans l’ombre de fantômes et sous le poids de lourds héritages.

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Guillemette Belleteste, édition Gallimard, 2001, 515 pages, 24,39 euros