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Littérature française - Page 2

  • Arménienne

    Martin Melkonian

    Arménienne

     

    arménie, réfugié, immigration, citoyenneté, femmeL’écriture de Martin Melkonian progresse sur une ligne délicate, celle des émotions qui naissent de traces incertaines, de lieux reconstitués, d’un « flash d’éblouissement », d’une « vaguelette mordorée », d’un « minuscule paquet de mots arméniens » ou de quelques « miettes ». C’est là, au cœur de l’évanescence, que se devinent un visage, une attitude, que s’échappe un parfum de violette, que coulent des larmes ou se distingue l’écho d’une lointaine rumeur. La mémoire est aussi fragile que fut transparente la vie de cette Arménienne, « comme si elle n’avait pas d’histoire ; pas de récit ; pas de Je ». Elle s’appelait Victoria. L’auteur est son fils.

    A Constantinople, dans le quartier de Beyazid, la famille Handjian échappa aux rafles, déportations et génocide de 1915-1916. Mais, en 1926, il fallut tout de même partir, direction Nice, avec pour visas la mention « sans retour » : exit, du balai et ne revenez pas ! En France, une autre page est à écrire. Celle de l’exil.

    Victoria n’a pas laissé d’archives, pas d’albums photos. Juste quelques papiers et lettres, « poèmes d’amour entravé » à son fils adressés. Et deux ou trois clichés. Avec ces maigres indices, le « piètre enquêteur », comme s’accable lui-même l’auteur, réussit, et avec quelle force !, à reconstituer le fil ténu d’une existence, cette « précarité de coton hydrophile », le quotidien d’une femme invisible, le courage discret d’une modeste immigrée « de nationalité réfugiée arménienne », successivement « couturière, culottière, petite main finisseuse… ». L’écriture élégante se déploie dans des phrases descriptives et longues, comme pour mieux retenir le souvenir, s’accrocher à l’instant fugace de la remémoration. Les pensées et les commentaires affleurent, sur la pointe des pieds, comme pour ne pas déranger.

    Le fils s’en retourne sur les lieux de Paris où sa mère a travaillé et vécu : ateliers de tailleur, boutiques-ateliers ou l’appartement de Georges, le frère tant aimé qui détourna pourtant l’héritage familial. Et puis il y eut, après le «gourbi » de la rue d’Aubervilliers, cette modeste chambre sans commodités, au 204 rue du Faubourg Saint Martin. C’est là, au milieu de l’indéchiffrable gouaille des faubourgs, que l’exilée porta à bout de bras son foyer, constitué d’un mari trop tôt paralysé et de son unique et anémique rejeton. C’est sur le tard, à 40 ans, en 1947, que Victoria épouse Yervant. Mariage sans amour, rencontre de deux solitudes qui deviendra avec l’arrivée, trois ans plus tard, de l’unique fils, Jiraïr, un couple uni et une famille. Avec si « peu de vocables à sa disposition », Victoria ne parle pas beaucoup. Ou à peine. Elle aime en silence. Elle fait fasse à la vie, en silence. L’amour des siens et le renoncement pour viatique. « Heureusement, songe-t-elle, les sentiments ne se prononcent pas ; n’ont pas d’accent étranger ; ne nécessitent pas une articulation spéciale. Le silence est leur royaume. »

    Jiraïr grandit entre deux langues : celle « de l’amour » (le français) et l’autre, « l’arménien de Constantinople-Istanbul », qui s’est infiltrée et chemine mystérieusement en lui. Très tôt le père est paralysé, le gamin souffre d’anémie. Victoria travaille. Victoria soigne. Victoria élève son « fiston prometteur », « la promesse », celle de la réussite scolaire, de l’éducation comme un investissement. « Ne me traîne pas de malheur en malheur » lui écrit-elle un jour. En 1965, grâce à l’association des paralysés de France, la famille obtient un appartement à La Courneuve. Plus tard, veuve et seule, Victoria souhaite revenir sur Paris. « Après tout, elle se sent autant Parisienne que Constantinopolitaine, et serait à même de revendiquer une citoyenneté d’un type particulier combinant géographie et rêverie. Aucune ligne de démarcation n’est tracée en elle. » Victoria referme la parenthèse dans un dernier appartement, au numéro 13 de la rue des Amiraux. La « ressortissante étrangère », née à Constantinople, est enterrée à Avranches, dans la Manche.

    Qu’il y a loin entre « le prestige de Beyazid » et la condition d’immigrée à Paris. C’est « la dégringolade des apparences ». Victoria, « épave parmi les épaves » s’est échouée sur « l’île de la pauvreté »,  dans un quotidien « où le noir l’emporte si souvent ».  Pour « atteindre la nuance de vie d’un être particulier », Martin Melkonian  privilégie, le concret, le détail physique, les faits. Il s’appuie sur des « miettes » de souvenirs, des bribes d«’arménien de Constantinople-Istanbul, deux ou trois papiers et lettres et pas davantage de photographies. Il y ajoute les lieux d’une vie et les silences bourrés de tendresse d’une mère qui avait fait du renoncement son bouclier. Avec ces maigres indices et son amour pour sa mère aujourd’hui disparue, Martin Melkonian réussit à recomposer le fil fragile d’une vie, ressusciter un être bien réel, ranimer une femme que l’on souhaiterait prendre dans ses bras, avec qui l’on partagerait quelques tiropitakias et autres beureks. Attablés à la terrasse ensoleillée d’un traiteur grec de la rue du Poteau à Paris, on l’écouterait évoquer ses souvenirs, ses « retrouvailles éclairs avec le Bosphore » que sept décennies d’exil n’ont pas réussi à effacer chez cette vieille immigrée qui s’appliqua, sa vie durant, car tel est le lot de l’étranger, à donner le change jusque et y compris sur les photos de famille : « chaque pose ou chaque surpose apparaît avec la marque spéciale de la revanche. De la revanche et du rappel. C’est mieux qu’un « Voilà comment j’aurais dû être ». Peut-être un « Voilà comment je suis restée ».  Fidèle à un nous enfermé dans une jarre dormant au fond des eaux du Bosphore. (…) La surpose : une dignité plutôt qu’une vanité ; une endurance plutôt qu’une dignité. Le langage d’une femme d’origine arménienne en terre franque. »

    Dans cette évocation délicate, emplie de tendresse, à l’écriture élégante et subtile, Martin Melkonian ne laisse affleurer que de rares commentaires, disposés ici ou là avec discrétion. On est loin du texte d’Ali Magoudi (Un Sujet français, Albin Michel, 2011), reconstitution psychologisante de la figure paternelle et où l’enquêteur-narrateur occupe le terrain. Dans ce long poème d’amour, le fiston s’efface derrière la mère. Arménienne est un très beau texte sur la mémoire et le temps. Sur la perte aussi, née des bifurcations de l’existence, de l’exil, des générations qui passent, d’un fils qui prend le large : « plus j’affiche mon présent, plus je gomme son passé. Mieux dit : mon présent aimanté par un avenir libérateur ne s’accorde plus avec son passé enchaîné. » Récit sur le vieillissement, la solitude comme antichambre de la mort, Arménienne est un long poème d’amour d’un fils à sa mère. « Je ne chasse par l’Arménie ; je l’ignore. Et l’ignorant, je respire ou crois respirer. Je méconnais le redéploiement infini de l’être vers l’origine, cette origine qui tient lieu d’ego. Le lieu par excellence. Le repose-tête ! ».

     

    Maurice Nadeau, 2012, 120 pages, 19,50€

  • Une enfant de Poto-Poto

    Henri Lopes

    Une enfant de Poto-Poto

     

    Henri_lopes_bis.jpgVoici donc le Prix littéraire du Musée de l'immigration 2012 : Henri Lopez, auteur de huit romans et d’un recueil de nouvelles, écrivain confirmé et honoré, homme politique et ambassadeur du Congo en France. Il a coiffé sur la ligne d’arrivée quelques confrères, jeunes dans la carrière ou non, dont le prometteur Sabri Louatah mais aussi Ahmed Kalouaz, Chahdortt Djavann, Sophie Schulze, Carole Zalberg ou encore le tout aussi confirmé Boualem Sansal.

    Une enfant de Poto-Poto est un roman sur le métissage et les identités brinquebalées entre héritage colonial et migrations modernes, un roman porté par une langue chatoyante, protéiforme, créolisée à la sauce lingala, frangolaise et française tant il est vrai que « malgré ce qu’en pensaient, pour des raisons différentes, d’un côté nos dirigeants, de l’autre les Français, nous étions un peu françaises, nous aussi, non ? », dixit Kimia la narratrice.  A croire que le « butin de guerre » des ci-devant colonisés ne se limite pas à la seule langue comme le disait l’Algérien Kateb Yacine mais aussi aux identités.

    Pélagie et Kimia sont les deux protagonistes de ce récit. Des sœurs de sang malgré le fait qu’elles ne viennent pas de la même région du Congo. Mais voilà, au temps béni de l’apartheid colonial, les deux jeunes filles se sont retrouvées les deux seules Noires au lycée Savorgnan de Brazza, des « curiosités tenues à distance» par les autres élèves et les professeurs. De quoi forger une complicité et une amitié sororale et mêler, en une cérémonie sacrilège, leur sang de « lari » pour l’une et de « ndjem » pour l’autre.

    Au lycée, Pélagie et Kimia croisent un bien étrange Moundélé (un Blanc). M. Franceschini, professeur de français de son état mais surtout un « débarqué » selon la doxa coloniale entendre un dangereux hurluberlu qui croit devoir respecter les « indigènes » et les placer sur un pied d’égalité avec les Blancs. Il faut dire que si Franceschini était blanc dehors, il était nègre dedans (voilà qui rappelle le livre de Toi Derricote, Noire, la couleur de ma peau blanche. Un voyage intérieur, Perrin 2000). Français par la peau, il était congolais à l’intérieur. Ce Moundélé à l’« âme nègre » était un bâtard, de père inconnu et de mère congolaise.  Un « Blanc manioc  – Moundélé Kwanga, en lingale – une allusion à l’insulte qu’on lançait aux sang-mêlé » qui, à l’heure de la « Dipenda » (l’Indépendance) exigeait l’excellence de ses élèves appelés à diriger le nouvel Etat. Une exigence cultivée jusqu’ à lui donner des cauchemars.

    Pourtant, ce « Moundélé aux origines douteuses » n’aura pas davantage sa place dans le nouvel Etat que sous l’administration coloniale. Suspect, toujours suspect. Hier dangereux subversif indépendantiste, aujourd’hui soupçonné de nostalgies coloniales et de quelques complots impérialistes… Autre temps mais même rejet pour ce métis, « condamné par l’Histoire » comme l’écrivait déjà un autre « hybride culturel », l’Algérien Jean Amrouche.

    L’amour est au centre de l’intrigue. Un amour à trois immergé dans un bain de rivalités, de demi mensonges et de connivences où barbotent les deux élèves et leur professeur : Pélagie deviendra l’épouse légitime, Kimia, le « deuxième bureau ». C’est un vaudeville pétri de jalousie, d’espionnage, de petits secrets, de rendez-vous cachés, de culpabilité, mais un vaudeville à la sauce zaïroise : « ambiancé » aux rythmes des rumbas, boléros, tangos, cha-cha-cha et autres torrides et dangereuses pachangas - au Congo, on danse même pour « exprimer sa tristesse » ! Un amour à trois mais… consenti, partagé, solidaire. Ce n’est pas là la seule différence entre Africaines et Européennes, entre le Congo et la France où, « au nom de Descartes les Mindélés écartent toute explication par le surnaturel. Pourtant… ».

    Bien plus tard, après des études aux Etats-Unis, Kimia, devenue une romancière de renom, retrouve Franceschini. Les rendez-vous amoureux se répètent au gré des salons et des colloques en Amérique, en Europe ou en Afrique. Les retrouvailles, les échanges épistolaires, les méditations de Kimia influencée par Franceschini, son père en littérature, offrent d’instructives variations sur la littérature, le style et les registres de la langue utilisée, la réception des œuvres en Europe et le faible lectorat des pays d’origine, le statut de l’artiste partagé entre universalisme, entre-soi rassurant – ah ! le « cinéma calebasse » - et autre danse du ventre effectuée pour séduire les critiques et l’intelligentsia occidentales qui elles se doivent d’« être politiquement correct et [d’] avoir leur nègre génial ». Lopes jongle avec les références littéraires passant de Clément Marot à Jacques Stephen Alexis via Beaumarchais ou Césaire

    Kimia devient le « pendant féminin » aux USA de Franceschini, son prof, amant et mentor, se permettant d’allègres coups de griffe à l’endroit du concept de « littérature postcoloniale » ou des théories du genre. Mieux : à cause de son français venu d’ailleurs, elle s’entend traitée de « moundélée » par un « taxieur » de Brazza, comme on dit du côté d’Alger.

    Une enfant de Poto-Poto montre comment « le fleuve » de l’Indépendance a été « détourné » (pour reprendre le titre d’un roman de Rachid Mimouni) ; il dit le rayonnement culturel de la France d’alors -  « partir à la Sorbonne, comme Villon, Césaire et Senghor » - ; laisse entrevoir les pleurs de Kimia, le premier soir de son exil étatsunien, seule dans son lit ; les stéréotypes des Noirs américains sur l’Afrique. Il décrit la « métamorphose » culturelle de Kimia immigrée, l’illusion des racines et des origines : « aucune fonction algébrique, aucun programme d’ordinateur ne rend compte des destins » ; il célèbre le primat des « vivants [à qui] il fallait consacrer ses forces et ses ressources » sur les fausses « authenticités » et le pseudo « patrimoine identitaire ».

    La démonstration est forte et vaut aussi bien pour le Nord que pour le Sud. Le métis, dit Kimia, « nous a appris à devenir des êtres humains. D’ici et d’ailleurs. » Au point que la notion même « dépérira. Dans quelques décennies, peut-être avant un siècle, il n’y aura plus de métis, mais des Français, des Congolais, des Sénégalais,  des Américains, blancs, noirs, bruns… Les « pur-sang » n’oseront plus se vanter de ce qui deviendra une tare ».

    Le « butin de guerre », revisité par les « indigènes » d’hier, désarçonnait déjà les puristes du dico et de la syntaxe, avec Henri Lopes, il pourrait aussi affoler les gardiens de l’ordre identitaire. Ici et ailleurs.

     

    Gallimard, Continents noirs, 2012, 265 pages,  17,50€

  • Les Sauvages

    Sabri Louatah

    Les Sauvages

    0.jpgLa France littéraire grouille de jeunes talents qui viennent redorer le blason des lettres nationales à tout le moins y mettre leur grain de sel, réinventer les genres, bousculer la langue et élargir les horizons.  Sans compter que questions horizons, si nos nouvelles plumes (Faïza Guène, Kamel Hajaji, Mabrouck Rachedi, Hafid Aggoune ou Kaoutar Harchi) semblent bien pâlottes dans la basse-cour des gallinacées tricolores, on sait mieux les apprécier au-delà des frontières nationales où elles font rayonner la culture française.

    Sabri Louatah ! Voici un « garagnas» de Saint-Etienne, qui se permet un premier roman livré sous la forme d’un feuilleton qui sera décliné en quatre volumes. Le style, inspiré du rythme des séries américaines, est nerveux, crépitant, vivant et les intrigues se multiplient, bourgeonnent, s’entremêlent avec brio et maîtrise. Un premier roman original aussi, par la place qui tiennent l’humour, la dérision et même le rire. Ecriture feuilletonesque oblige, l’auteur laisse traîner sur le chemin quelques perles (des croix gammées sur le crâne d’un chibani, un juge Wagner qui pointe le bout de son nez, une certaine commandante Simonetti, des diplomates algériens, une ou deux histoires d’amour…) qui sont autant de rendez-vous donnés à son lecteur.

    Sabri Louatah ! Voici un jeune écrivain du XXIe siècle hexagonal qui se la joue Balzac chez les « Berbérichons ». Et c’est réussi ! Ces « Berbérichons » sont autant l’illustration de cercles singuliers que le reflet de la France en mouvement. Le regard est tour à tour microscopique ou panoramique. Rien ne lui échappe ; du moindre détail croquignolesque de tel ou tel personnage ou situation à la sociologie électorale du pays. Ces « Berbérichons » à la mode Louatah, c’est la France qui bat au cœur d’une famille française d’origine kabyle et non l’histoire d’une famille d’origine immigrée dans la France du moment. On est à Saint-Etienne, au pied des terrils abandonnés et des barres de cités laissées à l’abandon. Sabri Louatah montre, double performance, ce que beaucoup ignore en France. Ne suppose même pas. Que ces Français d’origine algérienne brillent d’une diversité qui vaut son pesant de dynamite, tant les différences et les oppositions, les appartenances et les clichés traversent les groupes. Que ces immigrés et autres boutures d’immigrés sont des Français comme tout le monde, qu’ils constituent la France d’aujourd’hui et de demain et la galerie de personnages (pas moins de deux douzaines de personnages) attestent là encore de la diversité des parcours, des réussites et des échecs, des milieux sociaux et des modes de vies… loin des schémas réducteurs et des codes médiatico-politiques.

    Côté écriture, Sabri Louatah sait manier les registres. Il est capable (avec tendresse) de faire parler aussi bien une vieille kabyle, qu’un immigré mal dégrossi, quelques jeunes de banlieues ou quelques bobos parisiens. Il fait entendre les accents stéphanois des plus jeunes qui trahissent bien qu’ils sont du cru, et la petite musique de la langue kabyle (passablement maltraitée ici par une transcription désastreuse).

    Cette entrée en matière de ce qui est annoncé comme un quatuor s’ouvre en pleine festivités d’un mariage « mixte » (kabylo-oranais !) qui se tient la veille d’une élection présidentielle (encore) insolite. Elections plus vraie que nature, n’était, qu’au second tour, Nicolas Sarkozy affronte non pas François Hollande mais un certain Idder Chaouch, un métèque débarqué des djebels hier encore propriété nationale. Idder Chaouch, un « kholoto » à la tête de l’Etat français, un fils d’immigré pur jus, pas un resucée de l’histoire européenne, un rejeton d’indigène et, allez savoir ! peut-être même de fellouze. Du jamais vue ! De l’extraordinaire ! Et cela ne plait pas à tout le monde. Mais vraiment pas ! Dans la détestation, les nostalgiques de l’Algérie de papa rejoignent les militants de l’Aqmi, lesquels traitent le candidat de « chien de traître qui a renié l’islam et qui mérite la mort ». A côté, l’élection de Mitterrand en 1981 c’est de l’eau tiède et triste comparée à un thé à la menthe, parfumé et sucré, garni d’explosifs pignons.

    Chaouch  indispose ; il est menacé de mort par quelques islamistes pur jus, aussi imperméables aux vertus du métissage qu’une rombière de la haute ! Plus élégante tout de même et moins explosive. Pourtant, « l’avenir c’est maintenant » dit le slogan du candidat. Mélange de Royal et d’Hollande ? Non ! Juste la volonté de réunir tout le monde dans un devenir commun. Bien entendu, les échos de cette présidentielle se font entendre parmi les convives.

    Slim Nerrouche et Kenza Zerbi sont les mariés. Lui est kabyle. Elle oranaise. Autant dire que les familles se scrutent, se jaugent, se daubent même et à tire-larigot encore. Chez les Nerrouche, le raï c’est de « la musique de bougnouls » ! On préfère Aït Menguellet - plus classe tout de même. Le « classique des classiques » sur « la différence entre les Kabyles et les Arabes » est vite évacué par les plus jeunes qui ont compris, eux, que les uns et les autres ne sont « ni kabyles, ni arabes, mais français ! »

    Plus d’une vingtaine de personnages évoluent ici, des grands oncles et grandes tantes, aux mères et leurs rejetons formant une tripotée de cousin et de cousines. Les pères sont les mystérieux absents, le trou noir de cette dynamique et bruyante smala. Ils sont partis ou tombés aux champs d’honneur d’un travail synonyme d’accidents ou de maladies mortelles ! Seul exception, Matthieu qui a épousé Rachida et qui a intérêt à filer droit.

    Les étiquettes n’accrochent pas sur cette marmaille. Bien sûr, avec Krim c’est la banlieue et ses bandes qui s’offrent au lecteur. Mais il faut compter aussi dans le lot une hôtesse de l’air, un acteur pour série TV, un gérant de restaurants à Londres, une cantatrice sans oublier ce candidat à la présidentiel. Rien que du très normal. Du banal. Du commun. De l’indifférencié républicain. A l’exception près… du présidentiable.

    Et côté sociologie, idem. Parfois jusqu’à l’inattendu. Ainsi, Slim, le marié, est un homosexuel caché qui risque de voir sa cérémonie gâchée par son petit copain Zoran, un travelo roumain qui rôde du côté de la salle des fêtes… Les Nerrouche couvent en leur sein quelques laïcards à la sauce républicaine, des athéistes en diable et des bouffeurs d’imams à la barbichette musquée à faire rougir un Emile Combes !  Et tout ce beau monde sait se montrer coquin ; sensible aux charmes d’un tel ou d’une telle à commencer par la belle cousine Kamelia, dont les seins, plantureux et suggestifs, affriolent Krim. Et si tonton Bouzid - élevé lui à « la sévère loi du nif » comme dirait Jean Amrouche - veille, Rabia la propre mère de Krim, n’échappe pas à quelques tentations. Le fiston reçoit un texto de « maman » qui ne lui était pas adressé et qui pourrait bien signifier que sa génitrice, respectable veuve de son père, s’envoie en l’air avec on ne sait quel zigoto ! Une catastrophe, un monde s’écroule et un volcan se réveille prêt à expulser toute la rage de l’honneur version méditerranéenne.

    Krim campe ici le personnage central. Paumé des cités, éjecté de la mécanique sans imagination de l’orientation scolaire, échoué du Pôle emploi, il brinquebale sa frêle carcasse entre fumettes et désœuvrement, petits boulots et petites magouilles, et se trimbale – allez savoir pourquoi ! - un dangereux calibre. Krim est « un gamin, un petit rebeu comme il y en avait des millions et qui n’arrivait même pas à soutenir plus de dix secondes son propre regard dans le miroir de sa grand-mère ». Secrètement, le môme en pince pour une certaine Aurélie Wagner. Elle semble lui préférer Tristan. La logique (supposée) des transports amoureux et l’ordonnancement (bien réel) des classes sociales semblent respectés.

    Tout au long de cette journée Krim est inondé d’étranges textos envoyés par son cousin Nazim qui le rappelle à ses obligations. Il doit être sur Paris le lendemain. Krim a mis le pied dans un engrenage qui le dépasse. Un complot aux dimensions nationales.

     

    Flammarion, 2012,  208 pages, 19 euros

  • Kabylie Twist

    Lilian Bathelot

    Kabylie Twist

    220px-Lilian_Bathelot_-_Comédie_du_Livre_2010_-_P1390028.jpgCe n’est pas sans craintes que l’on aborde un roman avec un titre aussi kitsch. Kabylie Twist… Trop souvent, le clinquant n’augure rien de bon. Et pourtant dès les premières pages, l’appréhension tombe. On découvre une histoire ficelée où se croise une dizaine de personnages et, même si cela patine en cours de route, les ressorts du récit, les émotions transmises, la densité des caractères et des situations très diverses emportent l’adhésion. Kabylie Twist c’est la guerre d‘Algérie avec pour toile de fond les années 60-62 en métropole, le twist, les vinyles et autres yéyés. La nuit et le jour, l’enfer et le paradis séparés par une mer, un gouffre pour une génération d’appelés. C’est en « métropole » que s’ouvre le roman : un temps et une société parfaitement rendus par les ambiances (Saint-Tropez, la Madrague, B.B.), les dialogues, le vocabulaire... Sylvie, la jeune femme aux allures de Sagan roule en Aston Martin rouge, les cheveux au vent. Richard, alias Ricky Drums, batteur du groupe les Fury’s, espère enregistrer son premier 45 tours chez Philips. Les deux tourtereaux s’aiment. Mais voilà, feuille de route en poche, Richard doit du jour au lendemain laisser tomber ses illusions et son amour : direction l’Algérie et pas pour y maintenir un peu d’ordre, pas pour de simples « événements » mais pour tomber dans une guerre des plus atroces ; et pas pour quelques semaines, pour vingt-huit mois. Toute une vie pour une génération ! L’essentiel du roman se passe ici, en Algérie, entre les opérations dans le bled et la petite communauté pied noire de Djidjelli (l’actuelle Jijel).

    Kabylie Twist  est un roman choral avec en ligne de front : Richard l’appelé, Sylvie impétueuse et libre, Najib, harki par amour, le jeune et sagace inspecteur Lopez et Mr. Germain l’instituteur communiste (ah ! Camus…). Amour, rencontre, amitié, tragédie, trahison, don de soi et… la beauté du pays : tous les ingrédients sont ici réunis.

    Chacun parle et les routes de tous se croiseront autour de plusieurs intrigues : une détonante enquête sur des attaques et des atrocités commises dans des fermes de colons isolées, l’engagement des harkis et leur abandon - le déshonneur de l’armée française - le mystère des origines de Najib, enfant trouvé sur les marches de l’hôpital et  adopté par toute la ville, l’amour impossible entre Najib et Claveline, une « impasse » dans cette Algérie coloniale, la dénonciation de la torture, les transformations de Richard après deux ans de guerre à crapahuter dans le djebel avec les hommes de sa harka chargée de « nettoyer » puis de dynamiter les villages et hameaux susceptibles de soutenir les « fellouzes ». Ces Algériens sont les grands absents de ce récit et quand ils apparaissent c’est au titre de terroristes ou de chefs de l’ALN froids et sans pitié. L’ambivalence, le jeu des paradoxes, les ambiguïtés de l’âme et les doutes des consciences qui caractérisent l’esprit de ce roman et des personnages, n’est plus de mise. Mais il est vrai que l’histoire est ici portée par des Français de métropole, des pieds-noirs et un gamin du cru à l’obscure généalogie.

    En annexe, Lilian Bathelot fournit quelques repères sur l’histoire du pays - avec ici ou là quelques imprécisions (faire des Berbères des « immigrés » comme les Arabes, les Turcs et autres Français ou écrire que « c’est la conquête française qui [a] fabriqué ce pays » est pour le moins troublant). Il y évoque notamment les quelques 200 000 Pieds noirs restés en Algérie à l’indépendance. Comme Monsieur Germain. Une dernière partie de pétanque avec celui qui s’apprête à partir. Une dernière anisette. Une nouvelle histoire commence.

    Gulf Stream 2012, 355 pages, 14,50€

     

  • L’Etranger

    Albert Camus, José Muñoz

    L’Etranger

     

    EtrangerPla.gifSi 2013 annonçait le centenaire de la naissance d’Albert Camus, 2012 marquait le cinquantenaire de sa disparition et le soixante-dixième anniversaire de la parution du roman l’Etranger. Les éditions Gallimard et Futuropolis se sont associées à cette occasion pour en offrir une édition originale, un beau livre selon la formule consacrée,  qui présente deux originalités : le grand format d’abord et un nouveau découpage du célèbre roman et surtout les dessins de l’Argentin José Muñoz qui accompagnent le texte de l’enfant de Belcourt.

    Les dessins sont en noir et blanc, jouant des contrastes, des vides et des pleins, du délié et de l’épais, de l’ombre et de la lumière où le blanc, dominant, traduit cette « saturation solaire » selon la formule de Michel Onfray. Les portraits sont taillés à la serpe et les paysages, ceux de la campagne, de la plage ou de la ville, se déploient plus amples et délicats. Chez Muñoz, Meursault a les traits de Camus.

    Avec un coup de crayon économe, minimaliste, José Muñoz parvient à une formidable expressivité. Il faut admirer ses compositions d’un Meursault préparant son frichti ou se baignant avec Marie, l’ombre d’un arbre et le vent que l’on imagine caresser un feuillage à proximité d’un marabout gorgé de soleil.

    On a souvent reproché à Camus l’absence de l’ « Arabe » dans ses romans. De l’autre côté de la Méditerranée notamment, le blâme persiste. Ici l’Arabe, l’indigène, l’Algérien est omniprésent : on le croise, dans les rues, sur le pas des portes, à travers la vitre d’un autocar et bien sûr cette plage où retentiront ces « quatre coups brefs » frappés « sur la porte du malheur ». Et oui, si l’Algérie de papa pouvait s’adonner avec plus ou moins de subtilité à l’art de la ségrégation voir de l’apartheid, au point de pouvoir faire disparaître l’Arabe des romans, il était impossible de le gommer des champs de vision. Comme Alexis Jenni fait dire à un de ses personnages : « Camus, qui s’y connaissait, donne l’image parfaite de l’Arabe : il est toujours là dans le décor, sans rien dire.  Quoi que l’on fasse on tombe dessus, il est là et finira pas gêner ; il obsède comme une nuée de phosphènes dont on ne se débarrasse pas, il trouble la vision ; on finit par tirer. On est finalement condamner parce qu’on ne se repent pas, on chassait les phosphènes d’un geste de la main, mais l’opprobre général est un soulagement. On a fait ce que chacun désirait, et il faut payer maintenant, mais cela a été fait. La violence de la situation est telle qu’il faut des sacrifices humains réguliers pour apaiser la tension qui sinon nous détruirait tous. » (L’Art français de la guerre, Gallimard, 2011).

    José Muñoz a choisi de donner une illustration sobre, jamais envahissante. La performance tient au fait que, se coulant, presque respectueusement, dans l’œuvre de Camus, elle est, dans le même mouvement, (re)création.

     

    Gallimard et Futoropolis 2012, 144 pages, 22€

     

  • Des chiffres et des litres

    Rachid Santaki

    Des chiffres et des litres

    th.jpgRachid Santaki est né en 1973 à Saint-Ouen, a grandi à Saint-Denis, c’est sans doute ce qui lui a donné l’énergie nécessaire pour être à la fois entrepreneur, journaliste, scénariste et romancier. Il a signé La petite cité dans la prairie (Bords de l'eau, 2008), Les anges s'habillent en caillera (Moisson rouge, 2011) et  Flic Ou Caillera, chez Masque  en 2013. En 2014, il signe pas moins de quatre parutions : Putain D'amour (un recueil de textes au Livre De Poche), Business Dans La Cité  (Seuil), deux recueils de nouvelles : Gueule De Bois (Gallimard) et Triple XL (Folie d'encre).

    Dans Des chiffres et des litres, la France est tout entière rivée à son téléviseur et aux prouesses de l’équipe de France de football, équipe black-blanc-beur qui en 1998 emportera le trophée mondial et l’adhésion nationale. Au même moment, celui qui aurait pu être le petit frère d’un des héros de la France footballistique (et au delà), Hachim, un jeune de Saint-Denis, intelligent et sensible, doué pour les études, apprenti journaliste, va se fourvoyer dans le commerce de drogue. Alors que le Stade de France brille de mille feux et d’autant de cocoricos, les cités alentours restent plongées dans le noir, le noir de l’indifférence et de l’abandon, le noir des trafics en tout genre, des bandes et d’un quotidien dominé par le rapport de force, la peur, l’agression ou l’évitement, des codes dures, inhumains qui obligent à plier ou à se casser.

    Rachid Santaki ouvre son roman avec un cadavre au corps torturé, retrouvé dans un terrain vague. Il décortique alors l’organigramme du bitume et le cursus de la « bigrave » ou deal de shit, il montre les impasses de la violence et de la prison, les dérapages de la politique du chiffre-roi, les flic ripoux mais aussi l’histoire de l’immigration algérienne, marquée ici par le souvenir du 17 octobre 1961, qui plombe le quotidien des anciennes générations à commencer par celui de l’inspecteur Perrin dit « Papy » et de son pote Omar, le bistrotier.

    Le roman est sombre comme peut l’être le quotidien de trop de jeunes parqués loin de la ville, sans perspective autre que celle des barres et des tours. Une ombre gagne et menace les cités, une ombre qui court entre des bâtiments fatigués, intimide dans les halls d’immeubles et souille les intérieurs, celui des familles, comme celle de Hachim, laissant une mère éplorée, un père déshonoré et une sœur révoltée. Il n’y a rien à attendre de cette chienlit! Qu’on se le dise.

    Pourtant, Santaki pointe aussi, presque en creux, la vitalité de ceux qui refusent de s’apitoyer sur leur sort ou de se perdre à cause du désamour national. La résilience n’est pas qu’un concept pour auditeur de France Culture ! Elle s’expérimente quotidiennement dans cette ville, Saint Denis qui « baille une mauvaise haleine, s’étire et se lève. Je l’aime pas pour ses cités, mais pour son âme, ce qu’elle fait de nous, des débrouillards » dit Hachim. Sans tralalas ni trémolos, Santaki montre qu’on sait aussi se battre et que les « quartiers », comme autant de ruches, bourdonnent d’un dynamisme polymorphe nourri de sport (ici la boxe thaï), de réussite scolaire, de valeurs d’entraide, de créations et de subversions artistiques à la sauce poétique, langagière, rap, tags et autres. La langue utilisée par l’auteur en témoigne : mélange de classicisme et de vocabulaires de « téci », de métissages linguistiques aussi, qui emprunte aux parlers de l’immigration où domine l’arabe. Certes le lecteur risque de s’égarer entre les « achipe-achopé », « sclague » « teum-teum », « heb’s » et autres « gueush » (un lexique en fin de volume n’aurait pas été de trop), mais l’auteur maîtrise son affaire, son intrigue et ses personnages.

    Ce que montre Santaki c’est que ces banlieues ne sont pas sur une autre planète, une étrangeté, un barnum extérieur au genre humain comme hier certains zoos. Elles sont au cœur du pays et du devenir collectif. Des beurs, des blacks et autres relégués de l’urbain dealent et se fourvoient, mais le système vit de ses consommateurs et usagers paisiblement installés de l’autre côté du périphérique où dans quelques propriétés bourgeoises. La nuit, les rêves de la plupart de ces mômes sont agités des mêmes images et des mêmes désirs que les autres jeunes. Rachid Santaki tend un miroir, celui de la France d’aujourd’hui. Pas sûr que son reflet soit reconnu. Regardez où étaient reléguées il y a peu les illusions de 1998 et d’une France Black-blanc-beur : dans un pain au chocolat !

     

    Moissons rouges, 2012, 256 pages, 16,50€

     

     

  • Là, avait dit Bahi

    Sylvain Prudhomme

    Là, avait dit Bahi

    526x297-pJn.jpgUne longue phrase, sans points. Comme si l’histoire ici racontée n’avait pas cessé de se poursuivre, de progresser dans les méandres d’une ponctuation toujours provisoire, jamais définitive, renouvelée, jusqu’au point d’interrogation final. La phrase pourrait commencer au temps lointain de la colonisation et de la guerre et se poursuivre jusque cinquante ans après, sur les deux rives presque voisines de la Méditerranée. Sylvain Prudhomme évoque la Guerre d’Algérie, la colonisation et ses lendemains, en France et en Algérie, avec beaucoup de finesse, de force et d’audace. Avec originalité aussi. Il y a l’Histoire et il y a la vie des hommes, aussi misérable ou modeste soit-elle. L’histoire ne retient que le rapport du maître à l’esclave. Un rapport de domination qui doit se terminer par la mort de l’un des deux. Ici, au temps de la colonisation, Bahi est au service de Malusci, le petit « indigène » et le grand colon : et bien ces deux là ne s’entretueront pas ! Ils s’aimeront tout au contraire et Malusci échappera plus d’une fois à la mort ! Trois fois miraculé au moins ! Malusci avait peut-être la baraka ! « Le cul borné de nouilles », il bénéficiait aussi de la  protection de quelques « amis ». A l’heure où autour de lui les autres Pieds Noirs partent, où les autres fermes de colons brûlent, le petit Bahi tentera bien de prévenir Malusci, de le mettre en garde contre son « aveuglement », son « insouciance, en vain. Brutal et touchant à la fois, « rien ne me fera partir disait-il en me donnant une bourrade comme un père aurait dit à son fils, jamais je ne t’abandonnerai ». Jusqu’au jour où, plus personne ne pourra plus le protéger ; ni Bahi, ni son père, son oncle, le cousin Mohamed ou Kacem, l’un de ses ouvriers préférés. Il n’aura alors plus le choix : il devra partir ou mourir. Des années après, Malusci restait « exempt de reproches et de rancune » au village, chez les Algériens, ce qui n’était pas forcément le cas des autres colons.

    Le narrateur de ce récit est le petit fils de Malusci. Il a décidé, après avoir lu deux lettres échangées entre son grand-père et un certain Bahi, de partir en Algérie, pour y retrouver l’auteur algérien de la réponse. Ils sont ensemble, à bord d’un vieux camion fidèle. Ils sillonnent les routes de l’Oranie. Le passé refait surface dans une Algérie tout juste sortie d’une autre folie meurtrière où Bahi échappa lui-même à la mort.

    Ils visitent les lieux chargés de mémoire, les champs traversés de fantômes, la plage de Terga ou La Fontaine-aux-gazelles près d’Arzew, la ferme qui tombe en ruine… Ah ! ce Bahi ! Quel magnifique personnage. Un vieux bonhomme de soixante dix ans à la philosophie paisible, hédoniste, libre de toute attache matérielle, libéré de toute colère, de tout ressentiment, de tout désir ou convoitise. Un être solaire, « dispensateur» de bonheur. Il s’est marié deux fois et deux fois il est père et chef de famille. Pourtant c’est par une troisième femme, une femme mariée, qu’il est « irradié » par l’amour ». Bahi n’est jamais plus heureux qu’au volant de son camion, son « bon vieux porte bonheur » avec lequel, dès l’aube, il sillonne les routes autour de Témouchent et Oran.

    Après cinquante sept ans de travail sans prendre une seule journée de repos, il décide de s’accorder un jour de congé, pour le petit fils de Malusci, pour l’amener à Oran, lui faire découvrir d’autres lieux, d’autres souvenirs. Il délaisse son antique camion à la stupeur de femmes, enfants et amis !

    Cinquante ans après, l’ancien ouvrier, le presque fils, manifeste encore une sorte de fidélité à son ancien patron. Il tire fierté par exemple d’avoir toujours entretenu et tenu en état de marche le vieil Hanomag, le tracteur du colon Malusci.

    Pendant ce temps, Malusci, vieillard « rabougri », retranché dans ses souvenirs et sa villa de Bandol, « emmuré dans sa tristesse », observe la mer à travers la baie vitrée, le regard et l’entendement embrumés par le prêchi-prêcha colonialiste.

    Pourtant, cinquante après la fin de la guerre, Malusci écrit à Bahi. L’émotion déborde. Si il y a une chose qui appartient à cette génération, c’est bien la force de cette émotion. Et cela restera leur à jamais. 

     

    Gallimard, L’Arbalète, 2012, 208 pages, 19,50€

     

  • Allée 7, rangée 38

    Sophie Schulze

    Allée 7, rangée 38

     

    portrait-Sophie-Schulze-2011-034.jpgDans ce premier roman que l’on pourrait qualifier d’hybride, Sophie Schulze raconte l’histoire de Walter, jeune allemand immigré en France au lendemain de la Première Guerre mondiale, en émaillant le récit de références et de citations d’Hannah Arendt, Husserl ou Robert Schumann, mêlant petite et grande histoire. Allée 7, rangée 38 tangue entre roman, reportage journalistique et essai (nombreuses et parfois longues citations pour un récit dégraissé).

    L’Histoire, la grande, n’est pas tendre pour les existences et les histoires individuelles. Quand la machine à broyer entre en action, elle ne fait pas de détails ni de sentiments : Walter, jeune immigré allemand, arrive donc à Strasbourg en 1919. Il s’engage dans la Légion étrangère, histoire d’obtenir à la clef une naturalisation bien méritée. Il rencontre Alice, une Alsacienne du cru qui bravera l’autorité parentale pour s’en aller couler le parfait amour avec son étranger de mari. Mais voilà, occupation oblige, les tourtereaux ne sont pas bien vus dans un voisinage suintant le mépris cocardier et l’éternelle suspicion (on en sait encore quelque chose aujourd’hui). Dans les années 40, il ne faisait pas bon s’accoquiner avec un immigré allemand fût-il devenu Français mais toujours… d’origine allemande ; comme il ne fera pas bon, une décennie plus tard, pour une Française de partager l’amour d’un Algérien. On ne cesse de renvoyer l’Autre dans ses cordes, réelles ou fantasmées. Walter a beau être devenu français, être passé par la Légion où « personne » n’a cherché «  à connaître son passé » et où « son destin a fini par être commun »  avec celui de tous, pour ses nouveaux concitoyens, il reste un Français de papiers et un Allemand pur jus, un « boche »  comme d’autres sont renvoyés à leurs fatmas et à leur couscous.

    L’Histoire convoque ses suspects, les enfermant dans les cordes, réelles ou fantasmées, d’une origine rédhibitoire et inconciliable. L’Histoire est en marche, et le couple puis la petite famille, s’épuise à en éviter les ornières et les chocs. La vie passe ; Walter et Alice progressent sur les chemins tortueux de l’exil, de l’intégration, des constructions identitaires, de l’amour ou de la haine des autres. Fragilité des existences et insignifiance des êtres bousculés par le froid engrenage des déraisons de l’Histoire. Après les errements d’Heidegger et le combat d’Hannah Arendt pour la vérité, les nations européennes vont apprendre à reconsidérer leurs frontières intérieures et renouer avec leur « parenté d’esprit ». En trois phrases on passe de Robert Schuman à Alice et d’Alice à l’auteur de Etre et Temps…On passe allègrement de ces pauvres hères aux considérations continentales, de la nuit de la guerre aux lumières de la construction européenne.

    Un texte composite, brillant mais parfois déstabilisant, oscillant entre le roman, le reportage journalistique et l’essai. L’écriture, expurgée du superflu, est la grande originalité de ce premier roman où la littérature semble parfois à l’étroit entre le vertige des grandes idées et le prosaïque de la chronique.

     

    Léo Scheer 2011, 93 pages, 15€

  • Salam Ouessant

    Azouz Begag

    Salam Ouessant

     

    photo+travaill%C3%A9e+3.jpgPeut-on écrire qu’il y a des romans d’anciens combattants comme, au temps déjà lointain des « cheveux longs et des idées courtes », la jeunesse acnéique de France se montrait imperméable aux antiennes des anciens qui s’en allaient répétant, ad libitum, ce que fut leur 20 ans héroïque dans le bruit et la fureur des hommes ? Cela est sans doute un peu sévère, mais les premières pages du nouveau roman d’Azouz Begag font penser à d’autres, déjà lues et moult fois encore. Car enfin le livre annonce une semaine de vacances d’un père avec ses filles, une semaine pour se rabibocher et se rassurer après un divorce difficile qui a vu les gamines sembler se détacher de leur géniteur, et lui faire payer sa décision de quitter leur mère. Les filles auraient préféré l’Algérie ensoleillée et chaleureuse des origines quand le père décida, au seul et vague souvenir d’un ami d’enfance, natif du cru mais exilé à Lyon, de louer une maison sur l’île froide et pluvieuse d’Ouessant. Et du coup, pendant que la parentèle traverse le bras de mer qui sépare l’ile du continent, pendant que notre trio s’apprête à débarquer sur cette île exotique, le narrateur, évoque sa jeunesse, l’école et le racisme de ses petits camarades, il se souvient d’un autre temps, celui des voyages d’immigrés entre la France et l’Algérie, en bateau, en famille, aux valises surchargées… On embarque aujourd’hui pour Ouessant et on se retrouve dans les années 60 sur le Ville-de-Marseille ou le Ville-d’Alger en partance pour le bled. Ah ! le bled ! L’épée de Damoclès. La question toujours sans réponse. Le vis-à-vis incontournable, l’évocation de l’autre pays, le pendant à qui il faut, d’une manière ou d’une autre, rendre des comptes, comme s’excuser de lui avoir préféré Madame la France, et pire, un « cul-de-sac » à la majesté de Tipasa, le kouign-amann au khobs eddar (la galette kabyle) de la grand-mère. Voilà pour l’aspect « ancien combattant » de ce roman écrit par un auteur qui, pour avoir les pieds bien ancrés dans le réel, conserve cet « esprit d’enfance » qui toujours ramène vers ce big bang des origines où brille l’astre paternel.

    In situ et en compagnie de deux adorables fillettes, le présent et l’avenir en somme,  Azouz Begag parle du divorce – quand on ne s’aime plus, le courage de le dire –, de l’amour d’un père pour ses filles qui boudent celui qui a écroulé leur monde, trahi leurs illusions. Ce père qui est aussi un homme : « un père et un homme, c’est différent » voudrait-il faire comprendre à ses enfants. D’ailleurs une belle rousse le lui rappelle jusque dans cette semaine de villégiature marine du bout du monde. L’homme est travaillé par des désirs, inavouables, indicibles ; ses gendarmettes de filles surveillent leur papa. Elles sont sur le qui-vive, vigies intraitables, boudeuses et exigeantes, tourmentée par « le mal de mère ». Elles ont besoin d’être rassurées. Elles aussi. Papa va tout faire pour amadouer ses petites. Il implorera tous les dieux pour que cesse la pluie. Il se transformera en GO, redoublera les invitations à se régaler de glaces et autres tentations, multipliera les activités. Il louera trois bicyclettes chez les Le Bihan. Drôle de type d’ailleurs que ce Le Bihan ! Il n’a pas plus l’air Breton qu’une pastèque dans un champs d’artichauts et son regard trahi une absence, un trou béant, un ailleurs qui n’a plus sa place ici. Poignants seront les ultimes échanges entre le narrateur et cet homme taciturne qui passe entre les pages comme un étranger sur son île.

    C’est alors que s’affirme l’objet de ce roman : l’exil, le manque, le regard des autres qui vous déshabille et croient vous mettre à nue – le sempiternel « de quel pays êtes-vous ? » - alors qu’il ne font que vous perdre des écrans radar ; la France chevillée à l’Algérie et l’Algérie à la France, formant un vaste espace d’hybridation pour des générations d’hommes et de femmes, pour le meilleur et pour le pire.  Mais il faut rentrer. Les fillettes ne veulent pas rater le bateau. Les enfants n’aiment pas qu’un vent mauvais bouscule leur quotidien. La vie est intransigeante.

    Azouz Begag écrit avec légèreté, avec ici ou là un zeste de poésie ; deux doigts d’humour, une larme de tendresse. Le gone de Lyon distille quelques mots de son pays, il joue et se joue des formules, abuse des métaphores. Enfin ça, ce sont ses filles qui le disent.

     

    Albin Michel 2012, 182 pages, 15,77€

  • Writerly identities. In Beur fiction and Beyond

    Laura Reeck

    Writerly identities. In Beur fiction and Beyond

     

    laura_reeck.jpgLaura Reeck est professeure de français à l’Allegheny College de Meadville (Pennsylvanie). Elle publie ici son premier ouvrage consacré à quelques écrivains français classés - relégués ? - par la doxa dans le rayon des auteurs « beurs » ou « écrivains de banlieue ». A chacun, elle consacre un chapitre. Elle ne se contente pas d’y analyser les œuvres des uns et des autres mais se livre également à des mises en perspectives théoriques, sociales et biographiques. Elle illustre ainsi, avec rigueur et conviction, la fameuse opinion qui veut que la littérature en dise plus sur nos sociétés et sur leur devenir que nombre de doctes traités, lourdement lestés de statistiques. A l’ère du chiffre-roi, les poètes ne seraient pas tout à fait morts…

    L’auteure détrousse les écrits d’Azouz Begag, Farida Belghoul, Leïla Sebbar, Saïd Mohamed, Rachid Djaïdani et Mohamed Razane. Un autre écrivain traverse à plusieurs reprises le livre, sans qu’un chapitre lui soit pour autant dédié : Mounsi. Le choix, personnel, pourrait être discuté, mais l’éventail présenté offre plusieurs intérêts. Il est constitué d’hommes et de femmes appartenant à trois générations. Certaines personnalités ne rechignent pas à occuper le devant de la scène quand d’autres choisissent volontairement de s’en retirer Les acteurs de la politique y côtoient des intellectuels engagés dans le débat public. Certains acceptent de jouer le jeu médiatique pour se faire entendre quand d’autres, refusent, en actes et par écrit, de faire la danse du ventre. Tous ont à voir avec l’Algérie, sauf un esseulé qui laisse s’exhaler quelques fragrances franco-marocaines. Socialement, ils sont issus des bidonvilles, des cités, de la DDASS ou de ces armoires franco-algériennes, riches en secrets et non-dits. Tous mettent en avant la littérature et l’universalité de leurs propos. Le style et la langue avant tout ! Ils écrivent une « littérature engagée », un engagement qualifié d’« extraverti » pour Begag ou d’« introverti » pour Belghoul, une « autofiction extravertie » pour Said Mohammed, une « littérature au miroir » pour Rezane ou une littérature « tout court » pour Djaïdjani. Le premier livre présenté est paru en 1986 et le dernier en 2007 ; ce large spectre littéraire permet de rendre compte des évolutions, des formes et des objets de ces engagements.

    Laura Reeck dissèque « ses » auteurs, convoque tour à tour Fanon, Camus et le concept d’absurde, Ralph Ellison et les notions de visibilité et d’invisibilité, le Tout-Monde d’Edouard Glissant, le philosophe Kwame Anthony Appiah, Michel Serres, Michel De Certeau, Salman Rushdie ou Le Clezio.

    Chez Azouz Begag, ci-devant ministre, toujours chercheur en sociologie et écrivain devant l’éternel, l’identité s’émancipe dans un processus continu, individuel et déterritorialisé. La réussite ou l’échec de l’intégration n’est pas tant le fait d’un défaut de volonté des pauvres bougres aux cheveux noirs et bouclés mais davantage l’expression d’un rejet, d’un refus des hôtes, des « insiders ». Sans la carte de membre du club, gare à l’exclusion, sournoise ou brutale. Au mieux, ces rejetons d’immigrés nord-africains servent de passeurs entre l’ici et le lointain, de « traducteurs » entre l’entre soi propret et la mystérieuse cohorte des immigrés. « Traducteurs » mais non citoyens à part entière. Comme l’ont montré récemment Jean Mattern (Les Bains de Kiraly, Sabine Wespieser 2008) et Stéphane Fière (Double bonheur, Métaillé 2011) les mots des autres forment un masque bien fragile et insatisfaisant à qui aspire à une reconnaissance pleine et entière.

    On peut, comme chez Farida Belghoul dans son unique roman, Georgette, réduire l’orgueilleuse République et ses immigrés nouveaux à une société et des minorités postcoloniales, et recourir aux notions de « fragmentation » et d’ « exclusion réciproque » (Frantz Fanon) ou celle d’ « invisibilité » de Ralph Ellison. Exclu, invisible, l’imaginaire choisit de se cacher (ou de se réfugier) derrière un masque comme le petit Mehdi  d’Une année chez les Français de Fouad Laroui (Julliard 2010). Mais pour affronter l’irrationnel et ici l’irrationnel est postcolonial, il faut en passer par la révolte silencieuse et par l’éducation (à l’image des personnages, de l’engagement - ou des égarements - de Farida Belghoul).

    Leïla Sebbar proposerait des perspectives plus larges en termes d’études et d’engagement. Analysée ici via les travaux de Kwam Anthony Appich et d’Edouard Glissant, la série des Shéhérazade présente un processus par lequel un nouvel imaginaire est en émergence. Un imaginaire qui bouleverserait les rapports entre le centre et les périphéries et où l’horizontalité des relations prendrait le pas sur la verticalité. Dans cette relation nouvelle (incarnée par Shéhérazade et Gilles), le droit à l’opacité se substituerait à la clarté des temps anciens, ceux où la lumière occidentale – et coloniale - écrasait les subtilités d’un monde bariolé, multicolore et où la finitude entravait le cheminement, les processus de découverte, de connaissance, de métissage…

    Michel Serres, Michel De Certeau, Salman Rushdie, Edouard Glissant, Le Clezio ou Mounsi servent à Laura Reeck pour décortiquer l’œuvre de Saïd Mohamed. Ce dernier incarne la figure du « poète maudit », celui que refuse toutes compromissions, qui n’a que faire des thèmes à la mode, du marché et des plans médias des gourous-communiquants de la politique ou de l’édition. Seul le style compte. Son champ est celui de l’autofiction. Pas le nombrilisme des petits bobos à l’âme des chouchous de la République. Ici l’autofiction serait « extravertie ». Le « je » narratif est relié au monde. L’individu parle de lui à travers le monde, et le monde parle à travers l’individu. Les processus d’individuation sont complexes et l’individualité un bricolage qui n’a que faire du cadre étroit de la vérité.

    Les mots chez Saïd Mohamed sont-là pour restituer la parole des sans voix : le père, la mère et la cohorte des sans-grade qui traverse ses récits. Et que constate t-on ? La diversité des voix, la restitution de l’Histoire par ses fantômes pour parler comme Michaël Ferrier, le lauréat 2011 du Prix de la CNHI (Sympathie pour le fantôme, Gallimard, 2010). En retournant au village paternel, il réintroduit le père dans l’Histoire, par ses propres mots - ceux de l’oralité – et son propre récit.

    Avec Rachid Djaïdani et Mohamed Razane, on passe de la « littérature beur » aux écrivains de banlieue, ce qui serait une autre façon de « contenir », « séparer », « marginaliser » « exclure ». Comme chez l’aînée Farida Belghoul, la multiculturalité à la française  revient à « ghettoïser les différences », c’est dire si entre l’aînée et les jeunes auteurs des années 2000 il semble que pas grand chose n’ait changé dans la société française à tout le moins dans la perception que les principaux intéressés en ont.

    Elle replace les œuvres dans le contexte sociohistorique. Elle part des rodéos de Venissieux en 1980 en passant par la Marche de 1983 et Convergences 84 pour arriver aux émeutes de 2005. C’est dire si, en matière d’identité, ce n’est pas seulement celle de quelques « gratte-papier » qui intéresse l’universitaire nord américaine mais bien les identités en devenir des populations issues de l’immigration (« postcoloniales » ou « minorités ethniques » selon son vocabulaire) et les chambardements induits au sein de la société française. Comme l’écrivait récemment Amin Maalouf, « l’intimité d’un peuple c’est sa littérature » (Le Dérèglement du monde, Le Livre de poche, 2010). Avec ces écrivains -  français ! – on barbotte au tréfonds des entrailles et de l’âme française.

    Des revendications politiques de la Marche de 1983 à la violence des années 2005, la même blessure taraude ces Français un peu trop à part : comment faire entendre qu’ils sont partie prenante de l’histoire et du devenir national, qu’ils partagent les valeurs héritées des Lumières et de la Grande Révolution et qu’il constituent une clef du futur de (et pour) leurs concitoyens ? Le titre du Manifeste « Qui fait la France ? » résume à merveille cette double disposition vieille maintenant de plus de trente ans : ils « kiffent » la France et participe de son dynamisme.

    Laura Reeck dissèque justement les processus de métissages - ce qu’en bonne américaine elle nomme le « multiculturalisme » de la société - qui traversent les romans de ces auteurs et, au-delà, les populations dont ils sont issus. La société française se métisse. Et ce n’est pas simple ! Ce processus est difficile et douloureux. Pour les intéressés d’abord qui en subissent les premiers et rudes coups. Mais aussi, ce que montre ce livre en creux et peut-être même involontairement, pour la société dans son ensemble. On peut adopter telle ou telle grille de lecture  - échec et tromperie du modèle d’intégration (A.Begag), reproduction de la société coloniale (F.Belghoul ou L.Sebbar) ghettoïsation en périphérie (R.Djaïdjani ou M.Razane), injustices sociales (S.Mohamed) - la question qui est au centre du propos de Laura Reeck porte sur la capacité de la société française à se réinventer, à se régénérer dans le monde du XXIe siècle devenu le « Tout-Monde ». La France sera-t-elle capable de repenser les liens entre l’ici et l’ailleurs, le local et le monde, ses parties et le tout, l’horizontalité des relations et la verticalité des dominations, l’écoute et donc la disponibilité à l’autre qui est aussi le tout proche, l’échange comme cheminement et non comme volonté de convaincre, la question des langues et des cultures débarquées clandestinement avec ses populations venues d’ailleurs, l’écoute des autres voix du monde dont ils sont (un peu) les ambassadeurs et qui expriment l’essence des jours présents et la lumière des prochaines aubes ? Pourra-t-elle concevoir des identités « déterritorialisées » et l’irruption d’un « Je »  autonome et complexe ?

    Bien sûr, la question sociale est au cœur des évolutions attendues. Ce n’est pas une nouveauté : la priorité (l’urgence) exige une prise de conscience et une volonté politique en faveur notamment des populations reléguées aux périphéries des grandes villes. Du travail, de l’éducation, des conditions de vie décentes... De l’espoir et du rêve aussi ! Si, comme le disent ces auteurs, la violence – celle de la sphère publique mais aussi celle des sphères privées et même intimes -  renferme des causes sociales, il n’en reste pas moins que cette prise de conscience politique (pré)suppose un bouleversement culturel. Que le « centre » se décentre, qu’il change de logiciel et voyage vers d’autres imaginaires pour écouter, autrement plus sérieusement que le spectacle du cirque médiatique, ce que ces écrivains ont à dire d’eux-mêmes ; et de tous. Alors, peut-être que oui, la parole des poètes ne sera pas galvaudée.

     

    Lexington Books, USA, 2011, 191 pages