Albert Camus - Louis Guilloux,
Correspondance 1945–1959
Albert Camus et Louis Guilloux se sont rencontrés en 1945 chez Gallimard. C’est Jean Grenier, briochin comme Guilloux et professeur de Camus à Alger, qui fit lire le premier au second en 1930-1931. L’auteur du Sang noir et celui de La Peste partageaient bien des points communs et autant de raisons de se lier d’amitié. Il y a la passion pour l’écriture bien sûr, mais cela ne justifie pas en soi de fricoter avec tous les porte-plumes rencontrés. Pourtant, ces deux-là, au détour d’une phrase, jouent leur vie. L’écriture, ils s’y engagent « à fond », jusqu’à en « crever ». « Métier de cinglé ! Mais c’est le seul » écrit Guilloux.
Il faut aussi évoquer les origines sociales communes, populaires, et les valeurs morales que l’on transporte avec soi pour peu que l’on reste fidèle à l’enfance, à « l’enfance pauvre », aux humiliés et aux opprimés, pour peu aussi que l’on accepte de « rendre compte de la douleur des hommes », « sans haine », comme le firent le Breton de Saint Brieuc et l’Algérois de Belcourt. « Les vrais artistes (…) sont du côté de la vie, non de la mort. Ils sont les témoins de la chair, non de la loi. Par leur vocation, ils sont condamnés à la compréhension de cela même qui leur est ennemi. » La formule est de Camus, elle vaut pour Guilloux. Hommes d’engagement, ils furent donc des hommes libres, imperméables au manichéisme des convaincus, électrons libres en un temps bipolaire. De même, restèrent-ils étrangers aux coteries et au parisianisme - même si « la Sibérie dans les préfectures peut aussi être mortelle » écrit Guilloux.
L’un et l’autre chantent la vie - « il faut être léger » ou « j’ai toujours adoré vivre » (Guilloux). Agnès Spiquel-Courdille note que « Camus est plus solaire, Guilloux plus habité par le noir ; cependant le premier est rongé par le doute et le second aspire à la lumière. » Bien sûr le crachin breton n’était pas du goût de l’être solaire qui aimait à se ressourcer sous des « torrents de lumières » quand Louis Guilloux, sous le ciel expurgé du moindre nuagelet de Tipaza, semble aspirer « à revoir les brumes briochines ».
Ces deux-là seront liés par quinze ans d’une amitié sans ombre, « limpide » selon le mot d’Agnès Spiquel-Courdille Les succès ou les mauvaises passes n’altérèrent en rien la confiance de l’un pour l’autre. D’autant plus, comme l’écrit la préfacière, que « Camus est de ceux qui, loin de se griser de leur notoriété, la mettent au service de leurs amis. »
Guilloux procrastine, se flagelle pour ses maladresses épistolaires. Camus, lui, est surchargé de travail et d’activités : « je piétine au milieu de la confusion, travaillant une fois de plus contre la montre, et le reste. Tout ce que je fais est contre, contre quelqu’un, contre quelque chose ou contre moi-même ». Il se montre plus bref. Plus pudique aussi, « quand on a pas de goût pour les gémissements, on se met en rond, on se tient tranquille et on attend que ça passe ».
Agnès Spiquel-Courdille qui a codirigé avec Raymond Gay-Crosier un Cahier Camus aux éditions de l’Herne a réuni et annoté cette correspondance échangée de 1945 à 1959. Ces longues lettres ou télégrammes témoignent de l’amitié, de l’affection, de la tendresse partagée, évoquent les rendez-vous et les séjours à Saint Brieuc (en 1947), à Paris ou en Algérie (en 1948). Guilloux, de retour d’Algérie, écrira dans ses carnets : « je n’ai jamais été colonialiste mais après cette expérience, je le suis moins que jamais. Je me sens ici mauvaise conscience. (…) Je me sens parfaitement étranger, occupant »
Cette correspondance rend compte de l’actualité éditoriale des deux hommes, des soucis de Guilloux, de la santé fragile de Camus, de ses crises et périodes d’abattement, de dépression… Si les questions politiques y sont absentes, en revanche, entre « Louis » et « Albert », on « parle » livres, écriture, influences, préoccupations communes, considérations sur l’art, la pauvreté, on échange des textes, on se nourrit des commentaires de l’autre, on se corrige... En fin de volume sont proposés quelques textes écrits par (ou sur) les deux écrivains. Il y a notamment l’avant propos de Camus à La Maison du Peuple et la polémique (« la déclaration de guerre à Camus » dixit Louis Guilloux) lancée dans Libération par Claude Roy ou la belle évocation de Guilloux par Vivette Perret (1980).
Cette correspondance se referme sur une chronologie qui permet à Agnès Spiquel-Courdille de glisser quelques témoignages de leurs « causeries » et autres soirées « illuminées par la tendresse et les talents de conteur de Guilloux » (Catherine Camus), d’élargir aussi la focale sur ces quinze années d’amitié.
Edition établie, présentée et annotée par Agnès Spiquel-Courdille, Gallimard 2013, 250 pages, 18,50€