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Immigration - Page 2

  • Sympathie pour les "fantômes" du 17 octobre 1961

    Didier Daeninckx, Octobre noir  et Kader Attia, Réfléchir la mémoire

     

    Didier-Daeninckx.jpgOctobre noir revisite la manifestation des immigrés algériens à Paris le 17 octobre 1961. Le texte est signé Daeninckx et les planches, remarquables, Mako (Lionel Makowski). Le décor est sombre et nocturne (Laurent Houssin est aux couleurs), le dessin est réaliste, vif et expressif, tour à tour menaçant, terrible, poignant. Au réalisme des images, Daeninckx ajoute une dimension fictionnelle, une ouverture par le texte sur une époque.

    Nous sommes donc au début des années 60. Blouson noir, banane, gomina and… rock & roll ! Vincent chante dans le groupe des Gold Star. La répétition se termine tard, juste avant le dernier métro et le dernier petit trou pour le débonnaire poinçonneur de la station. Un autre temps.

    Vincent s’en retourne chez lui, des rêves plein la tête. Dans deux jours, le 17 octobre 1961, avec ses potes, il doit participer à un tremplin de rock au Golf Drouot, à la clef : l’illustre scène de l’Olympia. La "concurrence" est rude. Imaginez : Les Chaussettes noires d’un certain Eddy Mitchell et Les Chats sauvages de Dick Rivers ! Sur le chemin qui le conduit du côté de Saint-Denis, Vincent tombe sur deux flics en civil qui démolissent un Algérien avant de balancer le corps dans la Seine. Vincent court chez lui. Il habite, avec ses parents et sa sœur, une chambre d’hôtel. Un hôtel d’immigrés algériens. Vincent s’appelle en fait Mohand.

    Le 17 octobre 1961, c’est justement le soir où le FLN exige des Algériens de sortir manifester. Tous les Algériens. Sans appel. Contrevenir expose au pire et ferait rejaillir la honte sur les siens. Pourtant, justement ce soir-là, Mohand, alias Vincent, ne peut manquer son rendez-vous au Golf Dourot… Un dilemme. Un dilemme qui sera bientôt suivi par un autre sentiment : la culpabilité.

    A cette trame, la BD adapte un fait réel : la disparition d’une manifestante de 15 ans, Fatima Bédar, retrouvée morte quelques jours après la manifestation. Ici la gamine s’appelle Khelloudja, elle est la sœur de Mohand. Désobéissant à ses parents, elle a rejoint le cortège qui défile sous la pluie... Mohand partira à la recherche de sa sœur.
    En postface, Didier Daeninckx reproduit une nouvelle (Fatima pour mémoire, publié dans le recueil 17 octobre 17 écrivains, édition Au nom de la mémoire) consacrée justement à Fatima Bédar et à sa disparition. Octobre noir se referme sur la liste des "morts et disparus à Paris et dans la région parisienne" en septembre et octobre 1961. Jean Luc Einaudi, l’auteur de La Bataille de Paris (Seuil), en avait dressé le long et pénible cortège.

     

    Kader Attia, Yto Barrada, Ulla von Brandenburg, Barthélémy Toguo sont les quatre finalistes du prix Marcel Duchamp 2016 au Centre Pompidou-Paris qui sera décerné le 18 octobre au Centre Pompidou-Paris.

    Avec Réfléchir la mémoire, Kader Attia invite à transposer dans nos sociétés le phénomène du membre fantôme, cette sensation que le membre manquant reste lié au corps après une amputation. « Le monde est fait de fantômes » dit Kader Attia, faisant notamment référence à ces Algériens assassinés le 17 octobre 1961 mais aussi à tous ces fantômes du passé, ces oubliés de l’histoire, toujours présents, que sont les victimes de l’esclavage, du colonialisme ou du génocide. On pense aussi à la figure littéraire (et musicale) utilisée par Michaël Ferrier dans Sympathie pour le fantôme (Gallimard 2010).

    Kader Attia est né à Dugny en 1970. Artiste phare de sa génération, ses créations sont inspirées de sa biographie familiale, il y interroge le déracinement, la rencontre, l’identité, la mémoire…

    Pour info (utile), l’artiste vient d’ouvrir un « espace de pensée libre et indépendant » du côté de la Gare du Nord baptisé La Colonie au 128 rue Lafayette dans le 10e arrondissement de Paris. Il entend y mêler expressions et réflexions, créations et théorisations, art et politique et ce, autour d’un couscous (restaurant) ou d’un verre (bar).

    Après l’inauguration prévue le 17 octobre, il animera aux côtés de Michelangelo Pistoletto une première conférence le 21 octobre à 18h30.

     

    Didier Daeninckx et Mako. Préface de Benjamin Stora, Octobre noir. Edition Ad Libris, 2011, 60 pages

     

    A écouter : un entretien avec Didier Daeninckx

    http://www.histoire-immigration.fr/magazine/2014/6/octobre-noir

     

    ► A voir Réfléchir la mémoire, 2016 dans le cadre de l’Exposition collective des artistes nommés au prix Marcel Duchamp 2016, au Centre Pompidou-Paris, du 12 octobre 2016 au 29 janvier 2017. Le lauréat sera annoncé le mardi 18 octobre au Centre Pompidou.

     

  • Un référendum en toc

    Un référendum en toc

     

    Voici donc le nouvel hameçon électoral de Nicolas Sarkozy, un référendum pour stopper ce qu’il nomme « l’automaticité » du regroupement familial. L’annonce aux allures de coup de théâtre a fait pschitt. Rien d’étonnant, elle était attendue ; comme n’étonneront pas demain les prochaines déclarations à l’emporte pièce et aux idées courtes. On peut être une bête de la scène politique et rester un piètre comédien.

    Nicolas Sarkozy place sa proposition de référendum sous les auspices du général de Gaulle et présente la consultation populaire comme un parangon de démocratie. Il le fait parce que, non content de faire croire à une invasion des migrants (contre toutes les données statistiques, à commencer par celles fournies par l’INSEE, l’OFPRA et le ministère de l’Intérieur), il met, en regard du poste « regroupement familial », les perspectives démographiques de l’ensemble du continent africain ; rien moins.

    Mauvais comédien, Nicolas Sarkozy a choisi de jouer dans une très mauvaise pièce de théâtre à l’affiche depuis 1974. Cette année marque, officiellement, la décision de fermer les frontières à l’immigration économique. Et depuis plus de quarante ans, à droite comme à gauche, cette décision fait office de doxa. Depuis plus de quarante ans, une même et aveugle obsession tresse des programmes qui tous s’emberlificotent autour d’une même colonne vertébrale politique, plus ou moins charpentée : maîtrise et contrôle des flux migratoires, arrêt de l’immigration et désormais, pour les plus virulents, remigration. Dans cette cour de récréation où chacun défend sa petite boutique électorale, il y a les gros bras et les grandes gueules, il y a les petits joueurs et les irrésolus. Mais tous concoctent des politiques sans imagination et sans surprises et s’inscrivent dans ce cadre fixé d’avance. Un cadre placé sous la surveillance des miradors d’une formation dont les apparents succès électoraux laissent croire que la France, fraternelle et hospitalière, a décidé de tourner le dos à ce qui constitue aussi une part de son héritage historique et philosophique. Et ce, depuis au moins « nos ancêtres les Gaulois ».

    Rien de nouveau donc sous le soleil sombre des politiques de l’immigration. Des politiques pourtant sans effets sur la gestion des flux, contreproductives pour le vivre ensemble, et délétères pour nos valeurs et le droit comme vient de le rappeler le Défenseur des droits : « cette logique de suspicion [qui] irrigue l’ensemble du droit français applicable aux étrangers – arrivés récemment comme présents durablement – et va jusqu’à « contaminer » des droits aussi fondamentaux que ceux de la protection de l’enfance ou de la santé (…)[i] ». Pas de surprise donc, mais à chaque fois, un pas de plus dans l’indignité.

    Tordre le coup au regroupement familial, à une disposition qui relève des droits fondamentaux, justifie-t-il de fanfaronner, de croire que la décision serait à ce point décisive pour le pays qu’il faille - et fissa - convoquer chacun et chacune dans l’isoloir républicain ? De quoi parle-t-on au juste? Selon le ministère de l’Intérieur (source AGDREF/DSED), le nombre de bénéficiaires d’un premier titre de séjour d’un an et plus s’élevait en 2015 à 215 220 (estimation), soit une hausse de 2% par rapport à 2014. L’immigration familiale en représenterait 42% (-3,1 % en variation par rapport à 2014) soit… 89 488 personnes. Il faut encore distinguer les entrées au titre de « famille de français », majoritaires avec 49 657 personnes, les « membres de famille », c’est-à-dire le conjoint d’étrangers en situation régulière et le parent d’enfant scolarisé (23 785), et les « liens personnels et familiaux » qui enregistrent notamment les titres délivrés pour raisons humanitaires et exceptionnels et pour résidence de 10 ans (16 046).

    Il convient, sauf à priver des citoyens français d’un droit fondamental ou à instaurer une discrimination entre nationaux, de retenir, dans le cadre de ce référendum sur la pseudo « automaticité » du regroupement familial, que les deux derniers groupes qui concernent quelques 39 831 personnes. Et comme M. Sarkozy ne cache pas que ce qui l’inquiète, lui et d’autres, est l’immigration africaine (subsaharienne et nord africaine), alors isolons de ces déjà chétives statistiques ce qui relève de ce continent au titre du regroupement familial stricto sensu. Selon le ministère de l’Intérieur, en 2014, 10 285 personnes originaires d’Afrique ont bénéficié d’une carte de séjour d’un an ou plus délivrée au titre des regroupements familiaux avec un citoyen non européen[ii].

    Ainsi, monsieur Sarkozy entend convoquer le ban et l’arrière ban du corps électoral pour ces hommes et ces femmes qui n’aspirent qu’à vivre en famille et qui ne représentent que 0,01% de la population française…. Comme motif de consultation on a fait mieux.

    Il suffit de considérer les enjeux des quatre référendum convoqués par le général de Gaulle (en 1961, 1962 et 1969) pour mesurer l’esbroufe et faire la part entre les intentions du général de Gaulle et celles, électoralistes, du candidat Sarkozy. D’un côté la démocratie est abaissée à des tripatouillages, à la complaisance électoraliste et à la convenance personnelle, de l’autre au don de soi pour ce qu’on croit être, à tort ou à raison peu importe, le bien public et l’avenir du pays.

    Reste le plus important peut-être : les politiques de maîtrise de l’immigration pêchent en ce qu’elles privilégient la suspicion et la répression sur les moyens données, sans angélisme, à l’intégration économique, sociale, citoyenne, associative, humaine, des immigrés. Durcir plus encore les règles du regroupement familial affaiblirait - une fois de plus - l’un des ressorts de l’intégration en France et constituerait une faute, car refuser le droit de vivre en famille c’est porter atteinte au droit à la dignité.

    Oui, il faut une autre politique de l’immigration en France. Mais il faut pour cela sortir de ces logiques sans âme qui président depuis des décennies au devenir de l’immigration en France et conséquemment de la France dans le monde. Cela passe d’abord par un principe démocratique et une règle morale : cesser de mentir aux Français sur un sujet, vaste et complexe, et se détourner des idéologies productrices de boucs émissaires. Il faut certes gagner la bataille des idées et des convictions. Il faut aussi gagner la bataille de la dignité et du désir - « ce plébiscite de tous les jours ».

     

    [i] Défenseur des droits, Les droits fondamentaux des étrangers en France, mai 2016, 305 p.

    [ii] http://www.immigration.interieur.gouv.fr/Info-ressources/Statistiques/Tableaux-statistiques/L-admission-au-sejour-Les-titres-de-sejour

     

  • Arménienne

    Martin Melkonian

    Arménienne

     

    arménie, réfugié, immigration, citoyenneté, femmeL’écriture de Martin Melkonian progresse sur une ligne délicate, celle des émotions qui naissent de traces incertaines, de lieux reconstitués, d’un « flash d’éblouissement », d’une « vaguelette mordorée », d’un « minuscule paquet de mots arméniens » ou de quelques « miettes ». C’est là, au cœur de l’évanescence, que se devinent un visage, une attitude, que s’échappe un parfum de violette, que coulent des larmes ou se distingue l’écho d’une lointaine rumeur. La mémoire est aussi fragile que fut transparente la vie de cette Arménienne, « comme si elle n’avait pas d’histoire ; pas de récit ; pas de Je ». Elle s’appelait Victoria. L’auteur est son fils.

    A Constantinople, dans le quartier de Beyazid, la famille Handjian échappa aux rafles, déportations et génocide de 1915-1916. Mais, en 1926, il fallut tout de même partir, direction Nice, avec pour visas la mention « sans retour » : exit, du balai et ne revenez pas ! En France, une autre page est à écrire. Celle de l’exil.

    Victoria n’a pas laissé d’archives, pas d’albums photos. Juste quelques papiers et lettres, « poèmes d’amour entravé » à son fils adressés. Et deux ou trois clichés. Avec ces maigres indices, le « piètre enquêteur », comme s’accable lui-même l’auteur, réussit, et avec quelle force !, à reconstituer le fil ténu d’une existence, cette « précarité de coton hydrophile », le quotidien d’une femme invisible, le courage discret d’une modeste immigrée « de nationalité réfugiée arménienne », successivement « couturière, culottière, petite main finisseuse… ». L’écriture élégante se déploie dans des phrases descriptives et longues, comme pour mieux retenir le souvenir, s’accrocher à l’instant fugace de la remémoration. Les pensées et les commentaires affleurent, sur la pointe des pieds, comme pour ne pas déranger.

    Le fils s’en retourne sur les lieux de Paris où sa mère a travaillé et vécu : ateliers de tailleur, boutiques-ateliers ou l’appartement de Georges, le frère tant aimé qui détourna pourtant l’héritage familial. Et puis il y eut, après le «gourbi » de la rue d’Aubervilliers, cette modeste chambre sans commodités, au 204 rue du Faubourg Saint Martin. C’est là, au milieu de l’indéchiffrable gouaille des faubourgs, que l’exilée porta à bout de bras son foyer, constitué d’un mari trop tôt paralysé et de son unique et anémique rejeton. C’est sur le tard, à 40 ans, en 1947, que Victoria épouse Yervant. Mariage sans amour, rencontre de deux solitudes qui deviendra avec l’arrivée, trois ans plus tard, de l’unique fils, Jiraïr, un couple uni et une famille. Avec si « peu de vocables à sa disposition », Victoria ne parle pas beaucoup. Ou à peine. Elle aime en silence. Elle fait fasse à la vie, en silence. L’amour des siens et le renoncement pour viatique. « Heureusement, songe-t-elle, les sentiments ne se prononcent pas ; n’ont pas d’accent étranger ; ne nécessitent pas une articulation spéciale. Le silence est leur royaume. »

    Jiraïr grandit entre deux langues : celle « de l’amour » (le français) et l’autre, « l’arménien de Constantinople-Istanbul », qui s’est infiltrée et chemine mystérieusement en lui. Très tôt le père est paralysé, le gamin souffre d’anémie. Victoria travaille. Victoria soigne. Victoria élève son « fiston prometteur », « la promesse », celle de la réussite scolaire, de l’éducation comme un investissement. « Ne me traîne pas de malheur en malheur » lui écrit-elle un jour. En 1965, grâce à l’association des paralysés de France, la famille obtient un appartement à La Courneuve. Plus tard, veuve et seule, Victoria souhaite revenir sur Paris. « Après tout, elle se sent autant Parisienne que Constantinopolitaine, et serait à même de revendiquer une citoyenneté d’un type particulier combinant géographie et rêverie. Aucune ligne de démarcation n’est tracée en elle. » Victoria referme la parenthèse dans un dernier appartement, au numéro 13 de la rue des Amiraux. La « ressortissante étrangère », née à Constantinople, est enterrée à Avranches, dans la Manche.

    Qu’il y a loin entre « le prestige de Beyazid » et la condition d’immigrée à Paris. C’est « la dégringolade des apparences ». Victoria, « épave parmi les épaves » s’est échouée sur « l’île de la pauvreté »,  dans un quotidien « où le noir l’emporte si souvent ».  Pour « atteindre la nuance de vie d’un être particulier », Martin Melkonian  privilégie, le concret, le détail physique, les faits. Il s’appuie sur des « miettes » de souvenirs, des bribes d«’arménien de Constantinople-Istanbul, deux ou trois papiers et lettres et pas davantage de photographies. Il y ajoute les lieux d’une vie et les silences bourrés de tendresse d’une mère qui avait fait du renoncement son bouclier. Avec ces maigres indices et son amour pour sa mère aujourd’hui disparue, Martin Melkonian réussit à recomposer le fil fragile d’une vie, ressusciter un être bien réel, ranimer une femme que l’on souhaiterait prendre dans ses bras, avec qui l’on partagerait quelques tiropitakias et autres beureks. Attablés à la terrasse ensoleillée d’un traiteur grec de la rue du Poteau à Paris, on l’écouterait évoquer ses souvenirs, ses « retrouvailles éclairs avec le Bosphore » que sept décennies d’exil n’ont pas réussi à effacer chez cette vieille immigrée qui s’appliqua, sa vie durant, car tel est le lot de l’étranger, à donner le change jusque et y compris sur les photos de famille : « chaque pose ou chaque surpose apparaît avec la marque spéciale de la revanche. De la revanche et du rappel. C’est mieux qu’un « Voilà comment j’aurais dû être ». Peut-être un « Voilà comment je suis restée ».  Fidèle à un nous enfermé dans une jarre dormant au fond des eaux du Bosphore. (…) La surpose : une dignité plutôt qu’une vanité ; une endurance plutôt qu’une dignité. Le langage d’une femme d’origine arménienne en terre franque. »

    Dans cette évocation délicate, emplie de tendresse, à l’écriture élégante et subtile, Martin Melkonian ne laisse affleurer que de rares commentaires, disposés ici ou là avec discrétion. On est loin du texte d’Ali Magoudi (Un Sujet français, Albin Michel, 2011), reconstitution psychologisante de la figure paternelle et où l’enquêteur-narrateur occupe le terrain. Dans ce long poème d’amour, le fiston s’efface derrière la mère. Arménienne est un très beau texte sur la mémoire et le temps. Sur la perte aussi, née des bifurcations de l’existence, de l’exil, des générations qui passent, d’un fils qui prend le large : « plus j’affiche mon présent, plus je gomme son passé. Mieux dit : mon présent aimanté par un avenir libérateur ne s’accorde plus avec son passé enchaîné. » Récit sur le vieillissement, la solitude comme antichambre de la mort, Arménienne est un long poème d’amour d’un fils à sa mère. « Je ne chasse par l’Arménie ; je l’ignore. Et l’ignorant, je respire ou crois respirer. Je méconnais le redéploiement infini de l’être vers l’origine, cette origine qui tient lieu d’ego. Le lieu par excellence. Le repose-tête ! ».

     

    Maurice Nadeau, 2012, 120 pages, 19,50€

  • L’Invention de l’immigré

    Hervé Le Bras

    L’Invention de l’immigré

    hervelebras.pngCertains prétendent réduire l’arrivée annuelle des immigrés à 10 000 gugusses et autres enamourés de Français(es), naturalisé(e)s ou pas. D’autres annoncent vouloir diviser par deux (pourquoi par deux ?) le nombre de ces entrées pour le ramener à quelques 90 000 par an. Il semble que l’immigration soit un sujet trop sérieux – parce que d’abord et avant tout une question humaine – et compliqué pour le laisser entre les mains des politiques et autres experts qui le rabaissent à la seule dimension statistique, elle-même ravalée à une vulgaire addition de bistro. En fait, derrière ces chiffres, grossiers et/ou fantaisistes, se cachent des mécanismes complexes et une histoire pour le coup quasi linéaire. Au fondement de ces chiffres rabâchés à longueur de temps et de tribune, qui agitent régulièrement l’inconscient collectif, il y eut (et il y a)  la fécondité puis la race ! C’est ce que montre Hervé Le Bras qui, dans L’Invention de l’immigré, interroge les notions d’ « immigrant », d’ « immigré », d’ « étranger », remonte leur généalogie, traque les idéologies (et oui !) qui ont présidé à leur genèse, jauge les outils statistiques (et politiques) au regard de leur pseudo neutralité scientifique… C’est finalement un coup de gueule que pousse le docte démographe contre… la démographie, ou plutôt le rôle prépondérant qu’elle tient aujourd’hui dans « cette simplification des idées sur la migration ». Un coup de gueule aussi contre une certaine « idéologie molle » qui depuis des décennies gangrène le débat, phagocyte l’entendement sur les questions migratoires et empêche la société d’aller de l’avant en distillant doutes et surtout craintes en matière d’immigration. « Ne craignez rien ! » dit le démographe il n’y a pas et il n’y aura pas d’invasion et l’immigration d’aujourd’hui n’a rien à voir avec l’immigration de papa.

    1913, Paul Leroy-Beaulieu écrit : « si la race blanche et la civilisation occidentale ont pu prendre la prédominance dans le monde, c’est qu’elles ont produit régulièrement un excédent de population qui a pu se déverser sur l’Amérique et l’Océanie (…) ». Voilà qui aide à lever le voile sur quelques ressorts de la pensée hexagonale en matière de migrations : si, hier, on pensait conquérir le monde en y « déversant » notre surplus démographique, aujourd’hui, on craint l’invasion par une sorte d’inversion des fluides !  Cette citation permet de discerner plusieurs généalogies de pensée en matière migratoire : tout y est, ou presque, du lien entre émigration et colonialisme, entre démographie et puissance militaire, comme de la conception hydraulique des mouvements de populations…  Avec tout cela nos modernes concitoyens n’en ont pas fini. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les élites, politiques et mêmes scientifiques,  ont su graisser l’outillage rouillé du XIX siècle. En France cette conception colonialo-militaro-hydraulique des migrations s’est concrétisée politiquement par au moins deux axes : une politique nataliste (l’ « eugénique positive » pendant de l’ « eugénique négative » de l’idéologie nazie) et, en matière migratoire, une classification ethnique des étrangers, d’abord sur des bases politiques puis biologiques et enfin culturelles. Cette classification pseudo scientifique des peuples, cette géopolitique aussi de la place de la France dans le monde, organisée en « cercles concentriques », renferme toutes les sottises racistes, tuf caché et limon inavouable, qui inspirent «  encore la perception présente de l’immigration et de l’intégration » : les uns sont inassimilables, pervers, les autres des ennemis héréditaires ou des fainéants, inaptes aux travaux manuels… Voilà ce que Hervé Le Bras qualifie d’« idéologie molle ». « Ce qui est mou triomphe de ce qui est dur, ce qui est faible triomphe de ce qui est fort » enseigne Lao Tseu et pour le coup, il ne s’est pas trompé : si le dure de l’idéologie nazie a disparu de l’autre côté du Rhin, ici, le racisme mollasson des « cercles concentriques » perdure.

    Mais aujourd’hui on solde ! On ne dissocie plus les peuples voisins des lointains, les ennemis (l’Allemagne et l’Angleterre) des amis, les Italiens ou les Espagnols des Nord Africains et autre « nègres », on se contente d’ « une dichotomie de plus en plus grossière : nous et les autres », d’une opposition bébête entre national et étranger, évacuant allègrement les données historiques, politiques, culturelles… pour ne céder qu’au vertige du chiffre.

    L’Autre c’était, encore hier, l’étranger. C’est aujourd’hui l’immigré. Le vocable aurait été inventé de toute pièce. Suite au recensement de 1990 indiquant que la proportion et même le nombre total de résidant étrangers avait baissé (par rapport au recensement de 1982) on « inventa » le terme d’immigré avec pour définition « personne née étrangère à l’étranger », une façon de réexpédier fissa (et pour combien de générations parfois) le Français naturalisé à ses origines : « La manœuvre a atteint son but : entre 1982 et 1990, le nombre des immigrés avait augmenté légèrement, mais augmenté. » Allez oust ! Du balai ! Puisque les cercles concentriques ont laissé place à la ligne de démarcation, à la frontière, allez donc voir au delà du limes du national, au delà de l’entre soi des gamètes si l’herbe est aussi tendre ailleurs ! Car la « nocivité » du vocable, qui donc « fait fi de la naturalisation », va plus loin. De manière sournoise, plutôt que de rapprocher les naturalisés des Français de naissance, on a, selon Hervé Le Bras, « gonflé la partie étrangère en lui adjoignant les naturalisés, ce qui a creusé l’écart entre ces derniers et les Français ». Cette adjonction élargissait,  « le fossé (…) entre les Français de naissance et les immigrés ». Un immigré devenu français par naturalisation restera toujours un immigré et donc, renvoyé à sont « étrangeté » d’origine. D’ailleurs et entre autres coups de canifs, Hervé Le Bras brocarde la prétendue nécessité de lutter contre les discriminations par la recherche des origines : « En fait, une personne libre doit toujours regarder avec méfiance l’utilisation de la généalogie car elle en est prisonnière sans aucun moyen de la remodeler. » L’émancipation est aussi une émancipation des origines.

    Pour en revenir aux chiffres, Hervé Le Bras rappelle que selon l’Insee entre 1980 et 2010, le solde migratoire était en moyenne de 65 000 par an soit un millième de la population totale de la France ! Les immigrés ne sont pas une menace par leur nombre. Mieux ils ont changé : plus diplômés, ils disposent de compétences et donc de possibilités d’adaptation variées, ils sont célibataires (exit le regroupement familial), et la naturalisation ne peut plus être une assimilation en ces temps où les formations s’améliorent, les communications sont facilités d’un bout à l’autre de la planète, où la maîtrise de plusieurs langues devient une exigence non seulement professionnelle mais aussi culturelle (lire Amin Maalouf). Les procès en loyauté, la tentation du contrôle de la double nationalité renvoient à un autre âge, dénotent une incapacité à saisir les nouvelles complexités en formation et les nouveaux espaces de liberté individuelle en émergence. « A la réalité de la convergence des comportements et des compétences des Français et des étrangers, on oppose la fiction d’étrangers de plus en plus différents des Français (…) L’invasion n’a pas eu lieu dans les faits, mais on l’a inscrite dans les têtes d’où il sera difficile de les déloger ».Il faudra bien se libérer de ce qui a présidé à cette « invention de l’immigré », admettre enfin que l’intégration (et l’immigration) à la papa ne marche plus, qu’il faut en finir avec la « fiction » de l’étranger, de la « différence » rédhibitoire et de la crainte de l’invasion.

     

    L’Aube 2012, 149 pages, 13€

  • Une enfant de Poto-Poto

    Henri Lopes

    Une enfant de Poto-Poto

     

    Henri_lopes_bis.jpgVoici donc le Prix littéraire du Musée de l'immigration 2012 : Henri Lopez, auteur de huit romans et d’un recueil de nouvelles, écrivain confirmé et honoré, homme politique et ambassadeur du Congo en France. Il a coiffé sur la ligne d’arrivée quelques confrères, jeunes dans la carrière ou non, dont le prometteur Sabri Louatah mais aussi Ahmed Kalouaz, Chahdortt Djavann, Sophie Schulze, Carole Zalberg ou encore le tout aussi confirmé Boualem Sansal.

    Une enfant de Poto-Poto est un roman sur le métissage et les identités brinquebalées entre héritage colonial et migrations modernes, un roman porté par une langue chatoyante, protéiforme, créolisée à la sauce lingala, frangolaise et française tant il est vrai que « malgré ce qu’en pensaient, pour des raisons différentes, d’un côté nos dirigeants, de l’autre les Français, nous étions un peu françaises, nous aussi, non ? », dixit Kimia la narratrice.  A croire que le « butin de guerre » des ci-devant colonisés ne se limite pas à la seule langue comme le disait l’Algérien Kateb Yacine mais aussi aux identités.

    Pélagie et Kimia sont les deux protagonistes de ce récit. Des sœurs de sang malgré le fait qu’elles ne viennent pas de la même région du Congo. Mais voilà, au temps béni de l’apartheid colonial, les deux jeunes filles se sont retrouvées les deux seules Noires au lycée Savorgnan de Brazza, des « curiosités tenues à distance» par les autres élèves et les professeurs. De quoi forger une complicité et une amitié sororale et mêler, en une cérémonie sacrilège, leur sang de « lari » pour l’une et de « ndjem » pour l’autre.

    Au lycée, Pélagie et Kimia croisent un bien étrange Moundélé (un Blanc). M. Franceschini, professeur de français de son état mais surtout un « débarqué » selon la doxa coloniale entendre un dangereux hurluberlu qui croit devoir respecter les « indigènes » et les placer sur un pied d’égalité avec les Blancs. Il faut dire que si Franceschini était blanc dehors, il était nègre dedans (voilà qui rappelle le livre de Toi Derricote, Noire, la couleur de ma peau blanche. Un voyage intérieur, Perrin 2000). Français par la peau, il était congolais à l’intérieur. Ce Moundélé à l’« âme nègre » était un bâtard, de père inconnu et de mère congolaise.  Un « Blanc manioc  – Moundélé Kwanga, en lingale – une allusion à l’insulte qu’on lançait aux sang-mêlé » qui, à l’heure de la « Dipenda » (l’Indépendance) exigeait l’excellence de ses élèves appelés à diriger le nouvel Etat. Une exigence cultivée jusqu’ à lui donner des cauchemars.

    Pourtant, ce « Moundélé aux origines douteuses » n’aura pas davantage sa place dans le nouvel Etat que sous l’administration coloniale. Suspect, toujours suspect. Hier dangereux subversif indépendantiste, aujourd’hui soupçonné de nostalgies coloniales et de quelques complots impérialistes… Autre temps mais même rejet pour ce métis, « condamné par l’Histoire » comme l’écrivait déjà un autre « hybride culturel », l’Algérien Jean Amrouche.

    L’amour est au centre de l’intrigue. Un amour à trois immergé dans un bain de rivalités, de demi mensonges et de connivences où barbotent les deux élèves et leur professeur : Pélagie deviendra l’épouse légitime, Kimia, le « deuxième bureau ». C’est un vaudeville pétri de jalousie, d’espionnage, de petits secrets, de rendez-vous cachés, de culpabilité, mais un vaudeville à la sauce zaïroise : « ambiancé » aux rythmes des rumbas, boléros, tangos, cha-cha-cha et autres torrides et dangereuses pachangas - au Congo, on danse même pour « exprimer sa tristesse » ! Un amour à trois mais… consenti, partagé, solidaire. Ce n’est pas là la seule différence entre Africaines et Européennes, entre le Congo et la France où, « au nom de Descartes les Mindélés écartent toute explication par le surnaturel. Pourtant… ».

    Bien plus tard, après des études aux Etats-Unis, Kimia, devenue une romancière de renom, retrouve Franceschini. Les rendez-vous amoureux se répètent au gré des salons et des colloques en Amérique, en Europe ou en Afrique. Les retrouvailles, les échanges épistolaires, les méditations de Kimia influencée par Franceschini, son père en littérature, offrent d’instructives variations sur la littérature, le style et les registres de la langue utilisée, la réception des œuvres en Europe et le faible lectorat des pays d’origine, le statut de l’artiste partagé entre universalisme, entre-soi rassurant – ah ! le « cinéma calebasse » - et autre danse du ventre effectuée pour séduire les critiques et l’intelligentsia occidentales qui elles se doivent d’« être politiquement correct et [d’] avoir leur nègre génial ». Lopes jongle avec les références littéraires passant de Clément Marot à Jacques Stephen Alexis via Beaumarchais ou Césaire

    Kimia devient le « pendant féminin » aux USA de Franceschini, son prof, amant et mentor, se permettant d’allègres coups de griffe à l’endroit du concept de « littérature postcoloniale » ou des théories du genre. Mieux : à cause de son français venu d’ailleurs, elle s’entend traitée de « moundélée » par un « taxieur » de Brazza, comme on dit du côté d’Alger.

    Une enfant de Poto-Poto montre comment « le fleuve » de l’Indépendance a été « détourné » (pour reprendre le titre d’un roman de Rachid Mimouni) ; il dit le rayonnement culturel de la France d’alors -  « partir à la Sorbonne, comme Villon, Césaire et Senghor » - ; laisse entrevoir les pleurs de Kimia, le premier soir de son exil étatsunien, seule dans son lit ; les stéréotypes des Noirs américains sur l’Afrique. Il décrit la « métamorphose » culturelle de Kimia immigrée, l’illusion des racines et des origines : « aucune fonction algébrique, aucun programme d’ordinateur ne rend compte des destins » ; il célèbre le primat des « vivants [à qui] il fallait consacrer ses forces et ses ressources » sur les fausses « authenticités » et le pseudo « patrimoine identitaire ».

    La démonstration est forte et vaut aussi bien pour le Nord que pour le Sud. Le métis, dit Kimia, « nous a appris à devenir des êtres humains. D’ici et d’ailleurs. » Au point que la notion même « dépérira. Dans quelques décennies, peut-être avant un siècle, il n’y aura plus de métis, mais des Français, des Congolais, des Sénégalais,  des Américains, blancs, noirs, bruns… Les « pur-sang » n’oseront plus se vanter de ce qui deviendra une tare ».

    Le « butin de guerre », revisité par les « indigènes » d’hier, désarçonnait déjà les puristes du dico et de la syntaxe, avec Henri Lopes, il pourrait aussi affoler les gardiens de l’ordre identitaire. Ici et ailleurs.

     

    Gallimard, Continents noirs, 2012, 265 pages,  17,50€

  • La couleur du bistouri

    Rédha Souilamas

    La couleur du bistouri

    docteur-islamophobie.pngDans Tu deviendras un Français accompli. Oracle (Tallandier 2011), l’historien, spécialiste de la Grèce antique, Saber Mansouri leva une partie du voile sur le fonctionnement et les présupposés de l’Université française, sur les faiblesses et les paresses de quelques professeurs qui ne cessent d’assigner leurs étudiants étrangers à résidence culturelle et nationale. Ici, c’est du côté de l’hôpital que le lecteur est convié.

    L’hôpital public va mal et, au delà peut être, c’est la santé en France qui donne des signes d’inquiétude. L’une des réponses trouvées par le système, entendre les responsables politiques et les pontes du milieu, est de recourir à une main d’œuvre venue d’ailleurs : infirmier(e)s et médecins étrangers. Aujourd’hui, des pans entiers de la santé publique s’effondreraient sans la présence de médecins (et d’infirmières) étrangers. Ils sont indispensables dans les services d’urgence, en chirurgie, en anesthésie ou obstétrique. Pourtant, fortes de leurs diplômes acquis sous d’autres cieux, mais aussi, pour certaines, de diplômes français, fortes de leur compétences et parfois de leurs états de service, ces blouses blanches qui « ont un air de famille », entendre black et basané, sont maintenues dans un statut de seconde zone.  « En réalité nous sommes des travailleurs immigrés » écrit Rédha Souilamas

    C’est eux qui font tourner la machine, mais… pas aux mêmes conditions que leurs collègues nationaux : sous payés, ils sont gratifiés des plus dures conditions et horaires de travail, des statuts de seconde zone, sans trop d’espoir de promotion sauf à se risquer sur les pentes d’un parcours pour combattant au mental d’acier. Il leur arrive même de devoir essuyer le mépris d’un milieu qui, au nom d’une notabilité d’un autre âge, n’est pas le dernier à abreuver la population entière de doctes et paternalistes conseils. Comme l’écrit Saïd Mohamed « après les vagues d’émigration de la tripe et du muscle, voici venue celle des neurones » (Le Soleil des fous, Paris-Méditerranée, 2001). Le bistouri remplacerait donc le marteau piqueur. C’est ce dont témoigne Rédha Souilamas, à la première personne, sur un ton neutre, dénué d’animosité mais où percent ici où là, quelques déceptions et un brin d’amertume.

    Titulaire d’un doctorat de médecine de la faculté d’Alger, il arrive en France au mitan des années 80, pour se spécialiser en chirurgie. Commence alors le cursus, sinueux et pervers, réservé aux étrangers. Il lui faudra bien de l’abnégation et de la persévérance pour s’accrocher, passer les nombreux obstacles que le milieu médical et législatif (les professionnels de la santé sont nombreux au Parlement) dresse sur le chemin, se dégager des voies de garage et des espaces de relégation, se coltiner les remplacements, les contrats à durée déterminée, « subalternes » et « révocables » « puisque le renouvellement du contrat dépend du bon vouloir du prince. » Il devra aussi pousser des portes pour faire  valoir ses compétences, essuyer rebuffades et mépris de collègues, sûrs d’eux mêmes et dominateurs, jaloux de leur prestige national et de leur place lucrative. Comme dans les années 30, la profession protège -  au nom bien sûr de l’intérêt des malades - ses plates bandes : exit la concurrence ! Les médecins étrangers ou titulaires de diplômes étrangers ne peuvent exercer que dans leur hôpital d’affectation, exercer à l’extérieur s’apparenterait à un exercice illégal de la médecine. Et tant pis pour les déserts médicaux ou les ratés de la médecine ambulatoire. Ce que décrit Rédha Souilamas est une atmosphère où flotterait une « violence sourde, (…) un racisme larvé et visqueux ».

    Comme ses camarades français, l’étudiant étranger doit, in fine et malgré quelques détours imposés, en passer par le même cursus et les mêmes formations, et pourtant : « nous sommes perçus différemment par les collègues, les patrons et, à un moindre degré, par les infirmières. Presque comme des enfants illégitimes ».

    Il mettra bien plus longtemps que ses collègues français pour obtenir son inscription à l’ordre des médecins comme généraliste. Dix ans d’un cursus identique, d’une formation en tous points équivalente mais avec une quantité d’entraves bien spécifiques, d’embrouillaminis administratifs, de courses d’obstacles, de dévalorisations, de rebuffades méprisantes, de couleuvres avalées et d’assignation à résidence au sein d’un deuxième collège : le système vise à protéger les nantis et natif du cru, bien installés dans la place, des miséreux et autres étrangers qui ahanent et se perdent dans le labyrinthe universitaire, hospitalier et administratif. Tout cela est décrit par le menu. Rédha Souilamas, chirurgien généraliste devenu chirurgien spécialiste, se verra refuser, jusqu’au bout, le titre de professeur malgré un dossier idoine.

    Dans ce récit-témoignage, l’auteur livre quelques éléments (et ressorts) psychologiques et émotionnels de cette longue marche d’un « enfant illégitime », ou qui se perçoit comme tel,  dans ce monde (in)hospitalier.

    Il lui aura fallu beaucoup de travail, des aptitudes et prédispositions personnelles indiscutables pour accomplir ce parcours d’exception. Mais pas uniquement. « La chance de pouvoir exercer dans un hôpital parisien », le souci de « plaire » à l’autochtone, la volonté de « refouler le sentiment d’illégitimité » fournirent au postulant l’indispensable tonus, l’énergie de la résilience. « J’ai bien compris maintenant que les compétences professionnelles ne suffisent pas, qu’il faut montrer d’autres signes d’appartenances, qu’il faut « grenouiller » comme on dit »… Doit-il aller jusqu’à apprendre à jouer au golf ? Doit-il satisfaire aux obligations, entretenir ses réseaux et ses relations, céder à la mécanique sans âme et sans cœur de l’urbanité moderne, satisfaire l’exotisme de bon aloi de ses nouveaux concitoyens ? « Je prends conscience rapidement  du réflexe ridicule, propre à beaucoup de Maghrébins et d’Arabes, qui consiste à vouloir inviter des autochtones à manger du couscous et des loukoums en buvant du vin  du pays. Est-ce qu’ils nous invitent si facilement, eux, à partager un cassoulet arrosé d’un bon bordeaux ? » La réponse se devine aisément même s’il faudrait peut-être voir à changer de milieu… Il lui faudra bien perdre ces « premiers réflexes » et réserver sa sociabilité et sa générosité, comme le couscous de « l’illustre »  belle maman, à quelques happy few.

    De même qu’il apprendra à se départir de sa naïveté méritocratique : « je croyais que le mérite s’appuie sur les compétences ». Pas besoin d’avoir lu l’éclairant Walter Benn Michaels (La Diversité contre l’égalité, Raisons d’agir, 2009), pas besoin non plus avec Alain Badiou (Le Monde 5 mai 2012) de gloser sur le « racisme » des intellectuels, il lui aurait suffi de lire - ou de relire - le précieux Albert Cossery. Souilamas n’aurait pas été surpris alors de constater que les « suzerains » en place privilégient d’autres critères que le mérite pour « protéger le système qui leur destine les privilèges. Il ne fait plus aucun doute que l’origine des candidats est un facteur déterminant (…) ».Aujourd’hui, écrit Rédha Souilamas, « je me suis libéré de mon désir de reconnaissance. Les signes extérieurs de compétence et de légitimité ne m’intéressent plus. J’ai cessé de vouloir faire partie de cette cour qui prétend ignorer qu’elle sélectionne et hiérarchise ses membres selon l’origine ethnique ».

    Rédha Souilamas est aujourd’hui diplômé du Collège français de chirurgie thoracique, chirurgien des hôpitaux de Paris. Il a participé à la réussite de la greffe pulmonaire, au développement de la première structure de chirurgie thoracique ambulatoire en France. Il coordonne un programme de transplantation pulmonaire pour la mucoviscidose, dirige un protocole de reconditionnement ex vivo de poumons pour pouvoir doubler le nombre de greffes pulmonaires, a contribué à mettre en place des structures multidisciplinaires, des journées scientifiques et des formations, publie articles scientifiques, donne cours et conférences, organise des partenariats internationaux notamment avec la Columbia University de New York. En 2008/2009, il fut le seul représentant français dans le comité scientifique international de la Société internationale de transplantation cardiaque et pulmonaire (ISHLT), « il s’agit-là d’une reconnaissance internationale par mes pairs, et hors Hexagone de surcroît »

    Ce Français d’origine algérienne a donc mis ses compétences et son énergie au service de la santé publique française et contribué au rayonnement national au delà des frontières, notamment en Amérique du Nord ou en Asie. Et pourtant. Outre que tout n’alla pas de soi, la France républicaine et universaliste snoberait encore ce professionnel qui, pour son malheur hexagonal, naquit en dehors du pré carré national et hors du cercle des « héritiers » de la profession.

    Ce n’est sans doute pas le signe du hasard que des propositions lui soient faites en provenance de l’étranger. En France, on riposte, encore et toujours, par de vagues « promesses » de nomination au grade convoité de professeur. Promesses versus propositions ! Souilamas n’utilise pas un trébuchet pour mesurer ses petits intérêts professionnels. Si aimer c’est d’abord aimer sans compter, la loyauté se moque que sur sa vieille et approximative balance, le plateau étranger pèse plus lourd que le plateau français. Il veut juste pouvoir servir au mieux la collectivité, hic et nunc. Il faudrait pour cela que le pays cesse de mégoter et de le prendre, lui et ceux de son espèce, pour un… imbécile. 

    Ce petit livre en dit long sur l’état de la société française : corporatisme, xénophobie, discriminations, inégalités… asphyxient l’atmosphère, obscurcissent l’horizon, enrayent l’indispensable mécanique du collectif. Tant pis pour le tout à l’égo du coq tricolore : la France attire moins les neurones en migration que l’Amérique du Nord ou l’Australie. Quant à ceux qui y barbotent, ils pensent sérieusement à s’esbigner !

    Comme tant de jeunes français fatigués par la reproduction des inégalités, comme tant d’autres talents, frustrés, ignorés ou discriminés, Rédha Souilamas, pourrait se laisser tenter ou consentir à s’envoler pour l’étranger. Alors qu’on assourdit l’électeur sur le poids de l’immigration en France, on en oublie - ou dissimule - que beaucoup dans le pays empruntent à nouveau les chemins de l’émigration et qu’il serait temps de revoir  les trop approximatifs compteurs du solde migratoire.  Il n’y a pas que la santé qui fout le camp.

    Edition Naïve, 2012, 120 pages, 15 €

  • Le collier de la colombe

    Raja Alem

    Le collier de la colombe

    3595069601_d739006317.jpgLes romans saoudiens traduits en langue française ne sont pas si nombreux pour bouder son plaisir quand il est offert au lecteur de lire et d’élargir l’éventail des auteurs du cru disponibles à la lecture. Cela permet de se mieux familiariser avec les thèmes qui traversent cette littérature et de lever un voile sur une société qui, sauf à l’enfermer dans un carcan culturaliste et religieux, doit bien être travaillée par des dynamiques internes, convergentes ou contraires ; comme toute société humaine. Ainsi, est-il loisible de corriger ou d’affiner quelques images qui collent à ce royaume wahhabite sorti du désert, gardien (et marchand) du temple islamique, magnat du pétrole, allié des intérêts américains et dans le même temps pourvoyeurs de subsides à un vaste réseau d’associations et de groupuscules bien peu catholiques et même franchement islamistes. Avec l’inévitable question du statut de la femme, les thaub locales traînent d’autres casseroles : absence de libertés politiques, inégalités sociales, pudibonderie des mœurs, exploitation de la main d’œuvre immigrée ou encore mépris affiché par ces riches descendants du prophète pour le reste du monde arabe… C’est dire si les sujets de prévention sont nombreux, au point peut-être de formater le regard ou même de se détourner de ces gugusses enturbannés tout juste sortis de leur désert. Cela serait une erreur. Il faut lire les romanciers saoudiens pour s’en convaincre et saisir le pouls de cette partie du monde, qui aspire aussi, du moins à travers ses littérateurs, à élargir ses espaces de liberté, à se « ménager une possibilité de s’échapper en douce afin de vivre envers et contre tout » écrit Raja Alem.

    Depuis Abdul Rahman Mounif jusqu’à Rajaa Alsanae en passant par Ahmed Abodehman, Badriayah al-Bishr ou Yousef al-Mohaimeed, ils décrivent (et dénoncent) les effets destructeurs et déstructurant de la modernité version baril de pétrole sur et dans la société saoudienne, mais, dans le même temps, restituent les dimensions poétiques, culturelles, identitaires, humaines aussi de ce pays, bien éloignées des hypocrisies d’une doctrine wahhabite décharnée et exclusive.

    Raja Alem, qui inaugurait cette nouvelle collection des éditions Stock, est née en 1970 à La Mekke et est l’auteure d’une douzaine de romans, recueils de nouvelles et pièces de théâtre. Son premier roman, Khâtem, a été traduit en français par Luc Barbulesco (Actes Sud 2011).

    Le Collier de la colombe (prix international du roman arabe, Arabic Booker Prize, 2011), traduit ici par Khaled Osman, est un livre protéiforme, fiévreux, jusqu’à l’incandescence parfois, tour à tour satirique, blasphématoire, drôle, tragique, énigmatique, érudit… Un livre qui multiplie les registres de la littérature et de la langue. Un livre-réceptacle où s’entrechoquent toutes les thématiques de la nouvelle littérature saoudienne. Le livre s’ouvre sur une impasse populaire et populeuse de La Mekke, sur le corps d’une femme qui « exhibait comme dans un tableau sa formidable nudité ». Morte, la mystérieuse femme gît au milieu d’Abourrous, l’autre personnage de ce roman, une ruelle où « des portes d’entrée entrouvertes sur le chagrin et des fenêtres barrées pour empêcher l’émergence de l’amour » n’en finissent pas de se suivre.

    Levons d’entrée une ambiguïté : Le Collier de la colombe, titre qui renvoie au traité de l’amour et des amants du grand Ibn Hazm (994-1064), n’est pas un énième et racoleur roman sur la pauvre mais voluptueuse femme arabe. Raja Alem ne sert pas de cette soupe. Très vite elle embarque son lecteur, qui doit s’armer d’attention et de patience parfois,  dans un récit au long cours, labyrinthique, turgescent, gros de multiples références (littéraires, religieuses, urbanistiques…) ; de deux à trois dizaines de personnages ; jouant avec les codes narratifs, les temporalités et les lieux, l’auteure jongle avec les genres (policier, historique, épistolaire, sociologique, romantique…), décampe de La Mekke pour l’Andalousie, inscrit les mystères des temps présents dans d’énigmatiques aventures médiévales, passe de Skype à l’antique parchemin. Ce volumineux roman brasse aussi, avec brio, une ribambelle de thèmes : le patriarcat, la relégation des femmes, la négation des corps, les frustrations affectives et les fantasmes sexuels (épisode des mannequins ou de la signification du mariage dans un tel contexte), l’honneur – ce « carcan de fer qui paralyse les mentalités » -, les tribus qui sont autant de castes, la misère des uns qui buttent sur le luxe des autres… Mais la prouesse de Raja Alem réside dans la description d’une Mekke - sa ville - inconnue ici en Occident, une ville défigurée, transformée « dans son corps mais aussi dans son âme ». Elle réussit à ressusciter les lieux, la spiritualité, le passé, les légendes et les croyances, les fantômes et les mythes d’une ville qui, il y a peu, brillait pas sa diversité et son cosmopolitisme.  

    Loin de ce tableau, les immigrés du moment (et leur progéniture), clandestins ou main d’œuvre corvéable à merci, sont omniprésents : « vendeurs précaires », commerçants, serveurs, larbins, surexploités. Ils multiplient les combines et les pots de vin pour espérer obtenir la nationalité saoudienne d’une Brigade de promotion de la vertu et de prévention du vice indifférente. Ces exilés sont parqués dans des centres de rétention en plein désert ou font des décharges leur royaume.

    Les littératures arabes contemporaines (comme les « printemps »…) n’échappent pas à l’influence du net, de Skype, de la webcam et autres mails, non seulement comme outil littéraire mais aussi comme connexion et surtout présence nouvelle au monde. « L’univers est plein de lettres échangées dans le monde virtuel ; avec l’éclatement des frontières, des gens vivant aux quatre coins de la Terre peuvent s’engager désormais dans une quête d’amour éperdue, afin de mêler leurs rires et de se tenir compagnie… Mes mots font partie de ces essaims de voix désespérées à la recherche d’une issue » écrit Aïcha à son ami allemand, qui fut, le temps d’un séjour dans son pays, son amant. Cette inscription nouvelle dans un monde interconnecté, relié, l’auteure en explore aussi les difficultés, les différences et les « écarts » : « (…) Je ne sais pas si je trouverai les mots pour te l’expliquer, mais celle qui est venue jusqu’à toi n’était en aucun cas un individu, c’était une feuille vierge, rédigée à l’encre invisible par Abourrous. Et toi tu étais un éléphant piétinant cette feuille… ». C’est là, une autre dimension de ce roman puissant et troublant.

     

    Traduit de l’arabe (Arabie Saoudite) par Khaled Osman, en collaboration avec Ola Mehanna, Stock 2012, collection La Cosmopolite noire, 764 pages, 24€

     

  • 39 rue de Berne

    Max Lobe

    39 rue de Berne

     

    20121121_2776.jpgEntre deux invocations au soleil, l’oncle Démoney avec prévenu Dipita, son neveu : « mon fils, ne soit jamais comme ces hommes blancs qui pleurent comme des femmes ou qui font des mauvaises choses avec des hommes comme eux ». C’est dit ! Pourtant, des années plus tard, Dipita, se retrouve dans la prison de Champ-Dollon à Genève, pour avoir justement enfreint le double avertissement avunculaire. C’est de sa cellule qu’il consigne son histoire et celle de sa mère, Mbila, que le même Tonton avait expédiée en Europe via le réseau des Philanthropes-Bienfaiteurs, histoire que sa sœur « devienne quelqu’un » et expédie du « mbongo » (de l’argent) à sa famille restée au pays. Emigrer c’est aussi porter - et supporter - la charge d’une « grande mission ».

    A 16 ans, Mbila se trouve piégée, contrainte de rembourser une dette qu’elle n’a pas contractée. Le réseau, en fait un réseau de « feyman » (d’escrocs), fait passer les futurs clandestins via un groupe de danse et de musique africaines. Voilà qui devrait donner du grain à moudre aux tenants d’une politique de délivrance des visas au compte-gouttes, quitte à assécher les échanges culturels et artistiques. Le parcours de Mbila est, dès lors, fléché et scellé : deux ans de prostitution pour rembourser, suivi d’un mariage blanc avec un « mariageur » pour obtenir des papiers, le tout agrémenté d’une participation obligée à un trafic de cocaïne !

    Dipita qui, très jeune, devient l’ « associé » et le « chargé de communication » de sa prostitué de mère mais toujours, à ses yeux, « princesse bantoue », raconte tout : les passes et les visites interlopes, la rue de Berne où les tapineuses occupent le trottoir, les « kebaberies » aux viandes suspectes et les Maghrébins pompant des cigarettes comme d’autres aspirent de la Ventoline. Les membres de l’AFP, l’« Association des Filles des Pâquis », club très fermé des prostitués de la rue Berne et du quartier des Paquis, se retrouvent chez Mbila autour d’un verre ou d’un gros joint pour partager « leurs trucs de wolowoss-là » (prostitués). Il y a Bélen, la bolivienne, Maïmouna, la rwandaise, Tran-Hui, la thaïlandaise, Charlotte, la nigérienne et Mbila, la camerounaise…  C’est le comité central du tapinage globalisé et de l’esclavage moderne.

    Dipita évolue au milieu de toutes ces « mères » (« au Cameroun celle qui élève un enfant est sa mère ») comme un poisson dans l’eau. L’univers pourrait être glauque, mais le récit est rarement grave, souvent drôle même : « On rit (…) parce que dans le rire se cache peut-être un peu d’espoir ».

    Dipita, n’a pas écouté les conseils de tonton Démoney.  Garçon sensible, tantôt honteux, tantôt indigné, prompt à se dévaloriser, non seulement il pleurera mais fera « comme ça » - sous entendu comme les Blancs - avec le sculptural et blondinet William, lui-même fruit des amours tarifées d’une belle russe et d’un « mariageur ».

     

    Les drames (ici très atténués) de la prostitution et les réseaux de traite ne constituent pas l’unique objet de ce premier roman de l’auteur né en 1986 à Douala et installé en Suisse depuis huit ans. 39 rue de Berne qui aborde la question de l’homosexualité (en immigration mais aussi dans les pays d’origine) est aussi un roman non pas seulement  social mais « global », tant les destinées individuelles sont de plus en plus connectées à la marche du monde et à cheval sur plusieurs pays. Pour prendre la mesure et les conséquences de l’Histoire et de relations - économique ou politique - toujours inégales, on va du Cameroun à la Suisse en passant par la France. Dans ces relations de domination, la veulerie et la cupidité des nouveaux dirigeants, partisans du « cumul des mangeoires », tiennent une part importante. Ainsi : « Tonton Démoney lui se battait contre le régime, mais pas seulement. Dans sa longue liste noire, il y avait beaucoup de trucs : et la dictature postcoloniale, et le parti unique, et l’injustice (…) » A quoi il ajoute : « les ennemis collatéraux : dévaluation du franc CFA, PPTE (Pays Pauvre et Très endetté), déficits budgétaires, FMI, Banque mondiale, foutaise, gâchis, malheur, corruption… » Quant au président Paul Biya, il se voit gratifier du titre de « Barbie de l’Élysée ». Voilà qui est clair, et la question migratoire ne peut être abordée ex nihilo ou par le seul prisme obsidional.

    Max lobe utilise un ton distancé, mais administre, ici ou là, de fortes doses de sensualité (scène d’amour entre Dipita et William), d’humour (entre les filles de l’AFP ou en prison), d’introspection (homosexualité et culpabilité) ou des scènes impressionnantes (l’expulsion des paquets de cocaïne dans les toilettes d’un grand hôtel genevois par exemple). Max Lobe agrémente un style plutôt classique de quelques formules et mots du répertoire bassa, dont la répétition peut parfois laisser un arrière goût de procédé littéraire, vite emporté par la mélodie de la langue et les rebondissements du récit.

     

    Edition Zoé, 2013, 189 pages

  • Les Sauvages

    Sabri Louatah

    Les Sauvages

    0.jpgLa France littéraire grouille de jeunes talents qui viennent redorer le blason des lettres nationales à tout le moins y mettre leur grain de sel, réinventer les genres, bousculer la langue et élargir les horizons.  Sans compter que questions horizons, si nos nouvelles plumes (Faïza Guène, Kamel Hajaji, Mabrouck Rachedi, Hafid Aggoune ou Kaoutar Harchi) semblent bien pâlottes dans la basse-cour des gallinacées tricolores, on sait mieux les apprécier au-delà des frontières nationales où elles font rayonner la culture française.

    Sabri Louatah ! Voici un « garagnas» de Saint-Etienne, qui se permet un premier roman livré sous la forme d’un feuilleton qui sera décliné en quatre volumes. Le style, inspiré du rythme des séries américaines, est nerveux, crépitant, vivant et les intrigues se multiplient, bourgeonnent, s’entremêlent avec brio et maîtrise. Un premier roman original aussi, par la place qui tiennent l’humour, la dérision et même le rire. Ecriture feuilletonesque oblige, l’auteur laisse traîner sur le chemin quelques perles (des croix gammées sur le crâne d’un chibani, un juge Wagner qui pointe le bout de son nez, une certaine commandante Simonetti, des diplomates algériens, une ou deux histoires d’amour…) qui sont autant de rendez-vous donnés à son lecteur.

    Sabri Louatah ! Voici un jeune écrivain du XXIe siècle hexagonal qui se la joue Balzac chez les « Berbérichons ». Et c’est réussi ! Ces « Berbérichons » sont autant l’illustration de cercles singuliers que le reflet de la France en mouvement. Le regard est tour à tour microscopique ou panoramique. Rien ne lui échappe ; du moindre détail croquignolesque de tel ou tel personnage ou situation à la sociologie électorale du pays. Ces « Berbérichons » à la mode Louatah, c’est la France qui bat au cœur d’une famille française d’origine kabyle et non l’histoire d’une famille d’origine immigrée dans la France du moment. On est à Saint-Etienne, au pied des terrils abandonnés et des barres de cités laissées à l’abandon. Sabri Louatah montre, double performance, ce que beaucoup ignore en France. Ne suppose même pas. Que ces Français d’origine algérienne brillent d’une diversité qui vaut son pesant de dynamite, tant les différences et les oppositions, les appartenances et les clichés traversent les groupes. Que ces immigrés et autres boutures d’immigrés sont des Français comme tout le monde, qu’ils constituent la France d’aujourd’hui et de demain et la galerie de personnages (pas moins de deux douzaines de personnages) attestent là encore de la diversité des parcours, des réussites et des échecs, des milieux sociaux et des modes de vies… loin des schémas réducteurs et des codes médiatico-politiques.

    Côté écriture, Sabri Louatah sait manier les registres. Il est capable (avec tendresse) de faire parler aussi bien une vieille kabyle, qu’un immigré mal dégrossi, quelques jeunes de banlieues ou quelques bobos parisiens. Il fait entendre les accents stéphanois des plus jeunes qui trahissent bien qu’ils sont du cru, et la petite musique de la langue kabyle (passablement maltraitée ici par une transcription désastreuse).

    Cette entrée en matière de ce qui est annoncé comme un quatuor s’ouvre en pleine festivités d’un mariage « mixte » (kabylo-oranais !) qui se tient la veille d’une élection présidentielle (encore) insolite. Elections plus vraie que nature, n’était, qu’au second tour, Nicolas Sarkozy affronte non pas François Hollande mais un certain Idder Chaouch, un métèque débarqué des djebels hier encore propriété nationale. Idder Chaouch, un « kholoto » à la tête de l’Etat français, un fils d’immigré pur jus, pas un resucée de l’histoire européenne, un rejeton d’indigène et, allez savoir ! peut-être même de fellouze. Du jamais vue ! De l’extraordinaire ! Et cela ne plait pas à tout le monde. Mais vraiment pas ! Dans la détestation, les nostalgiques de l’Algérie de papa rejoignent les militants de l’Aqmi, lesquels traitent le candidat de « chien de traître qui a renié l’islam et qui mérite la mort ». A côté, l’élection de Mitterrand en 1981 c’est de l’eau tiède et triste comparée à un thé à la menthe, parfumé et sucré, garni d’explosifs pignons.

    Chaouch  indispose ; il est menacé de mort par quelques islamistes pur jus, aussi imperméables aux vertus du métissage qu’une rombière de la haute ! Plus élégante tout de même et moins explosive. Pourtant, « l’avenir c’est maintenant » dit le slogan du candidat. Mélange de Royal et d’Hollande ? Non ! Juste la volonté de réunir tout le monde dans un devenir commun. Bien entendu, les échos de cette présidentielle se font entendre parmi les convives.

    Slim Nerrouche et Kenza Zerbi sont les mariés. Lui est kabyle. Elle oranaise. Autant dire que les familles se scrutent, se jaugent, se daubent même et à tire-larigot encore. Chez les Nerrouche, le raï c’est de « la musique de bougnouls » ! On préfère Aït Menguellet - plus classe tout de même. Le « classique des classiques » sur « la différence entre les Kabyles et les Arabes » est vite évacué par les plus jeunes qui ont compris, eux, que les uns et les autres ne sont « ni kabyles, ni arabes, mais français ! »

    Plus d’une vingtaine de personnages évoluent ici, des grands oncles et grandes tantes, aux mères et leurs rejetons formant une tripotée de cousin et de cousines. Les pères sont les mystérieux absents, le trou noir de cette dynamique et bruyante smala. Ils sont partis ou tombés aux champs d’honneur d’un travail synonyme d’accidents ou de maladies mortelles ! Seul exception, Matthieu qui a épousé Rachida et qui a intérêt à filer droit.

    Les étiquettes n’accrochent pas sur cette marmaille. Bien sûr, avec Krim c’est la banlieue et ses bandes qui s’offrent au lecteur. Mais il faut compter aussi dans le lot une hôtesse de l’air, un acteur pour série TV, un gérant de restaurants à Londres, une cantatrice sans oublier ce candidat à la présidentiel. Rien que du très normal. Du banal. Du commun. De l’indifférencié républicain. A l’exception près… du présidentiable.

    Et côté sociologie, idem. Parfois jusqu’à l’inattendu. Ainsi, Slim, le marié, est un homosexuel caché qui risque de voir sa cérémonie gâchée par son petit copain Zoran, un travelo roumain qui rôde du côté de la salle des fêtes… Les Nerrouche couvent en leur sein quelques laïcards à la sauce républicaine, des athéistes en diable et des bouffeurs d’imams à la barbichette musquée à faire rougir un Emile Combes !  Et tout ce beau monde sait se montrer coquin ; sensible aux charmes d’un tel ou d’une telle à commencer par la belle cousine Kamelia, dont les seins, plantureux et suggestifs, affriolent Krim. Et si tonton Bouzid - élevé lui à « la sévère loi du nif » comme dirait Jean Amrouche - veille, Rabia la propre mère de Krim, n’échappe pas à quelques tentations. Le fiston reçoit un texto de « maman » qui ne lui était pas adressé et qui pourrait bien signifier que sa génitrice, respectable veuve de son père, s’envoie en l’air avec on ne sait quel zigoto ! Une catastrophe, un monde s’écroule et un volcan se réveille prêt à expulser toute la rage de l’honneur version méditerranéenne.

    Krim campe ici le personnage central. Paumé des cités, éjecté de la mécanique sans imagination de l’orientation scolaire, échoué du Pôle emploi, il brinquebale sa frêle carcasse entre fumettes et désœuvrement, petits boulots et petites magouilles, et se trimbale – allez savoir pourquoi ! - un dangereux calibre. Krim est « un gamin, un petit rebeu comme il y en avait des millions et qui n’arrivait même pas à soutenir plus de dix secondes son propre regard dans le miroir de sa grand-mère ». Secrètement, le môme en pince pour une certaine Aurélie Wagner. Elle semble lui préférer Tristan. La logique (supposée) des transports amoureux et l’ordonnancement (bien réel) des classes sociales semblent respectés.

    Tout au long de cette journée Krim est inondé d’étranges textos envoyés par son cousin Nazim qui le rappelle à ses obligations. Il doit être sur Paris le lendemain. Krim a mis le pied dans un engrenage qui le dépasse. Un complot aux dimensions nationales.

     

    Flammarion, 2012,  208 pages, 19 euros

  • Les Enfants de Jessica. Tome 2 – Jours de deuil

    Luc Brunschwig et Laurent Hirn

    Les Enfants de Jessica. Tome 2 – Jours de deuil

     

    20121025202544_t2.jpgAu centre du récit, un mouvement de légitime défense, le mouvement Logan’s, organisé en milices. Soucieux de restaurer « le rêve » américain,  ses militants agressent les « migrants de l’intérieur » qui depuis six ans s’installent à New York, à commencer par les immigrés arabes et autres « parasites », histoire de les renvoyer chez eux, de les chasser notamment de ces « immeubles Ruppert » où ils logent, du nom de la secrétaire d’Etat aux affaires sociales du président démocrate Lou Mac Arthur. Jessica Ruppert incarne un tournant dans la politique économique et sociale étasunienne, l’expérimentation de mesures nouvelles qui ambitionnent rien moins que de remettre en question l’« American way of life » au nom de la justice sociale et des impératifs écologiques. Voilà de quoi accuser la présidence et de son administration de « communisme », d’en faire la cible de tous les mécontents : xénophobes de tous poils, banquiers, milieux politiques et même quelques parrains de la maffia. Cela fait beaucoup…

    Ainsi, le projet de l’administration américaine n’est pas du goût de la finance internationale, de ceux qui tiennent les Etats par le poids de leurs dettes contractées. Les banques centrales chinoise, européenne et japonaise ne mettent pas de gants pour faire comprendre au président Mac Arthur qu’il vaudrait mieux pour lui abandonner ses velléités sociales, et fissa ! sinon gare : plus de crédits et remboursement immédiat des 1 057 000 000 000  dollars de dette ! Que vaut une secrétaire d’Etat intègre et soucieuse du bien être de ses concitoyens face à la finance mondiale  et à quelques autres officines interlopes ? Rien ! Peanuts ! Le coup de poignard viendra de ses propres amis et sénateurs démocrates…  

    Dans le même temps, des attaques de trains d’immigrants provoquent des dizaines de morts et un certain Colin Strongstone est condamné à cinq ans de prison pour avoir lâché une meute de Pitbull affamés contre les locataires d’un immeuble Ruppert. Colin Strongstone, Afro-américain, brillantissime diplômé d’une école de commerce, se réclame de Logan et prétend  avoir défendu les intérêts de ses parents, dont les maigres économies, un immeuble à New York, ont fondu comme neige au soleil après l’installation à proximité d’un de ces « immeubles Ruppert » pour migrants. Ainsi le « rêve américain »  à la sauce libérale n’est pas uniquement une illusion de Blancs et de dominants, et ce geste pourrait préfigurer les contours d’une nouvelle guerre, celle que des pauvres mènent contre un peu plus pauvre que soi.

    Sur cette toile de fonds, scénario et dessins croisent les sujets et les personnages - jusqu’à perdre parfois le lecteur - reviennent aussi sur une histoire commencée il y a dix ans avec Le Pouvoirs des Innocents (cinq albums), poursuivi avec le tome 1 des Enfants de Jessica (Le discours) et Car l’enfer est ici. On y retrouve Joshua Logan. Emprisonné, il clame son innocence et est malade d’être devenu, malgré lui, le symbole d’une cause qu’il réprouve. Il y a aussi Amy, la jeune orpheline, celle que Logan rencontra dans un hôpital psychiatrique. Elle fait le lien entre ce dernier, Jessica Ruppert sa mère adoptive et le jeune Salim, un enfant  d’origine syrienne dont la mère a été abattue dans sa boutique quelques années plus tôt et dont le père vient à son tour d’être assassiné.

    Dans cette livraison, tandis que quelques politiciens et autres maffieux se frottent les mains, le temps de la contestation et de la mobilisation en faveur de Jessica Ruppert se met en place. A l’enterrement des dernières victimes du mouvement Logan’s, il est question d’une pétition et même d’une marche sur Washington.

    Les planches de Laurent Hirn offre une riche variété, alternant gros plans et plans larges, couleurs - avec dominance des ocres, marrons et autres bleus - et noir et blanc, lumière et pénombre… Le coup de crayon est précis, classique, particulièrement expressif, dynamique, à l’unisson d’un scénario animé et excitant. Cette livraison comprend un cahier graphique de 12 pages, un « Making off » qui offre l’opportunité de saisir le travail et les méthodes des auteurs : l’importance du découpage ou l’utilisation de la 3D pour Hirn, les contraintes du scénario ou le travail sur la psychologie des personnages chez Brunschwig.

     

    Futuropolis 2012, 64 pages, 13€