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  • Middlesex

    is.jpegJeffrey Eugenides

    Middlesex


    Livre protéiforme et envoûtant que ce Middlesex écrit par Jeffrey Eugenides qui, après avoir publié  Virgin Suicides, donne ici une histoire passionnante déjà couronnée aux Etats-Unis du prix Pulitzer et traduit dans plus d’une vingtaine de pays. Succès total donc pour ce pavé qui jamais ne tombe des mains malgré la démesure du propos.

    Jeffrey Eugenides raconte dans un style fluide, aux phrases courtes, jamais pompeuses, riche en émotions et en humour, l’histoire, sur trois générations, d’une famille d’origine grecque installée aux Etats-Unis. Le récit est porté - tantôt à la première personne, tantôt à la troisième - par Cal, le petit-fils de Desdemona et Lefty Stephanides qui, en 1922, fuyant les persécutions ottomanes contre la communauté grecque, parviennent à embarquer sur un navire à destination des Etats-Unis. Comme dans la nouvelle La Fiancée d’Odessa de l’écrivain d’origine argentine Edgardo Cozarinsky, ce couple de migrants emporte avec lui un secret et porte les germes d’une extraordinaire bifurcation existentielle que seule la vie peut produire. Ce secret inavouable, porté jusqu’à la mort par Desdemona comme une culpabilité jamais atténuée, événement fondateur de cette saga états-unienne, Cal en est l’héritier, bien involontaire et, un temps du moins, bien malheureux. Pour le dire rapidement et crûment : Cal « a hérité d’un gène récessif sur [son] cinquième chromosome et de bijoux de famille d’une extrême rareté ». Ce qui fait dire au narrateur qu’il a eu « deux naissances ». D’abord comme fille puis, à l’adolescence, comme garçon. La petite Callie devient alors le jeune Cal. Bienvenue donc dans le monde des hermaphrodites !

    Deux lignes de force traversent cette histoire, l’une culturelle, l’autre sexuelle. Elles défilent en rapport de symétrie avec pour axe, un même sujet, celui de la différence. J.Eugenides présente une autre et convaincante illustration de ces identités complexes nées du nomadisme de l’espèce humaine et des hasards de la génétique. « Tous, nous sommes faits de nombreuses parties, d’autres moitiés. Il n’y a pas que moi » dit Cal.

    Si les grands-parents « bricolaient » une identité à deux étages, les parents, eux, n’occupèrent qu’un seul de ces deux niveaux, celui de l’assimilation. Cal, lui, hérite de toute la maison, c’est-à-dire d’une identité composite et des inévitables interrogations qui en sont le lot. Doublement même. En poste à Berlin, cet Américain pur sucre mais petit-fils de Grecs, réside dans le quartier turc où il se sent bien. Comme ses aïeux, il vit parmi les Turcs et recherche même leur compagnie… Quant à Cal hermaphrodite, l’adulte masculin garde en lui intacte sa féminité première. L’homme est attiré par les femmes, comme d’ailleurs, petite, Callie était déjà tombée amoureuse d’une autre camarade de classe. Dans le récit, il noue une relation amoureuse, durable peut-être, avec Julie. Cette sensibilité masculine retrouvée et affirmée n’atrophie nullement chez Cal, notamment dans son rapport à sa mère, sa riche sensibilité de femme. Jeffrey Eugenides semble s’amuser ici - et son lecteur avec lui - à comparer la légèreté et la finesse des femmes à la lourdeur et souvent la grossièreté des hommes… Les différents niveaux du discours ou de la langue utilisée par les personnages du roman traduisent ces différences culturelles et sexuelles.

    En contre point à cette double histoire, familiale et individuelle, défile près de cinquante années de l’histoire des Etats-Unis. Par touches successives, sans jamais en faire trop, Jeffrey Eugenides replace la saga des Stephanides dans le contexte d’un demi-siècle riche en événements : Prohibition, Seconde guerre mondiale, guerre du Vietnam, émeutes noires à Détroit dans les années 70, montée du mouvement des Black MuslimsAmericain way of life et mouvements de contestation des jeunes générations, déchirements de la communauté grecque causés par l’affaire chypriote… De façon quasi encyclopédique, J.Eugenides restitue les repères, les objets, les parfums, les inquiétudes et les espérances qui ont marqué la société américaine et la vie des Américains durant ces cinq à six décennies. Ce qui ne fait qu’accroître encore la forte puissance d’évocation et d’émotion de ce récit.

     

    Traduit de l’anglais par Marc Cholodenko, éd. de l’Olivier, 2003, 682 pages, 21 euros.

  • Origines

    origines.jpgAmin Maalouf

    Origines

    Amin Maalouf convie le lecteur dans l'intimité de son histoire familiale. Il remonte le fil du temps moins pour retracer la vie des siens que pour démêler cet écheveau d'artères dont il est issu, qui le constitue et qui, dans le secret de la création, l'irrigue quotidiennement. Car cette haute figure de la littérature appartient à une tribu dont le nid perche sur les hauteurs de La Montagne libanaise et ses appartenances, communautaires, confessionnelles, nationales, culturelles comme ses influences familiales (voir à ce sujet les premières lignes de son inestimable essai sur Les Identités meurtrières), sont passablement emberlificotées : "l'histoire des miens est d'abord celle de ces mélanges des eaux".

    "Origines", et non pas "racines", tient de l'enquête généalogique, du journal, de la recherche historique et du roman. A.Maalouf y raconte pour l'essentiel la vie de son grand père Botros et celle de Gebrayel, le grand oncle parti tenter sa chance à Cuba.

    A.Maalouf déploie une écriture précise, posée et limpide. La pensée est nette, toujours argumentée. En conteur, il sait rendre sa phrase ronde et suave, souvent imagée, excitant la gourmandise, la curiosité et l’intérêt. Comme dans un bon polar, le lecteur participe à l’enquête, retrouve le passé, dénoue les intrigues, lève les mystères de ces existences qui appartiennent à un autre siècle. Nuls secrets de famille inavouables ici, sorte de pêché originel qui vous plombent des générations entières. Non, seulement des vies, avec leurs réussites et leurs échecs, leurs drames et leurs joies, leurs unions et leurs séparations. Leurs silences aussi. Et c'est là que, sous la plume d’A.Maalouf, l'histoire de famille devient roman. Il donne à "ses personnages " - en fait ses parents - une stature de héros, une profondeur et une complexité psychologique. Il montre leurs grandeurs mais, comme "on ne tient pas la vérité au bout d'une laisse", il ne cache rien de leurs faiblesses.

    À travers cette saga familiale, défilent l'histoire de l'Empire ottoman, les guerres et les persécutions intercommunautaires du Levant, le mouvement des idées (des Jeunes Turcs à Kemal Atatürk), la première guerre mondiale et ses retombées au Liban et en Syrie, la famine de 1915, le protectorat français et, bien sûr, la noria des migrations qui vit s’exiler tant de Libanais, qui en Egypte, qui en Europe, qui aux Etats-Unis ou en Amérique du Sud. C'est d'ailleurs à Cuba qu'Amin Maalouf partira aussi à la recherche des siens, sur les traces de Gebrayel, le grand oncle "à l'âme de conquérant". Les pages consacrées à ces quelques jours passés sur "l'île chaleureuse" sont parmi les plus émouvantes. Il y retrouvera un lointain descendant de cette branche familiale émigrée. Un "enfant octogénaire" qui toujours souffre de "la blessure de la séparation".

    De cette épopée, Amin Maalouf tire au moins deux enseignements de portée universelle. Le premier, dans le droit-fil de toute son œuvre, incite à "juger les événements à la lumière des principes universels et non en fonction de [ses] propres appartenances".  Cette attitude lui vient de Botros, ce grand-père, poète et pédagogue, homme libre et entêté, pourfendeur de l'obscurantisme et du fanatisme, partisan infatigable de l'égalité. Botros voulait changer les hommes en terrassant l'ignorance et réveiller les peuples d'Orient sans singer l'Occident ou le passé. "C'est dans les ruines de sa révolte que je cherche mes origines" écrit son petit-fils.

    Le second tient à la place à accorder aux ancêtres. Le tableau généalogique présent en fin de volume en est l'illustration. Plutôt qu'une présentation verticale où les derniers nés seraient les dépositaires passifs d'un héritage, Amin Maalouf propose une figure plus complexe où le centre est occupé par l'intéressé. S'il subit les influences de ceux qui l'entourent, il n'est plus un réceptacle passif, mais se pose en sujet capable de démêler les influences reçues (ou subies), voir et éventuellement de les choisir (ou de les revendiquer), capable aussi de saisir en quoi il est la concrétisation de virtualités léguées et en quoi il peut devenir porteur de nouvelles. Ainsi, " si notre présent est le fils du passé, notre passé est le fils du présent. Et l'avenir sera le moissonneur de nos bâtardises".


    Éd. Grasset 2004, 487 pages, 21,50 euros

  • Harraga

     

    Boualem Sansal,

    Harraga

     

    Boualem Sansal publie son quatrième titre et l’aficionado ne sera pas déçu. Il suffit de lire une phrase, allez, un paragraphe seulement, pour reconnaître son Sansal. Ce Léon Bloy algérien, la haine et le missel en moins, mérite le détour ne serait-ce que pour la sonorité et le rythme de ses phrases, son art de la syncope et ses tournures à l’emporte-pièce, impitoyables de vérité et impitoyablement justes. Mais l’écrivain est aussi un romancier qui sait, avec un rien, capter l’attention. Prenez Harraga, il ne s’y passe pas grand-chose ; juste une rencontre ratée, celle de deux solitudes (Lamia et Chérifa), sur un vieux rafiot qui prend l’eau de toutes parts. Bien sûr le bateau se nomme Algérie et avant de couler, corps et âme, « les enfants de la perdition » préfèrent se tailler fissa quitte à y laisser leur peau. Ce sont les harragas, des « brûleurs de route », des « candidats au suicide », comme ceux qui sont en train de déranger les bonnes consciences du côté de Ceuta, de Tanger, du Détroit de Gilbratar et maintenant, bien malgré eux, aux confins du Sahara. Sofiane, le jeune frère de Lamia est du lot.

    Lamia vit à Alger, à Rampe Valée. Comme docteur en pédiatrie et célibataire, elle appartient à « la pire des engeances en terre d’islam, celles des femmes libres et indépendantes ». Dans sa maison deux fois centenaire, condensée du passé algérois et aussi labyrinthiques que les origines algériennes (1), elle traîne sa solitude comme un « bouclier », écrit des poèmes, ne s’en laisse compter par personne et, comme l’auteur sans doute, « aime que la vérité précède les sentiments ». La femme a du tempérament, de l’organisation mais, finalement, s’ennuie ferme. Jusqu’au jour où débarque Chérifa, Lolita de seize ans, engrossée par un apparatchik du régime. L’envahissante donzelle bouscule tout, au point de finir par se faire virer. Mais débordante de vie et de naïveté, Chérifa séduit et, « comme un ouragan dans une grotte », a réinsufflé de la vie dans le quotidien triste et dans l’âme sombre d’une Lamia d’abord réfractaire. Coupable (quel mot a-t-elle jeté à la figure de Chérifa qui a provoqué sa fuite ?), elle va la chercher dans tout Alger, visiter les maternités pour finalement la dénicher - dans ce pays qu’elle croyait « sous le seul empire de la mosquée » - au Couvent des Sœurs de Notre Dame des Pauvres du côté de Blida.

    Boualem Sansal dit l’étrangeté, le mystère de l’Algérie : « on quitte davantage ce pays qu’on y arrive. (…) C’est une malédiction qui se perpétue de siècle en siècle. (…) Nous sommes tous, de tout temps, des harragas, des brûleurs de routes, c’est le sens de notre histoire. » De Camus à Mimouni, « Ca fait mal de tant s’appauvrir, de la terre natale nous attendons l’abondance et la joie, pas ça, l’exil et la mort ». Comme Chérifa qui « cherchait la vie » alors qu’« ici nous ne savons parler que de la mort ». Sans blabla ni pathos, qu’il parle de son pays, de sa ville, Alger, de l’islam, du sort des femmes, de la solitude, des quotidiens bornés et de l’avenir sans horizon, Boualem Sansal est bouleversant. Bouleversant comme cette lueur d’espoir qui reste-là, nichée au creux du texte et des existences.

    (1) On pense aussi à « La Maison de lumière » de Nourredine Saadi (Albin Michel, 2000) et à une autre demeure, La Kahéna de Salim Bachi (Gallimard, 2003)

    Gallimard, 2005, 272 pages, 16 euros

     

     

  • Dis-moi le paradis

    Boualem Sansal

    Dis-moi le paradis

    Voici enfin le troisième roman de celui qui, avec sans doute Abdelkader Djemaï mais dans un genre diamétralement opposé, apparaît comme la figure de proue de cette nouvelle littérature algérienne née dans les terribles soubresauts de la décennie quatre-vingt-dix. La verve de Sansal n’a rien perdu de sa truculence, de sa puissance et surtout de sa férocité. On se demande, à voir ou à croiser l’auteur, plutôt effacé, un brin timide peut-être, placide et souriant derrière ses lunettes de premier de la classe, dans quelle poche de son veston cet homme-là cache la fiole d’acide dont il se sert pour verser quelques gouttes, avec une efficacité de chirurgien, sur les travers de la société algérienne et surtout sur les responsables du désastre. L’homme tire à boulets rouges. À l’exception de l’Explication d’YB - mais ici l’auteur, en journaliste qu’il est, mêlait roman et reportage - Boualem Sansal, plus qu’aucun autre, sans jamais manquer à ses devoirs d’écrivain et de romancier, dissèque et dénonce, se gausse et ironise, clou au pilori de sa plume intransigeante et pourtant essentiellement humaine ceux qui ont assassiné et assassinent le pays et ses hommes. On se demande jusqu’où et jusqu’à quand cela sera admis... Car enfin non seulement l’homme ne prend pas de gants mais qui plus est, exerçait il y a peu encore, le métier de fonctionnaire dans un ministère et, à la différence de nombre de ses confrères en littérature, réside toujours en Algérie. Sa charge dans Dis-moi le paradis contre ce « nabot surdimensionné du toupet » qui s’envoie « des Molotov à la gueule en en appelant à la concorde » en est l’illustration… De même, cette histoire de l’Algérie qu’il expédie, avec un brio rare, en une trentaine de pages où il épingle le « plus impitoyable dictateur que la terre ait porté » à savoir Boumediene, (que trop d’Algériens encore aujourd’hui s’échinent à exonérer préfèrent faire sauter le fusible Chadli) ou ce « régime algérien [qui] tue avant d’envisager d’autres solutions moins radicales ». « Peintres de la catastrophe et du désarroi », les écrivains algériens ne sont « pas des diseurs de bonnes aventures », aussi Sansal offre au lecteur la plus précise et la plus juste des descriptions de « ce foutu pays qui s’est laissé prendre comme une catin par des bandits de foire ».

    Quelques Algériens se retrouvent au Bar des Amis tenu par Ammi Salah un héros de la révolution, qui, après un détour par Lourdes, a laissé tombé son passé de souteneur pour se racheter une vertu. Dans cette Algérie en miniature, refuge et agora de mauvais alcool et de brouillards de fumés, on refait le monde (et l’Algérie). Au centre de cette sympathique assemblée se trouve l’écrivain. Il y raconte ses déplacements en France et la triste condition de l’auteur qui après avoir fait l’essentiel se voit obliger, de salon en foire, de chambre d’hôtel en réception mondaine, de jouer les représentants de commerce. « On a beau écrire, il faut encore parler ». Triste littérature ! N’est-ce pas M.Sansal ?

    Si chacun y va de son histoire et de ses commentaires, l’essentiel sera raconté par Tarik, toubib dans un hôpital de la capitale. Il a accepté de traverser le pays avec deux lointaines (et belles) connaissances de fac, aujourd’hui émigrées, qui en France qui en Suède, de retour au pays pour mettre leur mère en terre. Voyage du nord vers le sud qui mène l’équipée jusqu’à Msila aux confins du Sahara. Là, le Doc devra affronter une épidémie de choléra (tiens ! tiens !) et, pour enrayer la maladie, il se rendra vers ce qu’il croit être l’épicentre du mal, le Mcif, une région isolée où survit un groupe de population tenu à l’écart du pays depuis l’indépendance. Sans le savoir, lui et ses compagnons mettront le doigt sur un secret qui les embarquera dans « la plus étrange, la plus terrifiante, la plus triste des aventures ». Derrière cette histoire, derrière les nombreux personnages de ce roman, B. Sansal n’en finit pas de dire l’Algérie, son histoire, sa mémoire confisquée, son identité bafouée, son viol, hier par les colons, aujourd’hui par les colonels, le gris des jours et le rouge de « la démence et de la déréliction ».

    Comme on aimerait dire le paradis. À Boualem Sansal. À ce pays martyr. À cet enfant des ruines adopté par le Doc, comme à cet autre enfant celui de l’arbre creux du précédent roman. Oui dire le paradis d’abord et avant tout à ces enfants algériens « pour croire en la vie »…

    Ed. Gallimard, 2003, 306 pages, 17,50 euros.

     

     

  • Le Serment des Barbares

    Boualem Sansal,

    Le Serment des Barbares

     

    Le Serment des Barbares est le premier roman d’un haut fonctionnaire algérien qui en sait et en dit long sur son pays. L’auteur maîtrise son récit et invente une langue brutale, nerveuse où les phrases souvent longues et chaloupées détournent proverbes et autres lieux communs, les formules assassines sont tirées en rafales. Il ne fait peu de doute que ce romancier-là a du talent pour décrire l’Algérie. La seule difficulté pour le lecteur – elle peut être rédhibitoire – est d’accepter d’entrer dans une construction romanesque très déséquilibrée. La ligne directrice est une enquête policière menée par Larbi, un vieux policier proche de la retraite. Pour éclaicir un double meurtre à Rouiba, l’inspecteur doit dénouer un nœud où s’entremêlent les fils de l’histoire coloniale, des luttes intestines du mouvement national, des différents réseaux financiers et d’influences de l’Algérie indépendante.  Il est des vérités exorbitantes qu’il faut ignorer” écrit l’auteur. A trop s’approcher de la lumière, l’insecte finit pas en mourir.

    Boualem Sansal bouscule, chevauche, recouvre cette structure linéaire du récit par mille et uns tableaux de la société algérienne. La technique a son intérêt - certaines digressions sont des petits bijoux d’écriture et de descriptions de cette société– mais, trop fréquentes et trop longues, elles peuvent perturber lune lecture centrée sur l’enquête. Pourtant, et c’est ce qui fera aussi pour certains l’originalité de ce roman, l’Algérie est au cœur de ce récit autant par l’investigation des méandres d’une société à laquelle mène les recherches de l’inspecteur Larbi que par cette construction singulière et cette langue si forte.

    Il a rarement été donné de respirer les remugles d’un système de si près. Pour montrer pourquoi “en trente années, nous avons accumulé pour milles longues années de lamentations” les exemples abondent. Rien de ce qui est algérien n’échappe à la plume féroce deBoualem Sansal : la presse, le bâtiment, l’émigration, la santé, l’arabisation, les Berbères, la Casbah, le régime, la SM...

    Retenons pour illustration à  propos des femmes algériennes cette phrase-vitriol : “En ces terres où le cactus pousse dans les têtes, elles [les femmes] font noces avec des primates drogués, soumettent leurs ventres à des cadences infernales, reçoivent du fouet pour rétribution, puis se font dévorer par les crocodiles. C’est pas juste ; ministre, chômeur ou renégat, l’homme est mieux vu alors qu’il ne produit rien, sauf des spermatozoïdes et des déficits.”

    Et cet appel qu’aurait certainement cosigné un Tahar Djaout : “L’Education nationale de la république forme des êtres sans défense, elle met les parents à la torture, elle sème la haine, la mort et la désolation. Elle est xénophobe, misogyne, crétine à casser des pierres. Sur dix mioches qui entrent à l’école, un seul, un chanceux aux nerfs d’acier, arrive à bon port. (...) Elle est à détruire. L’appel ne s’adresse pas au pouvoirs publics, cette école répond à leur idéal. Il s’adresse à l’UNESCO, au Commissariat aux réfugiés. Urgence signalée. Merci”.

    Point de thèse dans ce roman. Mais la terrible mise à nue d’une société, de ces rouages les plus obscurs et de ces acteurs, bourreaux ou victimes. Les vérités consignées ici ne sont pas faciles à lire, pas faciles à entendre. Jusqu’au bout et sans concession, Boualem Sansaltermine son livre par cette brutale apostrophe destinée cette fois à… son lecteur : « L’histoire n’est pas l’histoire quand les criminels fabriquent son encre et se passent la plume. Elle est la chronique de leurs alibis. Et ceux qui la lisent sans se brûler le cœur sont de faux témoins. »

    Ed.Gallimard, 1999, 396 pages.

     

     

  • L’enfant fou de l’arbre creux

     

    Boualem Sansal

    L’enfant fou de l’arbre creux

    Après le retentissant Serment des barbaresBoualem Sansal signe là son deuxième roman. Le lecteur déjà séduit retrouvera les qualités exceptionnelles qui lui ont fait aimer ce nouveau venu dans la littérature, haut fonctionnaire de la République algérienne de son état. La plume, trempée dans une encre mâtinée de Rabelais et de Léon Bloy, est impertinente, jamais pontifiante, toujours habile à détourner les dictons, conventions et autres paresses du langage. Innovante, elle a un rythme et des constructions bien à elle. Elle sait laisser poindre ce qu’il faut d’ironie pour éviter au sérieux d’en prendre trop à son aise. Si le verbe est prolixe, la phrase n’est jamais creuse. Dans cette densité, chaque mot pèse son poids de signification et de réflexion. Que ceux que la complexe construction du précédent roman avait rebutés se tranquillisent : ce nouveau livre évitent les digressions, facilitant ainsi l’immersion dans un récit qui prend parfois des allures de conte philosophique.

    « Moi, Pierre, sain de corps et d’esprit, déclare ici et maintenant : Je ne suis pas venu faire la guerre d’Algérie, ni à son roi ni à son peuple. Je suis né dans ce pays, j’y ai tété le sein de ma mère, j’ai respiré le sable chaud de son désert et l’air rugueux de ses campagnes. Mon père, Hector Jean, médecin au grand cœur, y est mort à l’âge de trente-deux ans sur une mine égarée. Apprenez qu’un grand secret m’enchaîne à ce pays ».

    Ce secret, l’informaticien de trente-sept ans est là pour le percer. Pierre Chaumet n’est ni le fils de la femme qui, en France l’a aimé et élevé, ni celui d’Hector Jean. Il se nomme Khaled El Madauri et a été enfanté par Aïcha, une Algérienne qui a depuis perdu la raison.

    Pierre veut retrouver Khaled. Il veut éclaircir le mystère de sa naissance, démasquer les assassins de son père Omar El Madauri, comprendre pourquoi sa destinée a été contrariée. Avec Salim « 22 Long Rifle » qui croit aller à la recherche d’« un trésor ou de quelque chose d’approchant », il part à « l’escalade de la colline oubliée ». DirectionVialar, aujourd’hui Tissemsilt, à 300 kilomètres d’Alger. Aidé de son compagnon, il remontera les sentiers tortueux et ascendants de cette « colline oubliée ». Pierre ou Khaled, ce « Français qui ne l’est plus vraiment », se retrouvera au bagne. Au tristement célèbre bagne de Tazult-Lambèse.

    Il y partage une cellule avec Farid et Gaston, son rat « bordélique ». Les échanges entre les deux détenus, entre le Français d’Avallon et l’Algérien d’El Harrach, entre deux condamnés à mort façonnés par des cultures et des psychologies différentes sont vifs, parfois drôles toujours emprunts d’une réciproque bienveillance. L’un et l’autre se racontent. Broyés par la même histoire, ils sont condamnés au même avenir. Ces « mutants » - Pierre, l’« hybride », le « cosmopolite» et Farid, l’Algérien», « mort de l’intérieur » à qui l’on avait réussi à faire perdre le sens du bien et du mal, « décidé à ne se reconnaître aucun lien avec ces bâtards autoproclamés nos frères en religion et nos maîtres en droit »  - sont liés par « un serment d’amour dont ils ne viendront jamais à bout ».

    À Lambèze, il arrive parfois que l’armée donne l’assaut contre le quartier des Chevelus ou qu’une commission d’enquête internationale visite les prisons donnant lieu alors à un dialogue en argot et un exercice d’écriture et de persiflage décapant. Dans l’enceinte éternelle de ce bagne, il y a, au creux d’un arbre, un « enfant fou dont on ne sait si les pleurs nous font le plus grand mal ou un bien merveilleux ». Mais ce n’est pas d’une commission dont ces bagnards et ce pays ont besoin, « mais d’un homme éblouissant de simplicité, habillé de blanc, ceint d’une couronne d’épines, capable de dire : honte à vous, Hommes d’Alger. Je suis venu vous dire : qui manque à un enfant insulte Dieu, qui tue une femme détruit la vie, qui arrache un arbre démembre la terre. En leur nom, je vous ordonne de voiler votre face et de déguerpir ».

    Boualem Sansal poursuit sa traque contre les dénis de la mémoire. La charge contre ce système, contre la sacralisation de la lutte pour l’indépendance et contre l’hypocrisie sur laquelle repose cette société est portée avec une force et une efficacité rares. Comme Pierre, « chaque homme de ce pays doit retrouver sa colline oubliée ». La pente est raide. Sansal ouvre la voie.

    Gallimard, 2000, 301 pages, 17,53 euros

     

  • LE TAO DU MIGRANT


    En 1999, dans la présentation du livre qu’il a dirigé à la Découverte, Immigration et intégration, l’état des savoirs, l’historien Philippe Dewitte, interrogeait : « les migrants préfigurent-ils le monde du XXIe siècle ? ». N’ignorant rien des ambivalences de phénomènes complexes, il concluait sa présentation par une note volontairement optimiste : « les migrations ont accompagné, provoqué même, tous les progrès humains depuis le néolithique et elles contribueront encore dans l’avenir, quelle que soit l’expansion du cybermonde, à la diffusion des connaissances, à la confrontation des expériences, au dialogue entre les peuples ». Les littératures issues des migrations peuvent-elles justement préfigurer le monde de demain ? Sans être aveugle au pire des tendances en cours dans le monde confus de la migration (1), c’est plutôt la part « optimiste », lumineuse, celle qui concourt et « provoque même tous les progrès humains » que nous tenterons de rendre. Espace national, déplacement ou effacement des frontières, origines, mémoire, identités, individu, rapport à l’Autre et au monde, responsabilité planétaire…, sur ces sujets, ces littératures - mais aussi celles nées de la confrontation, souvent violentes, avec l’Autre (voir les littératures créoles ou celles des ex-pays colonisés à commencer par les littératures arabes, nord-africaines, algérienne notamment) - montrent en quoi les modernes migrations, bousculant les représentations et les entendements les mieux ancrés, pourraient bien éclairer et « préfigurer le monde du XXIe siècle ». C’est à un tour d’horizon sur le possible de cette préfiguration dans le méli-mélo de sombres probabilités que nous nous essaierons ici.

     

     

    Les migrations, comme la mondialisation (dont elles ne sont qu’une des nombreuses composantes), concourent « à la diffusion des connaissances, à la confrontation des expériences, au dialogue entre les peuples ». L’inédit tient au fait que le champ des possibles laissé à chacun est à la fois plus vaste (autonomie et liberté individuelle par rapport aux groupes, métissages, solidarité et interdépendance nouvelles nées avec le renouveau d’une conscience planétaire, …) et plus restreint (uniformisation marchande, linguistique, culturelle, transnationale…). Dans écrivains aident à voir, à comprendre, à ressentir ce qui pourrait bien être « une portion jusqu’alors inconnue de l’existence » (Milan Kundera). Ils se nomment Neil Bissondath, Hanan El Cheikh, Mako Yoshikawa, Amin Maalouf, Tassadit Imache, Kazuo Ishiguro, Ook Chung, Saïd Mohamed, Hafid Aggoune, Hugo Hamilton, Ying Chen, Kebir Ammi, Yoko Tawada, Suki Kim, Julie Otsuka, Monica Ali ou Chang Rae Lee. La liste est longue et ne cesse de s’allonger. Sans réelle volition, sans programme, ils lèvent un voile sur ce que pourrait être le XXIe siècle.

     Ces écrivains nés du nomadisme contemporain, comme ceux qui portent en eux les mémoires de l’esclavage ou du colonialisme, se retrouvent à la confluence de plusieurs routes et chemins, d'histoires et de territoires différents. Mutants des temps modernes, électrons libres, parfois désorientés, ils demeurent irréductibles aux systèmes et repères qui structurent, depuis au moins deux siècles, les têtes et les corps. Aussi, ils s’ingénient à « démêler cet écheveau d’artères » (A.Maalouf) dont ils sont issus reprenant à leur compte les paroles de Yasin, le personnage de « Là d’où je viens » de Jamel Mahjoub : « j’appartiens à la tribu des sans-domicile, des sans-Etat, des sans-attaches. J'ai deux passeports et un tas d'autres pièces d'identité qui indiquent où j'ai vécu, mais pas qui je suis… ».

     La France, terre de brassages d’hommes et de cultures, bénéficie aussi et depuis longtemps de ces irrigations annonciatrices de temps nouveaux. Mais, legs aristocratique oblige, la Fille aînée de l’Eglise demeure certes légère mais un brin condescendante, engoncée dans des atours qui risquent de lui jouer des tours si elle n’accepte pas d’ouvrir, et d’ouvrir grand, les fenêtres hexagonales (et républicaines). Il n’est pas sûr que la France des mariages mixtes, de la curiosité et du goût culturel, artistique, livresque, culinaire…pour les autres, que la France des mobilisations contre des politiques migratoires inhumaines sente le moisi. Mais, à l’heure où une partie de ses enfants enterrent leurs parents venus, il y a bien longtemps, d’un autre continent, l’indifférence (pour le moins) voir l’hostilité (au plus) à leur égard a de quoi inquiéter. Car, en même temps que ces Français, filles et fils d’immigrés, s'interrogent déjà sur ce qu'ils peuvent transmettre à leur propre descendance, en même temps qu’ils recherchent leur histoire, ils questionnent la société tout entière sur son propre devenir. Placées entre la mort silencieuse des aînés et l'appel, bruyant et légitime, à la vie de leurs cadets, les générations nées de la migration voient leur errance et leurs doutes renforcés. Enfants de l’exil et du nomadisme, nés d'une bifurcation qu’un instinct de survie a rendue inéluctable, ils incarnent l’horizon et l'horizontalité, horizontalité du transnational et du transculturel opposée à la verticalité de la nation et de la domination culturelle. De terre, ils n'en ont pas vraiment, eux qui ne peuvent en revendiquer aucune, mais ont besoin pour vivre de plusieurs territoires. Leurs cimetières ne sont jamais assez grands pour pouvoir y honorer leurs morts (voir Azouz Begag, Said Mohamed…). Leur avenir est toujours au-delà de l'horizon étroit des nations et des communautés racinées (voir Hafid Aggoune…). L'inconfort de cette situation ne condamne pas à l'infidélité. Parfois seulement à l'incompréhension. L’individu, pour exister, pour se poser en sujet, doit se débattre avec de nouvelles notions, références et constructions mentales. Bien sûr, des hommes et des femmes préfèrent fuir cet inconfort pour se réfugier illico dans des cercles fermés et de vieilles idéologies exclusives mais réconfortantes. L’actualité médiatique en fait ses choux gras et quelques personnages romanesques traversant la production littéraire en arborent une triste figure.

     Les littératures issues des migrations aident à mieux appréhender ces millions de transplantés et autres enfants de la migration, héritiers malhabiles d’une histoire qui n’est plus vraiment la leur et fragiles porteurs d’un futur incertain. Mieux encore : dans l’écume de leur sillage, se dessine une universalité renouvelée et émergent de nouvelles représentations qui pourraient finalement être le lot commun.

     Elles en parlent en usant de notions encore peu communes et même déstabilisatrices dans des univers de lignes droites, saignés de frontières, univers de gestion de stocks, d’appartenances déclinées collectivement et même exclusives, des univers qui tournent le dos à toute dualité et plus encore tout paradoxe, imperméable aux idées de mouvements de flux, d’impermanence, de relativité…

     Ambivalence de tout phénomène humain oblige : en même temps que le monde des replis chauvins et du racisme inquiète, le monde des métissages et des identités plurielles « préfigure » une aube riche de nouveaux repères, d’histoires nationales revisitées, de l’invention de nouvelles raisons de vivre ensemble et d’appréhender l’Autre.

     

    Le tao du migrant

     Tel un pratiquant matinal de taï chi qui, chaque jour, fait l’expérience par son corps de l’espace et apprend à se nourrir des énergies présentes autour de lui, le migrant, à chaque moment de son existence, fait l’expérience, dans sa chair et souvent dans la difficulté, d’une autre réalité, donnant chaque jour un peu plus naissance à un être nouveau qui, pour avoir su se débarrasser des illusions des appartenances, dépouillé de toute identité, n’en est que plus en harmonie avec les autres, avec son passé, avec lui-même. La migration pourrait devenir une autre façon de se sentir, d’appartenir, d’être et d’embrasser le monde. La migration comme un taolu ! (2) La migration, une involontaire discipline de tous les instants, ouvre sur une transformation des esprits, une reconstruction mentale, née d’abord et avant tout de l’expérience du corps (l’exil, le rapport à l’Autre…). Une transformation qui advient sans volition, et qui, là aussi, pour « préfigurer le monde du XXIe siècle », doit se nourrir harmonieusement des énergies reçues en héritage, de celles présentes autour de soi, et de ce potentiel dont chacun est porteur. Une attention aux autres et à soi. Jeffrey Eugenides, écrivain américain d’origine grecque, en donne dans Middlesex à travers les différents étages d’une maison familiale une image plus concrète : si les grands-parents « bricolaient » une identité à deux étages (origine et acculturation), les parents, eux, n’occupèrent qu’un seul de ces deux niveaux, celui de l’assimilation. Cal, le petit-fils, hérite, lui, de toute la maison, c’est-à-dire d’une identité composite, des inévitables interrogations qui en sont le lot mais aussi du potentiel de chacun.

     Jean-Louis Sagot-Duvauroux, dans On ne naît pas Noir, on le devient, traitant de l’identité des jeunes Français Noirs, propose une autre représentation. Il évoque un « jeu de miroir déformant » entre ces jeunes et leurs parents, entre eux et les sociétés d’où sont originaires leurs familles (l’héritage) entre eux et la société (l’environnement) pour finalement interroger l’identité nationale elle même et la nécessité de repenser l’Histoire à la lumière des bouleversements des frontières et des mouvements de populations contemporains (centrer chacun, permettre l’émergence de sujets). Le tao du migrant ou l’art d’occuper toute la maison, l’art de briser les miroirs déformants.

     

    DE LA VAINE QUETE D’UNE ORIGINE

     Tout semble commencer par le mystère d’une bifurcation, une trajectoire déviée : l’exil, ce pari sur un avenir incertain. Qu’importe les raisons, cette bifurcation dans l’histoire familiale finira par bousculer tous les repères.

     Dans les romans de la migration, comme dans toute la littérature algérienne des quinze dernière années, on ne cesse de se retourner sur les traces laissées par ceux qui précèdent. On les interroge pour saisir en quoi les pas d’aujourd’hui s’inscrivent dans les traces d’hier. On les scrute, on les compare aux siennes pour discerner l’horizon. Souvent la narration mêle le passé et le présent. Les temps et les espaces se télescopent, s’emberlificotent comme si hier portait le secret d’une partie de soi-même. Cette interrogation n’est pas la quête mimétique d’un absolu (le « je » demeure). Elle est rarement un rejet. A.Maalouf donne le plus sûr éclairage sur ce processus à l’œuvre : « Si notre présent est le fils du passé, notre passé est le fils du présent. Et l'avenir sera le moissonneur de nos bâtardises ».

     D’une formule abrupte, l’Algérien A.Benmaleck inscrit le passé au cœur de chacun : « Chaque homme est un ensemble de morts : la mort de l’enfance, de l’adolescence, du premier amour, de l’âge mûr et de tant d’autres choses encore ». Nor Eddine Boudjedia parlant des ancêtres fait dire à l’un de ses personnages : « tous ces morts vivent en toi et tu les exhumes à chacune de tes impulsions » ce qui, chez le lapidaire Saïd Mohamed, devient « on n’échappe pas à son passé. Il vous rappelle à l’ordre ».

     L’irradiation prend des formes différentes. Dans le premier roman de Mako Yoshikawa, new-yorkaise d’origine japonaise, Kiki n’a pas reçu de sa mère une culture nippone (« je n’ai pas su me servir de baguettes avant l’âge de 24 ans, quand Phillip m’a appris à les utiliser ») et pourtant comme si la transmission empruntait des voies souterraines, invisibles « je suis peut-être plus japonaise que je ne le crois ». Aussi, l’héroïne se retourne vers ses deux aînées, sa mère et sa grand-mère, pour (re)trouver son propre chemin et pour renaître à l’amour.

     Tandis que Mako Yoshikawa traque les tours et les détours de la transmission pour se nourrir du legs générationnel, ici féminin, dans La Vie après, Claire Messud, une autre Américaine aux origines franco-canadiennes et pied-noires, démêle le complexe écheveau de l’histoire familiale dont son héroïne, Sagesse, est issue. Sagesse tente de se libérer, de s’émanciper. Pourtant, le passé reste là, actif, moteur. Comme si la mémoire que l’on veut rejeter par-dessus bord parvenait à passer en « contrebande » (pour reprendre la belle image du psychanalyste Jacques Hassoun)

     Claire Messud décrit avec minutie cet avant d’une vie qui, souterrainement, en vient à prendre les commandes de l’après de chaque existence. Interrogation psychologique, effort de mémoire, questionnement identitaire, reconstitution d’un puzzle dont on voudrait s’extraire, le roman triture une interrogation universelle : comment vivre à l’ombre de fantômes et avec le poids de sombres héritages.

     

     Les personnages de ces romans sont le produit de leur passé, une forme particulière, parfois en opposition mais toujours originale de ce passé. Pourtant, au bout de cette course aux origines, le lecteur découvre aussi la vanité et l’illusion de cette quête. Kazuo Ishiguro (Quand nous étions orphelins) et Ook Chung (Kimchi) offrent le même travail de mémoire et de filiation. Le premier via une enquête policière, le second par une introspection plus franche et, à l’arrivée, le même constat : « la recherche des racines comme panacée est une illusion » (Ook Chung). Chez l’un le message est indirectement délivré par une mère qui a perdu la raison, chez l’autre par une lettre d’un père décédé. La découverte ne débouche pas sur le néant. Cette quête semble même un passage obligé : Christopher Bank, le personnage central de Quand nous étions orphelins, a parfaitement assimilé les us et les coutumes britanniques. Un peu comme la Kiki de Mako Yoshikawa, il ne parvient pourtant pas à se fondre dans l’univers de l’indifférencié. Il demeure comme différent, extérieur voire étranger à ces cercles. Comme si une partie de lui-même interdisait à son être d’épouser un univers qu’il a pourtant choisi, qu’il veut sien et où il a parfaitement réussi. En fait Christopher n’est pas né en Angleterre. Mais à Shanghai. Lui aussi part à la recherche de ses origines, de son enfance et des événements qui sont au commencement de son exil. Longtemps, Bank a voulu tout oublier ou simplement ne pas en tenir compte. Pourtant cela ne la pas empêché de ressentir, imperceptiblement, une différence, un exil intérieur, un décalage. Il fouille son passé, il n’y trouve rien, une illusion, le vide. Mais un vide à l’origine de tout…

     Ainsi, l’oubli, croire que l’on peut couper avec son passé, serait impossible. L’oubli est une illusion. Comment les Américains d’origine japonaise peuvent-ils vivre après la terrible épreuve des internements dans des camps de concentration pendant la seconde guerre mondiale et l’expérience du rejet par des voisins qu’ils croyaient être des concitoyens ? demande Julie Otsuka dans Quand l’empereur était un dieu. « Maintenant que nous étions de retour dans le monde, nous ne désirions qu’une seule chose : oublier ». Mais comment oublier devant un père meurtri à jamais, s’enfermant dans la dépression et le refus du monde ?

     L’oubli comme le trop plein de quêtes mémorielles, le culte des racines, des origines et des anciens seraient illusoires. Fictions et témoignages montrent que se rattacher à une généalogie et à une histoire ne doit pas signifier en porter le poids comme un fardeau. Pour ces êtres et ces personnages sans terre, origines et oubli sont une illusion. Demeure pourtant et partout, la recherche d’une force, d’une énergie vitale et créatrice, dont les descendants cherchent à se saisir, tels des voleurs de feu.

     Dans la nouvelle La Fiancée d’Odessa d’E.Cozarinsky, l’impureté originelle, l’usurpation d’une identité, n’invalident nullement ce que des générations successives sont devenues. Comme si l’appartenance à une communauté de destin et la foi en cette appartenance primaient sur tout autre pseudo légitimité érigée en barrière. Ce qui compte ce n’est pas le mensonge, ce n’est pas l’impureté, mais ce souffle vital qui porte chacun vers son destin, comme cette lointaine fiancée d’Odessa.

     Pour que le passé irrigue l’avenir, il faut bien, pour en revenir à Amin Maalouf, quelques « bâtardises » : la dette héritée des anciens n’est pas celle de la fidélité à ce qu’ils pouvaient être mais fidélité à leur combat pour vivre. Leur legs devient alors cette force dont ils ont fait montre pour survivre, une énergie qui doit continuer son œuvre chez les descendants. Quand commence la créolisation des Indiens de Guadeloupe dans La Panse du chacal de R.Confiant ? Justement quand les lointains descendants des premiers migrants cessent de se croire débiteurs des anciens et de leurs divinités. La fin de la dette marque le temps de la (re)naissance et la (re)connaissance de cette évidence pragmatique : « nous avons construit la Martinique, elle est à nous aussi à présent" alors ces Indiens de Guadeloupe peuvent apporter leur contribution à "cette terre magnifique et féroce, exagérément exiguë mais infinie dans sa manière d'empiler les langues, musiques, cuisines, religions et peuples".

     Comme ces immigrés de France et d’Europe, migrants des Trente glorieuses, trente glorieuses années de courage et d’abnégation à toute épreuve pour s’adapter au réel et préfigurer le monde d’aujourd’hui. Ces modernes explorateurs d'une terra alors incognita ont bâti dans la dignité et dans la paix. À leur insu, par leurs enfants, ils ont bousculé les frontières pour élargir l'espace de la fraternité non pas en enfantant des êtres sans origine, des exemplaires uniques repliés sur eux-mêmes, mais des hommes et des femmes capable de régénérer les principes de l'universalité. Comme pourrait l'être Louisa, la petite fille d'Abboué et la fille du narrateur passablement déboussolé du Marteau pique-cœur d’Azouz Begag.

     L’énergie née d’un instinct de survie est le véritable legs donné aux générations suivantes. Celui que semble rechercher Saïd Mohamed auprès de son père dans ce village haut perché de la montagne berbère marocaine. Cette force, qui peut se perdre dans un labyrinthe d’émotions et de confusions, est aussi la quête de N.Louaar qui rend hommage à son père et à travers lui à ces vieux Algériens devenus chibanis solitaires et incongrus des paysages urbains (3), retraités choyés par l’affection d’une famille unie ou patriarche déchu et silencieux devant le spectacle du monde et de leurs rejetons. Certes, écrasés par le stoïcisme de cette figure paternelle, « la difficulté n’en est que plus grande, pour les enfants que nous sommes, dès lors qu’il faut s’identifier à ces papas robustes. (…) Et là, les choses se corsent. Elles se compliquent lorsque nous finissons par prendre conscience que la force psychologique de nos pères n’est pas héréditaire, qu’il est dur, voir impossible de les seconder. N’est pas Hercule du Bled qui veut ».

     In fine, la question n’est pas quelle place accorder aux ancêtres, aux origines, au passé mais comment, aujourd’hui, vivre en harmonie avec son histoire ? Comment en ressortir plus fort ? Le tableau généalogique que présente dans Origines Amin Maalouf aide à répondre à cette question. Plutôt qu'une présentation verticale où les derniers nés seraient les dépositaires passifs d'un héritage, A.Maalouf propose une figure plus complexe où le centre est occupé par l'intéressé. S'il subit les influences de ceux qui l'entourent, il n'est plus un réceptacle passif, mais se pose en sujet capable de démêler les influences reçues (ou subies), voir et éventuellement de les choisir (ou de les revendiquer), capable aussi de saisir en quoi il est la concrétisation de virtualités léguées et en quoi il est aussi porteur de nouvelles ou de ruptures.

     

    Changer les représentations

     Une filiation reconnue et émancipée des contraintes du passé, de la pression aliénante des aïeux n’est qu’une étape dans les processus d’individuation présents dans ces littératures. Personnages de fiction et témoignages montrent la nécessité aussi de lutter contre les illusions et les pièges tendus par un environnement social, culturel (politique parfois) qui toujours s’échinent à réduire des personnalités inclassables. Le chemin est difficile, chaotique, toujours en pente et l’horizon incertain. Il n’est pas étonnant, qu’aux côtés de ceux qui décident malgré tout de l’emprunter, on croise, comme en contrepoint, celles et ceux qui refusent ou ne peuvent suivre ces pionniers, premiers de cordées d’une ascension inédite (voir Yasmina et son mari, Muk aussi dans Là d’où je viens, Mme Islam, Karim, Chaunu dans Sept mers et treize rivières de Monica Ali, Nawar dans Touaregs des neiges ou encore le roman de Yu Miri, japonaise d’origine coréenne, Poissons nageant contre les pierres …).

     Souvent, le poids des représentations, vieil héritage colonial ou poids de l’histoire plus lointaine, perturbe les entendements, nuit aux échanges et freine les ardeurs des plus ouverts…

     Car, comme l’écrit l’incontournable Amin Maalouf : “ c’est notre regard qui enferme souvent les autres dans leurs plus étroites appartenances, et c’est notre regard qui peut les libérer”. Regard de l’américain porté sur les Asiatiques (Mako Yoshikawa…), des Blancs sur les Noirs (Toi Derricote, Chester Himes, Leone Ross ou Alex Wheatle…), des Japonais sur les Coréens (Yu Miri…), des Français pure sucre (ou croyant l’être) sur les Beurs (Tassadit Imache, Nabil Louaar,…) et autres Blacks (Jean-Louis Sagot-Duvauroux)…

     Ce dernier a choisi pour titre de son livre cette formule inspirée bien sûr de Simone de Beauvoir : On ne naît pas Noir, on le devient. Tout un programme, un raccourci explicite qui balaie les doux euphémismes (« racine », « culture », « origine », « identité », et autre « différence ») pour « revenir lucidement à la brutale distinction entre Noirs et Blancs ». « Noirs et Blancs ? Oui, parlons-en ! mais en prenant ces dénominations pour ce qu’elles sont, non pas le compte-rendu de variations pigmentaires, mais l’héritage dans les mots d’une histoire de domination naturalisée par les siècles, non pas notre destinée génétique, mais la postérité d’un conflit planétaire pesant sa marque dans notre regard et nos comportements ».

     Toi Derricote, Noire américaine à la peau blanche, s’interroge : comment réduire la distance qui sépare la conscience que l’on a de soi même des apparences ? Comment faire en sorte que l’image de vous-même que vous renvoie le monde soit conforme à ce que vous pensez être ? Tandis que Ying Chen, canadienne d’origine chinoise, « rêve de ne plus être une personnalité exotique, Maïssa Bey dans son récit Entendez-vous dans les montagnes… » dit sa lassitude des éternelles et récurrentes « discussions » quand « on apprend qu’elle est algérienne » (4).

     A contrario, les récents débats sur l’héritage colonial ou l’esclavage montrent que les représentations perturbent aussi l’entendement de ceux qui se prétendent descendants d’esclaves ou filles et fils d’indigènes…

     Dans Le Musée de Leila Aboulela, une banale visite au musée d’Afrique de la ville va creuser dans l’esprit de Shadia, un abîme entre Bryan et elle. Shadia, jeune soudanaise est venu terminer ses études en Écosse. Elle y rencontre Bryan et… se rend compte que la famille et le fiancé laissés au pays ne lui manquent pas vraiment. L. Aboulela décrit comment l’héritage colonial, - ici les représentations et les certitudes par elle attribuées à Bryan et le complexe victimaire de Shadia – sera l’instrument du fossé entre les deux jeunes.

     Dans Sept mers et treize rivières, Chaunu, le sympathique mari de Nazneen, ne trouve sa place ni dans la société anglaise ni au sein de sa famille. Il ressasse de vieilles – pas forcément fausses – histoires. Il ne cesse de vanter la grandeur de sa culture d’origine insistant sur les méfaits du colonialisme britannique. Il bataille pour transmettre quelques bribes de cette histoire à sa progéniture et passe ainsi à côté de ses deux filles, Bibi et Shahana devenues anglaises. Il ne voit pas ou refuse de voir que sa femme, avec douceur, sans faire de bruit, change. Il ne voit pas que son ultime projet, rentrer à Dacca avec sa famille, est sa dernière illusion, sa dernière fausse représentation d’un monde en mouvement et d’une histoire à réinterpréter. Il ne voit pas que déjà Nazneen et ses filles sont constituées d’eaux mêlées.

     

    Le monde en héritage, l’un et le multiple

     Le monde bouge. Il ne cesse de brasser les hommes, les langues, les cuisines, les cultures, les appartenances… au point que Cal le héros gréco-américain et hermaphrodite de Middlesex affirme : « Tous, nous sommes faits de nombreuses parties, d’autres moitiés. Il n’y a pas que moi ». Il n’est pas anodin non plus que le Marocain d’origine algérienne, installé en France et professeur d’anglais, Kebir Ammi ait consacré nombre de pages à faire le portrait d’êtres qui se jouent des frontières et retienne, par exemple, dans son évocation de l’Émir Abdelkader, un autre exilé, cette citation : « les contraires en moi sont unis ; en vérité c’est moi qui suis l’un et le multiple ».

     Dans Tous ces mondes en elle, Yasmin, malgré les difficultés, la confusion parfois, s’efforce de donner une cohérence à un tout hétéroclite. Tous les mondes évoqués portés par des voix plurielles, différentes et parfois contradictoires sont en elle, rendant ainsi toute la complexité d’une identité syncrétique et en mouvement. Lorsque sa fille lui demande « qu’est ce que je suis vraiment ? » Yasmin n’ose pas lui dire qu’elle est « une enfant unique au monde, née de parents unis par l’histoire, la géographie et des myriades de migrations. (...) Une enfant dont l’existence n’aurait pu être prédite, et dont l’avenir attend d’être découvert ». Elle n’ose pas l’avertir : « ne laisse personne te limiter à des notions convenues de ce qu’est le soi ».

     Hugo Hamilton, Irlandais aux origines allemandes, écrit dans son récit autobiographique, Sang impur : « nous sommes les gens bigarrés, nous n’avons pas qu’un seul porte-documents. Nous n’avons pas qu’une seule langue, qu’une seule histoire. Nous dormons en allemand et nous rêvons en irlandais. Nous rions en irlandais et nous pleurons en allemand. Nous nous taisons en allemand et nous parlons en anglais. Nous sommes les gens tachetés ».

     Dans Touareg des Neiges, Nassim jeune des cités, fils d’immigrés algériens a beau être en butte à la discrimination, à l’assignation à résidence socioprofessionnelle, aux doutes existentiels et au désordre d’un puzzle identitaire éclaté en mille fragments, il voit dans les eaux mêlées qui le constituent « la plus revigorante des infusions ». De même, après avoir cédé un temps aux sirènes mortifères du salafisme, le rappeur Abd al Malik, fils d’immigré congolais, converti à l’islam s’est tourné vers le soufisme pour faire sien cet enseignement de son maître : « impossible de raisonner en termes de Noir, d'Arabe ou de Juif là où [il n'y a] que des hommes". Enfin, Yasin, le narrateur de Là d’où je viens, décide lui de "s'emparer" de son histoire, de "donner un sens à cela", de "trouver une cohérence" à cette "mosaïque des contraires" qui constitue sa vie. Ne serait-ce que pour son propre fils, autre thème en émergence au sein de ces littératures.

     

     Ces expériences de la diversité, comme la conscience d’appartenir à un seul monde et à une seule humanité sont d’abord des expériences des corps. Avant d’être le résultat d’un processus intellectuel, il a été un apprentissage, le fruit d’émotions complexes et contradictoires. Pour beaucoup, à l’heure de la mondialisation, les bricolages identitaires se résument à harmoniser le chinois du midi avec le couscous du soir, le cours de flamenco avec la séance de chi qong, l’apprentissage d’une langue étrangère avec une virée à Marrakech et, pour les plus “écartelés”, l’exotique souvenir d’une origine provinciale dans une capitale surpeuplée, cosmopolite et agitée. Rien de bien méchant et ainsi progresse cette nouvelle humanité qui bouscule les cadres étriqués et oppressants des frontières héritées des histoires nationales et des fermetures identitaires. Mais, dans cette foule bigarrée et insouciante qui avance joyeusement vers la « société-monde » (Edgar Morin), les enfants nés de la migration et du métissage portent in petto les stigmates et les cicatrices des changements en cours. Bien sûr, ils partagent la liesse des temps nouveaux, mais eux en ont payé, et parfois en payent encore, le prix. En France, la première génération issue de couples mixtes franco-algériens (Tassadit Imache, Nina Bouraoui, Daniel Prévost, Mélina Gazsi…), a “essuyé les plâtres” en des temps où, après le bruit des armes, le nationalisme le plus étroit des uns et le ressentiment honteux des autres triomphaient. Et l’histoire est loin d’être finie, qu’il s’agisse de la migration algérienne (lire Nora Hamdi, Nabil Louaar, Nor Eddine Boudjedia, Abdel Hafed Benothman…) ou subsaharienne par exemple (lire Abd al Malik, Sarah Bouyain, Leonora Miano, Fatou Diome…). Si ces auteurs montrent la difficulté du métissage, la nécessité de se débarrasser de certaines illusions et faux-semblants exotiques, ils demeurent les plus sûrs garants d’un monde nouveau. Ces femmes et ces hommes attestent que c’est en soi que se trouve l’infiniment grand, l’infiniment mystérieux de la création et non le résultat d’une quelconque démarche intellectuelle ou spirituelle. Le monde reçu comme un héritage. Voilà bien ce que les anciens ont légué, ce ne sont ni des traditions, ni le ressentiment né des injustices et des souffrances passées, mais cette injonction de poursuivre le chemin, d’aller toujours à la conquête du monde « pour ne pas être enterré vivant », pour ne pas « crever de réprimer son rêve » (Saïd Mohamed). À l’instar de Miyo, dans La Fille du kamikaze de Kerri Sakamato, qui, en se détachant de son père, voit diminuer son handicap et croître son goût pour la liberté.

     

    Des individus de contrebande

     N’appartenir à aucune communauté en soi ou groupe, revendiquer au moins une origine double, se présenter comme citoyen du monde ou comme individu sui generis (Ying Chen, Azouz Begag, Hafid Aggoune…) tourmente, occasionne bien des luttes, douloureuses parfois, pour s’extraire d’une gaine oppressante. Prétendre au « tout-monde » exige de réduire les prétentions des parties, de les remettre à leur place. Au nom de cette vérité sans laquelle rien n’est possible Toi Derricotte, « déterminée à ne pas mentir », prend tous les risques : aucune vérité - aussi insupportable soit-elle, pour elle-même, pour ses relations ou ses amis, aussi incompréhensible soit-elle pour sa communauté d’origine - ne résiste à sa détermination : « j’ai décidé de publier ce texte [Noire, la couleur de ma peau blanche] et d’être maudite, parce que la « vérité » doit être dite par quelqu’un : le racisme n’est pas là, dehors, quelque part, il est à l’intérieur de nous, de nos familles et de notre communauté ». De son côté, avec son tout récent premier roman, la Camerounaise Léonora Miano entend « dire haut et fort dans toute l’Afrique qu’il existe des valeurs universelles au-delà de toutes les cultures et qu’on ne peut les transgresser ».

     Dans Londres, mon amour, de la romancière libanaise Hanan El-Cheikh, Lamis, l’héroïne irakienne, ne supportant plus sa condition d’épouse arabe, brave interdits et pressions familiales pour divorcer et, comme le dit Amira, autre personnage féminin du roman s’affirmer comme « un être humain avant d’être une femme arabe »...

     Le jeune Nabil Louaar, dans Touaregs des neiges, n’hésite pas à critiquer de l’intérieur certaines pratiques ou attitudes aliénantes par trop répandues au sein des communautés d’origine nord africaines de France. Dans ce tout communautaire, ce "Nous" indifférencié, Azouz Begag a été parmi les premiers à faire émerger le "Je", l'individu désaliéné et libre de tout déterminisme. Avec Le Marteau pique-cœur, il monte d’un cran : "j'envoie au diable quiconque entre dans ma bulle en se réclamant de la même origine. Je n'ai plus aucune origine. Mieux encore : je suis le seul exemplaire dans mon origine. Un original." Ici, le sujet se pose (momentanément ?)sur le mode de la rupture et de la menace. Il peut aussi naître d’un manque, d’une différence constatée, d’un éloignement, d’une absence.

     La tendre complicité entre une mère et sa fille ne peut éviter une distance, la prise de conscience des ruptures culturelles à l’œuvre entre cette mère, japonaise immigrée aux Etats-Unis, et sa fille, d’origine japonaise certes, mais américaine avant tout. « Élevée dans une culture où les membres d’une même famille se contentent généralement de se saluer d’une inclinaison de tête, ma mère est bien évidemment une personne réservée, distante même avec sa fille (...). La chaleur d’un corps me berçant et me serrant contre lui, de même que la caresse de longs doigts frais sur ma tête ne sont pas des choses que j’attends de ma mère » dit, avec regret semble-t-il mais compréhension, Kiki dans Vos désirs sont désordres de Mako Yoshikawa.

     Cette fêlure qui va s’élargissant, ce besoin jamais comblé, jamais satisfait laissent place à une frustration sur laquelle des mots peuvent expliquer si ce n’est panser les maux mais ne peuvent empêcher la distance de s’installer et la prise de conscience d’une différence. Née de ces évolutions culturelles, de ces différences qui se créent, se révèlent par un mystérieux processus de distanciation lent et linéaire, l’individualisation pousse alors en contrebande,

     Ce processus d’individuation est au centre du travail de Ying Chen. Pour cette auteure, la « désindividualisation » des temps modernes exige de la littérature qu’elle « cultive une vision du monde microscopique, [et] transforme si possible le dialogue des cultures en des dialogues entre des individus (…) ». « Je pense que le monde sera peut-être sauvé le jour où on distinguera moins entre les groupes qu’entre les individus ».

     Le jeune Hafid Aggoune s’inscrit dans cette veine et comme le personnage de Samuel dans son deuxième roman, ouvre « une voie libre », pour échapper à cette « longue nuit d’inhumanité » : « Fuis, chasse la honte de ton corps, arrache la culpabilité de ta tête, griffe les remords, échappe-toi, pense à toi, protège l’amour qui te contient, que tu contiens, garde-le pour tes pas sur terre, donne-le aux visages dont tu ignores tout, préserve tes caresses pour la peau qui te rend la félicité ».

     

    Une nouvelle conscience identitaire

     S’extraire de la gaine des appartenances et autres assignations à résidence, retrouver l’infiniment petit du sujet pour le rendre au tout du monde tel est l’apparent paradoxe de cette nécessaire plongée dans l’expérience individuelle (introspection familiale, quête illusoire des origines, affirmation du « je » face aux prétentions omnipotentes du « nous » - une dernière manifestation en est donnée avec les scènes de l’enterrement du père chez Azouz Begag et chez Jamel Mahjoub ou de la mère chez Nadia Berquet). La plongée ouvre sur l’expérience collective des migrations et des transplantations, des métissages et du devenir de la famille humaine entendue comme une et indivisible). Ying Chen le dit bien…

     Amin Maalouf voit dans la mondialisation, née aussi dans et par les migrations, une chance pour l’émergence d’une nouvelle conscience identitaire où l’appartenance humaine prendrait le pas sur la somme des appartenances incitant à "juger les événements à la lumière des principes universels et non en fonction de [ses] propres appartenances". Et l’urgence désespère de lancer ses appels.

     Dans un genre bien différent, Stéphane Hessel dans Libération du 9 septembre 2005, tire une nouvelle fois la sonnette d’alarme : « Le bateau sur lequel nous sommes tous embarqués n'a plus de deck séparé pour les riches et pour les pauvres, pour les Blancs, les Noirs, les Jaunes, pour ceux du Nord et ceux du Sud, pour les nantis et les démuni Il est essentiel que nous prenions une claire conscience de cette interdépendance, qui exclut tout populisme et impose une forte démocratie mondiale » avant de préciser que cette « interdépendance » réclame de « nouvelles formes de solidarité ».

     Ces « nouvelles formes de solidarité », cette nouvelle conscience identitaire trouvent un écho dans Les mots étrangers de Vassilis Alexakis. Le romancier grec installé en France depuis des années, raconte une expérience qui pourrait, en partie, servir d’illustration et de défense à cette nouvelle et pressante disposition de l’esprit devant les menaces qui planent sur la planète. En décidant d’apprendre seul une langue, le sango, usitée par un nombre restreint de locuteurs perdus au fin fond du Centrafrique, il montre comment l’expérience de la migration, le goût pour les autres et les langues, peuvent déboucher sur une « cure de jouvence », un « nouveau départ », une autre ouverture au monde, une autre poésie, un autre imaginaire. Quand la mondialisation se plait à rimer avec uniformisation et utilitarisme, cette initiative personnelle et littéraire s’avère salutaire et invite, sans grand discours ni effets de manche, à réfléchir sur la responsabilité de chacun dans la marche du monde. « Je peux faire l’éloge de l’étude des langues, pas celui de leur oubli » écrit V.Alexakis qui rejoint ainsi A.Maalouf : “ceux qui pourront assumer pleinement leur diversité serviront de “relais” entre les diverses communautés, les diverses cultures, et joueront en quelque sorte le rôle de “ciment” au sein des sociétés où ils vivent”.

     

    Le monde bouge et ne cesse de bouger. Des hommes et des femmes sont nés de ce mouvement éternel qui pousse l’espèce à courir la terre depuis les temps les plus anciens. Ces individus, ici personnages de romans, êtres à la fois auto centrés et centre du monde, intègrent dans leur perception cette « branloire permanente » (Montaigne) dont ils sont eux-mêmes issus. Évolution, impermanence, pragmatisme, principe de relativité, dualité, supériorité du souple sur le rigide, réévaluation de la place du corps par rapport à l’intellect… pourraient bien constituer alors de nouvelles catégories pour penser le monde et agir sur le réel (5).

     Monica Ali n’enferme pas Nasreen et ses filles dans un moule rigide, elle ne leur assigne aucune identité ou personnalité figée, close. Le mouvement de la vie est porté par cette capacité d’adaptation au réel. Dans Tous ces mondes en elle la mère de Yasmin donne d’elle-même la plus incertaine mais la plus juste des définitions : « Je ne suis pas un produit fini (...). Je suis un processus. Même chose pour vous. Et pour chacun. C’est à mes yeux la vérité la plus dérangeante et la plus rassurante sur ce que les jeunes gens d’aujourd’hui appellent l’ « identité »

     Même mouvement symbolique de la vie dans Kimchi où l’identité est inachevée, toujours remise en question : « il n’y avait pas de fin à cette identité, ou alors celle-ci était à trouver dans le chaos et son propre inachèvement ». Telle semble être la malédiction du déraciné, mais aussi sa bénédiction qui lui donne à embrasser le monde dans sa complexité et sa diversité. Dans Quand nous étions orphelins, Kazuo Ishiguro mêlent le Bien et le Mal, le réel et l’illusion, les souvenirs et l’histoire, la folie et la raison, déroutant le lecteur vers une terra incognita en ces temps où vérité, identité, réussite... sont tout d’une pièce !

     Le principe de relativité niche au cœur de la diversité et de l’impermanence, au cœur de la migration. « Une tâche impossible m’occupe : sculpter la phrase qui contiendra une chose sans avoir voué au néant son contraire (...) » écrit Tassadit Imache Dans Les Amants désunis, fidèle en cela à son lointain aîné Mouloud Feraoun, l’Algérien Anouar Benmaleck, montre, à travers le récit d’un amour qui va à contre-courant (du temps et des idéologies), combien la vérité est complexe et diffuse, jamais totalement saisissable, irréductible.

     Ces textes portent des identités sans cesse en mouvement, changeantes au point même de disparaître, de n’avoir aucun sens, d’être pur mirage. Le Sérail killers de Lakhdar Belaïd en est une plaisante mais éclairante illustration. Dalila et Lakhdar y forment un couple symptomatique. Musulmans (surtout elle...), ils respectent le jeûne du mois de ramadan. Sans ostentation. Dans la simplicité, loin des gesticulations religieuses ou communautaires. Leur réussite professionnelle s’est construite dans l’anonymat. Sans rien devoir à personne. Sans rien devoir prouver. Il n’y a d’ailleurs rien à prouver. L.Belaïd montrent des hommes et des femmes, français d’origine étrangère et de confession musulmane (ou pas d’ailleurs...), bien dans leur tête, complètement inscrits dans l’ici et le maintenant. Les couples s’aiment, se font l’amour, se chamaillent en toute candeur et la femme ne se voit pas reléguée dans un statut de mineur.

     De même, les Indiens de Martinique, comme tous les émigrés de la terre, ignorent qu’ils sont porteurs, malgré eux, malgré les souffrances et le mépris, de temps nouveaux, d’un sang neuf, d’une régénération des corps et des âmes. Partis pour cinq années, ils donneront leur vie à cette Martinique d'abord inhospitalière. Ils y crèveront après avoir enfanté. Les rejetons, sans forligner, devront “durer” sur cette terre neuve et inscrire ce dont par leurs aînés ils sont porteurs dans “le Temps créole, celui qui empile déjà Temps du peuple caraïbe, Temps d’Europe et Temps d’Afrique”.

     Les natures profondes des uns et des autres se révèlent simplement, sans manifester aucun désir de se singulariser, sans volition aucune. Mais cette sorte de non agir ne signifie pas absence d’action.

     Parabole du faible et du souple opposé au dur et au rigide, le non agir n’est pas absence d’action. L’apparente passivité, des Indiens de la Martinique ou des vieux Algériens de France débouche sur des faits forts, incontournables : une présence durable, une installation, l’irrigation de la société par une force nouvelle.

     

     Enfin, dernière évocation : l’expérience des corps et des émotions, les sensations, les transformations physiques nées du rapport à l’autre, ne seraient-elles pas plus importantes, plus profondes, que les belles phrases, les déclarations de principes moralisantes et autres constructions intellectuelles et savantes ? Comme le chante Madgid Cherfi « on n’est pas frères avec des phrases » . Le corps ne serait-il pas en train de reprendre un peu de sa place perdue – en Occident du moins – sur la tête ?

     L’introspection de Toi Derricote réduit en cendres les apparences et les clichés, les recettes faciles qui n’engagent pas trop, la bonne et vertueuse conscience vite auto satisfaite. « Les écoles avec une majorité d’élèves blancs tentent d’enseigner le concept de la « famille humaine », en introduisant les photos de personnes noires dans les textes de cours. Mais valoriser l’autre, apprendre que nous sommes tous du même sang, n’est pas une leçon que l’on apprend avec la tête ». Il faudra bien plus pour se dégager de « la persistance des conflits intérieurs, du désir, de la honte et de la terreur ». Et ce qu’il faut de plus c’est bien cette expérience des corps : la capacité de s’aimer (en se débarrassant des représentations aliénantes) mais aussi de s’opposer dans une Amérique « où toute trace d’amour entre les races est abhorrée ».

     Jean Hubert Gailliot dans 30 minutes à Harlem, montre que quelque chose est peut-être en train de se passer à Harlem. Une mixité amoureuse d’un nouveau genre défile nonchalamment avec une aisance toute juvénile dans la 125e rue. De jeunes blacks au bras de lolitas asiatiques peroxydées, amours intercommunautaires du troisième millénaire, ouvrent les portes à une nouvelle (et problématique) mixité, à de nouveaux brassages et bouscule, non sans crânerie, la plus pure tradition harlémite. Dans cet Harlem bringuebalé, où les boussoles identitaires s’affolent, certains se tournent déjà vers les « léopards », les enfants nés de ces unions afro-asiatiques, dans l’espoir de trouver un sens aux bouleversements du vieux quartier. Wait and see : l’avenir dira si Harlem invente « une connexion neuve entre les styles, les cultures et les communautés » ou si elle n’est que le laboratoire d’un énième avatar de la marchandisation du monde, des esprits et… des cœurs. Il n’y a pas que des représentations aliénantes hérités de l’histoire dont les corps doivent se méfier. Il faut aussi se garder des assauts mercantiles…

     

    Les migrations sont d’abord un pragmatisme détaché de toute illusion temporelle, passée ou future, c’est le monde reçu en héritage inconciliable avec toute idée de « racines » et la famille humaine comme seule et universelle appartenance revendiquée, une famille qui n’a que faire des certificats de pureté et d’autochtonie, c’est la prise de conscience d’une destinée commune à l’échelle de la planète, ce sont enfin des enseignements qui valorisent le corps sur l’esprit, l’impermanence, le mouvement, le cheminement sans but, la relativité ou cette complexité définie par Edgar Morin…Elles montrent enfin comment la plongée dans le soi le plus intime, n’est pas un repli nombriliste et égoïste mais un chemin qui débouche sur le grand tout de l’humanité. Cela n’est plus simplement une « préfiguration » puisque des hommes et des femmes portent effectivement cet autre monde possible. La question est de savoir si nos contemporains, migrants ou non, opteront pour ce monde-là ou pour un autre, plus inquiétant peut-être mais également présent au sein de cette nébuleuse migratoire.

    M.H.

    (Article paru dans Hommes et Migrations n°1257)

     

    (1) Depuis les fermetures communautaires et religieuses jusqu’aux déportations assassines de candidats à l’immigration en plein Sahara en passant par des politiques gouvernementales populistes et inhumaines.

     (2) Les taolus sont des enchaînements de techniques de combats exécutés lentement. Les taos son au Tai Chi ce que les katas sont au karaté.

     (3) Et maintenant expulsés de chez eux manu militari au soir d’une vie de bons et loyaux services ! Voir entre autres « la rue pour les vieux Kabyles de l’Hôtel Espérance » dans Libération du 5 octobre 2005.

     (4) Sur ces assignations à résidence au fumet colonial lire Éric Savarèse, Histoire coloniale et immigration, Séguier, 2000 et plus récemment Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Sandrine Lemaire (sous la direction de), La fracture coloniale. La société française au prisme de l’héritage colonial, La découverte, 2005.

     (5) Lire l’excellent Jean Viard, Le nouvel âge du politique. Le temps de l’individu-monde, éd. de l’Aube, 2004.