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  • Kimchi

    Ook Chung

    Kimchi

     

    chungookphoto.jpgIl y a aujourd’hui dans le monde environ 200 millions de personnes qui vivent en dehors du pays qui les a vu naître et sans doute beaucoup plus encore d’hommes et de femmes nés de ces migrations. L’inédit n’est peut-être pas dans l’importance numérique de ces déplacements, mais tient plus à son contexte socioculturel où, pour être rapide, le champ des possibles laissé à l’individu est à la fois plus vaste (métissage culturel) et plus restreint (uniformisation culturelle transnationale). Dans cette brèche où, sur le plan romanesque, le sujet navigue entre une liberté intérieure immense et une contrainte imposée par les conditions extérieures, entre Proust et Kafka, des écrivains qui eux-mêmes font l’expérience de cette situation se sont engouffrés. Peut-être aident-ils à voir, à comprendre, à ressentir « une portion jusqu’alors inconnue de l’existence » pour reprendre Milan Kundera. Citons ici Neil Bissondath, Hanan El Cheikh, Mako Yoshikawa, Amin Maalouf, Tassadit Imache, Kazuo Ishiguro ou Ook Chung.

    Il y a d’ailleurs entre le livre de Kazuo Ishiguro, Quand nous étions orphelins, et Kimchi de nombreuses similitudes. Même travail de mémoire et de filiation, le premier via une enquête policière, le second par une introspection plus franche et, à l’arrivée, le même constat sur la vanité de la quête des origines. « La recherche des racines comme panacée est une illusion » écrit Ook Chung. Chez l’un le message est indirectement délivré par une mère qui depuis longtemps a perdu la raison, chez l’autre et de manière explicite, par une lettre laissée par un père décédé.

    Si sur le fond les deux romans convergent, Kimchi se révèle différent pour au moins deux raisons. D’abord par sa forme. Le récit, partiellement autobiographique, est agrémenté de réflexions diverses (sur la littérature japonaise moderne, sur le besoin d’écriture, sur le statut de l’écrivain...), de développements ou d’images symboliques (la leçon sur le butoh ou la visite des catacombes à Paris et la description d’une cloche de fontis) et de données quasi sociologiques sur le Japon et la xénophobie nippone. Thèmes déjà présents dans le premier recueil de nouvelles d’Ook Chung (1).

    L’autre différence, et elle est de taille cette fois, porte sur les protagonistes des deux récits. Chez Kazuo Ishiguro, Christopher Bank est un personnage presque falot, lisse, sans vie intérieure, sans drame. Le narrateur de Kimchi est tout le contraire. L’homme est tourmenté par le secret de sa naissance que le lecteur découvre avec lui à l’occasion de cette visite à Yokohama où le narrateur retourne sur les lieux de son enfance. Il y renoue les fils rompus de l’histoire familiale et laisse remonter à la surface les souvenirs de son amour pour Hiroé, cette étudiante rencontrée dans le cadre d’un séminaire consacré à la littérature, et son impardonnable erreur , « l’une des erreurs les plus fatales de son existence ».

    De plus et surtout, cet homme est rongé par les affres d’une identité incertaine. « Je suis né en plein cœur du Chinatown de Yokohama, de parents coréens. Et j’ai grandi à Montréal, la ville la plus européenne de l’Amérique ». Entre sa naissance et ce récit, il y a trente années, quatre langues, ses visites systématiques de tous les Chinatown, « ces bouées de sauvetage » ou ces « sas psychologiques », des villes où il voyage, et... le kimchi, ce condiment coréen devenu emblème national et porte-drapeau identitaire du coréen en exil.

    De ce point de vue, le plus important dans Kimchi, ne réside pas dans cette abstraction intellectuelle aujourd’hui en partie convenue et ici réaffirmée par cette citation empruntée à Van Gogh : « il n’est pas possible de vivre en dehors de la patrie, et la patrie, ce n’est pas seulement un coin de terre ; c’est aussi un ensemble de cœurs humains qui recherchent et ressentent la même chose. Voilà la patrie, où l’on se sent vraiment chez soi. ». Non, le plus important est cette peine à vivre du narrateur, marquée par sa double et bien réelle quête, celle d’une filiation, et l’autre, identitaire, qui lui fait voir en Amy, cette jeune métisse autiste de huit ans, moitié américaine, moitié japonaise, le miroir de sa propre enfance. Un « miroir inversé ». Dans Kimchi, l’identité est inachevée, toujours remise en question, en ruine comme un mur écroulé : « il n’y avait pas de fin à cette identité, ou alors celle-ci était à trouver dans le chaos et son propre inachèvement ». Telle est la malédiction du déraciné, mais aussi sa bénédiction.

     

    (1) Nouvelles orientales et désorientées, Le Serpent à plumes, 1999.

     

    Ed. Le Serpent à plumes, 2001, 245 pages, 15,09 euros

     

     

  • Abd el-Kader

    Kebir M.Ammi

    Abd el-Kader

     

    abdelkader_1855-9f904.jpgL’émir Abd el-Kader ! En voilà une belle figure d’exilé ! Droit, digne, sans rancune ni aigreur pour ses ennemis d’hier. Ces Français qu’il a combattus pendant quinze ans parce qu’ils voulaient lui prendre sa terre, son pays, son honneur. Ces Français qui ensuite, et pendant cinq ans, l’ont retenu prisonnier à Toulon, Pau puis Amboise, trahissant leur propre parole quand, en échange de sa reddition, ils lui avaient promis de l’exiler sur une terre musulmane. Non ! Abd el-Kader  n’en veut pas à la France, à ses généraux, au duc d’Aumale pour les atrocités commises et les dévastations qu’ils ont fait subir aux siens et à ses frères musulmans, durant cette terrible conquête. Abd el-Kader  n’est pas simplement un guerrier. C’est un homme de foi et de paix qui place l’Homme au centre de sa pensée et de sa croyance.

    Juillet 1860, il est en exil à Damas depuis quatre ans. Des émeutes éclatent. Un pogrom se prépare contre les chrétiens de la ville. Aidé de la communauté algérienne exilée dans l’ancienne capitale umayyade, il sauvera des dizaines de milliers de chrétiens, à commencer par le consul de France qui hésite d’abord à suivre l’ennemi d’hier. Au prix de sa vie, il refusera de suivre les émeutiers dans leur folie meurtrière, ceux qui hier l’accueillirent pourtant avec tant de chaleur et de générosité. Mais Abd el-Kader ne transige ni avec la justice ni avec l’enseignement de l’islam.

    Kebir Ammi ouvre et referme son dernier livre par cet épisode extraordinaire et unique. Il y a quelques années, Anouar Benmalek consacrait, dans L’Enfant du peuple ancien, quelques pages au courage de l’émir. Cela n’est pas anodin. Ces deux écrivains, l’un Algérien né à Casablanca, l’autre Marocain d’origine algérienne, pétris d’humanisme, mesurent plus que quiconque, la symbolique du geste et la grandeur de l’exilé. Une grandeur qui dépasse la réduction nationaliste dans laquelle le confine l’Algérie officielle.

    Bien sûr, Kebir Ammi n’est pas historien. Mais romancier et poète. Il n’apporte aucun élément historique nouveau aux dernières sommes parues ces dernières années (1), mais son évocation, nourrie aux meilleures sources, dégage un souffle revigorant et une force salutaire. Après les figures de Saint Augustin et du mystique Hallaj, Kebir Ammi livre ici le portrait d’un homme qui cherche à rassembler les hommes plutôt qu’à les morceler en entités et appartenances hostiles. En ces heures où la globalisation peut devenir uniformisation, où les identités d’exclusion et de fermeture se réveillent, où les croyances et les religions sont instrumentalisées, Abd el-Kader prône lui « la pluralité des mondes » et voit en tout être humain, croyant ou incroyant, un frère. « Tout être est mon être » écrit cet homme qui n’avait nullement vocation à devenir un chef militaire. Nourri de l’enseignement paternel, de ses lectures du Coran, mais aussi de la Thora et de la Bible, héritier du message d’Ibn Arabi et de la pensée de Razi, versé dans l’étude des grecs anciens, à commencer par Aristote, Abd el-Kader est un homme de méditation, d’études et de lectures. Les livres seront pour lui comme « des frères d’exil ». Mais il ne sera jamais un penseur enfermé dans sa tour d’ivoire. Il sera toujours proche des siens, toujours exemplaire, prodiguant son enseignement jusque dans l’enceinte de la Grande Mosquée de Damas où ses prêches, nourris du Coran et des hadiths, n’hésitaient pas non plus à se référer à d’autres religions et d’autres pensées. Le religieux, le sage, l’homme sont indissociables chez Abd el-Kader qui toujours a répété à ses semblables cette parole coranique : « nul contrainte en religion » et professé « l’insécable humanité », l’égalité des hommes sans distinction aucune. 

    Kebir Ammi livre ici une longue suite poétique dédiée à l’Algérie - le pays de son père - à la mémoire de cette terre meurtrie par les armées de la conquête coloniale, à l’exil, à l’islam, simple et fraternel, d’Abd el-Kader. Ce livre est aussi le credo réaffirmé de l’auteur devant le désordre et le bruit des temps. Parodiant l’ancienne et célèbre adresse au camarade Lénine, Kebir Ammi semble crier : « Abd el-Kader, réveilles-toi, ils sont devenus fous ! ». À l’action et à la pensée d’Abd el-Kader il fait résonner, comme en échos d’universalisme et de modernité, des citations d’Hannah Arendt, de Derrida, de Martin Bubber, d’Hubert Grenier, de Nietzsche, de Shakespeare ou de Pascal.

     

    (1) Smaïl Aouli, Ramdane Redjala, Philippe Zoummeroff, Abd el-Kader, Fayard, 1994 et Bruno Etienne, Abd el-Kader, Hachette, 1994.

      

    Ed. Presse de la Renaissance 186 pages, 16 euros

     

     

  • La Prairie parfumée où s'ébattent les plaisirs

    Mouhammad al-Nafzâwî

    La Prairie parfumée où s'ébattent les plaisirs

     

    el nafzaoui.gifIl n'est pas fréquent de commencer la recension d'un livre en saluant le travail du traducteur. Mais enfin il est juste de rendre hommage à René R. Khawam infatigable traducteur d'une quarantaine d'ouvrages appartenant à la littérature arabe, classique en particulier. Celui à qui l'on doit notamment une traduction des Mille et une nuits (chez le même éditeur et du Coran (chez Maisonneuve Larose) est mort en mars 2004. Dans cette édition de poche de La Prairie parfumée, le lecteur retrouvera son esprit d'ouverture et de tolérance, sa liberté de ton et ce respect scrupuleux de textes libres de toute censure. Sans fausse pudeur et sans céder à la bigoterie du temps, René R. Khawam a offert au public occidental l'accès aux plus belles pages de la littérature arabe. Et, pour en venir à cette Prairie parfumée qui est en fait, un plaisant petit traité d'érotologie du XVe siècle, le traducteur prévient dans son introduction qu'il ne s'agit point là de "dévergondage" et qu'il est grand temps et ce pour une "question de justice" de réhabiliter ces écrits. Selon lui cette "réhabilitation [est] aussi nécessaire que celle d'autres œuvres injustement négligées dans le domaine de la philosophie ou de la pensée politique, et ce ne sera pas la mauvaise humeur ou la colère des érudits qui pourront nous arrêter dans cette entreprise". Voilà qui était dit !

    Cette claire et cinglante apostrophe - qui date de 1976 et alors destinée aux seuls érudits - conserve pertinence et souffle face à la montée des prêchi-prêcha des tartufes et autres talibans de banlieue qui, trop souvent, ignorent tout d'une civilisation et d'une religion qu'ils croient pourtant pouvoir enfermer dans les rets de leur ressentiment. D'ailleurs et fort civilement al-Nafzâwî prévient ses coreligionnaires : "une longue barbe est le symbole de la faiblesse de l'esprit ; elle ne s'allonge pas sans que l'on constate de plus en plus de décombres au niveau de l'intelligence". Quid du voile-uniforme a-t-on envie d'interroger ?

    Reconnaissons que Mouhammad al-Nafzâwî peut déranger quelque unes de ces bonnes âmes quand, dès sa préface, il écrit : "louanges à Dieu, qui a fait que le grand plaisir pour l'homme réside dans l'huis de la femme, et que le grand plaisir de la femme réside dans l'instrument de l'homme (…)" Ainsi Dieu n'interdit nullement le plaisir. Ce qui en islam n'est point nouveau malgré cette représentation mortifère qui court à travers le monde et les esprits. Mais de plus ce droit au plaisir s'applique aussi bien à l'homme qu'à la femme. Ce qui pourrait bien être nouveau, non seulement en terre mahométane mais aussi ailleurs... Partant, l'auteur, si loin par le temps et si proche par sa modernité, prodigue moult enseignements sur l'art de l'amour ou de "la conjonction", élevant même cet art au rang de science qui, "par Dieu, répond à une nécessité" et que tout un chacun se doit de "connaître".

    Comme le souligne René R. Khawam, al-Nafzâwî tourne le dos à la pornographie. Il invite son lecteur à entrer dans un espace aéré, parfumé, doux et tendre, où le verbe, prose ou poésie, est foisonnant et évocateur. L'harmonie n'accorde pas seulement les corps et les esprits, elle s'entend aussi dans sa dimension sociale et religieuse. Cette science de la conjonction exige d'abord de bien distinguer ceux qui parmi les hommes et les femmes "sont dignes d'éloges" de ceux qu'il convient de blâmer. Alors, et alors seulement il est permis d'aller plus avant dans la lecture du livre (comme dans la vie…) pour suivre l'auteur et ses mille et un conseils pratiques, règles d'hygiènes et médicales, observances alimentaires, fortifiants et autres aphrodisiaques, méthodes contraceptives et même abortives, mises en garde…jusqu'à y compris son interprétation des songes (Freud parlait lui des rêves).

    Et si quelques opinions émises ici choquent le lecteur occidental de ce début de siècle (voir cette suspicion qui toujours plane sur la gent féminine) qu'il se reporte à cet autre utile conseil : "la connaissance d'une chose est meilleure que sa non-connaissance, (…) tout savoir peut étayer la méchanceté, l'ignorance fortifiant celle-ci davantage que le savoir". À n'en pas douter Mouhammad al-Nafzâwî  y serait revenu de bonne grâce.

     

    Edition non expurgée établie par René R. Khawam, éd. Phébus (libretto), 2003, 188 pages, 7,50 euros.

     

     

  • La Promenade des délices

    Mercedes  Deambrosis

    La Promenade des délices

     

    Deambrosis.jpgDans ce recueil de huit nouvelles, Mercedes Deambrosis auteur de trois premiers romans (le premier paru en 1999 chez Dire éditions, les deux derniers chez le même éditeur) revient sur la guerre d'Espagne pour en montrer les retombées sur une population finalement et bien souvent vaincue, bourreaux et victimes confondus. La plume n'est jamais accusatrice. Le contraste est d'ailleurs saisissant entre la délicatesse de l'écriture et la dureté des faits, entre le rythme paisible et fluide de la phrase et les convulsions des événements rapportés. Mercedes Deambrosis ne transporte pas le lecteur au milieu des champs de bataille ou au cœur d'une embuscade. Elle ne le place pas en spectateur privilégié dans le feu de l'action et le bruit des armes. Elle préfère le silence des consciences, l'intimité des âmes, les destinés individuelles, les doutes des uns, la grandeur ou la faiblesse des autres. Ce n'est pas l'Histoire qui défile sur les grandes avenues mais le peuple d'Espagne surpris, dans sa diversité et son quotidien, dans les ruelles et les à-côtés. Ces à-côtés qui font la vie. La vraie, la seule qui vaille le coup comme peut le laisser entendre la phrase d'Andrès Trapiello choisie par l'auteur en exergue  à son livre :"hacer una guerra y morir por ella no tiene el menor intéres (faire une guerre et mourir pour elle n'a aucun intérêt)".

    Pourtant les flots de l'Histoire finissent par submerger les existences, brutalisent, violentent, brisent la ligne des histoires personnelles. Ainsi, cette concierge, déçue ne de pas parvenir à ses fins, en vient à dénoncer à la milice son paisible mais célibataire locataire.  Ici, c'est par jalousie qu'une jeune femme livre à la Phalange son amie d'enfance. Là, un jeune républicain demande l'absolution au curé qu'il est chargé de liquider. Ailleurs, une jeune et peut-être naïve mariée se retrouve à occuper l'appartement d'une famille, subitement disparue, sous les regards hostiles de ses nouveaux voisins et l'indifférence brutale de son mari qui, chaque soir, rendre de son travail les vêtements mystérieusement tachés.  Ou encore, avec finesse et en conteuse qui maîtrise à la perfection son sujet, Mercedes Deambrosis raconte comment, autour d'une partie de poker et d'un cancer en phase terminale, l'histoire d'une amitié brisée par la guerre civile peut, des décennies plus tard, être réinterprétée et les rôles redistribués. Mercedes Deambrosis n'a pas connu cette période. Elle est née quelque vingt après le début de la guerre. Elle a vécu au Portugal et en France. Écrites en français, ces nouvelles restituent la détresse des hommes et des femmes ballottés par des vents contraires. En revisitant une mémoire nationale et sans doute bien des mémoires familiales, elles aident à n'en pas douter à crever nombre d'abcès et à panser bien des blessures toujours douloureuses.

     

    Ed. Buchet Chastel, 2004, 132 pages, 12 euros

     

  • Bronx Boy

    Jérôme Charyn

    Bronx Boy

     

    charyn.jpgDans cette belle collection qui invite les auteurs à livrer quelques mémoires tirées des nimbes de l'enfance, Jérôme Charyn narre l'histoire d'un jeune chevalier évoluant dans un Bronx féodal, peuplé d'émigrants russes et juifs, divisé en bandes rivales mais régies par un code de l'honneur exigeant. Chaque gang arbore son blason, qui une plume bleue au chapeau, qui une couleur noire sur noire, qui noire sur noire rehaussée de rouge coq qui enfin du jaune délavé et du marron.

    Ici règne la castagne bien plus que le crime (quoique…) et le mieux armé n'est pas forcément celui que la nature a doté des plus gros biceps. Il faut aussi savoir jouer des méninges. De ce point de vue, notre héros de douze ans dame le pion à plus d'un, petits ou grands. "Bébé" Charyn est le rejeton d'une famille d'immigrés biélorusses où le père tient le second rôle. En revanche, la mère, Feigelé, par sa droiture et sa finesse est aimée de tous, à commencer de son fiston. Dans les clubs fermés des malfrats locaux, elle sait distribuer les cartes comme personne et, pour cette raison, a gagné l'estime et le respect des joueurs par ailleurs peu commodes. Mais, Feigelé perd la vue. Aussi, pour annoncer le jeu, a-t-elle besoin de son rejeton lequel, non content de lui lire des livres, va jusqu'à lui écrire des histoires. Car ce "roi de la manigance" est un garçon doué qui a failli, grâce à son intelligence (un original exposé sur Benedict Arnold, général américain dont l'histoire n'a retenu que sa trahison en 1780), bénéficier d'une bourse d'étude pour lui assurer un avenir autrement prometteur à Chicago. Mais, ici comme ailleurs, les portes de la philanthropie ne s'ouvrent pas nécessairement à tous. "Mon avenir se dessinait bien en noir sur fond noir" écrit le recalé obligé de poursuivre sa scolarité à la "P.S.61" ou Public School 61 et d'intégrer la bande des Bronx Boys.

     

    "Bébé" Charyn, l'"érudit manqué reconverti en voyou" appartient au Bronx, à ce district de New York divisé en territoires et en bandes où la faune de gangsters, de flics, de juges et autres politicards appartient au plus puissant, où les confiseries sont des QG et les clubs privés des châteaux forts de papier, où le diabolique "Petit Homme", le dictateur Meyer Lansky - une vieille connaissance des fidèles de Charyn - est le véritable et sanguinaire satrape du coin, celui face à qui Will Scarlet n'est qu'un tempétueux "prince du chaos".

    L'âme chevaleresque de "Bébé" Charyn doit déjouer l'hostilité de petites frappes et amadouer le mépris des cercles plus "aristocratiques". Pour vaincre, il lui faut compter tantôt sur la protection de roitelets, tantôt sur l'entremise de femmes influentes. Débrouillard, il exerce mille et un boulots : livreur d'œufs, roi du mokacao (lire la recette à la page 69), "garde du corps" d'une michetonneuse dont il s'amourache, répétiteur pour jeunes filles de (bonnes) familles (de voyous), conteur pour une riche émigrée ci-devant membre de l'aristocratie moscovite et aujourd'hui épouse de caïd, serveur dans un repaire de voyous, racketteur à l'occasion…

    Les aventures de "Bébé" Charyn ne manquent ni de piquant ni de caractère. D'autant plus que la description des personnages et des événements ne s'embarrasse pas d'inutiles circonvolutions : le style est à l'économie, la simplicité de rigueur, la phrase file, directe et dépouillée de tout adverbe ou adjectif superflu. Cela swing sur un tempo parfaitement maîtrisé, de la première à la dernière note et jamais le lecteur ne désire lâcher ce récit écrit par un exceptionnel conteur.

     

    Bien sûr les premiers émois de l'adolescence tarabustent notre grand écrivain en culottes courtes mais ce n'est pas avec la belle Sarah ou avec Anita que "Bébé"  va perdre son pucelage mais avec Miranda. Ah ! Miranda… Quelle classe ! Chef de la bande rivale des Araignées de Simpson Street, elle est le seul soutien de sa grand-mère, avec qui elle partage un méchant appartement dans une rue misérable du Bronx. Seule sa beauté intérieure transfigure l'âpreté de son visage. "Bébé" et Miranda c'est Roméo et Juliette dans le Bronx, les Bronx Boys et Les Araignées tenant lieu des Montaigu et des Capulet. Les deux amants parlent littérature : Flaubert aux yeux de l'amazone était un type "couillu" pour avoir écrit Madame Bovary, c'est-à-dire un livre sur "une héroïne que personne ne pouvait admirer" !

    Avec émotion, le lecteur voit défiler des tranches de vie, réelles ou parfois "recréées" selon l'avertissement de l'auteur. Mais le style distant et léger ne doit pas faire illusion : ce que montre Jérôme Charyn est dur : la délinquance et son lot de violences, un monde de voyou où la faiblesse se paye cash, des vies trop tôt emportées, des existences brisées…

    Jérôme Charyn quittera deux fois son Bronx. La première pour aller poursuivre ses études de l'autre côté de la rivière de Harlem à Manhattan. La seconde, quand revenu sur ses terres médiévales comme professeur à Hermann Ridder, le vieux collège fréquenté par tant de générations, il doit, en douce et fissa, s'esbigner. Pourtant Jérôme Charyn ne s'est jamais vraiment envolé bien loin de son quartier. Il a beau courir, il reste ce "petit gars du Bronx, avec une plume bleue en guise de pistolet et de stylo".

     

    Traduit de l'anglais (Etats-Unis) éd. Gallimard, collection Haute Enfance, 2004, 333 pages, 21 euros.

     

     

  • Lumière bleue

    Hussein Al-Barghouti

    Lumière bleue

     

    Barghouti.jpgTexte étrange que ce récit en partie autobiographique écrit par un poète, romancier, dramaturge et essayiste décédé il y a deux ans. Hussein Al-Barghouti, qui a été professeur de littérature comparée aux universités de Bir Zeit et d'Abou Dis, y raconte son séjour aux Etats-Unis, au temps où il y était étudiant. Le propos ne porte nullement sur les heurs et malheurs de l'exil estudiantin à Seattle. Pas de campus ensoleillé ici, de rencontres teintées de découvertes érotiques et d'exotisme culturel. Pas même une défense en règle des frères restés en Palestine ou un plaidoyer en faveur d'un peuple victime d'une injustice dont tout le monde se fout. En ce sens peut-être Hussein Al-Barghouti appartenait à un nouveau courant de la littérature palestinienne. En tout cas l'auteur, en ces temps de violences et d'impasse politique, n'est pas là où on l'attend. Ce qu'il décrit ici est sa rencontre, dans un milieu de marginaux, avec Bari, un "clochard" ou un "vagabond" énigmatique. L'homme est un soufi d'origine turque de la confrérie des derviches tourneurs, aux méthodes brusques et aux réactions abruptes et parfois incompréhensibles. Folie ou sagesse ? La question se pose. L'auteur-narrateur est lui-même hanté par la peur de devenir fou. Pour y échapper il déambule des nuits entières et pousse la porte de sectes tout justes bonnes à laver les cerveaux avant de rencontrer Bari. Les conversations avec cet être étrange marquent le commencement d'une quête initiatique où, par-delà l'expérience individuelle ici relatée, le lecteur, occidental et moderne, cérébral et chronologique, toujours soucieux de clarté et d'"objectivité" est invité par Hussein à découvrir une autre approche du monde et de soi. Cette nouvelle façon d'appréhender son environnement, les êtres et les choses, soi-même, est portée non seulement par le soufisme (Rûmi ou Ibn Arabi) mais aussi par les traditions amérindienne, orientale, bouddhiste tibétaine, indienne (Upanishad), ou la littérature mondiale depuis l'Épopée de Gilgamesh jusqu'à Shakespeare ou Gogol.

    Sans doute, entre poésie et ésotérisme, risque-t-on bien des errements. Mais comme dit Bari : "Eh mec ! Le monde n'est pas une construction logique à la mode allemande." Aussi l'expérience se révèle nécessaire et même utile tant sont subtiles les réflexions et méditations qui émaillent le récit.

    Difficile ici de résumer sans verser dans une simplification affadissante et recourir à une méthode d'exposition aux antipodes du propos de l'auteur.  Pour la plupart, les thèmes exposés appartiennent ou rejoignent d'autres champs littéraires, ceux de la spiritualité, de la mystique, du bouddhisme zen ou même des arts martiaux : valorisation de l'impermanence, de la fluidité et du mouvement, de la capacité de transformation et de création, de l'énergie ou de l'esprit universel, de la figure du cercle ou de la nécessité des masques, de l'esprit et du cœur sur le cerveau et bien sûr de la couleur bleue… Mais, en ces temps d'impasses et de questionnements, Hassan Al-Barghouti, à sa façon, revisite la question des identités et des mémoires et invite aussi à une autre lecture de la situation des sociétés arabes et de la question palestinienne.  

     

    Récit traduit de l'arabe (Palestine) par Marianne Weiss, Préface de Mahmoud Darwich, éd. Sindbad, 2004, 172 pages, 17 euros.

     

     

     

  • Je veux rentrer

    Tassadit Imache

    Je veux rentrer

     

    IMACHE.jpgTassadit Imache a publié en 1989 son premier récit autobiographique, Une Fille sans histoire (éd.Calmann-Lévy) et en 1995 Le Dromadaire de Bonaparte (éd.Actes Sud). Avec Je veux rentrer, elle signe un troisième roman où percent les mêmes quêtes sur les origines et interrogations identitaires.

    Sara, pour rendre service à une amie accepte, le temps d'un week-end à la mer, d'accompagner  Stella et son demi-frère Renaud, deux orphelins de la Ddass placés chez une nourrice. Une tante qui s'est fait connaître par un coup de fil à Monique, la nourrice, a organisé le rendez-vous et accepté de prendre en charge les enfants à leur arrivée. Mais le rendez-vous va s'avérer « bidon ». Personne à la gare. Personne non plus à l'hôtel où pourtant... les réservations sont confirmées.

    Le mystère ne serait pas entier si, au cours de ce séjour Sara ne rencontrait un certain Marc Aubin,  avec qui, le soir même,  elle fera l'amour. Ce n'est d’ailleurs pas la première fois qu'elle fait l'amour avec un inconnu. Ce Marc Aubin, « homme providentiel » ou « accompagnateur » prendra en charge le séjour de Sara et des deux enfants. Il les ramènera même à Paris dans sa Jaguar d'un gris pâle. Pourquoi tant de sollicitude s’interroge la jeune femme?

    Mais « en vérité qui tient à connaître le fin fond des histoires de famille? » demande Tassadit Imache. Qui se souci de Patricia Loiseau, la mère de ces deux enfants ?  Et pourquoi ce week-end apparemment si anodin dans l'existence de Sara provoquera t-il sur elle des effets profonds et perturbants?

    Pourquoi d’ailleurs se fait-elle appelé Sara quand son vrai nom est Patricia Chenier ? Et quelle place tient cette « histoire belle et secrète » avec Pierre, l’homme du lundi, qu’elle ne visite que ce jour, toujours vêtue de la même robe, celle de leur première rencontre?

    Pourquoi après avoir passé deux ans sans voir sa mère, décide t-elle, sur un coup de tête, de lui rendre visite. Sa mère qui a eut trois enfants avec un « bicot » et qui s’empresse de convier à sa fille au cours de cette visite aussi brève qu’inopinée : « Il vous aimait. C'est pas parce qu'il ne disait rien qu'il ne vous aimait pas. Votre père ».

    Ces histoires de famille ne sont pas faciles à porter. « On n'est jamais tranquille dans la vie, toujours on est suivi ». « On est sur une pente, faute de marches. A se voir sur la mauvaise pente - comme disent les profs du collège - qui vous entraîne loin de vous même, sans qu'on puisse distinguer vos traces de celles des autres, ceux-là même qui vous poussent sont ceux qui vous ont précédés, père et mère, et derrière eux, les leurs encore les vôtres donc ».

    « Qu'est ce qu'on garde et qu'est ce qu'on jette » se demande Sara en découpant le poireau pour la soupe, cette soupe que lui préparait sa mère...

    Comme souvent dans ses livres, Tassadit Imache interroge le passé, cherche à le saisir, d'autant plus déterminant qu'il est souterrain, d'autant plus implacable qu'il est lointain, d'autant plus présent qu'il est emprunt de ruptures, de déchirures, de non-dits et de silence, d'absence.

    Je Veux rentrer est un livre sombre. L'univers est celui de la banlieue et  des drames familiaux que connaît bien l'auteur, qui, comme Sara dans le roman, travaille dans un service d'aide sociale. Mais davantage qu’un texte sur l’exclusion sociale qui sévit aux portes des grandes villes, Je Veux rentrer est une interrogation intime, profonde et toujours aussi pudique chez Tassadit Imache.

    Les existences à la trajectoire heurtée, brisée, suscitent de nombreuses interrogations auxquelles il n’est pas toujours aisé de fournir des réponses satisfaisantes. Trouver un sens, remettre de l’ordre, redresser cette trajectoire dont l’origine se perd dans un immense trou noir n’est pas à la portée de tous et, comme l’écrit Tassadit Imache, de ces histoires, « certain ne rentrent jamais, perdus à eux-mêmes et au monde ».

     

    Ed. Actes Sud, 1999, 140 pages.

     

  • Poissons nageant contre les pierres

    Yu Miri

    Poissons nageant contre les pierres

     

    MIRI YU.jpg« Nous sommes comme des poissons lâchés dans une mer de pierres. Nous continuons à nager malgré le sang qui coule de notre âme ». Cette phrase, placée en exergue de ce qui fut en 1994, le premier roman de cette jeune et déjà célèbre romancière japonaise d’origine coréenne de trente-sept ans, donne le ton du livre : solitude, errance, avec, en permanence, la menace de l’abîme. Ici, les pierres sur lesquelles se blessent l’âme de l’héroïne, Hiraku, ont pour nom : cellule familiale, amours chaotiques, machisme, rejet de la différence (au sein d’une société japonaise xénophobe et un pays d’origine, la Corée, qui se révèle dans le roman bien peu accueillant, indifférent, suspicieux, manipulateur ou hostile).

    Hiraku, jeune auteur dramatique se rend en Corée à l’occasion de l’adaptation d’une de ses pièces. Ce premier voyage dans le pays de ses parents et grands parents ouvre la porte des souvenirs, montre les différences entre les cultures et les comportements des deux pays et lève un voile sur l’histoire de l’immigration coréenne au pays du soleil levant (680 000 immigrés coréens au Japon). Dans le roman, l’immigration coréenne offre deux visages. Celui de la culpabilité incarnée par les parents d’Hiraku, prompts à déménager et à se quereller, « à fuir jusqu’à la mort » ou celui d’autres Coréens qui ont choisi de rentrer au pays « parce qu’ici, ils leur étaient possible de ne pas se sentir inférieurs, même si nous étions pauvres » dit une fille d’anciens immigrés.

    Le séjour en Corée d’Hiraku se passe mal. Elle doit d’abord abandonner quelques illusions et ce, dès son passage en douanes : « personne n’avait contrôlé mes bagages à main. Je m’étonnais de lire du mépris dans cette manière indifférente de m’accueillir, moi, une compatriote ». Ensuite, elle butte sur l’instrumentalisation identitaire orchestrée par les promoteurs de sa pièce qui veulent lui faire dire qu’elle a écrit sa pièce en coréen, elle qui ne le parle même pas. Enfin elle est en proie à des craintes un brin parano sur le regard des Coréens eux-mêmes qui atteignent leur paroxysme dans la scène du métro où elle doit, seule, se débrouiller pour acheter un ticket. Dans cette mer de pierres coréennes, elle croise Rifa, chez qui elle loge. Rifa, fille et petite fille d’immigrés coréens au Japon fait partie de ceux qui ont choisi de rentrer en Corée. Étrange rencontre que cette rencontre. Une relation particulière s’établit entre Rifa et Hiraku, la première exerçant un ascendant assez inexplicable sur la seconde.

    Emprisonnée dans les rets d’une histoire familiale conflictuelle et d’une culpabilité née de l’enfance, Hiraku se débat avec trois amants : le mystérieux homme de la maison au plaqueminier, Tsuji, le photographe de la troupe par ailleurs marié et qui l’engrossera et Kazamoto le metteur en scène et ci-devant amant de sa mère. Lentement, irrésistiblement, Hiraku perd pied.  Tout semble s’effondrer autour d’elle. L’angoisse l’envahit et s’installe au cœur du texte.

    Sans nouvelle de Rifa, Hiraku décide de partir à sa recherche et retourne en Corée. Elle la retrouvera au sein d’une communauté spirituelle, une sorte de secte et comprend alors pourquoi elle a besoin de Rifa, pourquoi cette jeune femme au visage que l’on devine déformé est son « talisman ».

    Ce premier roman, paru en 1994, valu à son auteur un procès pour atteinte à la vie privée, procès intenté par le modèle du second personnage féminin du roman. Après cinq années de procédures et de querelles médiatiques, pour la première fois dans l’histoire littéraire nippone, la cour suprême interdit la publication du livre. En 2002 Yu Miri donne une version remaniée de son texte. C’est cette dernière qu’il est donné de lire aujourd’hui. Avec Cinéma Familial paru en 1997 au Japon, Yu Miri sera le plus jeune écrivain à recevoir le prix Akutagawa (l’équivalent nippon du Goncourt). Si ce dernier n’est pas encore traduit en France, la plupart de ses autres livres (Le berceau au bord de l’eau, Jeux de famille, Gold Rush) sont disponibles chez Picquier.

    Dans Poissons nageant contre les pierres, son premier livre en écriture à défaut de l’être en publication, Yu Miri montre déjà le peu de bien qu’elle pense de ses semblables (masculin notamment). Ses personnages évoluent avec un sentiment permanent de solitude et d’instabilité. Le récit comme les thèmes (familles désunies, suicide, exclusion identité…) sont en partie autobiographiques.

     

    Traduit du japonais par Sophie Refle, Actes Sud, 2005, 270 pages, 20 euros.

     

     

     

  • Là d'où je viens

    Jamal Mahjoub,

    Là d'où je viens

    mahjoub.jpgÀ bord d'une vieille 504, Yasin part sur les routes d'Europe avec son fiston, Léo, âgé d'à peine huit ans. Il quitte le Danemark et son épouse où, ensemble, ils s'étaient rendus pour célébrer le centième anniversaire du grand-père d'Hélène. En fait, Hélène lui a demandé de la laisser seule, quelques jours, pour faire le point. Le couple installé en Angleterre bat de l'aile. La relation, tumultueuse et destructrice, court au divorce. Le père et son fils traversent le continent depuis les rivages nordiques jusqu'aux plages catalanes. Entre ces deux eaux, l'équipage file à travers l'Allemagne, marque une pause à Paris, s'arrête dans le Lubéron, chez Dru, une ancienne maîtresse qui vit avec Lucien, pour finalement échouer à Tossa de Mar au nord de Barcelone. Mais cet imprévu périple se termine à pied. La voiture ayant rendu l'âme dans un accident, les deux éclopés doivent gagner l'Espagne en car. Lourdement chargés de leurs sacs de voyage, dont un contenant les précieux livres de Yasin, ils progressent difficilement dans ce qui prend, pour Yasin du moins, les allures d'une fuite en avant. Une fuite arrêtée nette par un autre accident.

    Dans ce road novel européen, on ne sait qui, du père ou du fils, soutient l'autre. Yasin a beau redoubler d'attention pour tenter de prévenir les pleurs et le manque, il ne parvient pas à chasser la souffrance de chez son fils. Léo sait la séparation de ses parents inéluctable. Sa mère, qui se trouve sans nouvelles à plusieurs milliers de kilomètres, lui manque. Quant à Léo, face à ce père désemparé et parfois indécis, il fait tout pour le rassurer et porter sur ses frêles épaules un peu du poids paternel. Les deux souffrances, mêlées parfois jusqu'à se confondre, errent sur les routes du vieux continent, ne sachant sans doute pas ce vers quoi elles tendent ni vers où elles se dirigent. Une seule certitude : entre le père et le fils, bientôt et brutalement séparés, se renforce un lien de tendresse et d'amour.

    Au fil des kilomètres, Yasin livre son histoire, en fragments. Ici, l'auteur a su parler avec des mots justes, des phrases chargées de sens, des images neuves et éclairantes, de ces êtres nées du nomadisme contemporain, placés à la confluence de plusieurs routes et chemins, de tant d'histoires et de territoires, mutants des temps modernes, électrons libres mais souvent désorientés, irréductibles aux systèmes et repères structurants depuis au moins deux siècles. Car Yasin appartient à "la tribu des sans-domicile, des sans-Etat, des sans-attaches. J'ai deux passeports et un tas d'autres pièces d'identité qui indiquent où j'ai vécu, mais pas qui je suis…". Comme le personnage de Jack Crabb de Little Big Man, sa vie "est perturbée par tous ces gens qui, des deux côtés veulent consolider une frontière qu'il doit sans cesse traverser dans un sens, puis dans l'autre, pour survivre".

    Progressivement les pièces d'un puzzle existentiel se mettent en place. Ils laissent apparaître un tableau qui, pour adopter une facilité chronologique - étrangère et même contraire à ce récit -, présente l'histoire de Yasin depuis son enfance jusqu'à sa séparation d'avec Hélène. Yasin a grandi au Soudan. Il est l'aîné d'un couple mixte (comme Léo), sa mère est anglaise et son père soudanais. Comme dit le narrateur, "je suis né au milieu de deux histoires qui ont croisé le fer, celle qui a bâti l'empire et celle qui l'a combattu" (la France et l'Algérie ont aussi engendré nombre de ces êtres bifides). Muk, le frère et Yasmina, la sœur de Yasin, délaisseront aussi le paternel pays pour la lointaine île maternelle.

    Pourtant, en tant qu'aîné Yasin aurait dû reprendre le flambeau levé courageusement par son père. L'homme est journaliste. Militant infatigable et incorruptible, il a passé sa vie à batailler pour la vérité. Derrière ses combats et ses toniques coups de gueule, se profile l'histoire du Soudan, depuis la lutte pour l'indépendance jusqu'à la montée de l'islamisme (qui à l'époque laissait bien indifférents les pays européens). Mais lui est anglophile et cela marque une différence avec la génération suivante représentée entre autres ici par sa fille et son gendre qui, malgré s'être installés en terre impie et le fait de croire que "Disneyland fait partie des Sept Merveilles du monde" (dixit le père), s'enferment dans une inquiétante bigoterie musulmane et dans un sectarisme hostile et paranoïaque envers tout ce qui n'est pas mahométan.

    Muk, Yasmina, Yasin, les trois membres d'une même fratrie, partagent une origine commune et contradictoire mais des destins différents. L'expérience de la migration bouleverse les repères, déjette les lignées, fissure la transmission. Ainsi, l'histoire de Yasin ne lui a pas été donnée. Il doit "s'en emparer" et "donner un sens à cela", "trouver une cohérence" à cette "mosaïque des contraires" qui constitue sa vie. Ne serait-ce que pour son propre fils.

    Jamal Mahjoub, l'auteur notamment du Télescope de Rachid (chez le même éditeur) donne un livre important pour appréhender nos sociétés traversées par un nomadisme qui, de plus en plus, en constitue aussi un des fondements. À travers ce récit (parfaitement) construit en une sorte de pointillisme littéraire agrémenté de réflexions tirées de la littérature mondiale, du cinéma, de la musique, de l'art ou de la philosophie soufie et taoïste, il allume quelques lumières pour mieux distinguer ce monde en mouvement, ce monde dans lequel nous vivons et que nous sommes appelés à partager.

    Traduit de l'anglais (Soudan) par Madeleine et Jean Sévry, éd. Actes-Sud, 2004, 416 pages, 24,50 euros.

     

  • La Panse du chacal

    Raphaël Confiant

    La Panse du chacal

     

    CONFIANT.jpgRaphaël Confiant dédicace son dernier livre aux “dizaines de milliers d’Indiens émigrés aux Antilles” et place la question de l’indianité créole au cœur de La Panse du chacal, longue fresque humaine qui court sur deux générations. Depuis le lointain sous continent indien, alors sous domination coloniale anglaise, jusqu’à la Martinique, vaste champ où la canne à sucre règne en maître absolu, Raphaël Confiant brosse à travers la famille Dorassamy l’histoire de la présence indienne en Martinique et fait revivre sa douloureuse mais inéluctable créolisation. Le premier convoi d’Indiens partis, parfois contraints et forcés, souvent "ambloussés", pour cette Amérique présentée par les recruteurs locaux comme un eldorado, date de 1853, cinq ans seulement après "l'époque terrible de l'esclavage".  Ils seront des dizaines de milliers à braver la malédiction du Kala Pani qui menace chaque Indien qui abandonne sa terre natale. Mais, pour ne pas finir dévorés par les chacals, comme les parents d’Adhiyaman, les candidats à l'exil taisent leur crainte des divinités hindouistes (et musulmanes) pour embarquer vers l’inconnu. Tous croient partir pour cinq années. Cinq petites années au bout desquelles ils escomptent obtenir cette lettre de rapatriement promise qui leur assurera leur retour en mère patrie. Adhyaman et sa jeune épouse, Devi, sont de ceux-là. Sur le bateau qui les amène en exil ils adoptent Vinesch, un nouveau-né. Comme tous les émigrés de la terre, ils ignorent qu’ils sont porteurs, malgré eux, malgré les souffrances et le mépris, de temps nouveaux, d’un sang neuf, d’une régénération des corps et des âmes. Partis pour cinq années, ils donneront leur vie à cette Martinique d'abord inhospitalière. Ils y crèveront après avoir enfanté. Les rejetons, sans forligner, devront “durer” sur cette terre neuve et inscrire ce dont par leurs aînés ils sont porteurs dans “le Temps créole, celui qui empile déjà Temps du peuple caraïbe, Temps d’Europe et Temps d’Afrique”.

    Avec force, même si parfois, peut-être pas souci didactique, le texte se répète, Raphaël Confiant, restitue la société créole du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, une société divisée, violente, écrasée plus que dominée par la force et le mépris du Blanc, le Béké, propriétaire des plantations de canne à sucre sur lesquelles, les Indiens, esclaves des temps nouveaux, triment à "l'éreintante coupe de la canne à sucre" sans espoir d’un ailleurs ou d’une autre existence. Parqués dans les anciennes habitations des esclaves africains, ils subissent la "méchantise" et "la détestation des Nègres". Ils redoutent les persécutions religieuses menées par le curé de Macouba. Quel qu’ait été leur statut d’hier, ils sont des parias. “Au fond, le monde créole était pareil au nôtre avec ses castes et ses interdits, c’est-à-dire en haut les békés-brahmanes, au milieu les mulâtres-vaishya, en bas les Nègres-shudra et encore plus bas, nous autres, les Indiens-parias”.

    Sous ce réquisitoire implacable et sans concession, il faut aussi distinguer le plaidoyer. Avec subtilité, Confiant laisse percer plus qu'il n'impose au lecteur, la complexité et la diversité dont est porteuse sa Martinique à l'image de ces couleurs chatoyantes qui dansent sur les madras, ces toiles venues d'Inde et adoptées par cette île farouche, à l'image aussi de la multiplicité des musiques et des danses, des plats et des croyances portés par cette terre. Avec gourmandise, le lecteur se délecte aussi des sonorités et des images neuves portées par une langue riche de plusieurs métissages et généreusement offert par l'auteur. Hommes et femmes se sont aussi mélangés. Nés aussi bien du viol ou de la domination que fruit des amours interdites, les métissages sont ici déclinés à l'envi : chabin, mulâtre, câpre et câpresse,  Couli-blanc et autres Échappé-couli.

    La société de Macouba est dominée par Houblin de Maucourt, le maître de la plantation Courberil. Autour il y a Firmine la mulâtresse, sa ci-devant favorite répudiée au vu et au su de tous y compris de sa femme, la pâle Eugénie, pour Nalima, une coulie. Dans cette société, enfanter pour un Blanc est un honneur. Comme les autres Békés, de Maucourt peste contre la métropole et contre ce Victor Schœlcher qui milite pour mettre un terme à l'immigration indienne et donner ainsi un coup d'arrêt à cette nouvelle forme d'esclavage. Pour les grands propriétaires blancs, le Nègre ou l'Indien n'a pas besoin de se rendre à l'école. De Maucourt ne se prive pas de "bailler" cet avertissement à Théophile, l'idéaliste et généreux instituteur "venu d'en France" : "n'oubliez pas jeune homme (…) que chez nous, la canne aura toujours la préséance sur le livre". Face à la domination et à l'injustice, Théophile représente l'arme de l'instruction : "si vous voulez sortir de la plantation, vous les Indiens, il n'y a qu'une seule voie : l'instruction. regardez les Noirs ! Ils l'ont compris depuis belle lurette".  Son alter ego dans le roman est justement la noble figure du syndicaliste noir, Anthénor. Il est de toutes les luttes, de toutes les grèves marchantes qui paralysent les récoltes des Békés, il participe, avec notamment ces frères noirs revenus de la Grande Guerre à cette volonté d'émancipation qui devrait accoucher d'une Martinique moins oppressive, plus juste. Contre les siens, il est aussi porteur d'une Martinique où les Indiens auront enfin leur place. Car le temps est venu pour les Indiens de faire le deuil du retour : "nous avons construit la Martinique, elle est à nous aussi à présent". Il est temps aussi pour les Noirs d'accepter ces hommes et ces femmes venus d'ailleurs. Un nouveau métissage est en route, la créolisation des Indiens commence, c'est-à-dire la fin de la dette versée au monde ancien et aux aïeux et leur renaissance sur "cette terre magnifique et féroce, exagérément exiguë mais infinie dans sa manière d'empiler les langues, musiques, cuisines, religions et peuples".

     

    Ed. Mercure de France, 2004, 364 pages, 20 euros.