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  • Les Amants désunis

    Anouar Benmalek

    Les Amants désunis

     

    les amants désunis.jpgL’auteur, mathématicien, co-fondateur après les émeutes d’octobre 1988 du Comité algérien contre la torture dédie ce premier roman “à tous ceux qui, en Algérie, n’ont plus de voix”. Les Amants désunis réussit la gageure de donner à lire l’Algérie sans jamais en faire l’objet central du récit. Le ton y est juste et plus que de longs développements critiques la description de scènes quotidiennes suffit à montrer l’impuissance face au drame d’une population que le siècle n’aura pas épargnée. La vérité y est complexe et diffuse, jamais totalement saisissable, irréductible à une représentation univoque.

    Le sujet du livre est l’amour qui, malgré les vicissitudes de l’histoire et la méchanceté des hommes, lie Nassredine à Anna, le Chaoui et la Suissesse.

    Pour raconter cet amour algérien dans le siècle, A.Benmalek, maîtrisant parfaitement la construction,  saute allègrement des années quarante (la rencontre en pleine période coloniale) au drame des années quatre-vingt dix (les retrouvailles) en passant par la guerre de libération nationale  qui se soldera pour nos deux protagonistes par une séparation de 27 ans après un projet de mariage dramatiquement interrompu.

    Deux lignes traversent le roman, l’une, lumineuse, l’autre, noire.

    La tendresse des amants; l’amitié, l’entraide, la générosité, le don de soi que porte le peuple algérien (ici symbolisé par  Saliha et Khalti ou l’infirmier du dispensaire de Batna) parcourent le livre tel un rayon de lumière. Et surtout il y a Jallal “le petit gosse affamé des poubelles”, le guide d’Anna quand, au soir de sa vie, elle décide de se rendre en Algérie pour se recueillir sur la tombe de ses deux enfants assassinés dans les années cinquante par l’ALN.

    Mais, toujours le drame assombrit les existences et noircit l’horizon : la mort attend son heure. Alors, certaines pages, certains passages, donnent à désespérer de l’Algérie, des hommes, de l’amour, de la vie même. Et pourtant, comme le dit Zohra, la mère de Nassredine : “le monde se rattrape de sa méchanceté”. Parfois.

    Dans l’obscurité, les faisceaux lumineux des phares d’une vieille voiture bringuebalante, tente de déjouer les dangers de la nuit algérienne. A l’intérieur, deux vieux  amis - l’un est chaouï, l’autre touareg - et une femme, une “roumia”. L’amitié et l’amour veillent sur un petit enfant martyr allongé sur la banquette arrière. Ce condensé d’humanité serpente vers la lumière d’une nouvelle aube. L’enfant a eu la gorge tranchée. Il est encore sans voix. Malgré le temps, malgré les échecs et les blessures de l’histoire, les corps marqués à jamais, le monde finira-t-il par se rattraper de sa méchanceté? Et l’Algérie connaîtra t-elle enfin cette “rectification du destin” qu’attend depuis 40 ans Nassredine?

     

    Ed. Calmann-Lévy, 1998, 339 pages

     

     

  • La Kahéna

    Salim Bachi,

    La Kahéna

     

    L200xH200_arton3725-42399.jpgLe personnage central de ce deuxième roman de Salim Bachi est une maison, La Kahéna, du nom de cette princesse berbère qui au VIIe siècle, en résistant aux armées arabo-musulmanes, est devenue le symbole d’une autochtonie indomptable et emblème de la lutte pour l’indépendance. L’image d’une Jeanne d’Arc algérienne s’est souvent imposée aux commentateurs, oubliant que cette reine berbère, finalement vaincue mais sans doute visionnaire, prit l’initiative - en demandant à ses deux fils de faire allégeance et en adoptant le jeune Khaled - de se lier, et de lier le destin de son peuple, à l’envahisseur arabe. L’histoire, trouble et secrète de cette demeure, rejoint la complexité du personnage historique. La maison, comme ici la tribu des Beni Djer, s’est défiée « des intrusions, et tout au long de son histoire, rétive, rebelle, farouche, la Kahéna [s’est dérobée] à ses occupants ».

    Salim Bachi à l’instar de plusieurs de ses pairs en littérature invente un lieu symbolique de l’Algérie. On pense notamment à Nourredine Saadi (le bidonville Dieu le fît ou Miramar dans La Maison de lumière) à Abdelkader Djemaï (Camping), à Boudjedra (le car dans Timimoun) ou encore à Boualem Sansal (le pénitencier dans L’Enfant de l’arbre creux, ou le Bar des amis dans Dis-moi le paradis…).

    La Kahéna est l’œuvre folle et démesurée de Louis Bergagna, « un colon de la dernière averse ». L’homme ira jusqu’au fin fond de l’Amazonie risquer sa peau pour réaliser son rêve. Rêve de conquête et d’appropriation certes, mais aussi rêve d’embrasser l’histoire et les êtres de cette terre dans cette bâtisse somptueuse, « érection coloniale » où les styles architecturaux, les décors et les objets mêlés incarnent l’histoire syncrétique et tumultueuse de ce pays.

    Avec l’aide des deux bagnards grâce à lui évadés de l’enfer tropical et par lui sauvés d’une mort certaine à Cayenne, Bergagna entreprend en 1911 la construction de La Kahéna. Devenu riche notable, élu jusqu’en 1954 maire de sa ville (Cyrtha, ville imaginaire et nouveau clin d’œil à l’histoire), Bergagna n’est pourtant pas ce « simple représentant exemplaire de la colonisation ». Cet être double incarne une destinée rétive aux grandes et linéaires avenues de l’Histoire qui aurait voulu par exemple qu’« aucun mélange [ne vienne] brouiller la frontière fantasmatique que les colons érigèrent en dogme ; et cela allait du sang au style architectural ». Bergagna et sonmektoub en décidèrent autrement.

    Face à Cyrtha et à ses habitants, La Kahéna présentait tous les aspects d’une maison bourgeoise, mais, sur l’autre versant, caché à la vue de ses concitoyens, Bergagna avait érigé « son palais des Mille et une nuits ».

    Officiellement, Louis Bergagna est l’époux de Sophie, une métropolitaine dénichée à Paris qui s’ennuiera à mourir à Cyrtha mais avec qui il finira, entre deux crises d’angoisse, par avoir une fille, Hélène. Secrètement Bergagna s’est entiché - amour ou passion sensuelle ? - d’une seconde femme, « l’Arabe ». De cette union, cachée, honteuse naîtra Ourida.

    Fier représentant du colonat, Louis Bergagna - par conviction ou pour préserver ses intérêts futurs ? - prend clandestinement contact avec le FLN. Quelques mois avant l’indépendance, l’homme est assassiné. Qui a abattu Louis Bergagna en lui tirant dans le dos ? Officiellement, l’Histoire, en grande catin qui aime les postures vertueuses, imputera le crime aux fellaghas… Le meurtre grossira la longue liste des mystères qui entoure l’homme et sa demeure. Ils ne disparaîtront pas avec la mort de Bergagna.

    Trois générations d’Algériens, liées par le sang et des amours inavouables se succèderont à l’intérieur de La Kahéna. À ce point chronologique du récit (qui n’a cure de la linéarité du temps), La Kahéna retrouve Le Chien d’Ulysse par la présence de deux personnages, Hamid Kaïm et son ami Ali Khan, et d’une trame romanesque déjà esquissée dans le premier roman : l’amour tragique du premier pour Samira, un amour qui connaîtra ici son surprenant épilogue.

    Une femme raconte. Elle est la confidente de cette mémoire familiale et l’amante sans lendemain de Hamid. Les secrets de La Kahéna sont exhumés de l’oubli grâce à la découverte des journaux intimes de Louis Bergagna et du père de Hamid Kaïm. Double secret mêlé, enchevêtré où les transgressions cachées et les non dits de trois générations rejoignent l’amnésie imposée à un peuple par la colonisation d’abord, par un pouvoir autocratique ensuite.

    Salim Bachi mêle les périodes, les existences, les trajectoires et les styles. La phrase s’est assagie et s’ouvre sur un imaginaire débordant et des images poétiques prétextes à de longs développements descriptifs - souvent trop longs et parfois même répétitifs (voir la forêt amazonienne ou les bouffées de délires de Hamid).

    Récit sombre et désespéré, livré telle une confession, La Kahéna est une quête des mémoires confisquées, tant familiale que nationale, une longue interrogation identitaire, déterminante pour dessiner les contours d’un horizon possible malgré les violences, les mensonges, les silences et les « flétrissures » infligés au pays, par les colons hier, les nouveaux maîtres aujourd’hui. Comme la lointaine reine berbère sans doute, Salim Bachi cherche comment « apaiser les tourments [et] gommer les rancœurs ».

     

    Éd. Gallimard, 2003, 309 pages, 19 euros

  • Allah Superstar

    detail_of_the_musicians.jpgY.B.

    Allah Superstar

     

    La rentrée littéraire de l’année 2003 fut incontestablement marquée par le livre de ce sulfureux journaliste algérien, venu en France en 1998 suite aux menaces qui pesaient sur lui dans son pays. Une couverture médiatique tous azimuts, une présence dans la sélection de quelques prix littéraires et même une passe d’armes (toujours bon pour la promo) avec Jack-Alain Léger dans les colonnes du quotidien Libération, voilà de quoi rendre suspect un roman aux yeux de certains. Ajoutons, il faut en convenir, une histoire pas très bien ficelée (comment en singeant un terroriste islamiste, Kamel Hassani, le fils d’un Algérien et d’une Française qui a grandi du côté d’Evry devient une star du comique) et un tir de barrage sur ce qui depuis quelques années fait l’actualité. Cette fragile structure romanesque et ce surfing médiatique peuvent laisser croire qu’Y.B. cède ici à la facilité. Sauf que l’intérêt d’Allah Superstar est ailleurs et d’abord dans son écriture. On y retrouve le ton décapant et provocateur qu’affectionne l’auteur. S’y ajoute ici sa virtuosité à se glisser dans la peau d’« un jeune d’origine difficile issu d’un quartier sensible d’éducation prioritaire en zone de non-droit donc un Arabe ou un Noir », à qui la société ne laisse pas d’alternative : « soit il est une star soit il est rien ».

    Le texte, écrit à la première personne, porte la parole de ce « jeune d’origine difficile », rebeu de banlieue, qui mêle verlan, arabe, néologismes du cru, fautes d’expression, impertinence, provocation et un brin de paranoïa. Y.B. parvient à maîtriser sans aucun relâchement ou facilité ce langage parlé, fluide de bout en bout malgré les (souvent excellentes) acrobaties et les coups de force imposés à notre fière syntaxe nationale qui n’en peut mais. Nous sommes bien loin des contorsions et des défauts de fabrique de l’indigeste Youcef M.B. Mieux, Y.B. ne se dissimule pas derrière un pseudo pour tromper son lecteur avec une marchandise frelatée. Tout le monde sait que cet auteur n’est pas un beur de banlieue. En tant qu’écrivain, pour gagner ses galons d’authenticité il ne cherche nullement à se dissimuler sous le masque d’un tartuffe.

    Allah Superstar n’est pas un roman, plutôt un long sketch comique, une farce prétexte à rire de tout : du 11 septembre au show-biz en passant par l’islam ou la perception de l’immigré en France. Avec des pages souvent hilarantes, Y.B. ne dit rien moins que ce que disent depuis des années des auteurs autrement plus sérieux et des ouvrages très spécialisés en matière d’immigration ou de représentation de l’Autre. Et l’essentiel est là. Comme on disait, il y a quelques années, il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain.

    Ainsi, sur l’image de l’immigration algérienne ou des Français d’origine algérienne : « (…) la France jamais elle s’intéresse à toi en tant que toi quand tu es rebeu, c’est la République des marchands de tapis comme il a dit mon père, alors dis-moi Mohamed, qu’est ce que tu as à nous vendre aujourd’hui ? De la banlieue, de la tournante, de l’islam, des armes, du shit, de la première guerre d’Algérie, de la deuxième guerre d’Algérie ? Quoi ? Comment ? Tu es juste pilote de ligne et tu cherches du travail ? Attends coco, tu te crois où là, à Al-Jazira ? » Sur les enthousiasmes culturels, voici une façon bien élégante de pointer les ambiguïtés : en Algérie « si tu veux te lancer dans le show-biz tu es obligé de monter à Paris comme Khaled ou Mami ou quoi, en plus les maisons de disques elles les kiffent grave, pareil que les usines de voitures après la deuxième guerre mondiale elles kiffaient grave les Algériens qui voulaient tenter une carrière automobile en France ». Idem en matière de comique ou comment faire la différence, selon YB, entre Smaïn d’une part, Dieudonné ou Jamel Debbouse d’autre part : « Il y a deux genres de comique ethnique, celui où tu fais rire avec toi et celui où tu fais rire de toi ».

    Quant à la relégation voici résumé, ni une ni deux, des sommes sociologiques : « Reconnais que l’intégration c’est un système béton : le prolo on lui parque sa mère en banlieue, on le nique sur les horaires des trains, on le cartonne sur le prix du ticket, moyennant quoi tu réfléchis à deux fois avant de venir défigurer l’intra-muros de la citadelle blanche »

    Et c’est ainsi tout du long : charge contre « les journaleux en chaleur » : qui arrivent à trouver à Evry « des intermittents du djihad » tandis que « les CDI eux ils parlent pas avec les journalistes ils les égorgent, comme en Algérie mon beau pays ». Charge contre la télévision et ses « Highlander » que sont Drucker ou PPDA, « toi tu te le mets à dos, lui il te tranche la tête », le show-biz (Ardisson et autres Delarue) où « le niveau des mecs il est aussi grossier qu’au boulot, au bistrot, dans le métro ou dans le ghetto, sauf que là, avec la thune qu’ils se font c’est pas grossier, c’est grave vulgaire ». Charge contre les islamistes (« l’islam c’est l’exploitation de l’homme par Dieu, l’islamisme, c’est le contraire », charge contre les Juifs, charge contre les sociétés de production…

    Mais Y.B écrit « pour niquer la Matrice » comme dit Kamel, une façon de rêver un monde meilleur : « je me suis endormi en rêvant d’un jardin secret où il y avait pas de racines, rien que des branches, et pourtant ça poussait sans problème ».

     

    Éd. Grasset, 2003, 264 pages, 17 euros