« L’amour n’aurait pas résisté, il n’est pas aussi fort qu’on le dit, le mensonge, la trahison, la colère l’écrasent d’un seul coup de talon. »
Boualem Sansal, Darwin, Gallimard, 2011
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« L’amour n’aurait pas résisté, il n’est pas aussi fort qu’on le dit, le mensonge, la trahison, la colère l’écrasent d’un seul coup de talon. »
Boualem Sansal, Darwin, Gallimard, 2011
« Je découvrais que les grands criminels ne se contentent pas de tuer (…). Ils aiment aussi se donner des raisons pressantes de tuer : elles font de leurs victimes des coupables qui méritent leur châtiment. »
Boualem Sansal, Darwin, Gallimard, 2011
Boualem Sansal
Rue Darwin
Rue Darwin interpelle davantage l’Algérie que la société française. Du moins, pourrait-on le croire. Car, à bien lire, les questions migratoires et mémorielles, comme la question du lien entre les deux pays parcourent aussi le roman de Sansal. Ce texte allégorique, évoque l’histoire récente et troublée, la quête des origines, la mémoire ("Il n’y a pas d’oubli sans une vraie mémoire des choses") et les identités. Ici, elles « ne s’additionnent pas, elles se dominent. Et se détruisent »
Le récit, où fiction et histoire personnelle s’entrelacent, s’ouvre dans un hôpital parisien où Karima invite son fils Yazid, le narrateur, à retourner du côté de l’enfance, dans la rue Darwin justement, sise à Belcourt, quartier populaire d’Alger. Il y dénichera quelques secrets de famille. Le rejeton n’ignore pas qu’« il n’est vraiment pas bon de vivre avec ses propres secrets, il faut les percer ou mourir ».
Pour ne pas « mourir », Yazid remonte le fil d’une existence incroyable : faite d’adoption, d’enlèvement et de mère substituée. L’origine ramène le lecteur dans un bordel avant de plonger dans le Alger de 1957. Massu, Bigeard et Aussarèsse ne rigolaient pas à l’époque, et les Algériens encore moins. « Le temps de déterrer les morts et de les regarder en face était bien arrivé… ». Comme le temps de faire sauter le verrou « de la barrière mentale ». S’ouvre alors le récit de la vie de Yazid sur fond d’histoire algérienne, une vie faite de plusieurs vies mais dont il ne connaît que des bribes, des bribes qui se bousculent, se repoussent, se rejettent et se détruisent les unes les autres.
Dans le bled algérien, du côté de Bordj Dakir, Yazid fut secrètement adopté par Djéda, la grande dame qui a fait prospérer les petites et louches affaires du clan des Kadri en Algérie, au Maroc mais aussi dans la France du Maréchal. Le rejeton devient son petit-fils, le fils déclaré devant la loi et les hommes de Karima l’épouse de Kader, le fils de Djéda. L’héritier putatif, celui à qui échoira, un jour, les rênes de l’entreprise familiale.
Mais voilà, très tôt, Yazid apprend par la jeune Faïza - « Toujours, Faïza aura été pour moi celle par qui la vérité arrive » - qu’il n’est pas le fils de son père, ni de sa mère… il est, comme tous les gamins du lieu, un pupille, un moutard de La Citadelle, « la plus grande maison de tolérance de France et de Navarre ».
Une femme, Ferroudja, organisera son évasion pour remettre le petit à Karima, chassée du côté d’Alger à la mort de son mari. A huit ans, Yazid débarque dans la capitale en août 1957, en pleine Bataille d’Alger. La double histoire, la double vie s’amorce alors, la double amputation aussi. « J’ai dû me demander qui j’étais, d’où je venais, et quel mauvais sort m’attendait. Quelles autres questions ? J’étais l’enfant du néant et de la tromperie, je devais me sentir bien seul et triste. Et écrasé par la honte, comme je l’ai été tout au long de ma vie. ». Yazid a fait l’amnésique : « En refusant ma vérité, en niant une partie de moi sans accepter clairement l’autre, je me suis enfermé dans l’ambiguïté, j’ai fini par n’être rien, un être trouble et inconsistant sans avenir parce que sans passé et coupé de son présent. » « Je refusais la vérité, elle ressemblait tellement à un mensonge. Il est temps alors que le mensonge redevienne la vérité. »
C’est ce puzzle existentiel que Karima demande à son fils de reconstituer. Pourtant, toute sa vie, il s’est appliqué justement à ne pas en restituer l’ensemble. Il faut dire que l’exhortation maternelle va conduire Yazid à manipuler de la dynamite. Une dynamite nourriede trahison, de reniement, de mensonge, de honte etdu « regret violent de ne pas avoir vécu la vie qui aurait dû être la mienne ». Tout cela fut « irréconciliable. C’était une famille ou l’autre (…) deux mondes que tout séparait, et la vérité qui pouvait les réconcilier en moi était inaccessible (…). Jusqu’à la fin je resterais au milieu du gué. La dernière qui pouvait me sauver, maman, se mourrait à l’hôpital. »
L’histoire collective n’est jamais loin des pérégrinations individuelles. L’Algérie est là, dans la verve torrentielle de Sansal qui emporte tout sur son passage, désacralise l’histoire et déboulonne les tartuffes. Dans ce roman où les femmes occupent la première place, il montre avec une efficacité de gâchette professionnelle que la société algérienne, après avoir été colonisée, a été, depuis l’indépendance - « le début d’un vaste malheur » écrit-il - militarisée, emprisonnée, martyrisée, boumédiènisée, paupérisée, bureaucratisée, fatiguée, trabendisée, sinisée, islamisée, alzheimerisée, embobinée, pigeonnée, mystifiée, arabisée, moudjahidinisée… A la clef, Yazid, qui n’est pas au bout de ses surprises, se demande : « je n’ignore pas seulement mes origines, qui est mon père et qui est ma mère, qui sont mes frères et mes sœurs, mais aussi quel monde est ma terre et quel véritable histoire a nourri mon esprit. »
De ce coté ci de la Méditerranée, Rue Darwin devrait aussi interpeller. Notamment en revisitant le passé, la guerre d’Algérie, et surtout offrir l’occasion de s’interroger sur ce qu’il en est advenu depuis. Sansal écrit que la question n’est pas de savoir si la France et l’Algérie « se détestent, ça ne compte pas, ils font bien des affaires ensemble, mais les deux ont failli à l’honneur, dans la guerre comme dans la paix, et la honte est une gangrène, elle ne guérit pas, se propage, si bien qu’il faut couper toujours plus haut et qu’un jour nous serons forcés de trancher à la gorge pour nous guérir du pêché originel. » Et d’ajouter : « aucune réconciliation, aucune repentance, aucun traité, n’y changerait rien, la finalité des guerres n’est pas de chialer en se frappant la poitrine et de se répandre en procès au pied du totem, mais de construire une paix meilleure pour tous et de la vivre ensemble. » Voilà ! Il ne reste plus qu’à demander le programme ! C’est du côté d’Alexis Jenni dans L’Art français de la guerre que le lecteur le trouvera.
Dans cet hôpital parisien, la diaspora algérienne se retrouve autour de la figure maternelle et peut être nationale. Alitée, mal en point, mourante. La fratrie mondialisée de Yazid est réunie. Il y a là Karim (le Marseillais), Nazim (l’homme d’affaires parisien), Souad (l’universitaire américaine,) et Mounia (consultante en communication au Canada). Seul manque Hédi, le cadet. Enfant de « la Matrice », entendre l’école algérienne, il serait occupé au Waziristân, à rêver d’un monde aux couleurs plus verdoyantes, un vert taché de rouge..
Gallimard 2011, 255 pages, 17,50€
Boualem Sansal,
Harraga
Boualem Sansal publie son quatrième titre et l’aficionado ne sera pas déçu. Il suffit de lire une phrase, allez, un paragraphe seulement, pour reconnaître son Sansal. Ce Léon Bloy algérien, la haine et le missel en moins, mérite le détour ne serait-ce que pour la sonorité et le rythme de ses phrases, son art de la syncope et ses tournures à l’emporte-pièce, impitoyables de vérité et impitoyablement justes. Mais l’écrivain est aussi un romancier qui sait, avec un rien, capter l’attention. Prenez Harraga, il ne s’y passe pas grand-chose ; juste une rencontre ratée, celle de deux solitudes (Lamia et Chérifa), sur un vieux rafiot qui prend l’eau de toutes parts. Bien sûr le bateau se nomme Algérie et avant de couler, corps et âme, « les enfants de la perdition » préfèrent se tailler fissa quitte à y laisser leur peau. Ce sont les harragas, des « brûleurs de route », des « candidats au suicide », comme ceux qui sont en train de déranger les bonnes consciences du côté de Ceuta, de Tanger, du Détroit de Gilbratar et maintenant, bien malgré eux, aux confins du Sahara. Sofiane, le jeune frère de Lamia est du lot.
Lamia vit à Alger, à Rampe Valée. Comme docteur en pédiatrie et célibataire, elle appartient à « la pire des engeances en terre d’islam, celles des femmes libres et indépendantes ». Dans sa maison deux fois centenaire, condensée du passé algérois et aussi labyrinthiques que les origines algériennes (1), elle traîne sa solitude comme un « bouclier », écrit des poèmes, ne s’en laisse compter par personne et, comme l’auteur sans doute, « aime que la vérité précède les sentiments ». La femme a du tempérament, de l’organisation mais, finalement, s’ennuie ferme. Jusqu’au jour où débarque Chérifa, Lolita de seize ans, engrossée par un apparatchik du régime. L’envahissante donzelle bouscule tout, au point de finir par se faire virer. Mais débordante de vie et de naïveté, Chérifa séduit et, « comme un ouragan dans une grotte », a réinsufflé de la vie dans le quotidien triste et dans l’âme sombre d’une Lamia d’abord réfractaire. Coupable (quel mot a-t-elle jeté à la figure de Chérifa qui a provoqué sa fuite ?), elle va la chercher dans tout Alger, visiter les maternités pour finalement la dénicher - dans ce pays qu’elle croyait « sous le seul empire de la mosquée » - au Couvent des Sœurs de Notre Dame des Pauvres du côté de Blida.
Boualem Sansal dit l’étrangeté, le mystère de l’Algérie : « on quitte davantage ce pays qu’on y arrive. (…) C’est une malédiction qui se perpétue de siècle en siècle. (…) Nous sommes tous, de tout temps, des harragas, des brûleurs de routes, c’est le sens de notre histoire. » De Camus à Mimouni, « Ca fait mal de tant s’appauvrir, de la terre natale nous attendons l’abondance et la joie, pas ça, l’exil et la mort ». Comme Chérifa qui « cherchait la vie » alors qu’« ici nous ne savons parler que de la mort ». Sans blabla ni pathos, qu’il parle de son pays, de sa ville, Alger, de l’islam, du sort des femmes, de la solitude, des quotidiens bornés et de l’avenir sans horizon, Boualem Sansal est bouleversant. Bouleversant comme cette lueur d’espoir qui reste-là, nichée au creux du texte et des existences.
(1) On pense aussi à « La Maison de lumière » de Nourredine Saadi (Albin Michel, 2000) et à une autre demeure, La Kahéna de Salim Bachi (Gallimard, 2003)
Gallimard, 2005, 272 pages, 16 euros
Boualem Sansal
Dis-moi le paradis
Voici enfin le troisième roman de celui qui, avec sans doute Abdelkader Djemaï mais dans un genre diamétralement opposé, apparaît comme la figure de proue de cette nouvelle littérature algérienne née dans les terribles soubresauts de la décennie quatre-vingt-dix. La verve de Sansal n’a rien perdu de sa truculence, de sa puissance et surtout de sa férocité. On se demande, à voir ou à croiser l’auteur, plutôt effacé, un brin timide peut-être, placide et souriant derrière ses lunettes de premier de la classe, dans quelle poche de son veston cet homme-là cache la fiole d’acide dont il se sert pour verser quelques gouttes, avec une efficacité de chirurgien, sur les travers de la société algérienne et surtout sur les responsables du désastre. L’homme tire à boulets rouges. À l’exception de l’Explication d’YB - mais ici l’auteur, en journaliste qu’il est, mêlait roman et reportage - Boualem Sansal, plus qu’aucun autre, sans jamais manquer à ses devoirs d’écrivain et de romancier, dissèque et dénonce, se gausse et ironise, clou au pilori de sa plume intransigeante et pourtant essentiellement humaine ceux qui ont assassiné et assassinent le pays et ses hommes. On se demande jusqu’où et jusqu’à quand cela sera admis... Car enfin non seulement l’homme ne prend pas de gants mais qui plus est, exerçait il y a peu encore, le métier de fonctionnaire dans un ministère et, à la différence de nombre de ses confrères en littérature, réside toujours en Algérie. Sa charge dans Dis-moi le paradis contre ce « nabot surdimensionné du toupet » qui s’envoie « des Molotov à la gueule en en appelant à la concorde » en est l’illustration… De même, cette histoire de l’Algérie qu’il expédie, avec un brio rare, en une trentaine de pages où il épingle le « plus impitoyable dictateur que la terre ait porté » à savoir Boumediene, (que trop d’Algériens encore aujourd’hui s’échinent à exonérer préfèrent faire sauter le fusible Chadli) ou ce « régime algérien [qui] tue avant d’envisager d’autres solutions moins radicales ». « Peintres de la catastrophe et du désarroi », les écrivains algériens ne sont « pas des diseurs de bonnes aventures », aussi Sansal offre au lecteur la plus précise et la plus juste des descriptions de « ce foutu pays qui s’est laissé prendre comme une catin par des bandits de foire ».
Quelques Algériens se retrouvent au Bar des Amis tenu par Ammi Salah un héros de la révolution, qui, après un détour par Lourdes, a laissé tombé son passé de souteneur pour se racheter une vertu. Dans cette Algérie en miniature, refuge et agora de mauvais alcool et de brouillards de fumés, on refait le monde (et l’Algérie). Au centre de cette sympathique assemblée se trouve l’écrivain. Il y raconte ses déplacements en France et la triste condition de l’auteur qui après avoir fait l’essentiel se voit obliger, de salon en foire, de chambre d’hôtel en réception mondaine, de jouer les représentants de commerce. « On a beau écrire, il faut encore parler ». Triste littérature ! N’est-ce pas M.Sansal ?
Si chacun y va de son histoire et de ses commentaires, l’essentiel sera raconté par Tarik, toubib dans un hôpital de la capitale. Il a accepté de traverser le pays avec deux lointaines (et belles) connaissances de fac, aujourd’hui émigrées, qui en France qui en Suède, de retour au pays pour mettre leur mère en terre. Voyage du nord vers le sud qui mène l’équipée jusqu’à Msila aux confins du Sahara. Là, le Doc devra affronter une épidémie de choléra (tiens ! tiens !) et, pour enrayer la maladie, il se rendra vers ce qu’il croit être l’épicentre du mal, le Mcif, une région isolée où survit un groupe de population tenu à l’écart du pays depuis l’indépendance. Sans le savoir, lui et ses compagnons mettront le doigt sur un secret qui les embarquera dans « la plus étrange, la plus terrifiante, la plus triste des aventures ». Derrière cette histoire, derrière les nombreux personnages de ce roman, B. Sansal n’en finit pas de dire l’Algérie, son histoire, sa mémoire confisquée, son identité bafouée, son viol, hier par les colons, aujourd’hui par les colonels, le gris des jours et le rouge de « la démence et de la déréliction ».
Comme on aimerait dire le paradis. À Boualem Sansal. À ce pays martyr. À cet enfant des ruines adopté par le Doc, comme à cet autre enfant celui de l’arbre creux du précédent roman. Oui dire le paradis d’abord et avant tout à ces enfants algériens « pour croire en la vie »…
Ed. Gallimard, 2003, 306 pages, 17,50 euros.
Boualem Sansal,
Le Serment des Barbares
Le Serment des Barbares est le premier roman d’un haut fonctionnaire algérien qui en sait et en dit long sur son pays. L’auteur maîtrise son récit et invente une langue brutale, nerveuse où les phrases souvent longues et chaloupées détournent proverbes et autres lieux communs, les formules assassines sont tirées en rafales. Il ne fait peu de doute que ce romancier-là a du talent pour décrire l’Algérie. La seule difficulté pour le lecteur – elle peut être rédhibitoire – est d’accepter d’entrer dans une construction romanesque très déséquilibrée. La ligne directrice est une enquête policière menée par Larbi, un vieux policier proche de la retraite. Pour éclaicir un double meurtre à Rouiba, l’inspecteur doit dénouer un nœud où s’entremêlent les fils de l’histoire coloniale, des luttes intestines du mouvement national, des différents réseaux financiers et d’influences de l’Algérie indépendante. “Il est des vérités exorbitantes qu’il faut ignorer” écrit l’auteur. A trop s’approcher de la lumière, l’insecte finit pas en mourir.
Boualem Sansal bouscule, chevauche, recouvre cette structure linéaire du récit par mille et uns tableaux de la société algérienne. La technique a son intérêt - certaines digressions sont des petits bijoux d’écriture et de descriptions de cette société– mais, trop fréquentes et trop longues, elles peuvent perturber lune lecture centrée sur l’enquête. Pourtant, et c’est ce qui fera aussi pour certains l’originalité de ce roman, l’Algérie est au cœur de ce récit autant par l’investigation des méandres d’une société à laquelle mène les recherches de l’inspecteur Larbi que par cette construction singulière et cette langue si forte.
Il a rarement été donné de respirer les remugles d’un système de si près. Pour montrer pourquoi “en trente années, nous avons accumulé pour milles longues années de lamentations” les exemples abondent. Rien de ce qui est algérien n’échappe à la plume féroce deBoualem Sansal : la presse, le bâtiment, l’émigration, la santé, l’arabisation, les Berbères, la Casbah, le régime, la SM...
Retenons pour illustration à propos des femmes algériennes cette phrase-vitriol : “En ces terres où le cactus pousse dans les têtes, elles [les femmes] font noces avec des primates drogués, soumettent leurs ventres à des cadences infernales, reçoivent du fouet pour rétribution, puis se font dévorer par les crocodiles. C’est pas juste ; ministre, chômeur ou renégat, l’homme est mieux vu alors qu’il ne produit rien, sauf des spermatozoïdes et des déficits.”
Et cet appel qu’aurait certainement cosigné un Tahar Djaout : “L’Education nationale de la république forme des êtres sans défense, elle met les parents à la torture, elle sème la haine, la mort et la désolation. Elle est xénophobe, misogyne, crétine à casser des pierres. Sur dix mioches qui entrent à l’école, un seul, un chanceux aux nerfs d’acier, arrive à bon port. (...) Elle est à détruire. L’appel ne s’adresse pas au pouvoirs publics, cette école répond à leur idéal. Il s’adresse à l’UNESCO, au Commissariat aux réfugiés. Urgence signalée. Merci”.
Point de thèse dans ce roman. Mais la terrible mise à nue d’une société, de ces rouages les plus obscurs et de ces acteurs, bourreaux ou victimes. Les vérités consignées ici ne sont pas faciles à lire, pas faciles à entendre. Jusqu’au bout et sans concession, Boualem Sansaltermine son livre par cette brutale apostrophe destinée cette fois à… son lecteur : « L’histoire n’est pas l’histoire quand les criminels fabriquent son encre et se passent la plume. Elle est la chronique de leurs alibis. Et ceux qui la lisent sans se brûler le cœur sont de faux témoins. »
Ed.Gallimard, 1999, 396 pages.
Boualem Sansal
L’enfant fou de l’arbre creux
Après le retentissant Serment des barbares, Boualem Sansal signe là son deuxième roman. Le lecteur déjà séduit retrouvera les qualités exceptionnelles qui lui ont fait aimer ce nouveau venu dans la littérature, haut fonctionnaire de la République algérienne de son état. La plume, trempée dans une encre mâtinée de Rabelais et de Léon Bloy, est impertinente, jamais pontifiante, toujours habile à détourner les dictons, conventions et autres paresses du langage. Innovante, elle a un rythme et des constructions bien à elle. Elle sait laisser poindre ce qu’il faut d’ironie pour éviter au sérieux d’en prendre trop à son aise. Si le verbe est prolixe, la phrase n’est jamais creuse. Dans cette densité, chaque mot pèse son poids de signification et de réflexion. Que ceux que la complexe construction du précédent roman avait rebutés se tranquillisent : ce nouveau livre évitent les digressions, facilitant ainsi l’immersion dans un récit qui prend parfois des allures de conte philosophique.
« Moi, Pierre, sain de corps et d’esprit, déclare ici et maintenant : Je ne suis pas venu faire la guerre d’Algérie, ni à son roi ni à son peuple. Je suis né dans ce pays, j’y ai tété le sein de ma mère, j’ai respiré le sable chaud de son désert et l’air rugueux de ses campagnes. Mon père, Hector Jean, médecin au grand cœur, y est mort à l’âge de trente-deux ans sur une mine égarée. Apprenez qu’un grand secret m’enchaîne à ce pays ».
Ce secret, l’informaticien de trente-sept ans est là pour le percer. Pierre Chaumet n’est ni le fils de la femme qui, en France l’a aimé et élevé, ni celui d’Hector Jean. Il se nomme Khaled El Madauri et a été enfanté par Aïcha, une Algérienne qui a depuis perdu la raison.
Pierre veut retrouver Khaled. Il veut éclaircir le mystère de sa naissance, démasquer les assassins de son père Omar El Madauri, comprendre pourquoi sa destinée a été contrariée. Avec Salim « 22 Long Rifle » qui croit aller à la recherche d’« un trésor ou de quelque chose d’approchant », il part à « l’escalade de la colline oubliée ». DirectionVialar, aujourd’hui Tissemsilt, à 300 kilomètres d’Alger. Aidé de son compagnon, il remontera les sentiers tortueux et ascendants de cette « colline oubliée ». Pierre ou Khaled, ce « Français qui ne l’est plus vraiment », se retrouvera au bagne. Au tristement célèbre bagne de Tazult-Lambèse.
Il y partage une cellule avec Farid et Gaston, son rat « bordélique ». Les échanges entre les deux détenus, entre le Français d’Avallon et l’Algérien d’El Harrach, entre deux condamnés à mort façonnés par des cultures et des psychologies différentes sont vifs, parfois drôles toujours emprunts d’une réciproque bienveillance. L’un et l’autre se racontent. Broyés par la même histoire, ils sont condamnés au même avenir. Ces « mutants » - Pierre, l’« hybride », le « cosmopolite» et Farid, l’Algérien», « mort de l’intérieur » à qui l’on avait réussi à faire perdre le sens du bien et du mal, « décidé à ne se reconnaître aucun lien avec ces bâtards autoproclamés nos frères en religion et nos maîtres en droit » - sont liés par « un serment d’amour dont ils ne viendront jamais à bout ».
À Lambèze, il arrive parfois que l’armée donne l’assaut contre le quartier des Chevelus ou qu’une commission d’enquête internationale visite les prisons donnant lieu alors à un dialogue en argot et un exercice d’écriture et de persiflage décapant. Dans l’enceinte éternelle de ce bagne, il y a, au creux d’un arbre, un « enfant fou dont on ne sait si les pleurs nous font le plus grand mal ou un bien merveilleux ». Mais ce n’est pas d’une commission dont ces bagnards et ce pays ont besoin, « mais d’un homme éblouissant de simplicité, habillé de blanc, ceint d’une couronne d’épines, capable de dire : honte à vous, Hommes d’Alger. Je suis venu vous dire : qui manque à un enfant insulte Dieu, qui tue une femme détruit la vie, qui arrache un arbre démembre la terre. En leur nom, je vous ordonne de voiler votre face et de déguerpir ».
Boualem Sansal poursuit sa traque contre les dénis de la mémoire. La charge contre ce système, contre la sacralisation de la lutte pour l’indépendance et contre l’hypocrisie sur laquelle repose cette société est portée avec une force et une efficacité rares. Comme Pierre, « chaque homme de ce pays doit retrouver sa colline oubliée ». La pente est raide. Sansal ouvre la voie.
Gallimard, 2000, 301 pages, 17,53 euros