Boualem Sansal,
Le Serment des Barbares
Le Serment des Barbares est le premier roman d’un haut fonctionnaire algérien qui en sait et en dit long sur son pays. L’auteur maîtrise son récit et invente une langue brutale, nerveuse où les phrases souvent longues et chaloupées détournent proverbes et autres lieux communs, les formules assassines sont tirées en rafales. Il ne fait peu de doute que ce romancier-là a du talent pour décrire l’Algérie. La seule difficulté pour le lecteur – elle peut être rédhibitoire – est d’accepter d’entrer dans une construction romanesque très déséquilibrée. La ligne directrice est une enquête policière menée par Larbi, un vieux policier proche de la retraite. Pour éclaicir un double meurtre à Rouiba, l’inspecteur doit dénouer un nœud où s’entremêlent les fils de l’histoire coloniale, des luttes intestines du mouvement national, des différents réseaux financiers et d’influences de l’Algérie indépendante. “Il est des vérités exorbitantes qu’il faut ignorer” écrit l’auteur. A trop s’approcher de la lumière, l’insecte finit pas en mourir.
Boualem Sansal bouscule, chevauche, recouvre cette structure linéaire du récit par mille et uns tableaux de la société algérienne. La technique a son intérêt - certaines digressions sont des petits bijoux d’écriture et de descriptions de cette société– mais, trop fréquentes et trop longues, elles peuvent perturber lune lecture centrée sur l’enquête. Pourtant, et c’est ce qui fera aussi pour certains l’originalité de ce roman, l’Algérie est au cœur de ce récit autant par l’investigation des méandres d’une société à laquelle mène les recherches de l’inspecteur Larbi que par cette construction singulière et cette langue si forte.
Il a rarement été donné de respirer les remugles d’un système de si près. Pour montrer pourquoi “en trente années, nous avons accumulé pour milles longues années de lamentations” les exemples abondent. Rien de ce qui est algérien n’échappe à la plume féroce deBoualem Sansal : la presse, le bâtiment, l’émigration, la santé, l’arabisation, les Berbères, la Casbah, le régime, la SM...
Retenons pour illustration à propos des femmes algériennes cette phrase-vitriol : “En ces terres où le cactus pousse dans les têtes, elles [les femmes] font noces avec des primates drogués, soumettent leurs ventres à des cadences infernales, reçoivent du fouet pour rétribution, puis se font dévorer par les crocodiles. C’est pas juste ; ministre, chômeur ou renégat, l’homme est mieux vu alors qu’il ne produit rien, sauf des spermatozoïdes et des déficits.”
Et cet appel qu’aurait certainement cosigné un Tahar Djaout : “L’Education nationale de la république forme des êtres sans défense, elle met les parents à la torture, elle sème la haine, la mort et la désolation. Elle est xénophobe, misogyne, crétine à casser des pierres. Sur dix mioches qui entrent à l’école, un seul, un chanceux aux nerfs d’acier, arrive à bon port. (...) Elle est à détruire. L’appel ne s’adresse pas au pouvoirs publics, cette école répond à leur idéal. Il s’adresse à l’UNESCO, au Commissariat aux réfugiés. Urgence signalée. Merci”.
Point de thèse dans ce roman. Mais la terrible mise à nue d’une société, de ces rouages les plus obscurs et de ces acteurs, bourreaux ou victimes. Les vérités consignées ici ne sont pas faciles à lire, pas faciles à entendre. Jusqu’au bout et sans concession, Boualem Sansaltermine son livre par cette brutale apostrophe destinée cette fois à… son lecteur : « L’histoire n’est pas l’histoire quand les criminels fabriquent son encre et se passent la plume. Elle est la chronique de leurs alibis. Et ceux qui la lisent sans se brûler le cœur sont de faux témoins. »
Ed.Gallimard, 1999, 396 pages.