Alain Mahé
Histoire de la Grande Kabylie, XIXe – XXe siècles. Anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises
Ce travail sur la Kabylie était attendu depuis des années. Alain Mahé, maître de conférence à l’EHESS, met au service d’une société si mythifiée - tant par les regards extérieurs que par sa perception intérieure - des outils d’analyse et des enseignements tirés des disciplines aussi diverses que la sociologie, l’anthropologie, la philosophie politique, l’histoire. Il y met aussi sa passion pour cette région, les hommes et les femmes qui en sont issus. Une passion qui, malgré la rigueur du propos, affleure et dont on mesure la valeur humaine et morale à la lecture des dédicataires choisis par l’auteur : Belaïd Aït Ali, Mouloud Feraoun, Slimane Azem et Tahar Djaout.
En plaçant au cœur de son travail l’étude du politique et du juridique, A. Mahé renoue avec les problématiques interdisciplinaires des années 70 (et notamment avec des auteurs comme C.Castoriadis ou C.Lefort). Tout en s’appuyant sur ses propres recherches, l’auteur s’arme (parfois pour les contester) d’une quantité impressionnante de travaux dont ceux de Pierre Bourdieu (celui des enquêtes sur la Kabylie et de la sociologie de la connaissance) pour interroger les fondements du lien social en Kabylie, ses permanences, ses évolutions, son affaiblissement voire, ici ou là, sa disparition.
Cette somme qui dès aujourd’hui s’impose comme une référence, remet de l’ordre dans la maison kabyle, balaie avec vigueur les idées reçues et autres fantasmes, présente avec rigueur les cadres structurants, les modes d’organisation et les règles qui président au « vivre ensemble » kabyle.
Alain Mahé commence par brosser ce qu’il nomme une « épure de l’organisation villageoise kabyle » au XIXe siècle et ce avant le choc colonial. Il en dégage quatre « systèmes symboliques » sur lesquels, traditionnellement et historiquement, reposait le lien social en pays kabyle : (1) le code de l’honneur du système vindicatoire ; (2) l’ordre islamique ; (3) l’espace du sacré magico-religieux qu’il convient de bien distinguer du précédent ; (4) l’esprit municipal et le civisme. Il s’agit ici de l’ordre public, cette « personnalité morale spécifique » à chaque village promu par les assemblées villageoises (tajmaat) qui, via des réunions sacralisées et à l’aide des qanuns (règles et sanctions) par elle édictés, en assure la défense de l’intégrité morale ; parfois, en s’opposant aux « systèmes symboliques » rivaux c’est-à-dire à l’honneur profane défendu par les lignages dans le cadre du système vindicatoire ou aux valeurs islamiques.
Avant d’en étudier l’évolution historique depuis la première moitié du XIXe siècle jusqu’à la toute fin des années 90, il a fallu circonscrire cette Grande Kabylie et tenir compte de sa diversité. En fonction de critères objectifs : géographie physique, densité humaine, mode d’habitat, économie (arboriculture, céréaliculture, artisanat, commerce...), A. Mahé distingue plusieurs sous-ensembles régionaux.
Cela posé, l’auteur étudie les conséquences des oppositions militaires, des mesures civiles, administratives, financières, politiques sur le lien social en Kabylie et ses incidences variables sur les quatre systèmes dégagés qui en constituent le substrat. Tout y passe : la conquête militaire, la colonisation rurale, les politiques foncières et fiscales, les différentes politiques juridiques et administratives (depuis les communes de plein exercice et les communes mixtes jusqu’à la réforme communale de 1984 en passant par les centres municipaux des années 30), les retombées de la scolarisation, l’émigration, le réformisme religieux, la montée du nationalisme, la guerre de libération (et ici les politiques de regroupement et de recasement), l’indépendance, la suspicion et le monolithisme du pouvoir algérien, les mobilisations culturelles, le terrorisme, les manipulations politiques...
Il n’est pas possible de rendre compte en quelques lignes de cette somme. Allons directement à l’essentiel : la permanence - sous couvert d’évolutions et de différences régionales - du lien social et de l’institution qui en est la garante, cette fameuse tajmaat ou assemblée de village. Il apparaît alors que le vivre ensemble kabyle repose désormais et quasi exclusivement sur cette institution et sa capacité à pérenniser ce « sens civique ».
Car, au terme de ce long travail, le lecteur constate que les échanges de violence du système vindicatoire qui opposaient les groupes lignagers ont complètement disparu. Le sens de l’honneur traditionnel n’a cessé d’être travaillé, « disqualifié » par moult facteurs historiques et symboliques. La scolarisation, l’émigration, l’insertion dans le mode de production capitaliste mais aussi le vent de la nahda arabe, du réformisme religieux (l’islah) et du nationalisme ont conduit à une « sécularisation » et une « rationalisation des représentations ». Autant de facteurs qui ont concouru à la privatisation de l’honneur (le nif) mais aussi à son déplacement vers la défense de la nation puis de la culture et de la langue berbères.
De même, et toujours selon A.Mahé, l’identité musulmane a également été affectée par cette « sécularisation » mais aussi par une « déclérisation », c’est-à-dire ce processus qui a conduit à « l’abandon des fonctions liées aux cultes du fait de l’extension du salariat ». Quant à la vision mythico-rituelle kabyle, elle aurait complètement disparu de l’espace public à l’exception de pratiques magico-thérapeutiques (visites à des marabouts...) dont l’auteur enregistre tout de même un certain regain.
Demeure donc cet « esprit municipal », c’est-à-dire la pérennité du respect par tous de « la personnalité morale » du village (sa herma). Cet espace sacré, que les qanuns nomment « respect du village », A. Mahé la qualifie de « sacralité laïque ». Non seulement les assemblées politico-sociales villageoises (tajmaat) n’ont jamais cessé de fonctionner mais aussi d’être les gardiennes jalouses de la réalité du pouvoir local et de résister à plus d’un siècle de colonisation, à plus de trente ans d’un régime FLN hostile et, aujourd’hui encore, aux remous politiques et au terrorisme islamique. Mieux encore, il ne s’agit nullement de la survivance d’un quelconque archaïsme - comme certains commentateurs se sont empressés de le prétendre pour mieux disqualifier le mouvement des archs né en Kabylie en 2000. Pour A. Mahé, cette pérennité est manifeste là où justement les communautés villageoises sont parmi les plus dynamiques, celles où l’immigration a été la plus nombreuse et la scolarisation en français la plus profonde, celles où a pu pénétrer une culture politique et syndicale moderne. Pérennes, ces assemblées se sont aussi montrées capables, là où les conditions socio-historiques le permettaient, de s’adapter au temps et de remettre en question des principes millénaires. Ainsi certaines assemblées rompent-elles avec la règle de l’unanimisme dans les prises de décision et acceptent-elles le principe majoritaire - et donc l’expression en son sein, c’est-à-dire au sein du village, d’une opposition. De même, à partir de ce que l’auteur appelle « une désintrication du religieux et du politique dans les affaires municipales », concomitante d’une affirmation plus forte encore des valeurs communautaires profanes, il serait donné d’observer « la délimitation d’un espace privé sur lequel l’assemblée villageoise se refuse d’intervenir ». Enfin, comment parler d’archaïsme quand cette assemblée se montre capable d’intégrer ou de travailler en partenariat avec les jeunes du village souvent organisés eux-mêmes en association où, souligne l’auteur, figurent en moyenne près d’un tiers de jeunes filles ?
A. Mahé offre une analyse solide, et surtout un cadre de discussion - voire de contestation - reposant sur des faits historiques avérés et des objets socio-anthropologiques indiscutables. Ainsi et peut-être en aura-t-on enfin terminé avec les approximations et surtout les discussions où l’idéologique prime sur la confrontation d’arguments tirés d’analyses scientifiques à tout le moins sérieuses et crédibles (nous pensons notamment aux pages consacrées aux années récentes et donc à la confrontation FFS/RCD, aux manipulations du pouvoirs et aux campagnes de désinformation en tout genre).
Ce travail remarquable permet d’expliquer nombre d’événements récents et notamment cet atypisme électoral de la Kabylie, son opposition au pouvoir central, sa propension laïciste et démocratique, voire les oppositions politiques qui la traversent. Point de « mythe kabyle » ici mais une analyse rigoureuse des évolutions internes à cette société - que l’on imagine remonter loin dans l’histoire - et la mise à nue d’une conscience de soi héritée elle aussi de siècles d’histoire, de confrontation, de résistance mais aussi d’acculturation à des envahisseurs divers et nombreux. C’est peut-être bien cette conscience de soi qui fait encore défaut à l’Algérie.
1. – A noter que le thème du séminaire qu’animera Alain Mahé à l’EHESS, en 2009-2010, porte justement sur l’ « ethnographie des comités de village dans la Kabylie contemporaine ».
Édition Bouchène, 2001, 41,16 euros, 650 pages
(Photo Ali Marok, in La Kabylie, Ali Marok et Tahar Djaout, éd. Paris-Méditerranée)