Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

- Page 2

  • Fenêtres sur Manhattan

    Antonio Munoz Molina

    Fenêtres sur Manhattan

     

    giacometti.jpgL’écrivain espagnol raconte ici ses séjours à New York, une ville parcourue à pied, muni d’un calepin et de quoi y noter ses impressions, fixer des lieux, des personnages, des événements, relever telle ou telle bizarrerie, telle ou telle particularité culturelle ou comportementale de ses habitants. L’occasion aussi pour ce romancier de donner libre cours à son humanisme, à une curiosité insatiable et un sens de l’observation et du détail époustouflant servi par une érudition tous azimuts. De sorte que grâce à un texte précis, souvent vivant et chaleureux, le lecteur, avec son guide, parcourt Manhattan, le Manhattan des lendemains du 11 septembre 2001. Antonio Munoz Molina note tout, sillonne rues et quartiers, visite monuments ou lieux désolés, brosse le tableau d’échantillons humains d’une misère inhumaine vautrés sous l’indifférente « splendeur mystérieuse et dorée qui s’écoule des fenêtres des infiniment riches ». « J’aime tant les grandes fenêtres de Manhattan » écrit l’écrivain espagnol, ces fenêtres larges et sans rideaux à travers lesquelles il n’a de cesse d’observer la ville et ses habitants.

    Il évoque aussi bien la littérature nord américaine, les librairies de Manhattan que les concerts donnés au City Opera, au Carnegie Hall - sauvé de la destruction grâce à Isaac Stern -, ou à Harlem, au St. Nick’s club où rodent encore les fantômes de Charlie Parker, de John Coltrane, de Sonny Rollins et de tous ces musiciens noirs qui, après avoir joué dans des orchestres de danse, empruntaient la fameuse ligne A et montaient à Harlem pour y jouer jusqu’à l’aube et « s’affronter » dans les « cutting contests », ces duels que se livraient les musiciens de jazz.

    S’il ne fallait retenir qu’un seul aspect de ces riches pérégrinations new-yorkaises, c’est bien sûr les pages consacrées à l’immigration à New York et le statut de cet Andalou, cultivé, sensible, timide et parfois même timoré au cœur de la grande mégalopole de la côte Est. Dans ce captivant et formidable maelström d’humanité, Antonio Munoz Molina montre ce qui culturellement rapproche et ce qui éloigne ces Occidentaux d’Amérique du Nord de leurs cousins européens et, en l’occurrence, de ce citoyen d’une lointaine péninsule ibérique ignorée ou méconnue de ce côté-ci de l’Atlantique…

     

    Le roboratif petit-déjeuner new-yorkais n’est pas de trop pour suivre, dans cette ville de lève-tôt, l’infatigable marcheur dont les pas traversent « la fourmilière chinoise de Canal Street » et, plus au sud, au débouché de Mulberry Street, « la partie la plus secrète de Chinatown ». Au nord de Canal Street, les banderoles chinoises laissent place aux drapeaux italiens. Ici commence Little Italy. Un dimanche c’est du côté du Bronx qu’une autre Petite Italie « accueillante et populeuse » est visitée en compagnie de Mark, prof dans un lycée, qui a acheté la sauce tomate, le basilic, la mozzarella et les pâtes fraîches. Du côté de Broadway et d’Amsterdam Avenue, où les émigrés juifs se sont installés, Antonio Munoz Molina évoque Isaac Bashevis Singer et Saul Bellow. Ici, à la fin des années trente, Julius et d’Ethel Rosenberg quêtaient des dons pour les enfants de républicains espagnols.

    À propos des étudiants inscrits à son séminaire donné à l’institut Cervantès, le professeur note : « chaque étudiant porte aussi en lui son exil personnel, son histoire de fuite et de voyage vers New York, capitale de tant de déracinements (…). En d’autres temps, les étudiants étaient surtout des Juifs et des Italiens ; maintenant il y a beaucoup d’Asiatiques, beaucoup d’hispano-Américains. » Ses étudiants se prénomment Daniel, Angela, Lina, Ramon et viennent pour la plupart d’El Barrio ou de « Bananaland » cette partie de Harlem où l’on n’entend parler qu’espagnol.

    photo_about_oldman.jpgDans le Lower East Side, sur Orchard Street, un ancien immeuble de rapport ou tenement a été transformé en musée de la vie des immigrants les plus pauvres. Moins célèbre que le musée de l’immigration d’Ellis Island, Tenement Museum retrace le quotidien des immigrants juifs et italiens de la fin du XIXe et du début du XXe. Évoquant le célèbre roman LOr de la terre promise d’Henry Roth, le visiteur note que, dans ces maisons de rapport « la densité de population dépassait celle de Calcutta et le taux de mortalité infantile était semblable à celui des villes du Moyen Âge. » Nul voyeurisme ou misérabilisme ici mais la mise à nu des éternelles injustices et inégalités des sociétés humaines. Eternelles et bien actuelles, comme le rappellent ces infatigables militants qui se battent pour celles et ceux qui survivent, hic et nunc,  dans des squats délabrés, des immeubles crasseux aux peintures à la céruse meurtrière, dans des hôtels sordides où le feu menace, voire sous des tentes à même le bitume des trottoirs des grandes et riches villes. Rien de nouveau sous le soleil noir de la migration !

    Misère de l’exil à New York mais aussi exil de la misère : une plaque sur la maison où Bela Bartok a habité jusqu’à sa mort dans la 57è rue (près de Carnegie Hall) offre l’occasion à l’auteur espagnol, frère de tant d’autres émigrants partis, il y a bien longtemps, d’Andalousie, de Murcie ou d’Estramadure, de citer ces mots écrit par le compositeur qui a fui par « dégoût et par dignité » le fanatisme qui empestait son pays. Il ne s’agissait pas de « survivre » parce que « faire le saut dans l’inconnu, hors de ce qu’on connaît que trop, est insupportable ».

     

    Avec l’aimée, ils redeviennent touristes, au service de leurs deux fistons, qui, sur les trottoirs ou dans n’importe quel wagon de métro prennent « conscience de la diversité possible des visages et des langues, des origines, des couleurs de peau et même du vêtement et des gestes des gens qui peuvent vivre sans frictions ni discordes dans un espace très étroit (…). » « New York est une ville traversée de frontières » où Antonio Munoz Molina « ressent un étourdissement de voyages et de mondes divers, comme si, sur la distance de quelques rues et en quelques minutes, j’avais sauté d’un continent à l’autre (…) ».

    Éloge de la diversité donc.  Éloge aussi de la migration quand, de cette marche, entamée depuis la nuit des temps, inscrite « dans l’ADN de l’espèce comme un héritage des lointains primates qui se dressèrent pour la première fois », naît « le sentiment de faire partie d’un tronc commun de l’humanité ». Symbolique à cet égard est la sculpture des marcheurs d’Alberto Giacometti exposée au MoMA, une sculpture qui date du temps où sur les routes de l’Europe défilaient les colonnes de déportés, de fuyards, de réfugiés, d’exilés. Éternelles migrations de l’espèce au point qu’aujourd’hui déjà des savants (fous ?) imaginent une autre migration : celle qui devrait conduire l’espèce sur une autre planète…



    Traduit de l’espagnol par Philippe Bataillon, Seuil, 2005, 348 pages, 22 €

     

     

     

  • Terre des oublis

    Duong Thu Huong

    Terre des oublis

     

    Thu_Huong_Duong5.jpgDans Terre des oublis, Duong Thu Huong livre un tableau saisissant de la société vietnamienne. Miên remariée à un riche et prospère propriétaire terrien voit revenir, après quatorze ans d’absence, son premier époux, celui avec qui elle n’a partagé que quarante jours avant qu’il ne parte au front. « Miên comprend qu’elle est piégée. Elle ne sait plus comment elle va vivre depuis que l’âme errante est descendue de l’autel honorant le héros de la patrie pour s’asseoir devant elle et boire goulûment le thé en la fixant de son regard passionné ». Miên devra choisir entre un bonheur honteux et le sacrifice auprès d’un héros national qu’elle n’aime pas

    D’abord respectueuse des codes que lui imposent la société, les traditions et l’idéologie nationaliste et communiste, Miên ne sera pourtant pas l’objet passif du destin. Elle s’émancipera de la peur, se révoltera.

    Subversive, militante persécutée par le pouvoir vietnamien, Duong Thu Huong, qui a elle-même subi un mariage avec un homme qu’elle n’aimait pas, dénonce ces campagnes qui exigeaient des jeunes filles de « payer leur dette envers la patrie » en épousant les mutilés de la guerre contre les Français. Elle condamne aussi bien l’idéologie traditionnelle et la dictature du village - cette « volonté silencieuse des masses » qui impose à la femme sacrifices et sens du devoir - que  l’arbitraire de la société communiste dirigée par des « gens vulgaires et lâches ». Dans cette société où règne la dictature de la Peur, les rumeurs et le qu’en dira t-on, « la foule n’a pas de conscience morale, elle se soumet toujours au plus fort ». Duong Thu Huong montre aussi qu’à l’extérieur des campagnes, la ville, tentaculaire, boursouflée de bidonvilles où ruissellent sur les murs la misère et les magouilles, est aussi vénale et fait les êtres avides et insensibles,

    Terre des oublis évoque « les voies détournées » de la vie sur lesquelles se retrouvent et brinquebalent les hommes et les femmes. Au cœur de ce beau et dense roman, riche de multiples références culturelles, culinaires, littéraires, aux senteurs et aux couleurs exotiques, il y a l’amour et la quête du bonheur ce  « jeu de hasard dont l’issue dépend entièrement du Destin ».

     

    Traduit du vietnamien par Phan Huy Duong, éditions Sabine Wespieser, 2006, 794 pages, 29€

     

     

  • Le Chant des regrets éternels

    Wang Anyi

    Le Chant des regrets éternels

     

    wang anyi 2.jpegWang Anyi brosse ici le tableau de cinquante ans de l’histoire chinoise. Ce Chant des regrets éternels rappelle Vivre (1994) du cinéaste Zhang Yimou qui voit les dernières années de la guerre civile et les premiers temps de la Chine maoïste incarnées par l’histoire d’une famille chinoise. Ici, l’existence tragique de Ts’iao est le fil conducteur du récit : Ts’iao, élue troisième Miss Shanghai en 1946, devient, presque malgré elle d’abord et en pleine guerre civile, la concubine d’un dignitaire du régime, puis dans les années cinquante, modeste infirmière dans une des nombreuses ruelles de Shanghai. Pragmatique mais dénuée parfois de lucidité, Ts’iao est une femme au charme discret mais certain, aux choix esthétiques et aux goûts sûrs. Acceptant son sort, sans désir, elle cède pourtant et passivement aux illusions d’un bonheur toujours fugace, un « bonheur présent [qui] hypothèque l’avenir ». Séduisante, Ts’iao est aussi estimable car malgré cette « existence tout entière vouée à la peine » et « au malheur », elle demeure humaine et sans animosité. Du Grand Bond en avant au libéralisme économique en passant par les dix années de la Révolution culturelle, sa modeste chambre est le refuge d’abord d’un petit groupe d’amis qui se réunit pour prendre le thé et jouer clandestinement au Mahjong puis, à partir des années quatre-vingt, de jeunes gens qui y organisent des « party » et partagent la table de celle qui pourrait être leur mère. À travers la fenêtre ouverte de cet havre de paix intemporel, montent les bruits de la ville, Shanghai, l’autre personnage du roman. Il y a bien sûr les remous politiques, ceux de la terrible et « grande révolution de 1966 » qui s’attaque « à l’âme des gens », puis, après la mort de Mao et la mise à l’écart de la Bande des Quatre, le son abrutissant des téléviseurs qui au cœur de chaque foyer restent allumés toute la journée durant.

    Dehors Shanghai se transforme. Se dégrade. Se modernise. La ville et ses habitants changent. La modernité impose ses nouveaux dogmes aux esprits soucieux de vitesse et de quantité, la société n’est plus seulement une société de consommation mais déjà une société de gaspillage…Shanghai devient prospère, une ville où la respectabilité ne s’achète plus avec le petit livre rouge mais avec l’argent. Pourtant, comme le dit l’un des nombreux personnages du livre : « la situation peut changer d’un moment à l’autre. Maintenant règne une certaine liberté, mais bien malin qui peut dire quand les têtes pensantes de l’Etat vont rouvrir les prisons ». Dans les ruelles éternelles de Shanghai, il se passe toujours « des choses inavouables et toutes ces mousses qui poussent à l’ombre, comme des cicatrices sur des blessures, évoquent autant de douleurs qui ne s’effaceront qu’avec le temps ». Au-dessus de la ville volent toujours les pigeons : « aucun drame, avec ses tenants et ses aboutissants, ne pouvaient échapper à leur regard ». 

    Le Chant des regrets éternels est empreint de nostalgie et de mélancolie, « une main tendue pour rattraper le temps fuyant sans retour ».

     

    Traduit du chinois par Yvonne André et Stéphane Lévêque, éditions Philippe Picquier, 2006, 676 pages, 23 €.

     

  • Tuez-les tous

    Salim Bachi

    Tuez-les tous 

     

    tuez les tous.jpgIl est encore question du 11 septembre 2001 dans ce roman de Salim Bachi. L’écrivain algérien décide ici d’aborder les attentats d’une façon originale : raconter les dernières heures et dire les pensées d’un des terroristes qui allaient provoquer le carnage. Ce Seyf el Islam (l’épée de l’islam de son nom de guerre) est un personnage bien improbable. L’homme est depuis longtemps en rupture de ban avec son organisation dirigée par « ce Saoudien » à la « gueule d’apôtre efféminé », il ne partage plus la vision idéologique qui sous tend ces actions meurtrières et refuse de se considérer comme appartenant au même monde que celui de ses complices. Le personnage passera sa dernière nuit à se saouler et à se droguer en compagnie d’une américaine rencontrée dans un bar de Portland. Il déambulera dans les rues sinistres de la ville avant de partager sa chambre d’hôtel avec la jeune femme. Difficile d’imaginer tout cela. Mais enfin Salim Bachi est un intellectuel arabe, un écrivain algérien auteur, chez le même éditeur, de deux romans importants (Le Chien d’Ulysse et La Kahena) et son propos prend une valeur particulière : dénoncer intra-muros la folie meurtrière de ceux qui prétendent agir au nom de l’islam et du coran contre « l’orgueil américain ». Ce Seyf el Islam livre par bribes son histoire et ses réflexions. Comme bien des apprentis candidats au suicide meurtrier, l’homme est un exilé, un métis placé entre l’Orient et l’Occident. Une déception amoureuse vécue comme un échec d’intégration le conduira à la mosquée où les « frangins », prenant soin de son âme meurtrie, commenceront sa formation. En fait, un lavage de cerveau comme le montrait déjà le Palestinien Hussein al-Barghouti dans Lumière bleue (Actes Sud, 2004) puisqu’il doit tout oublier, famille, origine, identité et bourrer son pauvre crâne d’absurdités qui sont autant de bombes à retardement : anti-américanisme primaire, guerre contre l’Occident, antisémitisme, victimisation sous couvert d’humiliations, réclusion de la femme, fantasme des origines et délire de pureté…

    À l’heure de commettre son forfait, l’homme n’est plus crédule : il sait qu’« on ne revient jamais à la pureté originelle, [qu’] elle n’a jamais existé. Et sur son corps même, le corps saint du Prophète, ils se disputaient déjà pour savoir qui prendrait sa succession. Il n’y eut jamais de pureté. » Il sait bien que ce culte psychotique des origines nie des siècles de civilisation, de pensée, de philosophie, de science et de culture. Pourtant il accomplira cet acte qui, pour lui, « nie l’existence de Dieu ». « Il allait être tué mais sans pardon sans victoire parce que même le Dieu des exilés, des pauvres et des orphelins, rejetterait sa victoire, il le savait, il ne l’ignorait pas, il était damné avant même son arrivée en Amérique. »

    Comme la chute de Grenade l’andalouse et la découverte par Christophe Colomb de l’Amérique marquent « la fin d’un monde (…) et l’éclosion d’un autre », il pense, un temps, que son geste pourrait signifier « à son tour, l’entrée dans une nouvelle ère. ». Un temps seulement car Seyf el Islam ne croit plus en rien et le lecteur se demande bien pourquoi il ira malgré tout jusqu’au bout. Point d’illusions ou de justifications idéologico-religieuses pour cet homme qui n’ose pas décevoir Ziad, un de ses affidés, en lui disant, qu’après leur geste, « son Prophète lui cracherait à la figure plutôt que de s’asseoir à ses côtés ». Tant il est écrit que « celui qui a tué un homme qui lui-même n’a pas tué, ou qui n’a pas commis de violence sur la terre, est considéré comme s’il avait tué tous les hommes. »

    Placé entre le Coran et l’Hamlet de Shakespeare, le récit n’est pas toujours convaincant et multiplie les répétitions, mais Salim Bachi y rappelle pourtant sans circonvolutions ni précautions de langage, quelques vérités toujours bonnes à lire et à dire à la face des religieux mortifères et autres bigots.


    Ed. Gallimard, 2006, 134 pages, 12,90 €

    (Paru aussi en poche chez Folio, en 2007)