« J’appelle exil l’ouverture à l’Autre, le besoin de se renouveler et de se remettre en question. Les certitudes sont autant de prisons. »
Driss Chraïbi, Le Monde à côté, Denoël 2001
En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.
« J’appelle exil l’ouverture à l’Autre, le besoin de se renouveler et de se remettre en question. Les certitudes sont autant de prisons. »
Driss Chraïbi, Le Monde à côté, Denoël 2001
« C’est magnifique de pouvoir se défaire des chaînes de l’identité qui nous mènent à la ruine. Et moi qui suis-je ? Qui es-tu. Qui sont-ils ? Ce sont des questions inutiles et stupides. »
Amara Lakhous, Choc des civilisations pour un ascenseur Piazza Vittorio, Actes Sud 2007
Laura Reeck
Writerly identities. In Beur fiction and Beyond
Laura Reeck est professeure de français à l’Allegheny College de Meadville (Pennsylvanie). Elle publie ici son premier ouvrage consacré à quelques écrivains français classés - relégués ? - par la doxa dans le rayon des auteurs « beurs » ou « écrivains de banlieue ». A chacun, elle consacre un chapitre. Elle ne se contente pas d’y analyser les œuvres des uns et des autres mais se livre également à des mises en perspectives théoriques, sociales et biographiques. Elle illustre ainsi, avec rigueur et conviction, la fameuse opinion qui veut que la littérature en dise plus sur nos sociétés et sur leur devenir que nombre de doctes traités, lourdement lestés de statistiques. A l’ère du chiffre-roi, les poètes ne seraient pas tout à fait morts…
L’auteure détrousse les écrits d’Azouz Begag, Farida Belghoul, Leïla Sebbar, Saïd Mohamed, Rachid Djaïdani et Mohamed Razane. Un autre écrivain traverse à plusieurs reprises le livre, sans qu’un chapitre lui soit pour autant dédié : Mounsi. Le choix, personnel, pourrait être discuté, mais l’éventail présenté offre plusieurs intérêts. Il est constitué d’hommes et de femmes appartenant à trois générations. Certaines personnalités ne rechignent pas à occuper le devant de la scène quand d’autres choisissent volontairement de s’en retirer Les acteurs de la politique y côtoient des intellectuels engagés dans le débat public. Certains acceptent de jouer le jeu médiatique pour se faire entendre quand d’autres, refusent, en actes et par écrit, de faire la danse du ventre. Tous ont à voir avec l’Algérie, sauf un esseulé qui laisse s’exhaler quelques fragrances franco-marocaines. Socialement, ils sont issus des bidonvilles, des cités, de la DDASS ou de ces armoires franco-algériennes, riches en secrets et non-dits. Tous mettent en avant la littérature et l’universalité de leurs propos. Le style et la langue avant tout ! Ils écrivent une « littérature engagée », un engagement qualifié d’« extraverti » pour Begag ou d’« introverti » pour Belghoul, une « autofiction extravertie » pour Said Mohammed, une « littérature au miroir » pour Rezane ou une littérature « tout court » pour Djaïdjani. Le premier livre présenté est paru en 1986 et le dernier en 2007 ; ce large spectre littéraire permet de rendre compte des évolutions, des formes et des objets de ces engagements.
Laura Reeck dissèque « ses » auteurs, convoque tour à tour Fanon, Camus et le concept d’absurde, Ralph Ellison et les notions de visibilité et d’invisibilité, le Tout-Monde d’Edouard Glissant, le philosophe Kwame Anthony Appiah, Michel Serres, Michel De Certeau, Salman Rushdie ou Le Clezio.
Chez Azouz Begag, ci-devant ministre, toujours chercheur en sociologie et écrivain devant l’éternel, l’identité s’émancipe dans un processus continu, individuel et déterritorialisé. La réussite ou l’échec de l’intégration n’est pas tant le fait d’un défaut de volonté des pauvres bougres aux cheveux noirs et bouclés mais davantage l’expression d’un rejet, d’un refus des hôtes, des « insiders ». Sans la carte de membre du club, gare à l’exclusion, sournoise ou brutale. Au mieux, ces rejetons d’immigrés nord-africains servent de passeurs entre l’ici et le lointain, de « traducteurs » entre l’entre soi propret et la mystérieuse cohorte des immigrés. « Traducteurs » mais non citoyens à part entière. Comme l’ont montré récemment Jean Mattern (Les Bains de Kiraly, Sabine Wespieser 2008) et Stéphane Fière (Double bonheur, Métaillé 2011) les mots des autres forment un masque bien fragile et insatisfaisant à qui aspire à une reconnaissance pleine et entière.
On peut, comme chez Farida Belghoul dans son unique roman, Georgette, réduire l’orgueilleuse République et ses immigrés nouveaux à une société et des minorités postcoloniales, et recourir aux notions de « fragmentation » et d’ « exclusion réciproque » (Frantz Fanon) ou celle d’ « invisibilité » de Ralph Ellison. Exclu, invisible, l’imaginaire choisit de se cacher (ou de se réfugier) derrière un masque comme le petit Mehdi d’Une année chez les Français de Fouad Laroui (Julliard 2010). Mais pour affronter l’irrationnel et ici l’irrationnel est postcolonial, il faut en passer par la révolte silencieuse et par l’éducation (à l’image des personnages, de l’engagement - ou des égarements - de Farida Belghoul).
Leïla Sebbar proposerait des perspectives plus larges en termes d’études et d’engagement. Analysée ici via les travaux de Kwam Anthony Appich et d’Edouard Glissant, la série des Shéhérazade présente un processus par lequel un nouvel imaginaire est en émergence. Un imaginaire qui bouleverserait les rapports entre le centre et les périphéries et où l’horizontalité des relations prendrait le pas sur la verticalité. Dans cette relation nouvelle (incarnée par Shéhérazade et Gilles), le droit à l’opacité se substituerait à la clarté des temps anciens, ceux où la lumière occidentale – et coloniale - écrasait les subtilités d’un monde bariolé, multicolore et où la finitude entravait le cheminement, les processus de découverte, de connaissance, de métissage…
Michel Serres, Michel De Certeau, Salman Rushdie, Edouard Glissant, Le Clezio ou Mounsi servent à Laura Reeck pour décortiquer l’œuvre de Saïd Mohamed. Ce dernier incarne la figure du « poète maudit », celui que refuse toutes compromissions, qui n’a que faire des thèmes à la mode, du marché et des plans médias des gourous-communiquants de la politique ou de l’édition. Seul le style compte. Son champ est celui de l’autofiction. Pas le nombrilisme des petits bobos à l’âme des chouchous de la République. Ici l’autofiction serait « extravertie ». Le « je » narratif est relié au monde. L’individu parle de lui à travers le monde, et le monde parle à travers l’individu. Les processus d’individuation sont complexes et l’individualité un bricolage qui n’a que faire du cadre étroit de la vérité.
Les mots chez Saïd Mohamed sont-là pour restituer la parole des sans voix : le père, la mère et la cohorte des sans-grade qui traverse ses récits. Et que constate t-on ? La diversité des voix, la restitution de l’Histoire par ses fantômes pour parler comme Michaël Ferrier, le lauréat 2011 du Prix de la CNHI (Sympathie pour le fantôme, Gallimard, 2010). En retournant au village paternel, il réintroduit le père dans l’Histoire, par ses propres mots - ceux de l’oralité – et son propre récit.
Avec Rachid Djaïdani et Mohamed Razane, on passe de la « littérature beur » aux écrivains de banlieue, ce qui serait une autre façon de « contenir », « séparer », « marginaliser » « exclure ». Comme chez l’aînée Farida Belghoul, la multiculturalité à la française revient à « ghettoïser les différences », c’est dire si entre l’aînée et les jeunes auteurs des années 2000 il semble que pas grand chose n’ait changé dans la société française à tout le moins dans la perception que les principaux intéressés en ont.
Elle replace les œuvres dans le contexte sociohistorique. Elle part des rodéos de Venissieux en 1980 en passant par la Marche de 1983 et Convergences 84 pour arriver aux émeutes de 2005. C’est dire si, en matière d’identité, ce n’est pas seulement celle de quelques « gratte-papier » qui intéresse l’universitaire nord américaine mais bien les identités en devenir des populations issues de l’immigration (« postcoloniales » ou « minorités ethniques » selon son vocabulaire) et les chambardements induits au sein de la société française. Comme l’écrivait récemment Amin Maalouf, « l’intimité d’un peuple c’est sa littérature » (Le Dérèglement du monde, Le Livre de poche, 2010). Avec ces écrivains - français ! – on barbotte au tréfonds des entrailles et de l’âme française.
Des revendications politiques de la Marche de 1983 à la violence des années 2005, la même blessure taraude ces Français un peu trop à part : comment faire entendre qu’ils sont partie prenante de l’histoire et du devenir national, qu’ils partagent les valeurs héritées des Lumières et de la Grande Révolution et qu’il constituent une clef du futur de (et pour) leurs concitoyens ? Le titre du Manifeste « Qui fait la France ? » résume à merveille cette double disposition vieille maintenant de plus de trente ans : ils « kiffent » la France et participe de son dynamisme.
Laura Reeck dissèque justement les processus de métissages - ce qu’en bonne américaine elle nomme le « multiculturalisme » de la société - qui traversent les romans de ces auteurs et, au-delà, les populations dont ils sont issus. La société française se métisse. Et ce n’est pas simple ! Ce processus est difficile et douloureux. Pour les intéressés d’abord qui en subissent les premiers et rudes coups. Mais aussi, ce que montre ce livre en creux et peut-être même involontairement, pour la société dans son ensemble. On peut adopter telle ou telle grille de lecture - échec et tromperie du modèle d’intégration (A.Begag), reproduction de la société coloniale (F.Belghoul ou L.Sebbar) ghettoïsation en périphérie (R.Djaïdjani ou M.Razane), injustices sociales (S.Mohamed) - la question qui est au centre du propos de Laura Reeck porte sur la capacité de la société française à se réinventer, à se régénérer dans le monde du XXIe siècle devenu le « Tout-Monde ». La France sera-t-elle capable de repenser les liens entre l’ici et l’ailleurs, le local et le monde, ses parties et le tout, l’horizontalité des relations et la verticalité des dominations, l’écoute et donc la disponibilité à l’autre qui est aussi le tout proche, l’échange comme cheminement et non comme volonté de convaincre, la question des langues et des cultures débarquées clandestinement avec ses populations venues d’ailleurs, l’écoute des autres voix du monde dont ils sont (un peu) les ambassadeurs et qui expriment l’essence des jours présents et la lumière des prochaines aubes ? Pourra-t-elle concevoir des identités « déterritorialisées » et l’irruption d’un « Je » autonome et complexe ?
Bien sûr, la question sociale est au cœur des évolutions attendues. Ce n’est pas une nouveauté : la priorité (l’urgence) exige une prise de conscience et une volonté politique en faveur notamment des populations reléguées aux périphéries des grandes villes. Du travail, de l’éducation, des conditions de vie décentes... De l’espoir et du rêve aussi ! Si, comme le disent ces auteurs, la violence – celle de la sphère publique mais aussi celle des sphères privées et même intimes - renferme des causes sociales, il n’en reste pas moins que cette prise de conscience politique (pré)suppose un bouleversement culturel. Que le « centre » se décentre, qu’il change de logiciel et voyage vers d’autres imaginaires pour écouter, autrement plus sérieusement que le spectacle du cirque médiatique, ce que ces écrivains ont à dire d’eux-mêmes ; et de tous. Alors, peut-être que oui, la parole des poètes ne sera pas galvaudée.
Lexington Books, USA, 2011, 191 pages
1935-2005, L’hôpital Avicenne : une histoire sans frontière
En 2005, le « Franco » fêtait ses soixante-dix ans. Inauguré le 22 mars 1935, l’hôpital Franco-musulman de Bobigny devenu en 1978 l’hôpital Avicenne ne se targue pas seulement d’un passé. Une exposition et un livre retraçant l’histoire du lieu montrait aussi que cet hôpital longtemps « excentré et excentrique » a un présent et revendique un avenir. « Étroitement lié à l’histoire de la colonisation et de l’immigration », l’actuel Centre hospitalier universitaire d’Avicenne pourrait bien, in situ, servir de laboratoire à un vivre ensemble dans un contexte pluriculturel. L’expérience vaut pour le monde hospitalier, mais aussi pour l’ensemble de la société devenue elle aussi plurielle et en quête d’un équilibre entre unité et diversité, d’une harmonie entre le tout et ses parties.
Dans cet « îlot cosmopolite » où « plus de quatre-vingts langues ou dialectes sont parlés » la population d’origine étrangère représente, suivant les services, 50 % à 80 % des malades. Ainsi, l’hôpital serait à l’image de cette « extraordinaire diversité culturelle », née des migrations et de la mixité sociale caractéristique de « son bassin de vie ». Des locuteurs des différents crus assurent la traduction entre médecins et patients de pas moins de vingt-trois langues et, pour améliorer les premiers contacts et l’accueil, un lexique multilingue est même en préparation. C’est dire la spécificité du lieu et l’attention que l’on veut y accorder aux patients.
À lire, Avicenne, une histoire sans frontière, qui mêle témoignages et approches scientifiques, textes et photos, il y aurait bien un « esprit Avicenne » marqué par une cohésion du personnel médical (infirmières et médecins) et une solidarité entre les patients et leurs soignants. Les dernières manifestations publiques de cette cohésion et de cette solidarité remonteraient aux grèves de 1988 et 1998 car, au cœur de cet « esprit d’Avicenne » se nichent le ferment de la révolte et le refus de l’injustice. Révolte d’abord contre les préjugés et l’ignorance à l’égard de l’Autre, l’indigène, le musulman, l’immigré, révolte ensuite contre la mise à l’écart et le mépris qui colle à l’établissement. Car, si aujourd’hui Avicenne peut se vanter d’une histoire - somme toute et compte tenu du bilan présenté - exemplaire, à sa création, l’hôpital Franco-musulman baignait dans les remugles et les ambiguïtés paternalistes de l’idéologie coloniale.
Quand la France républicaine et civilisatrice veut remercier « ses » soldats de l’Empire venus verser leur sang en 14-18 pour la défense de l’hexagonale patrie, elle n’ouvre pas des établissements scolaires et ne cherche nullement à favoriser des réformes dans les colonies. Non, elle relègue « ses indigènes » au seul espace de la religion, leur fait l’aumône d’une mosquée, LA mosquée de Paris et décide de les soigner… à l’écart dans « un hôpital réservé », « un hôpital d’exclus ». Bien sûr, la France sait mettre la forme. L’architecture néomauresque tranche avec l’ennuyeux et terne style des bâtiments construits au même moment (voir l’hôpital Beaujon). L’heureux métissage de l’architecture marocaine (la porte de l’hôpital est inspirée de la porte al Mansour al’Alj à Meknès) et européennes n’altèrent en rien les exigences de fonctionnalités et de modernités médicales de l’époque.
Pourtant, malgré la doucereuse phraséologie officielle, l’hôpital Franco-musulman devait bien être un lieu de relégation et de contrôle, rattaché non pas à l’administration de l’Assistance publique mais aux services de … police.
C’est en 1925 que le SSPINA, le Service de surveillance et de protection des indigènes nord-africains, est créé à l’initiative de Pierre Godin. L’ancien administrateur colonial et élu du Conseil municipal de Paris cherche à encadrer et contrôler les populations nord-africaines de la région parisienne, dans le cadre d’un dispositif où services administratifs, sociaux et sanitaires sont regroupés. Ainsi, au « Franco » on soigne certes, mais avant les soins il y a le flicage…
Cette assignation à résidence médicale n’est pas du goût de tous. Dès l’inauguration, le maire de Bobigny boude les festivités. Les travailleurs Nord-africains eux-mêmes rechigneront, et certains nationalistes algériens ne se priveront pas de quelques déclarations hostiles. Il faudra tout de même attendre 1945 pour, officiellement, tirer le bilan de l’échec d’« une politique ségrégationniste en matière de santé » et couper le lien entre l’hôpital et la préfecture de Police de Paris. Désormais l’hôpital sera rattaché aux services de l’administration départementale.
Hôpital réservé aux seuls immigrés musulmans, « le Franco » était aussi un hôpital isolé. Les témoignages rassemblés rappellent « le p’tit car du soir » qui conduisait le personnel aux portes de Pantin ou de la Villette. Pour atteindre cet « hôpital du bout du monde », une seule solution « par tous les temps, s’armer de courage et marcher d’un pas décidé ». Hôpital pas comme les autres, méprisé comme « musulman », issu d’une administration départementale, excentré et isolé dans une lointaine banlieue, rouge qui plus est, le « Franco » est l’« oublié », le « parent pauvre de l’AP-HP », son intégration dans la grande famille de l’AP est difficile, problématique, entachée d’a priori. D’où ce sentiment d’exclusion exprimé par des membres du personnel. En 1962, il est enfin rattaché à l’Assistance publique et en 2003, Avicenne fait partie du Groupement hospitalier universitaire Nord. « La marge s’est réduite, c’est désormais « intégré » qu’Avicenne doit penser son avenir et s’éloigner, dans la réalité comme dans ses états d‘âme, des exclusions des débuts ».
Comme toujours en histoire, il y a le mouvement des idées, il y a le mécanisme des structures et il y a, pour contrarier tout cela, mettre un peu d’huile dans les rouages, l’action des hommes. Au Franco-Musulman quelques personnalités émergent d’un terreau riche en humanité : en 1942, le docteur Ali Sakka, profitant des ressources de l’hôpital, s’applique à discréditer les préjugés de l’institution. Il montre que les souffrances des tuberculeux musulmans sont dues aux bas salaires et à leurs conditions de logement et non à une supposée prédisposition raciale, comme Godin et d’autres l’affirment. La même année, le docteur Ahmed Hadj Somia facilite l’ouverture de l’hôpital aux Balbyliniens. Il faut aussi dire l’abnégation et le dévouement d’Abdelhafid Ben Mohamed, dit Haffa, le premier gardien de l’hôpital pour faire du couscous du vendredi une institution. Lucien Israël a été cancérologue à Avicenne de 1976 à 1995. Dès son arrivée et subrepticement, il ouvre un service de cancérologie malgré l’hostilité de l’Assistance publique. Résultat en matière de cancérologie, Avicenne grâce au service de L.Israël a, durant ces années décisives, donné « le signal ».
Par leurs actions, contrariant les plans échafaudés par d’autres, ces hommes et ces femmes d’Avicenne ont fait reculer l’ignorance, soigner les malades et former des générations de médecins.
Aujourd’hui le travail et les innovations se poursuivent : ouverture d’une consultation en ethnopsychiatrie (passons ici sur les débats soulevés par cette discipline), présence de femmes médiatrices, de femmes « nourricières », qui, en préparant pour les malades des plats « du pays », aident à ce que la nourriture retrouve ses « dimensions thérapeutiques, culturelles et psychologiques », participation au projet européen « Migrant Friendly Hospital » pour « la prise en compte des spécificités socioculturelles des patients migrants dans les pratiques des soins » etc.
Mais l’indispensable lutte contre la méconnaissance de l’Autre n’élude pas une question malheureusement absente de cette évocation : comment encourager un vivre ensemble harmonieux sans tomber dans un exotisme différentialiste aussi réducteur et méprisant que le paternalisme des origines ? Olivier Bouchaud, animateur du groupe de réflexion sur la prise en charge des migrants rassure en indiquant qu’à Avicenne la philosophie générale est de ne « pas figer les soignants sur les différences ou les spécificités culturelles mais à l’inverse, en développant la réflexion sur l’altérité, de mieux faire prendre conscience que les différences ne sont qu’apparentes et que l’Homme est fondamentalement universel »
Assistance publique-Hôpitaux de Paris, 2005, 160 pages, 18 euros
« Dans cette position d’intermédiaire, de passeur, il ne s’agit pas tellement des contenus qui sont transportés d’un côté de la frontière à l’autre comme des marchandises qu’on échange. La chose intéressante, c’est que le milieu compris comme ce qu’il y a « entre » est le milieu de la réflexivité, pas de l’identification. Et la réflexivité est quelque chose qui, au fond, n’a d’existence que dans son effectuation. Elle n’est pas séparable du geste de la réflexion. D’où la difficulté de faire de la réflexion un objet d’identification. C’est très difficile parce que c’est éminemment mobile, constamment ouvert sur des sollicitations qui sont parfois incompatibles et qui coexistent néanmoins dans un geste symétrique de reconnaissance : puisqu’au niveau de la réflexion, on comprend la pertinence de ce qui s’exclut mutuellement, mais chaque fois dans son contexte propre. Et, en ce sens, si on fait œuvre de réflexion, c’est un milieu particulier qui se trouve au milieu ; on s’aperçoit alors que la réflexion entretient un rapport très particulier au temps. Comme c’est une forme de mobilité, elle se refuse à des formes de fixation, elle appartient à une sphère qui est celle de l’art théâtral ».
Heinz Wismann, Penser entre les langues, Albin Michel, 2012
Véronique Ahyi-Hoesle
Ayélé, fille de l’ombre
« Je marche seule dans la vie, sans savoir où je vais. Ma vie ne m’appartient pas. Mais à qui appartient-elle ? Je me sens comme une feuille qui vole au gré du vent (…) ». Qu’il est donc dur d’être métis ! Du moins tant que l’on reste aimanté par l’un des deux pôles du métissage, tant que l’on n’a pas inventé une autre façon d’être au monde, libérée des chimères de l’attachement et autres illusions identitaires. Ce n’est pas Ayélé, la « fille de l’ombre » qui le démentira. Ce roman raconte l’histoire dramatique et tragique d’une jeune fille née des amours d’une Française et d’un Togolais. Tout va pour le mieux, mais pourtant pas question pour Marie-Eleonor de présenter Pierre Epiphane Akwune à ses parents ! Pas question de franchir la ligne jaune : un « nègre » n’a rien à faire dans la famille et Adèle, la mère, impitoyable, veille à la pureté, sociale et raciale, des siens !
Aussi, quand Claudine Ayélé voit le jour, on fera ce qu’il faut pour se « débarrasser » de l’enfant aux deux prénoms. Placée en pension dans une famille ouvrière de la banlieue lyonnaise, puis chez une bobo hystérique et hostile, « la fille de l’ombre » sera, durant toute son enfance et au delà, rejetée, salement repoussée, niée, dépréciée. Elle est la « noiraude », la « négresse », objet de « curiosité », de « haine » et des fantasmes salaces et pervers des hommes.
A l’adolescence, le vent portera Claudine du côté de ses origines africaines. Alors qu’en France certains cercles militants et associatifs lui « lobotomisent le cerveau », elle s’aperçoit, dès son premier séjour chez son père, que si « la France me rejette, le Togo me garde à distance ». Plus tard, elle épousera pourtant un camarade sénégalais et s’installera à Dakar. « La curiosité que j’ai suscitée dans la famille de Sébastien et l’hostilité à peine voilé de sa mère m’ont fait prendre conscience que je suis et resterai une étrangère ».
L’Afrique fit rêver la jeune française aux origines mêlées. Elle déchante vite quand elle découvre la réalité africaine, qui, comme toute réalité humaine, ne supporte ni généralisation, ni essentialisation. Et, pour peu que la misanthropie gagne, le commerce des hommes est davantage source de déceptions que d’heureuses surprises. Enfin…! Véronique Ahyi-Hoesle ne manie pas la langue de bois. Après avoir décrit l’enfance difficile de son héroïne, le rejet, abject, de sa mère, témoignant du racisme ambiant, elle ne verse pas pour autant dans une sorte d’angélisme tiermondiste : l‘expérience africaine de Claudine-Ayélé est livrée crûment, ne cachant rien de la complexité des situations, des travers et des manigances des uns, l’hostilité des autres et la découverte de réelles différences culturelles. Claudine-Ayélé devra souffrir pour se débarrasser de ses fausses attaches, s’émanciper et pacifier ce qui en elle s’inscrit dans deux univers culturels mais qui ne suffisent pas pour autant à la définir.
Les passages sur l’enfance paraissent parfois maladroits, empruntés, sans souffle. La phrase de Véronique Ahyi-Hoesle s’anime lorsqu’il est question de l’Afrique ou de la malveillance de tel ou tel personnage. Le style peut alors devenir vachard, caustique. Quelques plages d’humour traversent aussi ce récit, notamment les face à face entre Claudine et son grand père maternel, vieux bougon distingué, plus nostalgique des colonies que fieffé raciste.
Éditions Bénévent, 2010, 195 pages, 16,50€
« J’ai passé une partie de mon enfance à vouloir être blanche comme les autres enfants et à me sentir aussi voyante en Écosse qu’un nez rouge au milieu de la figure d’un clown ; et voilà qu’ici, au Nigeria, je voudrais être noire et je me sens aussi voyante qu’un nez rouge au milieu de la figure d’un clown. C’est la première fois de ma vie que je comprends vraiment ce que ça signifie d’être métis. Ce n’est pas un terme qu’il m’arrive d’employer, et je me suis toujours sentie plus noire que blanche, mais voilà subitement qu’ici, au Nigeria, les gens me suivent dans le marché d’Ukpor et me touche en répétant Oyibo et Onye ocha* ! J’ai envie d’être acceptée, je m’en rends compte. J’ai envie que les autres Nigérians voient à mon visage que mon géniteur était igbo. Rien de tel à Lagos, qui est une grande ville. J’avais l’impression de me fondre dans la masse, là-bas. Les femmes des étals d’Ukpor sont ravies de ma présence, grosse femme d’âge mûr que je suis, simplement parce que j’ai la peau claire. Ça commence vraiment à me déplaire. J’ai envie d’aller m’asseoir des heures en plein soleil jusqu’à ce que ma connerie de peau brunisse enfin. »
Jackie Kay, Poussière rouge, Métaillié, 2013
* "individu blanc"
« Au fil des ans, j’ai vu aussi comment les femmes et les hommes de ces pays, à force de manque de libertés, de répression, de prohibition de l’amour, ont fini par renoncer au bonheur pour faire de la catastrophe une religion et de la religion une catastrophe. L’islam de la transe que j’ai connu enfant est devenu aujourd’hui un simple propédeutique de la mort.
Mais ce constat amer n’est pas une abdication. Au contraire, aujourd’hui, et plus que jamais, je me dis qu’écrire c’est pouvoir chatouiller à mort Dieu et les Livres pour rire enfin de la tristesse de ses terres et de ses hommes. »
Mohamed Kacimi, L’Orient après l’amour, Actes Sud, 2008
« Quand elle était revenue avec les enfants, la maison était vide. Le soir, Ali n’était toujours pas rentré. Elle avait fini par les coucher. Quelle heure pouvait-il être ? À trois heures, elle avait regardé le réveil. Puis elle avait dû s’assoupir.
Maintenant il était là, debout au milieu du grenier, chancelant. Il devait être ivre. Il disait qu’il savait que ses enfants ne parleraient jamais sa langue, il pourrait bien encore trimer comme une bête à l’usine, comme il avait trimé dans les mines avec son père, son père mort depuis longtemps, usé avant l’âge par l’exil et la misère…
Puis il avait marché vers le lit des enfants. Thierry réveillé depuis qu’Ali avait poussé la porte, avait retenu sa respiration. Il avait soulevé Lil endormie. Il l’avait serrée contre lui. « laisse-la donc dormir », avait dit la mère. Il n’y avait rien eu à faire, il s’était installé sur la chaise et était resté ainsi toute la nuit, la petite dans les bras.
Au matin, Huguette s’était levée et avait ouvert la lucarne. Malgré le brouillard qui montait des eaux, on pouvait voir le pont de Bezons. Elle lui avait pris Lil des bras et l’avait recouchée. « Oui », avait-il encore dit, et la ligne injectée de ses yeux s’était posée sur le ventre d’Huguette puis s’en était détournée « oui – j’en suis sûr – plus tard, tes enfants ne traverseront même pas la mer. »
Épuisé, il s’était laissé tomber sur le lit tout habillé. »
Tassadit Imache, Une fille sans histoire, Calmann-Levy 1989
Yves Lacoste
La Géopolitique et le géographe. Entretiens avec Pascal Lorot
C’est un long et riche entretien que donnent ici Yves Lacoste, géographe, historien, célèbre figure de proue de la géopolitique française et fondateur en 1976 de la revue Hérodote et Pascal Lorot, président de l’institut Choiseul et directeur des revues Géoéconomie et Sécurité globale. Riche parce que les discussions portent aussi bien sur la vie d’Yves Lacoste depuis l’origine quercynoise de la famille, les amis, ses lectures jusqu’au Maroc natal et les nombreux pays visités, pays d’études ou de résidence, en passant par les domaines de recherche de l’universitaire et les controverses qui ont émaillé plus de cinquante ans de vie intellectuelle hexagonale, de la question coloniale au récent débat sur l’identité et la nation.
Yves Lacoste se livre à un vaste tour d’horizon de sa discipline qu’il arrime à la géographie et à l’histoire, en présente la genèse (on y croise Friedrich Ratzel, Vidal de La Blache, Élisée Reclus ou Ibn Khaldoun), la méthode (qui emprunte à la théorie des ensembles, au jeu des intersections et à l’étude des représentations, tant individuelles que collectives). La géopolitique étant définie comme « toute rivalité de pouvoir sur des territoires, y compris ceux de petites dimensions » l’analyse peut aller de l’infiniment petit (les colonies israéliennes en Cisjordanie par exemple) à l’infiniment grand, les luttes et conflits planétaires avec la grande question du moment, selon Yves Lacoste : « l’extension du mouvement révolutionnaire islamiste ».
Les migrations n’échappent pas à l’auteur de La Question postcoloniale (Fayard 2010) : « L’immigration ne devient un problème géopolitique qu’à partir du moment où il y a rivalité de pouvoir sur des territoires : c’est ce qui se produit aujourd’hui en France, du fait de la concentration, dans les « grands ensembles » d’habitat collectif construits en banlieue, d’une grande partie des descendants d’immigrés algériens venus paradoxalement en France au lendemain de la guerre d’Algérie (…) » explique t-il.
Si Yves Lacoste relie les banlieues et les émeutes de 2005 à « la question postcoloniale » - ce n’est qu’une question explique t-il, une question qui n’appelle pas de réponse - ce n’est pas pour faire un parallèle entre des situations si diverses et des temps si lointains qu’ils sont irréductibles les uns aux autres. Non ! S’appuyant entre autres sur les réponses à un questionnaire de l’association ACLFEU, conseillée par le chercheur Jérémie Robine, distribué aux habitants de « 500 à 600 grands ensembles » de France, le lien qu’il établie entre « question postcoloniale » et malaise des banlieues, s’enracine ailleurs, dans l’ignorance d’une histoire et l’absence de transmission. Pour Yves Lacoste : le « mal-être », le « malaise » des jeunes est né d’une interrogation, terrible, profonde, déstabilisante : pourquoi sont-ils nés ici, en France ? Pourquoi ont-ils vu le jour dans le pays des anciens colonialistes ? La réponse que propose ce spécialiste de l’histoire nord africaine et notamment algérienne n’est pas celle, on s’en doute, de certaines associations, « indigènes » autoproclamés et pétroleuses de la république. Ces jeunes des banlieues, et surtout les jeunes issus de l’immigration algérienne ignoreraient l’histoire familiale, et les raisons qui ont conduit leurs parents et/ou grands parents à rester ou à venir en France au lendemain de l’indépendance. L’originalité de l’analyse – qui se limite aux seuls descendants d’Algériens, quid alors des autres migrations ? – est de faire de l’immigration algérienne, non pas, ou pas seulement, une immigration économique mais aussi (surtout ?) une immigration politique. Il faut alors se plonger dans l’histoire, collective du mouvement national et les histoires individuelles, des pères et des mères. L’explication est alors plurielle : il faut remonter à la guerre fratricide du FLN et du MNA ; au conflit en Algérie qui, au lendemain même de l’indépendance, opposa le maquis kabyle à l’armée de l’extérieur de Boumediene et Ben Bella ; au rôle central de la Kabylie dans le mouvement national et dans la lutte pour l’indépendance et, après 1962, à son excommunication de la vulgate nationaliste. Il faut enfin, toujours selon Yves Lacoste, évoquer les bataillons de migrants algériens qui, dans le silence, ont fuit « un pouvoir totalitaire ».
Si les Algériens sont restés dans ces « grands ensembles », qui n’étaient nullement des ghettos à l’origine précise-t-il, c’est parce qu’à la différence de leurs voisins portugais, rentrés massivement au pays à la chute de Salazar, eux, ne rentrèrent pas… Certes, tout cela n’élude pas les questions économiques, sociales, ou les rapports entre jeunes et police, mais offre à l’analyse un autre espace de compréhension. D’ailleurs, l’auteur kabylophile, comme son épouse Camille, spécialiste de la Kabylie, vante les mérites de l’immigration kabyle, sont rôle d’ « exemples » et d’ « entraineurs » pour d’autres jeunes, issus ou non de l’immigration.
Banlieues, grands ensembles, islam, migrations… une illustration parfaire de la méthode appliquée par Yves Lacoste : l’« articulation des différents niveaux d’analyse spatiale » pour faire sens, éclairer et surtout agir. On est loin ici des méthodes psychologisantes et des discours idéologiques : tout est concret, presque pratique, dégraissé au possible, prêt pour l’action.
Edition Choiseul, 2010, 270 pages, 20 €