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  • Rue Darwin

    Boualem Sansal

    Rue Darwin

     

    ng1675503.jpgRue Darwin interpelle davantage l’Algérie que la société française. Du moins, pourrait-on le croire. Car, à bien lire, les questions migratoires et mémorielles, comme la question du lien entre les deux pays parcourent aussi le roman de Sansal. Ce texte allégorique,  évoque l’histoire récente et troublée, la quête des origines, la mémoire ("Il n’y a pas d’oubli sans une vraie mémoire des choses") et les identités. Ici, elles « ne s’additionnent pas, elles se dominent. Et se détruisent »

    Le récit, où fiction et histoire personnelle s’entrelacent, s’ouvre dans un hôpital parisien où Karima invite son fils Yazid, le narrateur, à retourner du côté de l’enfance, dans la rue Darwin justement, sise à Belcourt, quartier populaire d’Alger. Il y dénichera quelques secrets de famille. Le rejeton n’ignore pas qu’« il n’est vraiment pas bon de vivre avec ses propres secrets, il faut les percer ou mourir ».

    Pour ne pas « mourir », Yazid remonte le fil d’une existence incroyable : faite d’adoption, d’enlèvement et de mère substituée.  L’origine ramène le lecteur dans un bordel avant de plonger dans le Alger de 1957. Massu, Bigeard et Aussarèsse ne rigolaient pas à l’époque, et les Algériens encore moins. « Le temps de déterrer les morts et de les regarder en face était bien arrivé… ». Comme le temps de faire sauter le verrou « de la barrière mentale ». S’ouvre alors le récit de la vie de Yazid sur fond d’histoire algérienne, une vie faite de plusieurs vies mais dont il ne connaît que des bribes, des bribes qui se bousculent, se repoussent,  se rejettent et se détruisent les unes les autres.

    Dans le bled algérien, du côté de Bordj Dakir, Yazid fut secrètement adopté par Djéda, la grande dame qui a fait prospérer les petites et louches affaires du clan des Kadri en Algérie, au Maroc mais aussi dans la France du Maréchal. Le rejeton devient son petit-fils, le fils déclaré devant la loi et les hommes de Karima l’épouse de Kader, le fils de Djéda. L’héritier putatif, celui à qui échoira, un jour, les rênes de l’entreprise familiale.

    Mais voilà, très tôt, Yazid apprend par la jeune Faïza  - « Toujours, Faïza aura été pour moi celle par qui la vérité arrive » - qu’il n’est pas le fils de son père, ni de sa mère… il est, comme tous les gamins du lieu, un pupille, un moutard de La Citadelle, « la plus grande maison de tolérance de France et de Navarre ».

    Une femme, Ferroudja, organisera son évasion pour remettre le petit à Karima, chassée du côté d’Alger à la mort de son mari. A huit ans, Yazid débarque dans la capitale en août 1957, en pleine Bataille d’Alger. La double histoire, la double vie s’amorce alors, la double amputation aussi. « J’ai dû me demander qui j’étais, d’où je venais, et quel mauvais sort m’attendait. Quelles autres questions ? J’étais l’enfant du néant et de la tromperie, je devais me sentir bien seul et triste. Et écrasé par la honte, comme je l’ai été tout au long de ma vie. ». Yazid a fait l’amnésique : « En refusant ma vérité, en niant une partie de moi sans accepter clairement l’autre, je me suis enfermé dans l’ambiguïté, j’ai fini par n’être rien, un être trouble et inconsistant sans avenir parce que sans passé et coupé de son présent. » « Je refusais la vérité, elle ressemblait tellement à un  mensonge. Il est temps alors que le mensonge redevienne la vérité. »

    C’est ce puzzle existentiel que Karima demande à son fils de reconstituer. Pourtant, toute sa vie, il s’est appliqué justement à ne pas en restituer l’ensemble. Il faut dire que l’exhortation maternelle va conduire Yazid à manipuler de la dynamite. Une dynamite nourriede trahison, de reniement, de mensonge, de honte etdu «  regret violent de ne pas avoir vécu  la vie qui aurait dû être la mienne ». Tout cela fut « irréconciliable. C’était une famille ou l’autre (…) deux mondes que tout séparait, et la vérité qui pouvait les réconcilier en moi était inaccessible (…). Jusqu’à la fin je resterais au milieu du gué. La dernière qui pouvait me sauver, maman, se mourrait à l’hôpital. »

    L’histoire collective n’est jamais loin des pérégrinations individuelles. L’Algérie est là, dans la verve torrentielle de Sansal qui emporte tout sur son passage, désacralise l’histoire et déboulonne les tartuffes. Dans ce roman où les femmes occupent la première place, il montre avec une efficacité de gâchette professionnelle que la société algérienne, après avoir été colonisée, a été, depuis l’indépendance - « le début d’un vaste malheur » écrit-il -   militarisée, emprisonnée, martyrisée, boumédiènisée, paupérisée, bureaucratisée, fatiguée, trabendisée, sinisée, islamisée, alzheimerisée, embobinée, pigeonnée, mystifiée, arabisée, moudjahidinisée… A la clef, Yazid, qui n’est pas au bout de ses surprises, se demande : « je n’ignore pas seulement mes origines, qui est mon père et qui est ma mère, qui sont mes frères et mes sœurs, mais aussi quel monde est ma terre et quel véritable histoire a nourri  mon esprit. »

    De ce coté ci de la Méditerranée, Rue Darwin devrait aussi interpeller. Notamment en revisitant le passé, la guerre d’Algérie, et surtout offrir l’occasion de s’interroger sur ce qu’il en est advenu depuis. Sansal écrit que la question n’est pas de savoir si la France et l’Algérie «  se détestent, ça ne compte pas, ils font bien des affaires ensemble, mais les deux ont failli à l’honneur, dans la guerre comme dans la paix, et la honte est une gangrène, elle ne guérit pas, se propage, si bien qu’il faut couper toujours plus haut et qu’un jour nous serons forcés de trancher à la gorge pour nous guérir du pêché originel. »  Et d’ajouter : « aucune réconciliation, aucune repentance, aucun traité, n’y changerait rien, la finalité des guerres n’est pas de chialer en se frappant la poitrine et de se répandre en procès au pied du totem, mais de construire une paix meilleure pour tous et de la vivre ensemble. » Voilà ! Il ne reste plus qu’à demander le programme ! C’est du côté d’Alexis Jenni dans L’Art français de la guerre que le lecteur le trouvera.

    Dans cet hôpital parisien, la diaspora algérienne se retrouve autour de la figure maternelle et peut être nationale. Alitée, mal en point, mourante. La fratrie mondialisée de Yazid est réunie. Il y a là Karim (le Marseillais), Nazim (l’homme d’affaires parisien), Souad (l’universitaire américaine,) et Mounia (consultante en communication au Canada). Seul manque Hédi, le cadet. Enfant de « la Matrice », entendre l’école algérienne, il serait occupé au Waziristân, à rêver d’un monde aux couleurs plus verdoyantes, un vert taché de rouge..

     

    Gallimard 2011, 255 pages, 17,50€

  • Les Etudes postcoloniales, un carnaval académique

    Jean-François Bayart

    Les Etudes postcoloniales, un carnaval académique

    photobayart-collegefrance2012-1.jpgDirecteur de recherche au CNRS, auteur de L'Etat en Afrique (Fayard 1979), de L’Illusion identitaire (Fayard, 1996), de  La Politique du ventre (Fayard, 2006), de L’Islam républicain. Ankara, Téhéran, Dakar (Albin Michel, 2010), Jean-François Bayart se livre ici à une descente (argumentée) en flèche, une critique tous azimuts des études postcoloniales en France. Ce courant en vogue dans l’Hexagone depuis les années 90 voit « dans la "situation coloniale" et dans sa reproduction l’origine et la cause des rapports sociaux contemporains, qu’ils soient de classe, de genre ou d’appartenance communautaire, tant dans les anciennes colonies que dans les anciennes métropoles » selon la définition de l’auteur.

    Après en avoir dégagé la filiation anglo-saxonne et rappelé les conditions sociales et politiques de son émergence (globalisation et migrations internationales), Jean-François Bayart en montre la diversité, l’extrême « hétérogénéité ». Au détour de deux pages, il reconnaît aux études postcoloniales au moins deux intérêts : celui de ne pas se dessaisir du fait colonial et, reprenant une formule, celui de « sauver l’Histoire de la nation », autrement dit permettre de décentrer le regard sur l’histoire nationale. Un intérêt très vite relativisé par le fait que ces thèmes, et d’autres encore, sont déjà présents chez bien des auteurs qui ont su, eux, éviter certains « pièges » dans lesquels seraient tombés les maîtres es études postcoloniales.

    Jean-François Bayart s’amuse des postures de dénonciation et/ou de victimisation adoptées par les apôtres des études postcoloniales. A ce propos, s’appuyant sur nombre d’exemples, il démontre que la France ne s’est nullement détournée de son histoire coloniale et encore moins des expressions nouvelles (musique, cinéma, littérature…)  nées d’une sensibilité postcoloniale. Il multiplie les références indiquant, malgré ce que disent les avocats des études postcoloniales,  que les universités n’ont pas snobé les travaux sur la période coloniale et ses retombés. Il montre aussi ce que lesdites études postcoloniales doivent aux travaux des Foucault, Sartre, Fanon et autre Bourdieu. Pire, pour Jean-François Bayart, ces études « sont contestables et conduisent l’étude du fait colonial ou postcolonial dans des impasses, au risque d’une vraie régression scientifique par rapport aux acquis de ces trente dernières années ». Ces dénonciations, faciles et impératives, cacheraient mal, toujours selon l’auteur, la recherche d’une « rente d’éminence », la mise en place d’une « stratégie de niche » par les promoteurs desdites études.

    Au centre de sa critique, Jean-François Bayart dénonce les dérives culturalistes des études postcoloniales : le primat de la problématique culturaliste sur tout autre considération dans la lutte contre les inégalités sociales ; le primat accordé à l’étude des « discours » et des « représentations », négligeant ainsi l’études des « pratiques ». Le résultat conduit les études postcoloniales à s’enfermer dans « le concept catastrophique d’ « identité » et à réifier la condition postcoloniale. Tout cela se traduit, en France du moins, par une ethnicisation de la question sociale et politique des banlieues et à privilégier la question du racisme sur, par exemple, la vieille notion de lutte de classes.

    Jean-François Bayart attribue ces « dérives » à une double « dé-historisation » : du fait colonial d’abord, du passage - des continuités ou discontinuités - du moment colonial à la situation postcoloniale, ensuite. Ce que l’auteur nomme d’une formule savante la « concaténation du moment colonial au moment postcolonial ». Autrement dit, la « reproduction mécanique, univoque et surdéterminante du colonial ». Mais voilà, pour l’auteur, les études postcoloniales ne disent rien  « par le truchement de l’ "histoire effective" [...], des conditions de l’éventuelle transmission de cet héritage ». Cette mystérieuse « concaténation » a au moins le mérite de ravir quelques « Indigènes de la républiques », tout heureux de s’affubler de ce qu’ils croient être le masque de leurs aînés et de participer au défoulement de ce « carnaval académique » ici dénoncé et où sont reproduites,  singées, les situations de dominations coloniales et « en particulier [les] catégories identitaires nées de celles-ci ». Plus grave peut-être, en matière de recherches et de réflexion, les études postcoloniales appauvriraient la pensée en refusant, par exemple, de replacer l’étude de l’empire colonial dans la catégorie générique des empires ; en se détournant de l’étude du passage de l’empire à l’Etat-Nation ; en négligeant l’autonomie du social par rapport au politique ou en sous estimant « l’historicité propre » des sociétés africaines et asiatiques et ce malgré la domination coloniale ou plutôt les dominations coloniales – car la diversité des situations, des durées, ici aussi, importent. « Le fait colonial » est pluriel.

    Citant de nombreuses études et recherches pluridisciplinaires, françaises mais aussi étrangères, s’appuyant sur une imposante bibliographie (pas moins de vingt-cinq pages), Jean-François Bayart invite le lecteur à prendre en considération la formidable (et stimulante) complexification du regard posé sur ces questions par les travaux menés « dans la discrétion de l’université et des laboratoires de recherche ».

     

    Edition Karthala, 2010, 126 pages

    (Photo Mathieu Andrieux)

     

     

  • Salam Ouessant

    Azouz Begag

    Salam Ouessant

     

    photo+travaill%C3%A9e+3.jpgPeut-on écrire qu’il y a des romans d’anciens combattants comme, au temps déjà lointain des « cheveux longs et des idées courtes », la jeunesse acnéique de France se montrait imperméable aux antiennes des anciens qui s’en allaient répétant, ad libitum, ce que fut leur 20 ans héroïque dans le bruit et la fureur des hommes ? Cela est sans doute un peu sévère, mais les premières pages du nouveau roman d’Azouz Begag font penser à d’autres, déjà lues et moult fois encore. Car enfin le livre annonce une semaine de vacances d’un père avec ses filles, une semaine pour se rabibocher et se rassurer après un divorce difficile qui a vu les gamines sembler se détacher de leur géniteur, et lui faire payer sa décision de quitter leur mère. Les filles auraient préféré l’Algérie ensoleillée et chaleureuse des origines quand le père décida, au seul et vague souvenir d’un ami d’enfance, natif du cru mais exilé à Lyon, de louer une maison sur l’île froide et pluvieuse d’Ouessant. Et du coup, pendant que la parentèle traverse le bras de mer qui sépare l’ile du continent, pendant que notre trio s’apprête à débarquer sur cette île exotique, le narrateur, évoque sa jeunesse, l’école et le racisme de ses petits camarades, il se souvient d’un autre temps, celui des voyages d’immigrés entre la France et l’Algérie, en bateau, en famille, aux valises surchargées… On embarque aujourd’hui pour Ouessant et on se retrouve dans les années 60 sur le Ville-de-Marseille ou le Ville-d’Alger en partance pour le bled. Ah ! le bled ! L’épée de Damoclès. La question toujours sans réponse. Le vis-à-vis incontournable, l’évocation de l’autre pays, le pendant à qui il faut, d’une manière ou d’une autre, rendre des comptes, comme s’excuser de lui avoir préféré Madame la France, et pire, un « cul-de-sac » à la majesté de Tipasa, le kouign-amann au khobs eddar (la galette kabyle) de la grand-mère. Voilà pour l’aspect « ancien combattant » de ce roman écrit par un auteur qui, pour avoir les pieds bien ancrés dans le réel, conserve cet « esprit d’enfance » qui toujours ramène vers ce big bang des origines où brille l’astre paternel.

    In situ et en compagnie de deux adorables fillettes, le présent et l’avenir en somme,  Azouz Begag parle du divorce – quand on ne s’aime plus, le courage de le dire –, de l’amour d’un père pour ses filles qui boudent celui qui a écroulé leur monde, trahi leurs illusions. Ce père qui est aussi un homme : « un père et un homme, c’est différent » voudrait-il faire comprendre à ses enfants. D’ailleurs une belle rousse le lui rappelle jusque dans cette semaine de villégiature marine du bout du monde. L’homme est travaillé par des désirs, inavouables, indicibles ; ses gendarmettes de filles surveillent leur papa. Elles sont sur le qui-vive, vigies intraitables, boudeuses et exigeantes, tourmentée par « le mal de mère ». Elles ont besoin d’être rassurées. Elles aussi. Papa va tout faire pour amadouer ses petites. Il implorera tous les dieux pour que cesse la pluie. Il se transformera en GO, redoublera les invitations à se régaler de glaces et autres tentations, multipliera les activités. Il louera trois bicyclettes chez les Le Bihan. Drôle de type d’ailleurs que ce Le Bihan ! Il n’a pas plus l’air Breton qu’une pastèque dans un champs d’artichauts et son regard trahi une absence, un trou béant, un ailleurs qui n’a plus sa place ici. Poignants seront les ultimes échanges entre le narrateur et cet homme taciturne qui passe entre les pages comme un étranger sur son île.

    C’est alors que s’affirme l’objet de ce roman : l’exil, le manque, le regard des autres qui vous déshabille et croient vous mettre à nue – le sempiternel « de quel pays êtes-vous ? » - alors qu’il ne font que vous perdre des écrans radar ; la France chevillée à l’Algérie et l’Algérie à la France, formant un vaste espace d’hybridation pour des générations d’hommes et de femmes, pour le meilleur et pour le pire.  Mais il faut rentrer. Les fillettes ne veulent pas rater le bateau. Les enfants n’aiment pas qu’un vent mauvais bouscule leur quotidien. La vie est intransigeante.

    Azouz Begag écrit avec légèreté, avec ici ou là un zeste de poésie ; deux doigts d’humour, une larme de tendresse. Le gone de Lyon distille quelques mots de son pays, il joue et se joue des formules, abuse des métaphores. Enfin ça, ce sont ses filles qui le disent.

     

    Albin Michel 2012, 182 pages, 15,77€