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  • Le Dérèglement du monde

     

    Amin Maalouf

    Le Dérèglement du monde

    Le précieux romancier franco-libanais, polyglotte à cheval sur l’ « Occident » et le « monde arabe », citoyen et intellectuel qui embrasse de son regard gourmand et de sa plume élégante le vaste monde devenu « village planétaire » revient à l’essai. Après ses percutantes Identités meurtrières, de nouveau, il aide ses contemporains à mettre un peu d’ordre dans un monde déréglé par la montée du « fanatisme », de la « violence », de « l’exclusion », du « désespoir » et des « surenchères identitaires ». Le Dérèglement du monde invite à créer les bases d’un « nouvel humanisme ».

     Bonne année 2014 à toutes et à tous !

     

     

    Amin-Maalouf.pngEt les musulmans par-ci, et les musulmans par-là. Et les immigrés irréguliers par-ci, et les immigrés légaux par-là. Et patati ! et patata ! Et allez qu’à chaque fois depuis des années, je te rajoute une couche dans l’exclusion, la suspicion, l’opprobre. A ce jeu, tout devient possible. Le pire surtout. Et les « plus jamais ça » mémoriels, des pièges à gogo. On se prépare des jours bien sombres. Il ne s’agit nullement-là d’une posture de gloriole ou de provoc, façon arrogance à la sauce beur ou black de banlieues en mal de reconnaissance. Non ! Non ! C’est Maalouf qui parle. Notre Goncourt 1993, gloire internationale des lettres françaises. Le Dérèglement du monde c’est aussi çà : des pays occidentaux qui méprisent leurs citoyens, du moins ceux venus d’ailleurs. L’arrogance ne sévit pas qu’en banlieue tout de même ! Et si l’on en doute, il faut relire Les Invités d’Assouline.

    Et pourtant ! « Je l’écris sans détour, et en pesant mes mots : c’est d’abord là, auprès des immigrés, que la grande bataille de notre époque devra être menée, c’est là qu’elle sera gagnée ou perdue. Ou bien l’Occident parviendra à les reconquérir, à retrouver leur confiance, à les rallier aux valeurs qu’il proclame, faisant d’eux des intermédiaires éloquents dans ses rapports avec le reste du monde ; ou bien ils deviendront son plus grave problème. » C’est dit. Le Dérèglement du monde dénonce dans le même temps « (…) un monde où les appartenances sont exacerbées, notamment celles qui relèvent de la religion ; où la coexistence entre les différentes communautés humaines est, de ce fait, chaque jour un peu plus difficile ; et où la démocratie est constamment à la merci des surenchères identitaires. »

    Ce monde déréglé par les communautarismes et les replis sur soi, l’est tout autant par l’absence de « légitimité » dans le monde arabe(1) et par la perte de « légitimité » de l’Occident, obligé de jouer des biscoteaux un peu partout sur la planète. Si les dérèglements sont locaux, leurs effets, eux, sont planétaires. Il suffit d’une poussée de fièvre à l’autre bout du globe, pour qu’on se mette à greloter dans son lit. Si la légitimité manque (ou manquait) au monde arabe, elle déserte aussi les pays d’Occident qui, faute de suprématie économique et d’autorité morale, font de l’intervention militaire « une méthode de gouvernement » de la planète. Car, selon Amin Maalouf, la civilisation occidentale, « créatrice de valeurs universelles » reste partagée « entre son désir  de civiliser le monde et sa volonté de le dominer ». Et pourtant, selon l’universalité occidentale, « l’humanité est une » et « aucun peuple sur terre n’est fait pour l’esclavage, pour la tyrannie, pour l’arbitraire, pour l’ignorance, pour l’obscurantisme, ni pour l’asservissement des femmes. Chaque fois qu’on néglige cette vérité de base, on trahit l’humanité, et on se trahit soi-même. »

    Le monde étant global, « nous sommes en train de sombrer ensemble » et, dans ce monde partagé et unique, « les problèmes ne peuvent être résolus que si l’on réfléchit globalement, comme si l’on était une vaste nation plurielle, tandis que nos structures politiques, juridiques et mentales nous contraignent à réfléchir et à agir en fonction  de nos intérêts spécifiques – ceux de nos Etats, de nos électeurs, de nos entreprises, de nos finances nationales. » Pour l’auteur des Identités meurtrières, il faut partir d’un fait, une évidence à l’heure où la radioactivité, les virus, les capitaux, les marchandises, les hommes et les identités se baguenaudent allègrement à la surface du globe, au nez soupçonneux et à la moustache frétillante de la maréchaussée douanière : le monde est un, global, partagé et unique, les cadres nationaux vacillent, il serait temps non seulement de penser « globalement » mais aussi d’agir « globalement » en imaginant « une sorte de gouvernement global ».

    Mais attention, dans le respect de tous et de chacun. Il faut alors et aussi dépasser ses petites mesquineries et ses grandes peurs, admettre que les civilisations sont allez au bout de leur bout, et qu’au bout de ce bout, c’est le vide pour tous ! Alors que l’Occident en rabatte de sa morgue et de sa suffisance, renvoyant (enfermant)  l’autre – et ici l’Arabe – à une improbable différence culturelle et surtout religieuse (il y a un trop plein de religion nous dit Maalouf).

    Il conviendrait d’en finir avec « l’esprit d’apartheid ». Basta ! des présupposés ethniques sur « ces gens-là »  qui « ne sont pas comme nous ». Ce pseudo « respect » de l’Autre est une forme de mépris, et le révélateur d’une détestation. »

    Ainsi, si l’homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire, l’Arabe, lui, poireauterait encore dans l’antichambre. Son passé, son présent et son avenir seraient, à l’ombre des minarets, écrit ad aeternam. « Et c’est ainsi qu’Allah est grand » aurait peut-être écrit Alexandre Vialatte. L’Occident oublierait-il ses propres leçons ? Le devenir des sociétés est le résultat de l’Histoire et non le fruit d’un commandement divin rappelle l’auteur, de sorte qu’« expliquer sommairement par la « spécificité de l’islam » tout ce qui se passe dans les différentes sociétés musulmanes, c’est se complaire dans les lieux communs, et c’est se condamner à l’ignorance et à l’impuissance. » Cela n’exonère nullement le monde arabe de corriger « l’indigence de sa conscience morale » : qu’il « s’introspecte » et fasse un  grand ménage (de printemps, s’entend…). Des décennies d’illégitimité satrapique ou révolutionnaire ont laissé des toiles d’araignées dans les constitutions nationales et dans les consciences de chacun.

    Amin Maalouf invite à un peu moins de religion et à un peu plus d’attention aux peuples. Et fissa encore ! Car il y a danger. « Dans le « village global » d’aujourd’hui, une telle attitude n’est plus tolérable, parce qu’elle compromet les chances de coexistence au sein de chaque pays, de chaque ville, et prépare pour l’humanité entière d’irréparables déchirements et un avenir de violence. »

    Pour sortir, « par le haut », de ce « dérèglement », il faut recourir à… la culture.  Voilà qui mettra sans doute du baume au cœur des lycéens imprudemment engagés en filière littéraire et des étudiants qui perdent leur temps à faire des langues, de la littérature et autres matières insignifiantes du genre philo, histoire, psy quelque chose et autres langues dites « mortes », au lieu d’être utiles à leur pays et à leur économie : des finances jeune homme ! de l’éco ! et plutôt de la micro que de la macro ; des mathématiques jeunes dame ! De la tenue, de la rigueur… de l’utilitarisme carnassier à vocation citoyenne et bourgeoise. Il ne s’agit pas d’opposer quoi que ce soit à quoi que ce soit d’autre, mais voilà, notre Goncourt national, redore le blason de la culture, des langues et des littératures pour allez vers l’Autre et s’imprégner de son « intimité » : « Sortir par le haut » du « dérèglement » « exige d’adopter  une échelle des valeurs basée sur la primauté de la culture ». La culture « peut nous aider à gérer la diversité humaine », aider à se connaître les uns les autres, « intimement »  et « l’intimité d’un peuple c’est sa littérature ». Ici, « l’intimité » à la sauce Maalouf a peut-être à voir avec la « connivence » façon François Jullien…

    Dans ce fatras planétaire aux retombées de proximité, la culture tiendrait donc le premier rôle pour éviter de sombrer ensemble. Et les immigrés du monde entier seraient, une fois de plus les OS, obscurs mais diligents, du salut général. C’est dire si l’attitude des pays européens à leur égard est une « question cruciale ». Que l’on cesse alors de les renvoyer à une religion ou une appartenance exclusive. « Limmigré a soif (…) de dignité culturelle [dont] (…) la composante la plus irremplaçable est la langue. « l’appartenance religieuse est exclusive, l’appartenance linguistique ne l’est pas ; tout être humain a vocation à rassembler en lui plusieurs traditions linguistiques et culturelles ». Comme Driss Chraïbi ou Ying Chen avant lui, Amin Maalouf demande que chacun s’enrichisse de l’individualité de l’autre, émancipé de tout communautarisme. Alors les immigrés du monde entier - et de France - pourront jouer ce rôle indispensable d’ « intermédiaire ». Et non celui de boucs émissaires.

    1-La première édition date de 2009 (chez Grasset). Autrement dit bien avant les fragrances du jasmin tunisien…

    Le Livre de poche, 2010, 320 pages

     

  • La citation du jour

     

    « Je suis donc devenue membre de leur famille, mais pour moi, même après plusieurs années, la religion musulmane est restée un mystère. Tout comme l’histoire des aïeux d’Ali. Quant à mon pays, j’ai appris qu’il était coupé en deux, que les habitants du Sud et du Nord s’étaient battus comme chien et chat, que les modes de vie de part et d’autre étaient désormais différents, de même que les conceptions idéologiques ; on disait que c’était à cause des longs nez, des Américains. La famille d’Ali s’est elle aussi trouvée divisée entre musulmans et hindous, entre Pakistan et Inde  (…) »


    Sok-Young Hwang, Princesse Bari,  Philippe Picquier 2013

     

  • la citation du jour

    « Chaque fois que les circonstances m’ont amenée à parler, avec les uns ou les autres, des pays que nous avons quittés, nous avons fini par évoquer la guerre, la famine, la maladie, le pouvoir détenus par des militaires violents et redoutables. Partout dans le monde, aujourd’hui encore, des gens meurent parce qu’ils ont tenté de passer une frontière à la recherche de conditions de vie meilleures. » 

     

    Sok-Young Hwang, Princesse Bari,  Philippe Picquier 2013

  • La citation du jour

    « les Etats-Unis ont cent quarante-sept ans, et le pays tout entier est fondé sur la volonté de s’emparer des terres indiennes aussi vite que possible et d’autant de façons qu’on puisse humainement le concevoir ».


    Louise Erdrich, Dans le silence du vent, Albin Michel 2013



  • En direction du vent

     

    Fawaz Hussain

    En direction du vent


    969380_333936250042517_997351688_n.jpgAprès 25 ans d’exil en France, un kurde devenu français par la grâce de l’hospitalité gauloise et de l’universalisme républicain, apprend la mort de son père au pays, la lointaine Syrie de son enfance. Il ne peut se rendre aux funérailles. Commence alors une période d’agitations, d’hallucinations, de fragilité extrême pour ce professeur au chômage, pauvre et solitaire, travaillé par la culpabilité, le doute et le sentiment de l’échec. Des maux de tête l’assaillent inopinément, l’anxiété devient maladive et le moindre rendez-vous administratif provoque chez le malheureux des suées froides et abondantes.

    L’immigration n’est pas une sinécure même dans la plus belle ville du monde. Seule la petite fenêtre du modeste appartement englué dans un dégât des eaux donne sur le ciel miséricordieux. L’ouverture permet au rêveur de compter les nuages.

    En plusieurs petits chapitres qui sont autant d’histoires, l’auteur raconte la vie d’un immigré dans les quartiers de l’Est parisien, son quotidien fait de débrouilles, ses rendez-vous à l’ANPE ou dans un centre de soins, les contrôles d’identité dans le métro, les réfugiés de Sangatte, le désir des femmes et la soif de leur corps fut-il celui d’une policière suspicieuse.

    De belles et grosses grenades achetées dans les couloirs de la station de métro « République » le ramènent à son père mais aussi … au 11-Septembre. Une mauvaise blague d’un ami lui causera une frousse carabinée et la perte de sa provision mensuelle de riz chinois. L’injustice faite aux Kurdes, des « jouets » entre les mains des puissances, rappelle la diversité culturelle d’aires géographiques réduites aujourd’hui au fantasme de l’UN (unicité arabe ou turque), quant à l’islam paternel, plus tribal qu’orthodoxe, il évoque davantage la douceur des principes que la rigueur des formes vides.

    Le narrateur (il s’agit sans doute d’un récit largement autobiographique) s’en retournera chez les siens, en Syrie, embrasser la pierre tombale de son père. Mais celui qui revient n’est plus celui qui est parti… Comme l’écrivait  Vladimir Jankélévitch : « le retour au lieu familier ou au pays natal est toujours possible, mais non le revenir du devenir ». Il repartira fort d’une nouvelle bénédiction qui le portera « en direction du vent ».

    Les thématiques de l’exil, de l’échec, de la culpabilité, de la dépossession de soi, des bifurcations de l’existence qui rendent impossible tout retour en arrière, etc., ne sont pas nouvelles. Mais ici, elles sont abordées sur un mode original, plaisant et léger. Le récit de Fawaz Hussain brille par le ton, distant, et le choix de l’humour : quelques pages sont à se tordre et les plus perspicaces pourront s’amuser à extrapoler à partir de certains épisodes, celui notamment de la visite au centre de santé.La construction mêle perceptions extérieures et troubles intérieurs, réalisme et imaginaire dont Salah Stétié dit dans une très belle préface qu’il est « de plus en plus et de mieux en mieux (…) l'autre mode du vécu ».

     

    Non-Lieu, 2010, 113 pages, 13 €

     

     

     

  • La citation du jour

     

    « Les paupières se font lourdes. Le vieux pince les cordes les yeux dans le vide. Le violon a encore quelque chose à lui apprendre. Il en extirpe une espèce de nourriture céleste qu’il distribue aux siens sans rien attendre en retour. Quelque chose dans l’air s’allie à leur torpeur. Ils n’ont plus faim, ils n’ont plus peur. Adam et son violon font une trouée dans le temps, retrouvent le son des cithares orientales, par-delà les siècles, par-delà les terres indiennes ou égyptiennes qu’ils n’ont jamais foulées, les voix de leurs ancêtres. »

     

    Paola Pigani, N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures, Liana Levi 2013

     

  • La citation du jour

    " Pas plus tard qu’hier un Blanc m’a demandé si j’étais un vrai Indien. Non, j’ai répondu, Christophe Colomb s’est planté. Les vrais Indiens sont en Inde. Moi, je suis un vrai Chippewa.

    Chipé quoi ? Pourquoi n’avez-vous pas de nattes ?

    On me les a chipées, je lui ai dit (...) "

     

    Louise Erdrich, Dans le silence du vent, Albin Michel 2013

  • la citation du jour

    « Perdre le goût du mouvement serait perdre le goût de la vie »

    Paola Pigani, N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures, Liana Levi 2013

  • Burka

     

    Eva Schwingenheuer

    Burka



    SOEUR JPEG.jpgVoici un accoutrement qui, à juste raison, dérange plus d’un électeur. Une loi a été votée histoire d’enrayer un phénomène qui pour ne concerner que quelques femmes - dont pas mal de converties – n’en traduisait pas moins l’avancé de quelques pions sur un échiquier où, une fois de plus dans l’histoire, laïcité et ce qui est présenté comme "religieux" s’opposent. De la fermeté. De la fermeté législative donc ! Et pourquoi pas aussi une bonne dose d’humour ?

    C’est un cocktail détonnant et gourmand que sert Eva Schwingenheuer avec ses 45 dessins sur la burka. Une burka épanouie et incongrue qui, entre satyre et poésie, se prête à sourire et même, souvent, à s’esclaffer. Pouvoir rire de tout est déjà une victoire sur les grincheux. Et nul n’est sensé ignorer que les intégristes, de tous les pays et de toutes les confessions, ne goûtent guère l’humour. Et toc ! donc.

    Ce petit livre est une réussite. Il est d’abord d’une élégance rare : le noir de ces burkas qui se dégage d’un fond blanc a l’efficacité d’une ceinture noire sur un kimono blanc et l’épure d’une calligraphie. Il est ensuite imaginatif, multipliant les mises en scène de cet ennuyeux bout de tissu : à la plage,  au camping, à la piscine, en braqueur (se ?) de banque, face à l’institution policière, en Marylin, en danseuse étoile etc. Souvent à se tordre, parfois explosif (quand la burka sert à tapiner où à dissimuler on ne sait qui pour faire on ne sait quoi), le Burka de Schwingenheuer entrouve, avec malice, quelques portes, laissant filtrer chez le lecteur des rais de lumière (« censuré », « sœurs spirituelles » ou encore « carnaval »…)

    L’auteur, illustratrice formée aux beaux-arts de Düsseldorf est née en 1979. A sa sortie en Allemagne, en 2009, son livre provoqua remous et débats. Les intégristes n’aiment pas l’humour ? Raison de plus pour s’en servir.

     

    Traduit de l’allemand par Bert Wendlandet Marie Laureillard-Wendland, Anabet Éditions, 2010, 96 pages, 9,80 €

    Légende de l'illustration : Sœurs spirituelles

     

  • La citation du jour

     

    « Vivre c’est fabriquer de l’oubli et du mensonge »

     

     Tassadit Imache, Des nouvelles de Kora, Actes Sud, 2009