Kéthévane Davrichewy
La Mer noire
La Mer noire raconte l’histoire sur cinq générations (et oui il y a aussi des arrières petits enfants qui traînent dans le récit) d’une famille de réfugiés géorgiens débarquée en catastrophe en 1918 à Leuville-sur-Orge, la Mecque de la communauté géorgienne en région parisienne. A l’heure du nombrilisme identitaire nationale où on se récure l’ombilic pour le rendre le plus propre (le plus pure ?) possible, on peut se demander si Kéthévane Davrichewy raconte seulement l’exil de ce couple de Géorgiens et de leur deux filles Tamouna et Théa ou, tout simplement, l’histoire, sur près d’un siècle, d’une famille… française. La diversité française, la diversité de sa population et de ses trajectoires, réfractaire à tout slogan de tribune, pointe ici le bout de son nez pour fermer le bec aux dispensateurs autoproclamés d’AOC identitaires.
Certes, La Mer noire charrie les flots de l’exil : la fuite pour cette famille dont le père fait parti du gouvernement qui a proclamé l’indépendance de la Géorgie le 26 mai 1918 ; l’arrivée en France, et son lot de déceptions ; les interrogations des plus jeunes sur l’intégration, « cette barrière à franchir me laisse sans force » dit Tamouna ; l’acculturation davantage que l’assimilation ; les résistances culturelles et l’attachement à la Géorgie, à ses traditions, à sa langue, à sa cuisine ; la tenace distinction d’avec les Russes comme cette différence dans les exils que note Tamouna à propos de Nora, son amie russe (et oui !) : « sa famille a quitté Moscou. Pour toujours (…). Ils sont juifs. Le retour est inenvisageable, ils ont l’intention de construire une nouvelle vie ici. » « Nos exils et nos communautés ne se ressemblent pas. Tandis que nous attendons le retour, ils s’installent. »
Les Géorgiens en France ! En voilà une histoire, peu ou pas connue, noyée dans les différentes vagues d’immigration qui, depuis 1918, s’installèrent dans l’Hexagone. Ces Géorgiens sont devenus des Français d’origine géorgienne, sans faire de bruits, ou presque. Et pour cause : pour les premiers arrivés, il n’était pas question d’abuser de l’hospitalité française, certains qu’ils étaient de rentrer au pays au plus vite. La nostalgie n’avait pas sa place à écouter Kéthévane Davrichewy, sûr, qu’un jour ou l’autre, on retournerait au pays. Mais voilà la révolution russe et le Géorgien Joseph Vissarionovitch Djougachvili, dit Staline, en décidèrent autrement. Les exilés se sont fondus dans la communauté nationale.
Ce roman de la migration est aussi un roman français tant il est sûr que bien peu d’histoires nationales et de peuples n’échappent à l’irrigation d’un « sang impur » venu d’ailleurs, un « sang impur » qui abreuve les sillons de la terre de France aussi profondément que celui des roturiers et autres descendants de Gaulois (qui venaient d’ailleurs eux aussi) dont parle la chanson. La chronique familiale ici rapportée parle de mariages, de divorces, de remariages, d’unions mixtes avec un grec ou une arménienne, d’enfants et de réussite professionnelle, des nouvelles générations installées ici et maintenant, sensibles aux luttes des Sans-papiers et qui titillent leurs aînés gagnés par une frilosité certaine pour les nouveaux migrants… La mort a déjà emporté les plus vieux. Quant aux survivants, ils vieillissent. Si elle n’a pas déjà claqué la porte, la vie se retire sur la pointe des pieds, laissant les corps fragiles et les êtres déjà absents : « mourir dans son sommeil, c’est ce qu’elle préfèrerait. Mais tenir jusqu’à l’été. Sentir encore sa chaleur, son parfum sur la peau. »
Tamouna est désormais une vieille femme, lucide, les poumons privés d’oxygène. Son quotidien ne se réduit plus qu’à son appartement et à cette fenêtre ouverte sur la rue et sur la cours d’une école. Plusieurs fois par semaine, Mohamed, le vieil immigré marocain qui travaille à l’épicerie, lui fait les courses et un peu de ménage. « Elle l’écoute, elle le force parfois à dire les mauvais traitements qu’il a subi au palais. Il le dit par bribes avec réticence. Elle se reproche ensuite son insistance. Elle-même ne parle jamais des raisons de son exil ».
A l’occasion d’une soirée d’anniversaire, Tamouna se souvient. Elle est le dernier maillon de ce bout de la chaîne qui court jusqu’à Tsiala, sa petite fille qui « la violente un peu » - comme elle-même le fait avec Mohamed - pour recevoir en héritage la mémoire de sa vieille grand-mère. Tamouna se souvient. Elle laisse remonter à la surface les souvenirs d’une vie longue et troublée. Au centre de ses réminiscences, il y le visage de Tamaz, ce tendre amour né sur les bords de la Mer Noire, toujours présent, aussi fort qu’au premier jour, malgré des destins séparés. Tamaz sera t-il de la soirée ? Elle le souhaite et le craint dans le même mouvement. L’amour est comme un fil ténu qui court entre les femmes de cette histoire. Les plus jeunes demandent à leurs aînées si elles ont connu d’autres hommes que leur mari, si elles se sont mariées par choix ou par obligation. Tamouna s’est posée la question à propos de ses grands parents restés en Géorgie, plus tard, elle a interrogé Dédia sa mère, et aujourd’hui c’est Tsiala qui le lui demande.
Ce très beau texte est le deuxième roman d’une auteure qui est née à Paris en 1965 et qui a puisé dans l’histoire familiale la trame de son récit. Elle y entrelace le présent (la journée et le repas d’anniversaire) et le passé (la lointaine Géorgie, l’exil, Babou et Bébia, les grands-parents restés au pays, le père reparti en Géorgie à qui Tamouna a refusé la dernière étreinte, la noble figure maternelle, le groupe formé avec les quatre cousins et cousines, l’histoire de ce premier et unique amour).
Le récit est écrit selon trois modes de narration : le « je », celui de Tamouna, porte le passé et la mémoire ; un narrateur extérieur dit le présent - comme si, déjà, il fallait laisser la place à d’autres : enfin il y a les lettres écrites par Tamouna à Tamaz - des lettres jamais postées.
L’écriture est brève, délicate, économe, sans « effusions » comme la personnalité de Tamouna. À la surface de cette Mer noire flotte l’écume du regret, ce « courage » qui a manqué, et la nostalgie d’un triple exil. Celui d’une terre, celui d’un amour et celui du temps qui passe et dont la maitrise ou plutôt l’illusion de sa maîtrise finit par s’évanouir, laissant à d’autres le soin de raconter... A moins que le pays comme l’amour demeurent bien vivant dans le cœur de Tamouna.
Sabine Wespieser, 2010, 214 pages, 19 €