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Le tao du migrant - Le blog de Mustapha Harzoune

  • David Diop, Frère d’âme

    Le jury de l'International Booker Prize vient de couronner David Diop et son roman Frère d'âme (Prix Goncourt des lycéens 2018). L'auteur est le premier lauréat français de l'histoire du prix.

     

    17566404lpw-17566500-article-jpg_5728702_1250x625.jpgDavid Diop a placé en exergue une citation de Pascal Quignard, « Qui pense trahit ». Alfa Ndiaye, le tirailleur embarqué par amitié dans la grande boucherie de 14-18, a mal pensé. En restant fidèle aux commandements humains, il a trahi son « plus que frère », « son ami d’enfance », Mademba Diop. Mademba voulait partir à la guerre pour, croyait-il « sauver la mère patrie, la France ». C’est ce que l’école « lui a mis dans la tête ». Malgré ses douleurs, malgré ses suppliques, malgré ses cris, Alfa Ndiaye n’a pas achevé son ami agonissant. « Je n’ai pas été humain avec Mademba, mon plus que frère, mon ami d’enfance. J’ai laissé le devoir dicter mon choix. Je ne lui ai offert que des mauvaises pensées, des pensées commandées par le devoir, des pensées recommandées par le respect des lois humaines, et je n’ai pas été humain. » La pensée trahit. Alfa a pensé, il a trahi. « Je t’ai laissé me maudire, mon ami, toi, mon plus que frère, je t’ai laissé hurler, blasphémer, parce que je ne savais pas encore penser par moi-même. »

    Pour avoir été « inhumain par obéissance aux voix du devoir », Alfa reçoit une médaille. Mais il n’est plus dupe : ces « voix du devoir », « trop bien costumées, trop bien habillées pour être honnête », sont infestées de démons qui s’emparent des âmes. « J’avais laissé la porte de mon esprit ouverte à d’autres pensées que je prenais pour les miennes. Je ne m’écoutais plus penser mais j’écoutais les autres qui avaient peur de moi. Il faut faire attention, quand on se pense libre de penser ce qu’on veut, de ne pas laisser passer en cachette la pensée déguisée des autres, la pensée maquillée du père et de la mère, la pensée grimée du grand-père, la pensée dissimulée du frère ou de la sœur, des amis, voire des ennemis. » Penser par soi-même lui fait regarder autrement cette guerre et « ce que ça veut dire, d’aller au feu, pour un Chocolat ». L’ironique « l’aîné croix de guerre chocolat Ibrahim Seck » traduit l’hypocrisie et le racisme ambiant. Il voit désormais la solitude des soldats, les mondes qui s’écroulent à l’ouverture d’une lettre parfumée, les suicides, les révoltes et les fusillés.

    Mais le fil qui sépare l’entendement de la folie est ténu. Au centre de cette grande arène de boue et de sang, un homme glisse dans la folie. Alfa va devenir inhumain. Non pas en suivant les sournois commandements de sa hiérarchie, mais par choix. À la différence des autres soldats africains qui jouent la comédie pour satisfaire le capitaine, lui devient « sauvage par réflexion ». Par le fait de sa propre pensée : à chaque sortie de la tranchée, il ramène une main de l’ennemi aux « yeux bleus », par vengeance et par culpabilité, coupable pour ce qu’il n’a pas fait, coupable pour ce qu’il a dit à son ami. À la longue, Alfa inquiète ses frères d’armes. « La rumeur effrontée a fini par courir les fesses à l’air », « et j’ai su que le bizarre était devenu fou, puis que le fou était devenu le sorcier. Soldat sorcier ». Les soldats, « Toubabs » et « Chocolats », commencent à s’écarter du « dëmm », « le dévoreur d’âmes ». Plutôt la guerre que le mauvais œil. Le capitaine finit par éloigner Alfa. Un mois de perm. Soins, convalescence, toubib et tout le toutim. Sur le champ de bataille, seule est acceptable la « folie passagère », celle qu’on contrôle, pas celle insoumise de ce fou.

    Alfa se retrouve à l’hosto, entre les mains du docteur François. Et de sa fille. Le « purificateur de nos têtes souillées de guerre » lui fait faire des dessins. Il en fera trois. Deux pour dire l’enfance africaine, les récits et les contes de la tradition, dire sa mère, enlevée par des cavaliers maures, l’amitié avec Mademba, l’amour la nuit qui précéda son départ. Sur le dernier dessin, il figure ce qu’il appelle « mes sept mains ». Lui dessine « pour qu’elles sortent du dedans de ma tête » ; l’institution militaire en fera une pièce à conviction. La folie, comme la guerre, doit être civilisée. À son procès, il ne sait déjà plus qui il est. Il peut juste dire ce que ressent un homme, tout juste sorti de l’adolescence, embarqué dans une guerre qui n’est pas la sienne, qui a vu « son plus que frère » mourir dans ses bras, sans pouvoir l’aider et cela parce qu’il a pensé. Il a pensé conformément à… On ne trahit pas impunément.

    Frère d’âme est un récit envoutant, qui s’empare et trouble le lecteur jusqu’à le déranger.

    David Diop, Frère d’âme, Paris, Seuil, 2018, 176 pages, 17 €

     

  • Ecrits d’un anarchiste kabyle

     

    Rencontre avec Francis Dupuis-Déri et Ben Mohamed à propos de Mohamed Saïl, L’étrange étranger. Ecrits d’un anarchiste kabyle, ici

     

     

     

     

     

     

    Voici regroupés une trentaine de textes de ce Kabyle, né en 1894 à Taourirt, dans les environs de Sidi Aïch et mort en banlieue parisienne en 1953. Mohamed Saïl fait partie des rares qui ont pu fréquenter, un temps, l’école primaire ; suffisamment pour devenir un lecteur autodidacte. Chauffeur mécanicien puis réparateur de faïences, il a traversé la première moitié du siècle 20 en antimilitariste (insoumis et déserteur en 14-18), en anticapitaliste et bien sûr en anticolonialiste virulent.

     

     

    Unknown.jpegMohamed Saïl n’a cessé de rappeler l’injustice d’un système d’exploitation et les conditions de vie inhumaine imposées aux « indigènes », inversant les rôles civilisation/barbarie : la civilisation ? « C’est le vol, la piraterie, le viol qui l’accompagnent toujours ! »  « Le missionnaire laïque ou religieux cache sous son froc et dans sa main la chaîne de l'esclavage. » C’est dit et bien dit, car l’homme a du style et du plus plaisant, percutant et persifleur. Dans son combat contre le colonialisme, combat d’une vie entière il n’hésite à faire, en 1924 !, cette comparaison : « Le fascisme italien n’est pas plus odieux que les méthodes de la colonisation employées par les fonctionnaires de la République française ». 

    La même année, alors que le mouvement national algérien n’a pas encore vu le jour (l’ENA, créée par Imache et consorts, ne verra le jour qu’en 1926), prémonitoire, il met en garde : “Prenez garde qu’un jour les parias en aient marre et qu’ils ne prennent les fusils que vous leur avez appris à manier pour les diriger contre leurs véritables ennemis, au nom du droit à la vie, et non comme autrefois pour une soi-disant patrie marâtre et criminelle. »  Mais, en 1951, il en appelle à se méfier des « guignols nationalistes », des « canailles prétendants à la couronne ». Saïl, qui s’est engagé sur le front antifasciste espagnol au sein de la colonne Durutti reste un antimilitariste mais surtout hostile à toute idée nationale. La libération des Algériens ? Oui. Le nationalisme – à commencer par celui de « la bande des quarante voleurs ou charlatans politiciens » ?  Non ! Soutien donc à la lutte pour la libération des Algériens mais refus des « récupérations » nationalistes « pour fonder des états-nations capitalistes » : « Pensez donc, un bon petit gouvernement algérien dont ils seraient les caïds, gouvernement bien plus arrogant que celui des roumis, pour la simple raison qu’un arriviste est toujours plus dur et impitoyable qu’un « arrivé » ! Rien à faire, les Algériens ne veulent ni de la peste, ni du cholera, ni d’un gouvernement de roumi, ni de celui d’un caïd. » On pense ici à quelques notes du Journal de Mouloud Feraoun.

     

    Mohamed Saïl, s’est trop tôt engagé. Ainsi, dès 1923, il fonde avec Sliman Kiouane, Le Comité d’action pour la défense des indigènes algériens ; en 1929, pour protester contre l’expo coloniale, il lance le Comité de défense des Algériens contre les provocations du centenaire de 1931. Cet engagement, en actes et par écrits, il en payé le prix puisqu’il passera plusieurs années en prison… Intraitable contre les colons et l’exploitation capitaliste, il condamne avec la même énergie les suppôts du régime : cadi, bachaga, marabouts et autres « dieux du bled » : « La domination française n'est pas assez dure et injuste en elle-même, il faut qu'il se trouve des lâches parmi les indigènes (se réclamant de plus des principes moralisateurs de la religion) qui, pour un morceau de pain se chargent de la besogne des maîtres, en bons chiens de garde, pour tyranniser et juguler leurs coreligionnaires. » 

    Si, selon Francis Dupuis-Déri, Mohamed Saïl a commencé à fréquenter les cercles anarchistes en 1911 à Alger, c’est dans l’immigration, en France métropolitaine, dans « la gueule du loup » selon l’expression de Kateb Yacine, qu’il versera dans le militantisme actif, soutenant ses « frères » d’exil : « Quand il arrive, même s’il est sans travail, il trouve près des Algériens une assistance qui ne se pratique guère dans d’autres milieux. Il tombe évidemment, sous une exploitation, mais tout de même moins sauvage que celle qu’il subit dans son pays ». Pour autant, ce n’est pas la tarte à la crème de l’Eldorado : « nos camarades indigènes algériens, élevés au rang de grand prolétariat par le séquestre [et] les expropriations de la mercante, n'ont même plus la suprême ressource de procurer à leur marmaille famélique une maigre galette d'orge en louant leur bras hors de la colonie, dans les usines de cette France qu'ils ont pourtant contribué à sauver, comme l'ont dit, de la « horde germanique ». » Ou encore, « L’émigrant se trouve souvent arrêté par les barricades administratives élevées par les serviteurs dociles du coffre-fort.  Les « baudets » de l'administration s'efforcent d’arrêter l'exode et repoussent, autant que faire se peut, les malheureux indigènes sous l'exploitation de la flibuste du monde ». Autre temps mais pas autres mœurs… Et si en 14/18 « on exaltait alors l'héroïsme des enfants d'Afrique… quand il s'agissait de crever, ils étaient des héros. Maintenant qu'il s'agit de vivre, ils sont redevenus des « bicots » (1933).

    Saïl n’a de cesse d’accuser, et avec quel brio, les cocos staliniens mais aussi la gogoche à papa, celle du Front populaire, sans oublier « la grrrrande presse d’information », « les folliculaires appointés des grands bourreurs de crânes » qui ne cessent d’inventer des « ignominies (…) pour diviser la classe ouvrière » : « qu’un Français coupe une femme en morceaux, viole sa fille ou martyrise un enfant, la presse pourrie trouve cela presque normal tant elle en a l'habitude, mais qu’un « sidi » vole un croissant parce qu'il ne trouve pas de travail, ou qu'il oppose un peu de virilité à la brutalité d'un flic, les journaux titrent en gros caractères et la radio crie au scandale ». Tout cela est écrit avant « nos » « grrrrandes » chaines d’infos en continue…

     

     

    francis-dupui-déri-e1552312468709-1068x451.jpgDans son utile préface, Francis Dupuis-Déri écrit que « la voix de l'anarchiste kabyle fait écho à celle des anarchistes aujourd’hui engagé-e-s dans les luttes décoloniales. En Occident et ailleurs ».« Décoloniale » ? Peut-être. Mais avec cette précision : chez Saïl, en ménage avec la militante anarchiste Madeleine Sagot, point d’ambigüité, de victimisation et autre essentialisation. Avec des accents shakespeariens, il rappelle simplement que « comme tout être humain, nous sommes nés pour vivre librement : de même constitution organique, de même composition de corps, notre chair souffre comme la leur lorsqu'elle est meurtrie par la faim et notre esprit ressent la douleur atroce de l'oppression lorsqu'elle sévit ». Pour lui, « Français et Algériens n’ont qu’un ennemi : leur maitre. Fraternellement unis, ils sauront s’en débarrasser pour fêter ensembles leur affranchissement. » M. Saïl fait la différence, ne cède à aucune généralisation ou essentialisation : « Camarades nord-africains, il existe une catégorie de « roumis » totalement désintéressés qui luttent sans merci pour le bien-être et la justice sociale, contre les discriminations raciales ». Ou encore : « mes compatriotes, malgré les déboires qui les aigrissent, savent qu’en cette « doulce France », il y a des hommes susceptibles de leur tendre la main. ». Et lorsque face aux injustices, aux discriminations, au racisme, il évoque, en retour, la « méfiance » de ces frères « vis-à-vis des « roumis », il précise, dans une parenthèse, « sans toutefois généraliser » (1952). 

    « Puisque nous nous côtoyons journellement, cherchons plutôt à nous comprendre pour mieux nous unir face à l'ennemi commun : le capitalisme et l'Etat. » « Se comprendre » exige de l’instruction -  il dénonce l’« ignorance voulue et entretenue par l’administration française » et la pseudo scolarisation des indigènes. Il croit au « rapprochement des peuples » pour « faire disparaître » le nationalisme, « comme il fera disparaître les religions ». A dieu ne plaise…

    Enfin, dans cette anthologie figure son fameux texte sur « La mentalité kabyle », son « testament politique », paru en février 1951 dans lequel il souligne que ses compatriotes jouissent d’un « tempérament indiscutablement fédéraliste et libertaire ».  Dans ce texte, écrit Francis Dupuis-Déri « il rejoint la longue tradition anarchiste initiée par Pierre Kropotkine avec L'entraide et reprise par ses héritiers Pierre Clastres, David Graebner et James Scott, entre autres, et qui consiste à retrouver dans l'histoire et l'anthropologie des expériences de sociétés humaines qui se rapprochent de l'idéal anarchiste. (…) Pierre Kropotkine soulignait d'ailleurs l'importance politique de la djemaa, cette assemblée communautaire traditionnelle de la Kabylie ».

    « Le Berbère est très sensible à l’organisation, à l’entraide, à la camaraderie mais, fédéraliste, il n’acceptera d’ordre que s’il est l’expression des désirs du commun, de la base » écrit M.Saïl. En cela, ces écrits conservent une part d’actualité, à tout le moins de pertinence,  eu égard aux mobilisations kabyles (mouvements citoyens des Aarchs), aux recherches en cours (voir les travaux d’Alain Mahé), ou encore, dans un contexte d’essoufflement de la démocratie représentative, aux réflexions et expérimentations en matière de démocratie participative.

    Mort en 1953  l’anarchiste kabyle a été  enterré dans le carré musulman de Bobigny ! « Après une dispute entre sa compagne et des membres de sa famille, qui insistait pour faire observer un cérémonial religieux ». « L’étrange étranger » est bien sûr un clin d’œil au célèbre poème de Prévert, poème qu’il aurait justement dédié à Mohamed Saïl.

     

    Mohamed Saïl, L’étrange étranger. Ecrits d’un anarchiste kabyle. Textes réunis et présentés par Francis Dupuis-Déri, éd. Lux, 176 pages, 10 euros. 

     

     

  • Viens à Vienne je t’attends

    Joseph Roth 

    Viens à Vienne je t’attends

     

    43164190_303.jpgL’ouvrage satisfera les familiers ou les curieux de l’écrivain autrichien, né en 1894 dans une famille juive de Galicie, témoin des dernières heures de l’Empire austro-hongrois, qui vécut exilé avant de se réfugier à Paris où il mourut en mai 1939. Les deux récits qui le composent - Mendel, le porteur d’eau et Au neuvième jour d’Av - constituent les prémisses de romans à venir. On y retrouve les thèmes chers à Joseph Roth : le déracinement, la nostalgie d’un monde disparu, le shtetl et son condensé d’humanité, l’errance et l’exil politique.

    Le lecteur, peu familier de l’auteur de La Marche de Radetzky, peu ou pas nostalgique d’un monde disparu, mais intéressé à la figure de l’exil, lira, lui, avec profit cette prose si proche des préoccupations modernes. Il suivra la trajectoire du vieux Mendel, ce porteur d’eau juif qui n’a jamais quitté sa petite ville de Galicie mais dont les trois fils sont partis qui à Vienne, qui à Berlin ou en Amérique. L’exil est une obligation, parfois un impératif. Rarement un désir. Ici, il y a la guerre et un projet municipal d’installer des canalisations d’eau. « Il avait le choix de perdre son gagne-pain ou de partir rejoindre un de ses fils ». Dans la guerre entre Russes et Autrichiens, Mendel souhaite la victoire de ces derniers : « Il n’y avait pas de pogroms en Allemagne. Alors que l’on tuait les Juifs en Russie ». Mendel doit partir. Envahi par « une joie effrayante », il ira chez son fils Anselm, à Vienne, la grande ville, .

    Court récit, incroyablement dense, particulièrement sensible, aux résonnances universelle et intemporelle. Tous les thèmes de l’exil sont déclinés. Qu’il s’agisse des raisons du départ, de la vulnérabilité du voyageur, de l’arrivée à Vienne et des premières impressions, de l’épreuve de l’administration, des rapports avec la police… Du racisme. Ainsi, pour l’inspecteur Blunk, Mendel est « un Juif, un de plus ! (…) Plus il arrivait de Juifs, plus la situation empirait dans le pays. Les Juifs mangeaient beaucoup, faisaient beaucoup de commerce, beaucoup d’enfants. Ils souillaient la ville ». Les réfugiés que croisent Mendel - Naphtali, Korhus, ou Benjamin - sont devenus marchands par nécessité, des marchands que « la police surveillait, séquestrait, confisquait et chassait… ». « C’était la guerre dans le monde, les gens mouraient à l’entour, et les vivants, eux, devaient bien vivre. »

    Chez son fils, l’eau coule au robinet, Mendel entend le goutte-à-goutte. « Pour la première fois, il ressentit un début d’appartenance à l’eau, à cet élément qui l’avait fait vivre pendant plus de cinquante ans ». Comme l’eau, fluide, claire et disponible, il se montre curieux, ouvert à son nouvel environnement. Mendel « qui comptait soixante-deux printemps, avait l’impatience de la jeunesse. »

    Dans les livres de la bibliothèque ou en discutant avec « le philosophe » Gabriel Tucher, Mendel se nourrie de connaissances nouvelles. « L’esprit ouvert », il veut comprendre ce monde dans lequel il a été projeté. Il en perd ses repères. Lui qui priait chaque jour « ne savait plus où le menaient les routes sur lesquelles il cheminait ». Ebranlé, il a besoin de retrouver un sens. Les épreuves et les injustices quotidiennes, la guerre, tout le fait douter, le détourne ou le ramène à la foi. Il en vient pourtant à oublier de prier, à se dépouiller « chaque jour de nouvelles enveloppes ». L’exil c’est aussi se découvrir autre face à une réalité autre. Où l’on pourrait retrouver ici les œuvres à venir d’un Mohamed Dib ou d’un Driss Chraïbi.

     

    Traduit de l’allemand, préfacé et annoté par Alexis Tautou

    L’Herne 2015, 64 p., 7,50€

  • Albert Camus - Louis Guilloux, Correspondance 1945–1959

    Albert Camus - Louis Guilloux,

    Correspondance 1945–1959

    796578-1.jpgAlbert Camus et Louis Guilloux se sont rencontrés en 1945 chez Gallimard. C’est Jean Grenier, briochin comme Guilloux et professeur de Camus à Alger, qui fit lire le premier au second en 1930-1931. L’auteur du Sang noir et celui de La Peste partageaient bien des points communs et autant de raisons de se lier d’amitié. Il y a la passion pour l’écriture bien sûr, mais cela ne justifie pas en soi de fricoter avec tous les porte-plumes rencontrés. Pourtant, ces deux-là, au détour d’une phrase, jouent leur vie. L’écriture, ils s’y engagent « à fond », jusqu’à en « crever ». « Métier de cinglé ! Mais c’est le seul » écrit Guilloux.

    Il faut aussi évoquer les origines sociales communes, populaires, et les valeurs morales que l’on transporte avec soi pour peu que l’on reste fidèle à l’enfance, à « l’enfance pauvre », aux humiliés et aux opprimés, pour peu aussi que l’on accepte de « rendre compte de la douleur des hommes », « sans haine », comme le firent le Breton de Saint Brieuc et l’Algérois de Belcourt. « Les vrais artistes (…) sont du côté de la vie, non de la mort. Ils sont les témoins de la chair, non de la loi. Par leur vocation, ils sont condamnés à la compréhension de cela même qui leur est ennemi. » La formule est de Camus, elle vaut pour Guilloux. Hommes d’engagement, ils furent donc des hommes libres, imperméables au manichéisme des convaincus, électrons libres en un temps bipolaire. De même, restèrent-ils étrangers aux coteries et au parisianisme - même si « la Sibérie dans les préfectures peut aussi être mortelle » écrit Guilloux.

    L’un et l’autre chantent la vie - « il faut être léger » ou « j’ai toujours adoré vivre » (Guilloux). Agnès Spiquel-Courdille note que « Camus est plus solaire, Guilloux plus habité par le noir ; cependant le premier est rongé par le doute et le second aspire à la lumière. » Bien sûr le crachin breton n’était pas du goût de l’être solaire qui aimait à se ressourcer sous des « torrents de lumières » quand Louis Guilloux, sous le ciel expurgé du moindre nuagelet de Tipaza, semble aspirer «  à revoir les brumes briochines ».

    Ces deux-là seront liés par quinze ans d’une amitié sans ombre, « limpide » selon le mot d’Agnès Spiquel-Courdille Les succès ou les mauvaises passes n’altérèrent en rien la confiance de l’un pour l’autre. D’autant plus, comme l’écrit la préfacière, que « Camus est de ceux qui, loin de se griser de leur notoriété, la mettent au service de leurs amis. »

    Guilloux procrastine, se flagelle pour ses maladresses épistolaires. Camus, lui, est surchargé de travail et d’activités : « je piétine au milieu de la confusion, travaillant une fois de plus contre la montre, et le reste. Tout ce que je fais est contre, contre quelqu’un, contre quelque chose ou contre moi-même ». Il se montre plus bref. Plus pudique aussi, « quand on a pas de goût pour les gémissements, on se met en rond, on se tient tranquille et on attend que ça passe ».

    Agnès Spiquel-Courdille qui a codirigé avec Raymond Gay-Crosier un Cahier Camus aux éditions de l’Herne a réuni et annoté cette correspondance échangée de 1945 à 1959. Ces longues lettres ou télégrammes témoignent de l’amitié, de l’affection, de la tendresse partagée, évoquent les rendez-vous et les séjours à Saint Brieuc (en 1947), à Paris ou en Algérie (en 1948). Guilloux, de retour d’Algérie, écrira dans ses carnets : « je n’ai jamais été colonialiste mais après cette expérience, je le suis moins que jamais. Je me sens ici mauvaise conscience. (…) Je me sens parfaitement étranger, occupant »

    Cette correspondance rend compte de l’actualité éditoriale des deux hommes, des soucis de Guilloux, de la santé fragile de Camus, de ses crises et périodes d’abattement, de dépression… Si les questions politiques y sont absentes, en revanche, entre « Louis » et « Albert », on « parle » livres, écriture, influences, préoccupations communes, considérations sur l’art, la pauvreté, on échange des textes, on se nourrit des commentaires de l’autre, on se corrige... En fin de volume sont proposés quelques textes écrits par (ou sur) les deux écrivains. Il y a notamment l’avant propos de Camus à La Maison du Peuple et la polémique (« la déclaration de guerre à Camus » dixit Louis Guilloux) lancée dans Libération par Claude Roy ou la belle évocation de Guilloux par Vivette Perret (1980).

    Cette correspondance se referme sur une chronologie qui permet à Agnès Spiquel-Courdille de glisser quelques témoignages de leurs « causeries » et autres soirées « illuminées par la tendresse et les talents de conteur de Guilloux » (Catherine Camus), d’élargir aussi la focale sur ces quinze années d’amitié.

     

    Edition établie, présentée et annotée par Agnès Spiquel-Courdille, Gallimard 2013, 250 pages, 18,50€

  • Yahia Belaskri Le Livre d’Amray

    Yahia Belaskri

    Le Livre d’Amray

    lelivredamrayfront-hd-572166.jpgComme Abdelkader Djemaï ou Kamel Daoud, Yahia Belaskri est un né à Oran, en 1952, deux ans avant le déclenchement de la guerre de Libération. Dans le tumulte des dernières déflagrations, alors que déjà des pleurs et des cris de souffrance déchirent l’aurore qui pointe, le gamin a dix ans. Les fantômes d’une décennie de ténèbres et de lumière s’installent, bientôt ils hanteront les mémoires. Le gamin marche vers son adolescence, l’enfance est derrière lui. A l’instar d’Amray, le narrateur de son dernier roman, Yahia est sans doute le premier de la famille a décroché quelques titres scolaires. C’est d’ailleurs bardé d’un diplôme de sociologie, qu’il s’en va, comme Amray, offrir ses services à plusieurs entreprises du pays. En vain, semble-t-il, ou alors serait-ce par goût des mots - et de la vérité – qu’il embrasse la carrière de journaliste ? Quelques mois après le sanglant acte de naissance algérien des révolutions dites arabes, en octobre 1988, Belaskri débarque en France. Pendant une vingtaine d’années, il travaille comme journaliste (à RFI notamment) et participe à des ouvrages collectifs. En 2008, la cinquantaine bien entamée, Belaskri publie son premier roman, Bus dans la ville (Vents d’ailleurs). Un romancier est né. Il va tracer son sillon, affirmer sa singularité. Deux ans plus tard paraît Si tu cherches la pluie, elle vient d’en haut (Vents d’ailleurs) gratifié du Prix Ouest France-Etonnants Voyageurs et du Prix Coup de cœur de Coup de Soleil Languedoc-Roussillon. En 2012, sort Une longue nuit d’absence (Vents d’ailleurs) et, en 2014, Les Fils du Jour (Vents d'ailleurs) récompensé par le Prix Beur FM-TV5 Monde et du Prix Coup de cœur des Journées du Livre Européen et Méditerranéen.

    Au fil des ans et des romans, Belaskri s’est installé dans le fécond et talentueux sérail des auteurs (et auteures !) algériens. Dans une langue classique qui empreinte de plus en plus à la figure poétique, il porte un humanisme radical, sans concession ; une attention aux humbles, aux laissés-pour-compte : espagnols, juifs et populo du bled, bâtard, sang mêlé et autre métis, aux exilés du dedans et du dehors, tous nés des rencontres, violentes (colonisation) ou pacifiques (migrations modernes). Il dénonce les enfermements identitaires, le dévoiement de l’islam, les amnésies des Histoires officielles, les indignités faites aux hommes. Et aux femmes. Ce n’est pas un hasard si Belaskri, l’oranais et l’algérien, inscrit son humanisme dans la relation à l’autre, fait l’éloge de la fraternité et de l’amour, de la connaissance et du mouvement, scrute les transformations, les métamorphoses nées du voyage, de la rencontre, du décentrement.

    Depuis 2008, Yahia Belaskri est devenu un écrivain de premier plan. Une voix qui compte, et ce Livre d’Amray, truffé des thèmes chers à l’auteur, le confirme ; s’il en était besoin. Comme lui, Amray nait dans un pays en guerre. Un pays jamais nommé. Bien sûr, l’Algérie occupe toutes les têtes et toutes les phrases. Et peut-être que Belaskri glisse bien d’autres éléments de sa propres biographie. Pour Amray, la fin de la guerre ne signifie pas le retour de la paix. A la rentrée scolaire, il cherche Shlomo et Paquito, ses copains et complices. Ils ne sont plus là. Disparus. Il ne les reverra plus. Un vide et des interrogations. Bientôt tout s’éclairera d’une lumière métallique et verticale. A son tour, Octavia doit partir. Elle et ses parents n’ont plus « de place ici, toutes les portes se ferment  » confie-t-elle à son jeune amour. L’incandescence de la douleur consumera Amray jusqu’à en faire un exilé de l’intérieur, un poète-résistant. Puis, Manon, sa dévouée et efficace prof de français, sera virée par sa hiérarchie. Motif ? : « elle est néfaste pour nos enfants et nos constantes qu’elle ne cesse de miner ». Les sempiternelles « constantes nationales » algériennes sont aux uns ce que « l’identité nationale » est aux autres. Tandis qu’Amray, par les livres, l’amitié et l’amour, apprenait à embrasser le monde, le pays se refermait, jusqu’à emprisonner son peuple, « que ne m’a-t-on dit pour me faire croire que j’étais un homme libre ? ». Amray raconte une « défaite », la sienne, et celle de ceux qui, dans un pays qui attend encore « les noces du soleil et de la mer », lui ressemblent : « Enfants et vieillards avaient le même âge, celui de la chute et du vide. (…) Partout, le même dénuement, la même servitude. Dans les regards, la résignation des vaincus. Mais où sont les vainqueurs ? ». Il raconte sa vie, cherche, entre vertige et sacrilège, un chemin, un autre chemin : « Peut-être faut-il renouer avec les ancêtres venus du nord et ceux venus de l’est, ceux du sud et ceux de l’ouest, ceux qui se sont soumis et ceux qui se sont battus. Ou faut-il les ignorer, eux qui ont tout perdu ? Et ne me parle pas des héros, oublie ! Héros sans gloire ni fait d’armes. Pantins démantibulés, désarticulés sur un autel factice, bêtes de foire à exhiber sans fin. (…) Il vaudrait mieux les piétiner, ces héros partis trop tôt. Sinon, de rage exulter. Faut-il nommer l’indicible douleur qui irrigue les rides et inonde les montagnes ? Faut-il, avec les mots de sang, tracer d’autres voies, ouvrir d’autres sentiers ? Non, non. Osons avant tout interpeller les dieux, pas les saints ni les prophètes, les dieux, les convoquer, les interroger, puis les répudier. »

    Il ne faut pas se laisser abuser par la chaleur et les sourires de l’auteur. Son regard, empreint de bienveillance, cache de terribles colères. Contre les obscénités et les vilénies des pouvoirs - en kamis ou en treillis. Pour leur malheur souvent, pour le bonheur du lecteur et parfois pour le bien des peuples, les poètes sont « une race irritable ». Et les poésies de Sénac, de Hamid Skif et autres, qui émaillent ce roman, montrent à quel point Baudelaire avait raison. Irritable et dangereux : comme ces vers, définitifs !, du poète assassiné : « J’ai vu ce pays se défaire / Avant même de s’être fait / J’ai vu la joie, l’honneur, la beauté n’être plus / Qu’un masque délavé sur la plus lamentable racaille » ! A l’école, au temps de la guerre, Amray puise dans ses lectures « les mots, les signes qui me feront oublier les barbelés ». Plus tard, ses lectures alimenteront sa « rage » - « Et moi j’avais la rage puisée dans les livres ».  Oui ! les poètes sont une « race irritable » ! Et cette plume, sensible, charnelle, douce, est capable de décocher quelques flèches assassines en direction des « imposteurs » et des « charlatans », et de poser cette terrible question : « faut-il déblayer les ruines afin qu’elles rendent les rires ensevelis ? » Et quand ils restent impuissants face au dérèglement du monde, les mots « sauvent » : « Tu sais ce qui me ferait plaisir ? demande, avant de partir, Octavia à Amray, que tu me fasses vivre dans tes mots ». Tout au long de ce roman, par ses mots, par les vers qu’il emprunte, Belaskri le bibliophile et bibliovore montre la puissance performative, et donc politique, de la littérature.

    XVMbdea9dc2-6340-11e8-9882-4b8d910f489c.jpgLe Livre d’Amray raconte l’histoire de son pays. Son passé métissé, sa mémoire lointaine où s’entremêlent les influences et les trajectoires, les aïeux, les siens mais aussi ceux d’Octavia, de Shlomo et de Paquito, ces figures vers qui il faut se tourner pour retrouver le cours d’un fleuve détourné. Ici se croisent Augustin le chrétien, Kahina la païenne et Abdelkader le musulman. « Cette terre a été foulée par des hommes venus d’ailleurs qui y ont laissé quelques fugaces empreintes. Effacées par les imposteurs, il n’en reste rien, sinon les toiles tissées par des charlatans et leurs obscurs combats. Nulle part je n’ai pressenti ce qui allait advenir, alors je suis retourné aux vastes palais de la mémoire. Je creuse, je fouille, j’examine. » « Je ne vous cèderai rien de mes ancêtres » dit Amray qui peut honorer un père de l’église, une résistante berbère, un émir soufi, si ce n’est en païen, du moins en adorateur de la vie, en célébrateur de l’immanence. Exit ici les promesses de la transcendance et surtout celles agitées par  les « nouveaux maîtres des deux mondes » : « Je ne désire rien qu’une certaine sensation à mes tempes et dans mon ventre, ce fourmillement qui prend racine au bout des orteils avant d’inonder tout le corps, l’émerveillement du jour qui naît, l’enveloppe de la nuit sur mes songes » écrit Amray, dans une veine inspirée par Driss Chraïbi. Il revendique, comme nombre de ses semblables, le droit à la fragilité, à la faillibilité, à la vulnérabilité, le droit même de pêcher. « C’est bégayer qu’il faut, au trébuchet de l’âme » disait déjà Abû Nuwâs : « je suis un homme. Sais-tu ce que cela signifie ? Le droit à la fragilité de l’être, le droit de se tromper, de fauter même, mais de ne pas, de ne jamais renoncer à son humanité. Et les assassins que disent-ils ? Il n’y a pas de faute, il n’y a pas de libre arbitre, ni de pensée affranchie, il n’y a qu’une conscience unique ; celle omniprésente et omnisciente qui s’impose à tous sans distinction. Il n’y a pas l’ombre d’un doute et la vérité est une. La leur. »

    « Je suis vivant / vous avez sous estimez l‘amour » lance à la face des « imposteurs » Amray, en quête d’amour, lui, « depuis deux mille ans » - comme un certain Kateb Yacine. Ou comme Abdellatif Laabi qui, au lendemain des attentats de janvier 2015 à Paris, écrivait : "j’atteste qu’il n’y a d’Etre humain/que Celui dont le cœur tremble d’amour/pour tous ses frères en humanité » (1). L’amour donc ! Celui pour Octavia. Comme un rappel. Une histoire à (ré)écrire. A inventer. L’amour comme une subversion. Et parfois, une sédition. N’est ce pas sa propre mère qui dit à Amray que « chez toi, c’est là-bas » ?! L’exil - par la mère et par amour encouragé ! - n’est pas une fuite. Il est certes « brûlure », mais aussi le sismographe des fragiles vibrations d’un cœur qui continue de battre et qu’il faut préserver, renforcer. Il marque l’échec et la culpabilité des « imposteurs ». Belaskri rejoint ici la fière et internationale cohorte des réprouvés. Il y avait Dante (« Si je ne puis rentrer honorablement à Florence, je n’y rentrerai jamais » ; il y avait Hugo (« Quand la liberté rentrera, je rentrerai »), il y avait Edgar Quinet (« Je ne suis ni un accusé ni un condamné. Je suis un proscrit »), il y avait Klaus Mann (« Dans notre patrie, la mort par asphyxie nous guettait »), il y avait Chraïbi (dont le héros du Passé Simple, dans l’avion qui l’emporte vers la France, pisse au-dessus d’un monde qui le dégoûte)… Il y a Amin Maalouf (« Tout homme a le droit de partir, c’est son pays qui doit le persuader de rester »), il y a Ha Jin (« La Chine m’a trahi, alors je refuse de rester plus longtemps son sujet »), il y a Jésus Diaz (sur « l’exaspérante humiliation que signifiait être cubain à Cuba »)… et il y a aussi Belaskri (« C'est une patrie haïssable, alors oui, je la trahirai... ». N’y a-t-il pas là de quoi faire taire les médiatiques procès de tendance, les procès d’intention politiques, les procès des moralistes de pacotille intentés contre les exilés et les bannis ? N’y aurait-il pas là de quoi commencer à instruire le procès des « imposteurs » ?

    Par souci d’universalité, pour ne pas emprisonner le roman et l’auteur, pour déjouer quelques travers de la critique (voir les réceptions de Kamel Daoud ou de Boualem Sansal), le pays d’Amray n’est donc pas nommé. Et l’universalité du propos est telle que sa pertinence peut aussi se mesurer à l’aune des spasmes et des crises de nerf de la société française. Crispations des mémoires, congélations des identités, peurs et délires obsidionaux… L’universalisme de Belaskri puise son souffle spirituel au foyer ardent d’Ibn Arabi ou de l’émir Abdelkader, de Kant ou de Marc Aurèle, de Driss Chraïbi ou de Kateb Yacine. Voilà aussi ce qui en fait un écrivain d’importance.

    Zulma, 2018, 144 p., 16,50€

     

    1- Et comme sur ce point, face aux semeurs de haine, il ne faut négliger aucune force, les renforcer toutes, les faire converger, jeter des passerelles, citons le « make love great again » prononcé aux funérailles d’Aretha Franklin le 30 août dernier à Detroit par Stevie Wonder soi-même : « We can talk about all the things that are wrong, and they are many, but the only thing that can deliver us, is love. So what needs to happen today, not only in this nation, but around the world, is that we need to make love great again ».

     

  • Mes cousins des Amériques

    Arezki Métref

    Mes cousins des Amériques

    maxresdefault.jpgA l’occasion de deux séjours en Amérique du Nord, d’abord, à l’été 2015, aux Etats-Unis, en Californie et dans le Nevada puis, un an plus tard, du côté de Montréal au Canada avec deux excursions à Ottawa et à New York, Arezki Métref, journaliste et écrivain algérien, note méticuleusement, consciencieusement, ses expériences, rencontres et impressions de voyage. Depuis les années 90, Métref a rejoint et enrichit cette diaspora algérienne disséminée désormais « aux quatre coins » de la ronde planète. Lui du côté de Paris, quand ses « cousins » s’enracinent de l’autre côté de l’Atlantique. Est-ce le goût pour un ailleurs élargi ou seraient-ce les frilosités de l’hospitalité française, en tout cas, de la colonisation à la mondialisation, l’algérien, cultive à son tour le don d’ubiquité. Il y aurait-il alors une façon algérienne de faire son trou, sur les « espoirs et désenchantements » de l’exil ?

    Il ne s’agit pas de généraliser et d’essentialiser ce qui ne peut l’être, mais de picorer, ici ou là, dans ces « détails insipides, événements insignifiants » quelques traits communs, partagés par des membres de cette grande famille qui, volens nolens, ont dû s’esbigner de leur si jeune et déjà si vieux bled. Les Algériens ne seraient-ils pas des « macronistes » avant l’heure tant ils semblent passer maîtres dans l’art de cultiver le « en même temps» : fiers et en même temps déçus, heureux et en même temps malheureux, généreux et hospitaliers comme nuls autres et en même temps sourcilleux et susceptibles comme pas deux, solaires et en même temps nostalgiques, déjà d’ici et en même temps, encore et toujours, un peu là-bas, rassemblés et en même temps divisés par moult clivages - politiques, idéologiques, culturels, linguistiques…

    Pour la plupart, ces « cousins » que Métref s’en va visiter ont débarqué dans le nouveau monde dans les années 90. Attirés, ou non, par le rêve américain, ce rêve ici ne barbotte pas dans un romantisme de mauvais aloi. Dans ses Écrits sur l'aliénation et la liberté, Frantz Fanon laisse entendre qu’« il n’est pas possible à un Algérien d’être vraiment algérien s’il ne ressent pas au plus profond de lui-même le drame inqualifiable qui se déroule en Rhodésie ou en Angola ». On pourrait décliner et actualiser ad libitum le propos. « En tant qu’algérien » donc, et pour paraphraser Hannah Arendt (voir Barbara Cassin, La Nostalgie. Quand donc est-on chez soi ?, Autrement, 2018), il est difficile et même impossible d’oublier ces autres « cousins », que sont les peuples autochtones d’Amérique, victimes ô combien tragiques de la colonisation ou ces figures de la contestation (Angela Davis ou Mohamed Ali) et de la « contre-culture » (Bob Dylan) qui ont accompagné la « formation politique d’une partie de la jeunesse algérienne » à commencer par celle de l’auteur. Depuis, libéré des tourments de l’adolescence et des réquisitoires de la doxa nationaliste, il peut « découpler l’inique politique internationale de la curiosité quasi anthropologique que suscite la société américaine ».

    Métref glisse, comme en miroir, quelques éléments de sa « matrice volatile », « idées reçues et préconçues du voyageur basique en goguette », la carte et les recompositions de son imaginaire américain, la géographie de son monde intérieure. La littérature - on ne se refait pas - y occupe une bonne place Et les Algériens (Kateb Yacine, Mouloud Mammeri, Nabile Farès…) côtoient les Américains (Jack London, Dashiell Hammett, Armistead Maupin, Allen Ginsberg, Marc Twain, John Steinbeck, Jack Kerouac, Hunter Stockton Thompson) ou un Danny Laferrière dégustant un couscous, ici aussi royal, payé en douce, bien sûr, par l’Algérien restaurateur - toujours cette générosité et cette discrétion à la sauce algérienne.

    Le ton est enjoué. Le texte file au rythme des escapades, au pas de course souvent, porté par une langue littéraire en diable où la formule tangue entre poésie et journalisme. Un parfum de nostalgie s’échappe de chaque page. Nostalgie de l’enfance et du pays, du goût proustien pour une garantita d’Alger (kalentika à Oran) retrouvé à la terrasse du Café du 5 juillet à Montréal. Nostalgie pour ce « ce qui n’existe plus chez nous autres Algériens ! », « une douce et fine rectitude morale » (le nif peut-être) et l’« intelligence du cœur », écrit l’auteur qui, de ce côté et en l’occurrence, n’a pas à se plaindre, tant ses/ces « cousins d’Amérique » brillent en disponibilité, générosité, chaleur. Nostalgie aussi, non pour ce qui a été et qui n’est plus, mais pour ce qui aurait pu advenir et qui n’est pas. Nostalgie des espoirs déçus, des rêves volés, des mémoires et des fleuves détournés. C’est peut-être pour cette dernière que tout est objet de comparaison avec la proche et lointaine Algérie : l’état des routes, le comportement des automobilistes, la propreté de la Californie, la discipline des uns, l’incivisme des autres, le respect des traditions amérindiennes pour la nature et l’ancienne sacralité du paganisme des campagnes algériennes, les luttes indépendantistes québécoises et les débats sur la question culturelle et linguistique en Algérie sur fond de « combat pour la culture berbère » - combat mené à coups de « slogans ronflants mais d’où toute culture est bannie » dixit un « cousin » perspicace. Et lorsque l’auteur parle de défense identitaire et de résistance, son ami Hacène offre une vision moins rigide : « on peut garder le français tout en possédant l’anglais, langue dominante qu’on le veuille ou non. Mieux vaut avoir une langue en plus qu’une langue en moins, non ? ».

    C’est peut-être aussi « en tant qu’Algérien » que « notre » pérégrin se montre sensible aux émigrés-immigrés aux semelles de vent, aux exilés d’infortune mais résiliant, à « l’aspect multiethnique » des maréchaussées, des villes et des quartiers, des rues et des devantures, des langues et des saveurs. Jusqu’à réveiller les mânes d’Edith Piaf au Carnegie Hall à New York. Piaf qui, entre parenthèses, n’était pas d’origine algérienne mais plutôt marocaine, point kabyle mais plutôt chleuh en tant que petite fille d’Emma Saïd ben Mohamed, berbère marocaine par son père né du côté d’Essaouira. Reste ce constat, l’essentiel peut-être en ces temps de simplifications et de fabrique de bouc émissaire : « si on expulsait de Californie tous les Mexicains, au bout de trois jours, les Etats-Unis n’auraient plus rien à manger ! » Mais de cela, le grand peroxydé de la Maison blanche et ses ouailles se contrefichent. Et d’autres d’ailleurs.

    Il est vrai qu’en matière d’exil, algérien ou non, « le mas de Cocagne n’existe pas, c’est la moralité de l’histoire », résume Métref. Contraint ou pas, le candidat à l’ailleurs doit donner de lui-même. « A chaque fois [c’est] la même histoire qui revient. Celle d’immigrants courageux qui veulent transformer, et parfois y arrivent, le déracinement et une forme de nostalgie en combustible pour se faire un nouveau départ ». « Algérien » n’est pas que l’anagramme de « galérien ». Loin de son Ithaque, l’Ulysse de Tizi, d’Alger ou d’Oran commence par « bricoler », depuis son breakfast kabylo-québécois où les thighrifines (crèpes aux mille trous) sont arrosées au sirop d’érable jusqu’à parler « indifféremment et parfois dans la même phrase, le kabyle, dardja, le français avec ou sans l’accent kabyle et québécois, l’anglais », inventant une nouvelle et savoureuse novlangue. Ainsi, pour expliquer son départ, Amine confie à l’auteur : « il n’y a pas que les conditions matérielles. C’est qu’en Algérie, makache the hope (no future). » On bricole donc et on compose ; on bricole et on construit ; on bricole et on vivifie ; on bricole puis on engendre, à l’instar des trois cents Algériens de la Silicon Valley (enseignants et cadres informatiques) - « c’est la première fois depuis des années que je rencontre des Algériens vraiment bien dans leur peau » - ou de cette tripotée de professeurs, journalistes, scientifiques, responsables divers installés, qui au Québec, qui sur la côté ouest étatsunienne. Au point que Métref écrit, qu’au Canada, les Algériens « se sentent vite concernés par la vie publique. Rien à voir avec les Algériens de France qui s’en sentent exclus ». Voilà qui paraît bien injuste et surtout bien trop rapide pour résumer la longue, ancienne et… citoyenne présence algérienne en France. Fut-elle trop souvent contrariée. D’ailleurs, au Québec même, l’image des quelques 100 000 immigrés algériens – ils étaient 40 000 en 2001 « à l’origine composée de cadres, ce qui semble être de moins en moins le cas. Cadres déclassés souvent » - serait aujourd’hui écornée : « la métamorphose au fil des ans de l’immigration algérienne de plus en plus gagnée par le port de signes ostentatoires d’islamisation des apparences. Le voile pour les femmes et la barbe canonique pour les hommes concourent à produire ce qu’un observateur appelle, peut-être un peu hâtivement, la « daeshisation du look ». Notamment du côté de la rue Jean-Talon, « la Bab el Oued ou le Barbès de Montréal », le « ghetto algérien » baptisé très officiellement en 2009 « Le petit Maghreb » en présence du maire de Montréal soi-même ! Chaque communauté se pousse pour avoir son petit « territoire ethnique », sa petite reconnaissance pseudo identitaire vite synonyme de fermeture : « cet espace qui devait mutualiser nos efforts pour donner de nous-mêmes une image positive, socialement et économiquement dynamique, n’a-t-il pas au contraire mutualisé nos défauts ? ». Voilà qui donne à réfléchir sur les cadres collectifs choisis et les attitudes individuelles.

    Bien sûr, il n’y a pas une façon algérienne de vivre l’exil. Il y a juste le parfum d’une histoire particulière, les saveurs d’une culture originale qui en imprègnent les contours. Pour le reste, il y a ce que Métref appelle « le tronc commun » : « la nécessité de se battre avec pugnacité pour ne pas se laisser anéantir par le découragement et l’échec. Certains gagnent la partie, d’autres survivent au ras des flots, d’autres enfin sombrent dans le déclassement et parfois dans la contrainte du retour.  » Et pour ne pas laisser chaque exilé à sa seule responsabilité (ou culpabilité), à sa réussite ou à son échec, c’est ici qu’il convient d’interroger, de pointer du doigt, de mettre au pied du mur les dirigeants et les politiques publiques. De part et d’autre.

    Koukou Editions, 2017, 215 pages

    Disponible à la Librairie "La Maronite" : 37, rue des Maronites, 75020 Paris

    Tel : 01 77 18 82 25

    Courriel : librairielamaronite@gmail.com

     

  • Peyi an nou

    Jessica Oublié et Marie-Ange Rousseau

    Peyi an nou

     

    peyi an nou couv gif.gifBD reportage, BD documentaire, particulièrement documentée même, où l’histoire familiale de Jessica Oublié (mère guadeloupéenne, père martiniquais) rejoint l’histoire migratoire nationale, où les silences parfois agacés des ainés laissent les générations d’après comme orphelines, où les non dits, et parfois les mensonges de la France administrative et politique fabriquent des citoyens ignorants, partant possiblement hostiles. Peyi an nou raconte l’exil de ces Antillaises et Antillais embarqués dans les années 60 et 70 pour venir se les geler et trimer en métropole. Bien sûr, ceux-là, à la différence des enfants de la Réunion - chers à Michel Debré soi-même[1] - ou des travailleurs indochinois des années 40[2], on ne les a pas forcés. Juste incités. Et, comme toujours, en matière de migrations, la France est-là pour rendre service. Aujourd’hui ne prétend-on pas accueillir « toute » (sic) « la misère du monde » (resic), servir un plat de lentilles aux démunis ? Hier, il s’agissait d’offrir des perspectives de travail, des formations et des plans de carrière à faire pâlir de surprise et rougir de confusion le premier Antillais venu. Bonne mère, la France préfère exposer à la face du monde, son grand cœur ; par pudeur sans doute, elle tait ses petits besoins. Des besoins que l’Etat et le patronat satisferont des années durant en allant – autre temps autre mœurs – assouvir leur appétit de main d’œuvre en Europe du Sud, en Afrique du Nord, du côté des Antilles, de la Réunion et, dans une moindre mesure, de la Guyane. Qu’importe aux dirigeants politiques et économiques les remontés gastriques et les indigestions. La responsabilité, dont les uns et les autres se gargarisent à longueur de prêches, tient en une formule, davantage royale que biblique, « après moi le déluge ».

    peyi an nou 3 gif.gifIl faut dire que sous les cocotiers la pression démographique, plus encore que le savoureux ty punch, avait de quoi faire tourner la tête de nos « responsables » politiques. Pas loin de six enfants en moyenne par martiniquaise et guadeloupéenne dans les années 1960- 64. En revanche, si les bras ne manquaient pas, le travail, lui, se faisait rare. Pas très bon pour le moral des troupes et comme ferment contestataire - voire indépendantiste - y’a pas mieux. Alors, pourquoi ne pas faire miroiter une place au soleil des Trente glorieuses ? Résultat, dès les années 50 et jusqu’au mitan des années 70, les Antilles deviennent terres d’émigration. A Paris, à l’heure des yéyés, la biguine et ses avatars s’apprêtent à reprendre des couleurs. Tout fut organisé par les différents gouvernements pour faire venir les Antillais. « Nos responsables » politiques se sont retroussés les manches et trémoussés d’importance pour amblousser nos concitoyens ultramarins. Jusqu’à payer à chacun et chacune son voyage. Aller seulement… point trop n’en faut tout de même. Crée en 1963, le Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer (Bumidom) fut au cœur du dispositif réglementaire et administratif. Mais, comme souvent en matière migratoire, il y a loin de la coupe aux lèvres et les belles promesses se briseront sur le mur (ou le dur pépin) de la réalité : les emplois seront subalternes, la paie maigrichonne, les formations faiblardes, la promo rachitique et le logement riquiqui. A la poste, dans la police, dans les hôpitaux et les autres administrations publiques, il n’y eut pas de quoi entretenir le vertige méritocratique. Tout partit en eaux de boudin. Pas bégueules, les Antillais, qui s’y connaissent eux en boudins, firent avec. Comme d’autres.

    C’est cette longue histoire que racontent Jessica Oublié pour le texte et Marie-Ange Rousseau pour les dessins. Une enquête de deux ans, précise, riche en témoignages et entretiens avec de nombreux spécialistes (dont Françoise Vergès, Sylvain Pattieu, Anton Perdoncin, Stéphanie Condon, Ary Broussillon, Claude Valentin-Marie ou Pap Ndiye), une enquête, à cheval entre les Antilles et la métropole, menée auprès de rien moins que trois générations : celle des « migrants », celles des premières et des deuxièmes générations en y incluant, pour chacune de ces dernières, « les métisses ». Car derrière ce travail d’investigation sur le premier âge de l’émigration antillaise, les auteures lèvent le voile sur les conséquences - aux Antilles, sur les hommes et les femmes exilés - de politiques à courte vue ; de politiques honteuses. Il est question du mécontentement in situ, des luttes et mobilisations des populations, comme du « développement contrarié » des Antilles. On estime qu’entre 1967 et 1974, la Guadeloupe et la Martinique ont perdu respectivement 39 000 et 40 000 habitants, soit près de 12 % de leur population résidente. Il y a donc l’Histoire et il y a l’intime, fait de « fissures » dans les généalogies, de bricolage culturel ce que d’autres nomment les recompositions identitaires, de fidélités et de l’émancipation des plus jeunes, sans forligner - le fameux héritage sans testament. Les auteures évoquent aussi le cas de ces Antillais passés par la case Bumidon et qui, azimutés, se coltinent depuis souffrances, mésestime de soi et autres troubles psychologiques. Jessica Oublié et Marie-Ange Rousseau ne négligent pas les aspects culturels : mode de vie, cuisine, proverbes, langue créole etc. Elles offrent ainsi quelques plages de respiration, restituent aux protagonistes de cette histoire leur part d’humanité, ou, plus simplement, cette dimension humaine faites d’émotions, de quotidien, de parcours, de partage, etc.

    peyi.gifEn ouvrant l’album, on craint une présentation par trop didactique et démonstrative mais très vite, la bédé, texte et dessins, trouve son rythme et dégage un parfum de… familiarité. Familiarité avec « nos » deux protagonistes qui, d’entrée et tout du long, se mettent en scène et mettent en scène leur travail, sa progression, les rencontres, entretiens et voyages. Cela donne une bande dessinée colorée, vives, pétillantes d’informations et de spontanéité. Quinze chapitres, tous introduits en créole, structurent le récit. Le découpage, en mode vivace, est servi par une ligne épurée, légère. Les dessins, où dominent portraits et visages, participent de l’humour de cet album.

    La population antillaise comptent aujourd’hui quelques 386 000 personnes installés, avec plus ou moins de bonheur, dans ce Peyi an nou, à tout le moins dans « un pays qu’ils pensaient être le leur » comme l’écrit Jessica Oublié. Si l’émigration n’a pas permis d’aider au développement des Antilles, il est un fait incontournable, elle a élargi l’espace de vie et de reproduction, l’espace de culture et de création des Antillais, bien au-delà des territoires d’origine. Faisant, ici encore, de la France, de toute la France, un peyi an nou, qu’il faudra bien construire. Volens nolens.

    Steinkis, 2007, 208 pages, 20€

     

    [1] Eugène Durif, Laisse les hommes pleurer, éd. Actes Sud, 2008 et Ivan Jablonka, Enfants en exil, transfert de pupilles réunionnais en métropole (1963-1982), Seuil 2007.

    [2] Pierre Daum, Immigrés de force. Les travailleurs indochinois de France (1939-1952). Préface de Gilles Manceron. Edition Solin-Actes Sud, 2009 et Pierre Daum, Clément Baloup, Les Linh Tho’. Immigrés de Force. Mémoires de Viet Kieu. Préface de Benjamin Stora, La Boîte à Bulles 2017

  • Frédéric Boyer Quelle terreur en nous ne veut pas finir ?

    Frédéric Boyer

    Quelle terreur en nous ne veut pas finir ?

    711x400_frederic-boyer.jpgCe Quelle terreur en nous ne veut pas finir ? a été publié après les attentats de janvier 2015, avant que la photo du petit Aylan ne fasse le tour de la planète, avant l’arrivée de réfugiés et l’érection sur le sol européen de barrières de barbelé et de murs, avant les attentats du 13 novembre. Et depuis, de drame en drame, de tragédie en tragédie, d’urgence en urgence, la lecture de ce « petit livre » comme dit son auteur, devient, jour après jour, cruciale, vitale. Car il s’agit de contenir cette terreur en nous qui, sondage après sondage, semble se répandre et avec elle ces idées de fermeture et de protection, de forteresse à défendre, de passé à protéger, d’identité menacée et malheureuse, de mémoire figée ; la crainte du grand remplacement. Une terreur contagieuse, qui se nourrie de fantasmes, de peurs irraisonnées, disproportionnées. Une terreur qui conduit à la résurgence des idéologies de division, de classement, aux « relents tristes de la vieille souveraineté » qui s’autorise le droit de vie et de mort, le bannissement, la production de bouc émissaires et le retour de la race. Le tout emballé dans une pseudo morale – car il en faut une  - imprégnée de certitudes républicaines ou civilisationnelles, du « tout n’est pas possible » ou pire du « mieux faut rester chez vous, mieux faut rester vous mêmes et vous nous remercierez ».

    Cette terreur repose sur une illusion : l’illusion de la permanence, de l’immortalité, des civilisations, des cultures et peut-être des hommes. Croire à l’imprescriptibilité des idéologies, des religions, des romans nationaux. Il suffirait de fermer la porte, de rester entre soi pour se protéger, se pérenniser quand l’histoire enseigne le contraire : il n’y a de pérennité que dans le mouvement, le changement, la plasticité, la réinvention, l’échange, la « bâtardise » (Amin Maalouf), dans le questionnement de l’accueil et de sa nécessité, dans l’hospitalité et la présence de l’autre, dans l’horizon et l’espoir d’une autre histoire. « Est ce que nous ne serions pas plus fort en nous agrandissant ? » demande Frédéric Boyer qui rappelle L’art français de la guerre d’Alexis Jenni.

    Il faut risquer notre intégrité, notre histoire commune « sous peine de ne pas préserver notre propre humanité ». Aujourd’hui, plus encore qu’hier, il faut « accepter d’être liés par obligation de tous envers tous (Dostoïevski) » L’exigence éthique rejoint l’effectivité d’un monde devenu, par quelque bout qu’on le prenne, interdépendant.

    C’est de morale dont Frédéric Boyer nous entretient. La vraie, celle qui « ne tranche pas », qui « répare », celle qui tente de renouer les fils. A ceux qui l’accusent, lui et ses semblables, de « bons sentiments », d’« angélique bêtise », il répond que « ce qui demande le plus de courage » est justement de « ne pas rester entre soi ». Comme Pennac, Laabi ou Belaskri[1], avec Saint Augustin et son « amour de l’amour » - « peut-on aimer son frère sans aimer l’amour ? » - il assume crânement ses engagements moraux, et cela est tout sauf facile ! Tout sauf angélique ! Rappelant le Jean Amrouche des Chants Berbères de Kabylie (1938), Frédéric Boyer écrit : « Je prends le parti de l’innocence, justement, humblement, je prends le parti de ne rien comprendre, de ne rien savoir, et qui est souvent la seule force de l’enfance, qui est souvent la seule ressource nous menant à l’innocence, la seule voie éthique. (…) Savoir d’instinct, savoir sans le comprendre que la seule force, la seule valeur, la seule dignité, c’est de ne pas comprendre si comprendre nous fait renoncer à l’amour de l’autre. Voilà ce qui fonde, voilà ce qui fait la légitimité d’une existence. »

    P.O.L. 2015,103 pages, 9€

     

    A lire ici l’entretien que Frédéric Boyer a donné au JDD le 1er novembre 2015

     

    [1] Voir Eux, c’est nous, L’instinct, le cœur et la raison de Daniel Pennac, Les éditeurs jeunesse avec les réfugiés, 2015 ; le poème J’atteste de Abdellatif Laabi ou Yahia Belaskri, Les Fils du Jour, Vents d’ailleurs 2014.

     

  • Slimane Zeghidour, Sors, la route t’attend

    Slimane Zeghidour, Sors, la route t’attend. Mon village en Kabylie, 1954-1962

    th.jpegQuestion : quel pays a connu au cours de la seconde moitié du XXème siècle des déplacements de populations à hauteur de deux millions trois cent cinquante mille hommes, femmes et enfants ? Deux millions trois cent cinquante mille anonymes représentant plus d’un quart d’une de ses soi-disant composantes nationales ? Une migration interne, voulue, organisée, forcée aux conséquences individuelles et collectives désastreuses. Deux millions trois cent cinquante mille hommes, femmes et enfants, expulsés manu militari au petit jour, de leur gourbi (un indice) pour se retrouver enfermés dans un millier de camps (dits de regroupement) ceints souvent de barbelés, parfois électrifiés ! Ce pays a vu encore plus grand que la grande Amérique qui, dès 1942, avait expédié, sans autre forme de procès, 110 000 Nippo-Américains derrière d’identiques barbelés (voir Julie Otsuka, Quand l’empereur était un dieu,  Phébus, 2004). Il faut dire que question camp, depuis au moins 1938, on s’y connaît… en France. Car c’est bien en France, dans une Algérie encore française, que ces déplacements furent imposés. Deux millions trois cent cinquante mille et plus si on ajoute celles et ceux qui se sont agglutinés aux abords des grandes villes du pays ou qui se sont esbignés qui au Maroc qui en Tunisie. « Un peuple en exil » écrit l’auteur, un « tsunami démographique [qui] aura ainsi touché un Algérien sur deux ».

    « Rien n’est, rien ne sera plus comme avant » rapporte celui qui n’avait alors que quatre ans : « La guerre (…) aura tôt retourné notre univers comme un gant. Nos mets, nos mots, nos habits, nos habitudes, tout a changé du tout au tout. En a peine douze mois de conflit armé, la France nous aura plus francisés, et sous toutes les coutures, qu’en cent vingt ans de prétendue « paix française ». « Cet exode qui a « dessouché » tout un peuple, désertifié le djebel, ce repaire millénaire, et, au final, annihilé l’univers paysan, reste un tabou absolu, ici et là-bas, car autant l’Etat français n’aura lésiné sur aucun moyen pour le parachever, autant l’Etat algérien une fois proclamé ne fera rien pour y remédier, et toujours pas un seul geste pour réparer le drame en aidant chacun à retourner en ses foyers. » Pire, un demi siècle après, Zeghidour revient au djebel où il ne peut que constater le « gâchis». « Rien n’aura été épargné par l’incurie, le népotisme, l’inculture historique » écrit-il, « rien qui puisse indiquer tant soit peu l’existence d’un Etat », juste les stigmates d’un « pouvoir, qui n’est rien d’autre, au fond, qu’une intériorisation du dédain colonial, un legs historique catalysé par d’ancestrales haines claniques ». C’est dit ! Retour en arrière.

     

    « D’une main la torture, de l’autre l’écriture »

    th-1.jpegLa plume alerte et affûtée, la pensée subtile et mordante, le regard sombre, l’esprit indépendant, l’essayiste et journaliste remonte le temps pour retrouver l’enfant né à l’orée de l’année 1954, dans une famille modeste, au cœur d’un village kabyle haut perché et encore épargné - pour le meilleur et pour le pire - par la modernité, et où langue et traditions, tout autant païennes que musulmanes, nimbaient de sacralité - pour le meilleur et pour le pire - chaque instant de l’existence. 1954, la guerre d’Algérie éclate, ou se poursuit, après « le divorce sans appel » du 8 mai 1945. « Mes premiers pas ont coïncidé avec ses bruits de bottes » écrit Zeghidour qui souligne que « c’est la guerre d’indépendance qui nous a fait rencontrer les Français. » Mise en présence paradoxale : « d’une main la torture, de l’autre l’écriture (…) ; l’avers et le revers d’une même médaille, soit, en même temps et tout d’une pièce, le pire et le meilleur de la France ». Thème déjà présent chez un Jean Amrouche et que l’on retrouve dans bien des textes écrits par quelques métèques devenus écrivains français qui ont d’abord découvert une Marianne méconnaissable leur claquer la porte au nez. Il aura donc fallu 1954 pour que des Algériens pur sucre tombent sur des Français (plutôt l’inverse ici). Pourtant au XIXe siècle, l’armada tricolore ne s’est pas gênée pour « retourne[r] le bled comme un gant ». Quant aux colons, qui « affluent en masse (…) ; ces prolétaires soudain devenus propriétaires » ils ont été « insatiables » et… sourds aux mises en garde visionnaires du pourtant colonialiste Jules Ferry. Lorsque Zeghidour évoque son père, Belkacem, sa mère Mériem, lorsqu’il revient sur la mort de son frère et de sa sœur Houria ou sur la disparition d’Amar, son frère d’adoption, il le fait avec pudeur, sans taire l’amour pour les siens ni cacher des larmes qu’il ne peut, aujourd’hui encore, contenir. Trois enfants morts ! Voilà, plus que de longs discours, le résultat d’une colonisation injuste et indifférente qui a laissé des hommes et des femmes vivre sans le soin, loin de la civilisation promise, sans autres recours que des croyances et des traditions vaines, inefficaces et parfois mortelles. L’Algérie de papa ? « Deux peuples qui vivent au sein du même territoire, mais pas dans le même pays ». Et parmi les ressorts souterrains des ruptures et violences, il y a peut-être le poids de la sexualité : « les intimités entravées » car « qu’est-ce qu’un voisinage qui met à l’index l’amour, une coexistence, une mixité qui interdit le mariage mixte, un mélange qui refuse le brassage ? Voilà tout le drame de l’Algérie française, l’alpha et l’oméga de son impasse. » Où quand Slimane Zeghidour rejoint Alexis Jenni.

     

    «Passer entre les gouttes » 

    La guerre donc. Et quelle guerre ! Un terrible conflit où « pour sauver sa tête et ne pas risquer de la perdre par la folie, le coup de pistolet ou la lame du couteau, il faudra avoir deux visages, un double langage, l’un pour l’Ordre [ou nidham entendre l’Armée de Libération Nationale], l’autre pour la Rougeaude [« notre Marianne du bled »] ; chacun est alors contraint de mener, yeux et oreilles grands ouverts, une vie double en une seule. » « Je m’aperçois, écrit l’auteur, là aussi, avec le recul, à quel niveau de duplicité il a fallu s’abaisser pour passer entre les gouttes ; jouer le jeu, double jeu, donner le change, louvoyer, mentir avec la hantise d’être confondu. Quel calvaire atroce, aliénant, ont dû subir mes parents. (…) J’ai vécu et revécu ce supplice, j’en ai hérité un fond d’anxiété, un sentiment quasi permanent de vulnérabilité, à savoir que le pire peut arriver à tout instant, partout. »

    Une fois de plus, Slimane Zeghidour rappelle que sous couvert de lutte pour l’indépendance, d’engagements sincère et courageux, ce sont d’antiques guerres claniques, de vieilles rancœurs, d’inavouables jalousies qui furent exhumées, à l’instar de cette rivalité meurtrière du cru qui oppose les Beni-Médjaled aux Beni-Ouarzeddine et que l’oncle Larbi, à la fin du conflit, paiera de sa vie. « Qui l’a tué ? demande Zeghidour. Des Beni-Médjaled, bien sûr ! » Il n’y eut pas de plaintes, encore moins d’enquête. Rien ! « Le départ à l’anglaise des Français et la non-relève par des responsables du FLN ont ravivé les haines claniques, les rancunes intimes ; l’heure idéale pour apurer les vieux contentieux, laver dans le sang des outrages réels ou imaginaires. »

     

    « Je revisite sans un iota d’aigreur ce passé commun qui attend d’être enfin partagé »

    Zeghidour ne réécrit pas le passé, il revisite l’histoire pour mieux faire reculer l’horizon, esquisser de nouvelles perspectives. Il s’inspire de l’historien Michel Heller pour qui « rien ne change aussi vite que le passé ». Zeghidour aborde ces questions difficiles, et encore douloureuses, avec le souci de la vérité, désagréable ou pas. Pas de sentimentalisme, mais la phrase, tout en tenue et retenue, regorge d’émotions et de tendresse pour les siens et pour cette enfance kabyle à jamais disparue. Sans sentimentalisme et sans compromission, Zeghidour s’efforce de renforcer le lien indispensable qui doit rassembler les hommes et les femmes : « je revisite sans un iota d’aigreur ce passé commun qui attend d’être enfin partagé » et ce jusqu’à manifester de « l’indulgence » pour… un Saint-Arnaud ! affublé en son temps, par Victor Hugo soi-même, du triste titre de « chacal ». Ce ton est à la fois une méthode de rigueur et une pédagogie de la relation.

    Zeghidour donne à réfléchir, à saisir en quoi certaines difficultés, enjeux du moment - pervertis par la « discourite » des egos médiatiques et l’embrouillamini télévisuel - peuvent trouver dans cette histoire franco-algérienne si ce n’est des réponses à tout le moins d’utiles éclairages. Exemple avec la sacro sainte intégration. Cette « doctrine de l’intégration » lancée comme en catastrophe par Soustelle, revisitée par Papon, « porte déjà en elle les sous-entendus et les non-dits qui « informent » toujours le discours officiels actuel sur l’islam et les musulmans ». Ainsi explique Zeghidour, l’intégration fut lancée comme un « moindre mal », un choix par défaut, un calcul d’intérêt plutôt qu’une adhésion aux valeurs républicaines, car « mieux vaut les avoir sous la main que sur le dos » - ces Algériens nés d’« une grossesse indésirable » ! Les limites, les non-dits et les mensonges que recouvre ces questions - exposés, avec force mais sans ressentiment - s’étendent au « caractère ambigu, quasiment inné, du régime républicain ». Cette République, ou plutôt ces républicains qui, sur le papier, ne reconnaissent que des hommes libres et égaux en droit, ont fait leur (petite) affaire du double statut : réservant le titre de citoyen à quelques happy few de la colonisation et le statut d’« éternel sujet » aux Indiens du cru, ces Algériens, Français entièrement à part, ci-devant « indigènes » ou « français de confession musulmane ». A propos de religion, même la loi de 1905, dont on se fait aujourd’hui les gorges chaudes et qui sert à certains d’argument d’autorité pour pointer du doigt, accuser, suspecter, l’Etat lui-même a refusé d’en étendre l’application au culte musulman malgré les appels des premiers intéressés à séparer le religieux du politique (on pourra sur ce point se rafraichir la mémoire en écoutant l’émission que Ghaled Bencheikh à consacré à Ali Mérad sur France culture, le 22 octobre 2017).

    Tout n’est donc pas rose et tout n’est pas clair sous le ciel de la République tricolore. Zeghidour n’injurie personne en le disant et en le démontrant. Il s’agit, simplement et utilement, de faire œuvre de connaissance, de sensibiliser, de rester en alerte, en veille. Car, par bien des aspects, le conflit algérien se poursuit ici, en France, aujourd’hui. S’il ne faut pas généraliser cette rémanence, et encore moins en faire un fonds de commerce, il n’en reste pas moins qu’elle infeste encore certains esprits. Ainsi de cette « culture du soupçon policier à l’endroit de tout Algérien, un travers qui, un demi-siècle plus tard, persiste encore et toujours. » De même qu’« hier « sujet français », le citoyen « musulman » est devenu aujourd’hui, à son corps défendant, sujet… à caution ; tenu de s’expliquer, et de rassurer, quant au type de rapport qu’il entretient avec l’islam ». Sans en faire un absolu, une grille de lecture unique et univoque, il faut - avec les exigences que posent Zeghidour ! - interroger « les stigmates mentaux inconscients » laissés par le régime colonial chez « les héritiers – désormais tous citoyens – des uns et des autres, d’ici et de là-bas. »

    Ce retour vers l’enfance pour « ce rejeton de ces fellahs en guenilles » devenu français, parisien, maniant la langue française avec un brio que pourraient lui envier nombre de littérateurs, primés ou non ; ce retour, pour cet homme qui a décidé de poser son barda loin de sa Kabylie natale mais dont les rêves et parfois les cauchemars restent visités par quelques lointaines figures et douleurs, ne serait-ce pas aussi une façon de retrouver une part de lui-même ? De raviver les couleurs et les nuances du manteau d’Arlequin d’une vie où « à aucun moment, tiens-je à souligner, je n’ai ressenti un quelconque décalage entre l’un et l’autre savoir, la leçon de l’instituteur et le fabliau de ma mère, ni accordé plus de crédit à celui-ci qu’à celui-là, ou vice-versa ». Nulle origine ou racine ici, juste le récit d’un citoyen du cru et du moment, d’un « Français, non pas tout court mais tout long, tout au long d’un bon siècle et demi d’Histoire et d’histoires ».

    Les Arènes, 2017, 290 p., 20€

     

  • Nourredine Saadi, La nuit des origines

    Nourredine Saadi, La nuit des origines

    AVT_Nourredine-Saadi_1617.jpgDans, La nuit des origines, son troisième roman, Nourredine Saadi multiplie les références littéraires et soigne sa plume. Un peu trop peut-être, au point de tomber dans un travers perceptible dans son premier roman : l’exercice de style. L’exercice peut, ici ou là, alourdir l’imaginaire et intellectualiser la veine poétique. Pourtant le sujet a de quoi séduire et, si le traitement est parfois poussif, la générosité de l’auteur et l’humanité des personnages habitent les lignes d’un récit touchant.

    La question des origines, du lien avec un passé, hante la littérature algérienne. Des lieux et des objets matérialisaient symboliquement déjà cette question dans les deux précédents textes de Nourredine Saadi. Ici un manuscrit arabe du XIe siècle en est le support. Le manuscrit appartient à Abla, une exilée algérienne, logée dans un foyer de l’Armée du Salut, le Palais de la Femme, à Paris. Abla veut se séparer de cette pièce exceptionnelle, legs de son aïeul maternel, qui représente le lien avec une longue chaîne généalogique, une ville, sa ville, Constantine (qui est aussi celle de l’auteur) et un pays. Pour la jeune femme, vendre ce manuscrit, “c’est comme vendre ma famille, peut-être me libérer de ce foutu pays”. Venue en France “pour échapper à ce passé, à ses spectres, à mes fantômes”, voilà que, sous la forme d’un impossible amour prénommé Alain, tout rattrape Abla.

    Alain aussi est de Constantine. Du moins sa mère, Aïcha. Son père, il ne le connaît pas. Tandis qu’Abla se démène avec une généalogie et un pays qui pour avoir dédaigné son identité pluriséculaire et plurielle a été droit dans le mur, Alain, lui, est sans famille, sans généalogie, sans pays presque, si ce n’est, depuis cette rencontre, la belle Abla. “La nuit des origines” hante chacun. Abla, prénom symbole de fidélité dans la poésie classique arabe depuis le poème d’Antar, devient au cours du récit Alba, la blanche et pure Alba, tandis qu’Alain retrouve son autre prénom, Ali… Éphémères et improbables transformations sur fond de marché aux Puces de Saint-Ouen, l’autre personnage de ce roman, “la Mecque de la brocante, où vient s’échouer trois fois par semaine l’écume des civilisations”. Par la bouche du grand père d’Abla, Nourredine Saadi rappelle qu’“on ne remet pas à l’arbre le fruit tombé.” Quand les règles de la gravitation éclairent les trajectoires des hommes et des femmes.

    Edition de L'Aube, 2005. Prix Beur FM Méditerranée, 2006