Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le tao du migrant - Le blog de Mustapha Harzoune - Page 18

  • La citation du jour

    « La ruse qui consiste à refouler dans une interminable immigrations ou « issus de l’immigration » des millions de ses propres enfants est éventée depuis longtemps ; elle ne sert plus qu’a arroser une incompréhension et une répulsion réciproques, dont seuls tirent profit ces Cassandres à grand bagout mais sans talent qui font profession, commerce et renommée, y compris sur médias publics, d’annoncer de fantomatiques cataclysme en se livrant à la récurrente et creuse mais terriblement nocive fabrication d’un ennemi intérieur. »

     

    Christiane Taubira, Paroles de liberté, Flammarion 2014

  • La citation du jour

    « Il reste et restera toujours à essayer de percevoir l’intensité de la brûlure qu’inflige la blessure percée à vif par la parole raciste. Elle frappe au mitan du cœur, elle incise l’esprit, entame la confiance, consume l’estime de soi. Elle percute celle ou celui qui la reçoit en plein plexus, l’étourdit, le fait chanceler, un temps, ou longtemps, avant qu’il sache s’il tient encore debout où s’il s’ébranle dans un lent effondrement. Cette blessure est à chaque fois personnelle et nouvelle ».

     

    Christiane Taubira, Paroles de liberté, Flammarion 2014

  • Tu deviendras un Français accompli. Oracle

    Saber Mansouri

    Tu deviendras un Français accompli. Oracle

     

    saber-mansouri.jpgSaber Mansouri, est un historien versé dans les études hellénistiques qui, à la sortie de cet « oracle », a déjà publié deux livres consacrés à Athènes (la Démocratie athénienne, une affaire d’oisifs ?, André Versaille, 2010 et Athènes vue pas ses métèques, Tallandier, 2011)  et, comme arabisant, un essai sur L’Islam confisqué. Manifeste pour un sujet libéré (Actes-Sud, 2010). Cela pour dire que ce disciple de Claude Mossé et de Pierre Vidal-Naquet, enseignant à l’Ecole pratique des hautes études n’est pas un dilettante. Ce quadra, appelé sans aucun doute à un brillant avenir au sein de l’intelligentsia universitaire et hexagonale est né en Tunisie. Il y a fait ses classes avant d’atterrir, en 1995, en France « le seul endroit au monde où l’abstrait prend définitivement sa revanche sur le concret » pour parfaire sa formation. Il a du « quitter les siens », les « trahir » dit-il pour tenir la promesse qu’il s’était faite.

    Dans cet « oracle » par lui écrit, il se met en scène, lui le migrant, débarqué comme étudiant, un étudiant contraint aux veilles nocturnes dans des hôtels assoupis pour payer études, gîte et couvert. Ce thésard méritant évolue dans le maquis administratif et la bienveillance d’un autre âge de quelques doctes mandarins. L’oracle s’adresse à lui, le migrant « choisi », élu par la grâce du grand manitou qui croit pouvoir vous claquer la porte au nez ou, miséricordieux, vous introduire dans le vestibule de sa grande et belle demeure du Nord industrialisé et développé, démocratique et civilisé et tout le toutim. L’oracle, descendu d’on ne sait quel sommet,  prononcé par on ne sait quelle bouche, éclairé par on ne sait quelle expérience, quelle sagesse, délivre l’alpha et l’oméga pour devenir « un Français accompli », la nouvelle recrue d’une « intégration raffinée » entendre « républicain », « dreyfusard dépolitisé », « laïc » maudissant « Mai 68 », apologiste de la IIIe République mais impérativement muet sur la IVe, préférant Mauriac le « catholique, engagé et bon écrivain » au Sartre « qui a commencé la résistance à la Libération » (dixit Vidal-Naquet) et féministe - mais « entre le féminisme classique et le féminisme postmoderne et genré ». « Consensuel », il rejettera la loi sur « l’œuvre positive de la France outre mer » mais évitera de « culpabiliser » le pays. Lire Césaire ? Oui, Fanon ? Non ! Bien sûr pas de mariage blanc, etc., etc.

    Sur plus d’une centaine de pages, Saber Mansouri s’en donne à cœur joie. Il y va de ses conseils, de ses constatations, de ses descriptions, tendres ou satiriques. Il manie, de bout en bout, l’humour et le détachement pour in fine évoquer des sujets sérieux : la présence de l’Autre dans le pré carré national, l’intégration, l’identité, les sempiternelles représentations, les heurs et malheurs, la grandeur et la petitesse de la société française, les temps présents et ceux plus lointains, une terrasse de café, un musée, une résidence universitaire, les mille et un prix des mille et une dépenses quotidiennes. C’est de la haute voltige, un jet continue et puissant qui épuise toute recension tant les sujets sont nombreux, les domaines vastes et la plume prolixe et vive.

    Tout y passe, la télé, les one man show des comiques Noirs, la demande de naturalisation, l’UMP, le PS, le FN devenu « fréquentable », Sos racisme, Les Indigènes de la République et le Cran, la littérature (Céline,  Michaux, Hugo, Flaubert, Valéry, Gracq, Bossuet, Lautréamont, Mallarmé, Baudelaire et, dans un autre registre, Katherine Pancol ou Christine Angot). Il y a aussi Barrès, Lavisse ou la noble figure de l’historien Henri-Irénée Marrou. La France c’est aussi les « évidences » de ses éditorialistes, les soldes, l’islam réduit à une religion, amputé de sa part civilisationnelle, ses musulmans qui vont « à la mosquée mais pas au Palais-Bourbon », le voile (sur près de six pages !), le RMI et le RSA, les « bobos » qui aiment tellement les étrangers qu’ils ont « fini par occuper entièrement leurs quartiers ». Le pinard et la littérature qui font leur rentrée presque main dans la main, d’un côté le Beaujolais nouveau et de l’autre le Goncourt… Mansouri débite et débine à vitesse grand V.

    Nouveauté : le ci-devant thésard devenu professeur du sérail lève le voile sur l’Université française, ses limites ou ses paresses. Pour paraphraser Marc Lièvremont après une certaine victoire du XV tricolore sur le XV de la Rose, « quel pied ! » de voir ainsi asticoter quelques sommités, plus habituées à donner des leçons qu’à en recevoir. Saber Mansouri se joue de ces professeurs qui ne cessent d’assigner leurs étudiants étrangers à résidence culturelle et nationale. Ainsi, un doctorant malien devra plancher sur « les techniques agricoles ou le développement durable » mais pas question de se pencher sur « la protection de la côte corse ou bretonne ». C’est niet ! Doctement niet ! Et Mansouri d’offrir quelques sujets de thèses ubuesques en guise d’illustration. Petit florilège non exhaustif : « « Maria Callas et Oum Kalthoum : une comparaison vocale », « L’influence du Nouveau roman sur la littérature saoudienne », « la fin de la IVe République en France et le départ de Ben Ali : éléments de comparaison » ou « La guerre d’Algérie dans l’édition française : 1940-2001 ».

    Après avoir rappeler deux ou trois citations d’une académicienne, d’un philosophe omniprésent et omniscient, d’un président en exercice, il assène : « l’élite française s’écoute parler avec une satisfaction désarmante. Le racisme ordinaire, celui des sots, ne doit pas vous peiner : méfiez-vous toujours du racisme pudique, intelligent et paternaliste. » Après avoir dessillé les yeux de son lecteur, on peut interroger : quel regard porter sur le rôle assigné par la France à « ses » étudiants venues d’ailleurs ou à « ses » Français aux origines toujours convoquées, sur qui  « on compte » « pour redonner du galon à la politique africaine de la France » ? Ne sont-ils pas (aussi) confinés dans un rôle d’intermédiaire, de passerelle, de traducteur, de pion instrumentalisé, rentable, etc. ?  D’ailleurs, « avec les Arabes et les musulmans on parle volontiers de pétrole, de banlieues, de burqa… » explique l’auteur sur un  bon paragraphe, mais on ne parle pas de « l’aristotélisme, du platonisme, de la démocratie, (...) de gastronomie, de Glenn Gould (...) de la paix… »  égrène, sur deux pages cette fois, le même. Toujours ces maudites représentations d’un autre âge, un soupçon de colonialisme, un nuage de condescendance et peut-être pas mal de désintérêt. Aussi, quand la rue arabe manifeste et meurt pour les mêmes aspirations, les mêmes valeurs, on s’étonne, on snobe, on ragote : la démocratie Athénienne à Paris, Londres ou Madrid oui mais à Tunis, Le Caire ou Alger, vous rigolez !

    Conseils aux immigrés « choisis » ? Certes ! Mais cet oracle renferme aussi quelques recommandations bien utiles à tous pour mieux « vivre ensemble ». Urbi et orbi.

     

    Edition Tallandier 2011, 121 pages, 9,90€

  • La citation du jour

    « Face à la confusion des esprits qui voudrait nous enrégimenter dans le Grand Un mortifère des causalités univoques ou nous enfermer dans le Grand Même délétère des appartenances uniformes, on opposera la complexité autrement exigeante du divers et du pluriel. Et, contre la guerre des mondes, on s’entêtera à retrouver le goût du monde, son imaginaire et sa promesse ».

    Edwy Plenel, La Découverte du monde, Stock. 2002

  • La citation du jour

    « La ville n’abritait plus des immigrants venues seulement des anciennes colonies, et quelques autres : toutes les races étaient présentes et vivaient côte à côte, la plupart du temps sans s’entre-tuer. Elle fonctionnait cette nouvelle ville internationale nommée Londres - ou presque - sans être inutilement anarchique ou corrompue ».

    Hanif Kureishi, Le Don de Gabriel, Christian Bourgois, 2002

  • La citation du jour

    « A ses moments de doute, Qaher se demandait s’il trouverait jamais cette place qui lui échappait : Badawi à Raqqah, Syrien en France, travailleur étranger dans les Emirats, sans cesse, il était un étranger parmi les siens ! Mais quand l’optimisme venait le caresser, en revanche, il souriait. Car que pouvait l’apparence contre la ruse ? »

    Mohed Altrad, Badawi, Actes Sud, 2002

  • Ce qu’on peut lire dans l’air

    Dinaw Mengestu

    Ce qu’on peut lire dans l’air

     

    mengestu3.jpgDinaw Mengestu, nouvelle figure de la littérature nord américaine revient en France avec un deuxième roman traduit par les éditions Albin Michel. En 2007 il reçu le Prix du meilleur premier roman étranger pour Les Belle choses que porte le ciel (Albin Michel, 2007). Aux USA, il fut distingué par le très sélect New Yorker comme l’un des vingt meilleurs écrivains américains de moins de 40 ans. Dinaw Mengestu est né en Ethiopie et débarqua aux Etats-Unis avec ses parents alors qu’il n’avait  que deux ans.

    L’écrivain américain sait faire de la fiction avec le réel. Comme il sait rendre réel la fiction quitte à égarer son lecteur. Avec un remarquable sens de l’observation et du détail, Dinaw Mengestu saisit ce qui fait le quotidien de ces personnages pour dévoiler les ressorts secret des existences et les ambiguïtés de la société nord américaine. Ce qu’on peut lire dans l’air raconte le fonctionnement d’un centre pour réfugiés, les attentes et aspirations des demandeurs d’asile, l’attitude des autorités, les craintes de déclassement et l’obsession du statut social d’un couple de Noirs newyorkais de la classe moyenne, les non dits et les sous entendus entre Blancs et Noirs, l’histoire qui s’insinue dans les comportements et les mots des uns et des autres, le rapport à la ville de deux êtres sans racines ou encore le mythe exotico-bobo du « microcosme » métisse new-yorkais alors que « nos clients africains habitaient tous le Bronx, les Chinois une section de Queens à Brooklyn ; tout ce qu’on avait, c’étaient d’étroites et tortueuses enclaves férocement territoriales tassées les unes à côté des autres. »

    Ce qu’on peut lire dans l’air démonte surtout l’insidieuse mécanique de la désagrégation des couples. L’univers romanesque de Mengestu n’est pas rose. Il est implacable, comme est implacable le cours des existences.

    Ce qu’on peut lire dans l’air croise une double histoire de couple. La mariage de Jonas, le narrateur, avec Angela, et celui formé par ses parents, Yosef et Mariam, deux réfugiés éthiopiens. Dans le même mouvement qu’il décompose l’échec de son couple, Jonas remonte le temps. Il refait, une trentaine d’années après, le parcours emprunté par ses parents, une virée en voiture - une Monte Carlo rouge année 1971 - du côté de Nashville. L’histoire familiale, longtemps refoulé, a refait surface, avec dans l’air les lointains échos et les images d’incompréhension, de disputes et de violences. Mes parent « sont toujours restés des inconnus pour moi » dit Jonas jusqu’au jour où, apprenant la mort de son père, il redevient (ou se découvre) le dépositaire, l’héritier et peut-être le prisonnier de leur propre histoire.

    Jonas raconte après avoir tout perdu, son épouse, son travail. Le masque derrière lequel il se cachait est tombé. De son père, il ne lui reste qu’une boite contenant ses ultimes effets personnels. Jonas refait le voyage que ses parents accomplirent alors que sa mère était enceinte. Direction Fort-Laconte, un fort oublié de la mémoire et de l’histoire nationale mais dont la visite, indispensable pour Yosef, constituait une étape sur la voie de l’assimilation. Les vestiges de Fort-Laconte émergent au milieu de ce récit comme une  double figure littéraire. La figure de l’effacement mémoriel d’un moment pourtant fondateur et d’un lieu où nait le mystère. Figure aussid’un besoin de protection, d’un refuge et en même temps de la vulnérabilité, car un jour ou l’autre, le fort, comme toute cuirasse, cédera à une « attaque », à des « coups » venus de l’extérieur. Que s’est-il passé durant cette journée entre le père et la mère du narrateur ? Jonas revisite ce lieu hanté avec pour seul viatique son lot de faits improbables et de fragiles souvenirs.

    Angela et Jonas partagent des enfances traumatisées. Ce qui les avait rassemblés fut justement le même désir de construire autre chose : « jamais nous ne ferions comme ceux qui nous avaient mis au monde ». Mais voilà, après trois ans de mariage, le constat tombe : « on avait échoué sur toute la ligne, et c’était peut-être là que ce situait notre déception réciproque – en dépit de ce qu’on avait pu se promettre on s’apercevait qu’on avait à peine bougé par rapport à ceux qui nous avaient précédés. » Echappe-t-on à son passé ? En tout cas il ne suffit pas de le « railler » comme Angela ni de le dissimuler dans un « coin intime » comme Jonas, ce « coin » où il reléguait tout ce qui pouvait le « perturber ». Jonas se comportait « comme si rien ne s’était passé ». Très tôt, il s’était  « blindé, » avait fait en sorte de paraître « juste assez insignifiant pour me fondre dans le paysage et me faire rapidement oublier ». « Rien de mal ne peut vous arriver si on vous voit pas. C’était ma philosophie à l’époque. » Tout le contraire d’Angela.

    Dans l’air ne flottent que légèreté, évanescence, immatériel, des fantômes, des souvenirs, le sillage d’une couleur, les échos d’une dispute… « Nous laissons des traces de notre passage partout où nous allons ». De ces traces se nourrissent les constructions-arrangements de la mémoire, les bricolages identitaires. « On s’imagine que notre personnalité est une entité solide, figée (…). En réalité, il n’y a rien de plus facile que de modifier l’image que l’on a de soi. » Il suffirait semble dire Jonas d’utiliser le pouvoir des mots. Comme quand il réécrit les dossiers des demandeurs d’asile, histoire de se mouler dans un récit qui renforce les certitudes de l’Occident sur lui-même et sur les autres, flatte son égo misérabiliste et charitable, sa compassion de robot pour une Afrique enfermée à jamais dans le noir de la misère et de la médiocrité. De même quand il décide de raconter à ses élèves la mort de son père, qu’il réinvente sa vie, sa fuite clandestine, son exil… Il semble même qu’il pète les plombs. Et pourtant ce n’est pas pour cela qu’il sera renvoyé. Au contraire, convoqué par le directeur, celui-ci loue l’effet pédagogique de ses paroles sur les élèves.

    En matière d’immigration, d’asile, d’intégration, de relations entre les communautés, Mengestu bouscule bien des certitudes. Ses personnages ne sont pas enfermés dans une singularité ou un déterminisme culturel. Ce qui flotte dans l’air, léger comme un vol d’hirondelles ou sombre et inerte comme de gros nuages, donnent la matière à mille et un récits. Les mots, la littérature peuvent réinventer le réel, réécrire le passée. Pas certain pour autant qu’ils permettent de s’en libérer. L’imaginaire peut bien jouer au chat et à la souris avec le réel. La souris sait aussi se jouer des gros matous.

     

    Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Michèle Albaret-Maatsch, Albin Michel, 370 pages , 22 €

     

  • La citation du jour

    « Chaque vaisseau d’émigrants, vomis par l’Europe engorgée de population, grossit la phalange ennemie qui avance, hâte sa course, précipite la fuite des vaincus et accélère l’heure de la catastrophe. Après avoir stationné dans le Michigan, ces Indiens seront rejetés par-delà les montagnes rocheuses : ce sera leur seconde étape ; et lorsque, grandissant toujours, le flot européen aura franchi cette dernière digue, l’Indien, placé entre la société civilisé et l’océan, aura le choix entre deux destructions : l’une, l’homme qui tue ; l’autre, de l’abîme qui engloutit. »

     

    Gustave de Beaumont, Marie ou l’Esclavage aux Etats-Unis, Aux Forges de Vulcain, 2014

  • Tunisie, Le pays sans bruit

    Jocelyne Dakhlia

    Tunisie, Le pays sans bruit

     

    Jocelyne_Dakhlia_17042011102545.jpgJocelyne Dakhlia revenait ici sur ce « Printemps arabe » à l’heure où les Tunisiens élisaient une Constituante dominée par les représentants du parti Ennahda, dispensateur (à Dieu ne plaise) de la bonne parole à des ouailles oublieuses. Oublieuses ? Peut-être mais (re)devenues « sujet politique » armé d’une exigence citoyenne et démocratique et à qui, conscient des incertitudes du jeu politique, on ne la fera peut-être pas. Là n’est qu’en partie le sujet du livre de Jocelyne Dakhlia, directrice d'études à l’EHESS, qui scrutait cette révolution tunisienne en interrogeant l’« aveuglement » de la France à ce qui s’est passé dans ce petit pays à l’origine de grands bouleversements.

    Dakhlia observe le regard hexagonal. Un regard forgé par plusieurs siècles de relations entre l’Occident et l’Orient, entre la France et ses colonies, entre la Ve République et ce pays qui a accédé à l’indépendance en 1956 et qui, jusqu’à un certain 14 janvier 2011, n’aura connu que les joies de la dictature, version Bourguiba puis Ben Ali. Dictature, dont, ici en France, les dirigeants, tous les dirigeants, se sont allègrement accommodés avec plus ou moins d’élégance, avec plus ou moins de cynisme. La peur de l’islamisme n’explique pas tout.

    Jocelyne Dakhlia montre qu’en Europe, depuis l’antiquité grecque, la démocratie serait à l’Occident ce que le despotisme serait à l’Orient, qu’il soit perse ou arabe. Par atavisme culturel ou paresse de l’intelligence, ce schéma a enfermé la Tunisie dans une seule et unique alternative, un « modèle binaire » : la dictature mafieuse à la Ben Ali ou la dictature rigoriste des islamistes. Entre ces deux versions point de salut et surtout pas du côté des démocrates et autres laïcs tunisiens, éliminés dans les années 60-70 par un Bourguiba chouchou de la doxa occidentale puis persécutés et relégués au rang de « malades » par un Ben Ali chouchou d’une classe politique, économique et commerciale qui a contribué à faire de ce pays « une sorte d’arrière-cour de la France, et de l’Europe, extension récréative, thalassothérapique, et industrielle ».

    La « pourriture coloniale » (Alexis Jenni) gangrènerait-elle encore les esprits, ici, en France, pour avoir des décennies durant vue dans la Tunisie – et au delà – « un pays presque sans histoire », une société figée pour l’éternité, sans luttes, sans diversité, sans aspirations autre que celle qui consiste à se satisfaire, par nature, par essence, d’un despotisme ontologique ? On aimait la Tunisie comme on aimait sa nounou arabe ! D’où sans doute le « scepticisme », l’« incrédulité », les  « résistances » qui accueillirent les premiers pas de la jeune révolution. Le « choc des civilisation » commence dans les têtes qui renvoie l’autre à une différence rédhibitoire au point de détourner le regard devant le spectacle de l’indignité et ce au mépris de ces propres valeurs. Et surtout de ses propres intérêts. Ainsi, la meilleure façon de « contrôler » l’immigration ici en France, ne serait-ce pas d’aider les peuples à vivre en paix et dignement chez eux ? Comme tout un chacun !

    Jocelyne Dakhlia dévoile un héritage, un impensé, un angle mort qui au fond détermine, conditionne tous nos rapports avec l’Autre, réel ou imaginaire, lointain ou à la périphérie de nos centres urbains. Les Tunisiens n’ont pas seulement chasser le dictateur et abattu son régime, ils sont aussi sortis de cet enfermement dans lequel, en Occident, par ignorance ou mépris, on les confinait, un orientalisme d’un autre âge, un exotisme de pacotille au relent de jasmin, de thé à la menthe et autres gesticulations abdominales émoustillantes. « Les mots d’ordre scandés dans les manifestations, « dignité », « liberté », font de toute façon référence, en Tunisie, mais aussi en Algérie, en Syrie ou en Libye, à des valeurs universelles et non pas à des systèmes particuliers. »

    En réintégrant ce que Jocelyne Dakhlia nomme la « commune humanité politique », les Tunisiens nous rappellent à l’ordre. Il faudra construire un nouveau partenariat entre le Nord et le Sud ; repenser la notion d’universalisme ; substituer dans les  relations, l’égalité à la verticalité ; cesser de croire, au nom d’un prétendu retard et d’une téléologie introuvable, que le rapport ne peut-être que mimétique ; en finir avec les pseudos relativismes culturels qui enferment, excluent, rejettent…

    Il faut que la France sorte « des schémas obsolètes » disait Moncef Marzouki, le nouveau président de la Tunisie (le Figaro du 13 décembre) : « Nos amis français doivent s'adapter à la nouvelle donne. Ils n'ont plus affaire à des malfrats et doivent comprendre que nous ne sommes plus des clients, mais des partenaires. La Françafrique ne passera plus par la Tunisie. »

    Pour comprendre ces évolutions en cours et pour préparer celles à venir, le petit livre de Jocelyne Dakhlia, brillant, efficace, écrit sans animosité ni amertume, est un outil indispensable.

     

    Actes Sud, 2011, 119 pages, 15€

     

  • La citation du jour

    « Y’a pas de maman, pas de papa, plus de grands frères, plus de grandes sœurs… Ton bonheur… Tu dois le tailler… avec la fine… pointe… de ton couteau… Tu lècheras le sang avec ta propre langue… Tout passe, même l’insupportable… Quelque part dans le monde, quelqu’un continue de ciseler une prière sur un grain de riz… inlassablement… »

     Abla Farhoud, Quand le vautour danse, Lansman 1997