« Comment leur expliquer, et pourquoi ? Je reviens de Paris, moi, Amirouche. J’y retournerai sans doute. À moins que… Là-bas, on ne nous parque pas, nous sommes admis partout, c’est sûr. Mais partout nous sommes des Norafs. Là-bas il y a les riches et les pauvres, il y a les bandits et les clochards, mais nous ne rentrons dans aucune catégorie. Là-bas nous sommes des Norafs. Pourquoi s’en formaliser, mon Dieu, du moment que nous sommes effectivement des Norafs ? Ceux qui nous regardent de travers sont nombreux. Nous les reconnaissons, bien sûr, et pour les exciter, nous faisons les idiots.
Ceux qui voudraient nous aimer perdent leur temps, car l’entreprise est au-dessus de leur intelligence bornée. À eux, il faudrait dire :
« Vous voulez nous aimer ? Une petite question, Messieurs : pourquoi nous spécialement ? Vous vous intéressez aux clochards, aux voyous, dites-le donc, nous en sommes. Mais ne dites pas que vous vous intéressez aux Norafs. Les Norafs, Messieurs, n’ont rien de particulier, ce n’est pas un mal étrange, inhumain qui frappe subitement votre ville ; il y a des Norafs comme il y a des Italiens, des Bourguignons ou des Suisses. » Et j’ai bien compris que dans l’esprit de ces braves gens, le Norafs est au-dessous de tout. Braves gens, votre âme saigne en nous voyant mais nous n’avons que faire de votre pitié hypocrite. Elle part d’un préjugé écœurant et fait plus de mal que la trique.
Là-bas, mes copains d’Ighil-Nezman ou d’ailleurs étaient fiers de moi qui jouait le jeu sans tricher. Noraf intégral, mais nous avons tout balancé – ramadhan, alcool, jambon.
Nous nous étions libérés de tout, sauf du mépris des Français. Or, ce mépris glissait sur nos cœurs comme les averses sur nos imperméables. »
Mouloud Feraoun, Les Chemins qui montent, Seuil 1957