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  • Un Sujet français

    Ali Magoudi

     

    Un Sujet français

     

     

    11-a-un-sujet-francais-d-ali-magoudi-albin-michel.jpeg37 ans après la mort de son père, le chirurgien, psychanalyste et écrivain Ali Magoudi  décide d’en raconter la vie. Poussé par une lointaine et troublante exhortation paternelle qui veut qu’un jour son fils couche sur le papier l’histoire de son géniteur, il s’en va traquer les méandres du passé.

     

    Mais voilà ! Papa Magoudi, comme bien des pères algériens de cette génération, n’était pas un bavard. Privés de parole dans l’espace public, ces migrants d’un autre temps étaient du genre taciturne à la maison. Quant à maman Magoudi, Eugenia Bronislawa, sa mémoire se révèlera à géométrie variable.

     

    Ali Magoudi entreprend donc, une trentaine d’années après la mort de son père, d’en écrire la vie. Né du coté de Tiaret au bon temps de « l’Algérie de papa », Abdelkader Magoudi s’est exilé en France métropolitaine avant de se dépatouiller de l’occupation, de Vichy d’une Europe écrasée sous la botte nazie, puis, en Pologne, du communisme. Plus tard, il versera son obole aux caisses du FLN mais, comme d’autres Algériens, Boumediene le détournera définitivement de son pays. La vie d’Abdelkader Magoudi traverse donc le siècle.

     

    Côté personnel, l’homme traine sa part d’heurs et de malheurs, sa part de mystères aussi. Ainsi, aurait-il été spolié par les siens de son héritage. Ainsi ignore-t-on quand et comment il arrive en France, quand et comment il rencontre Eugenia Bronislawa, la mère de l’auteur. Un doute plane tout au long du récit sur ses activités durant la Seconde Guerre mondiale, comme sur l’existence d’une première union et de premiers enfants. La famille, ébranlée par la venue au monde d’un enfant mort-né, est secouée par son alcoolisme, ses frasques, ses démêlés avec la justice ou ses crises de violence.

     

    Avant d’entreprendre son enquête, Ali Magoudi ne possède que quelques bribes de cette histoire, quelques éléments enfermés dans une vieille boîte à chaussures. Pendant trois ans, il va courir les archives, confronter les dates et les faits, multiplier les hypothèses et les scénarii, se permettre quelques commentaires où l’autosatisfaction perce sous l’évocation de ses activités passées et présentes. L’enquête est fastidieuse et le compte rendu, cérébral en diable, circonstancié et pointilleux, alourdit souvent le récit qui parvient, malgré tout, à capter l’attention. Car, c’est à une véritable enquête qu’il est donné d’assister, une enquête où les pistes, les impasses et les rebondissements nourrissent l’intérêt du lecteur.

     

     

     

    La question qui se pose est quel est l’intérêt pour le commun des lecteurs que cette vie reconstituée et restituée par son rejeton ? Deux pistes s’ouvrent, celle de la psychologie individuelle et celle de l’histoire collective. Un tel récit peut nous en apprendre sur nos sociétés comme il pourrait nous éclairer sur nous mêmes. La question est de savoir  quelle satisfaction, quel enseignement  l’on retire de ce cheminement sur un texte au fort dénivelé chronologique ?

     

    L’auteur, « Rigoureux. Systématique. Ordonné » comme il se plait à se définir et à le répéter, décrit par le menu ses recherches, la consultation des archives de la police, des archives militaires, nationales, départementales, archives des hôpitaux de Paris, des écoles, d’entreprises privées… Un véritable vade-mecum du parfait petit généalogiste ou de l’enquêteur en micro-histoire.  Tout cela est long et fastidieux. Pour lui, mais aussi pour le lecteur. Comme sont déroutants le méli-mélo des dates, l’entassement des souvenirs et des trouvailles. Entre les détails pointilleux, les descriptions minutieuses, la reproduction de ses missives, quelques digressions intempestives ou autosatisfaites, les supputations et autres hypothèses servis à tire-larigot, on frise, plus d’une fois, le trop plein. On est loin de l’élégante efficacité d’Origines d’Amin Maalouf. 

     

    Ali Magoudi est donc le fils d’une Polonaise catholique et d’un Algérien musulman. Il est ce que des Asiatiques de la diaspora qualifieraient d’une banane : jaune à l’extérieur, blanc à l’intérieur. Lui, a une gueule d’Arabe mais une âme de Polonais. Et ce n’est pas peu dire que de sa branche paternelle, à l’exception peut-être du couscous dominical, il ne connaît rien ou pas grand chose. Certes les propres ruptures du père n’ont jamais permis au gamin de s’approprier cette part d’héritage, comme les silences paternels n’aident pas à reconstituer son parcours et l’histoire familiale. Malgré son prénom et son patronyme, « le psychanalyste des présidents » n’a eu que peu ou pas de rapport avec la branche algérienne de sa famille et avec la culture et la langue paternelles. Ou si peu. Au point que, comme il l’écrit lui-même, il a chassé l’arabe qui est en lui. Les voies de l’identité son impénétrables et les dessous de la psyché peut-être plus encore.

     

    Au bout de ces trois ans d’enquête qu’a appris le fiston ? D’abord, puisque tel est le titre du livre, lui qui considérait son père comme Français, découvre que papa Magoudi, aux yeux de son pays, la France, était un « Sujet français ». Ainsi Ali Magoudi s’aperçoit que les Algériens dans l’Algérie de papa n’avaient pas droit à la nationalité française mais pouvaient s’estimer heureux d’être reconnus pour des « sujets français ». « Français musulman » ? Oui ! « Français de droit commun » ? Non ! Ali Magoudi comprend donc que son père n’était, aux yeux de l’histoire et de la société française qu’un « Nord-Af » ! ». Un membre du deuxième collège tout juste bon à aller se faire tuer pour l’Empire du côté de Verdun ou de Monte Casino et la fermer. Dans la chaîne de la filiation, parler de « brisure générationnelle irréparable » relève sans doute de l’euphémisme.

     

     

     

    Abdelkader Magoudi fut donc un « sujet français », né au temps heureux de l’apartheid colonial, immigré nord africain dans une métropole soupçonneuse, il a du combiner avec l’occupation allemande, Vichy, l’expansion nazie, le communisme en Pologne et même avec la décolonisation et bazarder le funeste et ascétique socialisme de Boumediene. Les « effacements de l’histoire » prospèrent. Des contemporains s’en satisfont, s’en accommodent, s’en dépatouillent. D’autres butent dessus, voient leurs horizons entravés, leur liberté compromise. Ces « effacements » ici sont nombreux : « la destruction des juifs de Plock », le martyr de Varsovie, la colonisation, la Brigade nord-africaine qui ficha tous les « Nord-Af » de 1925 à 1945 ou encore le télescopage de la rafle du Vel d’Hiv et de l’histoire personnelle du narrateur.

     

    Ces quatre cents pages, fouillées, traversent un siècle riche en événements. Les fracas de l’Histoire se font entendre du Sud au Nord et d’Ouest en Est. Ils rythment le fil d’une vie d’un ci-devant indigène, immigré en France, marié avec une Polonaise catholique grâce et avec qui, il a gratifié son nouveau pays d’une belle et sagace progéniture. La vie d’un homme simple, sans gloire mais non sans mérite, dans le siècle. Une vie bien remplie, avec sa part d’ombre et de lumière. Une existence marquée par de nombreuses bifurcations, certaines rédhibitoires, qui en font sans doute le sel mais aussi la complexité. Legs à la fois inestimable et évanescent.

     

    Ali Magoudi débusque quelques secrets de famille, lève des silences mais rien qui n’appartienne au paysage familial de tout à chacun. De ces trouvailles, Ali Magoudi explique, ex-post, comme disent les économistes, certains de ses comportements. Il retrouve les échos de l’histoire familiale dans l’histoire personnelle de chacun des enfants Magoudi. Il piste le cheminement des faits retrouvés dans l’âme des uns et des autres, comment ils se sont infiltrés pour en modeler les peurs  et les frustrations, les contours et les résistances. Cela ravira les détectives es psychologie, les aventuriers de la psyché, les Indiana Jones de l’âme.

     

    Cette enquête offre aussi l’occasion d’ouvrir une réflexion sur le statut du silence : Jusqu’où les silences nous oppriment-ils et quand nous délivrent-ils ? Peut-on se libérer et libérer les siens du fatum familial sans devoir « grimper l’arbre du savoir », grimper parfois jusqu’au vertige. Midek, le frère aîné ne partage pas la passion introspective de son petit frère. Faut-il interroger son refoulement ou plutôt « les raisons profondes » qui animent l’auteur de ce livre et de cette quête insurmontable ? Car après avoir refermé le livre, on a parfois l’impression qu’il n’y a rien là qu’une vie banale. Peut-être est-ce la différence entre une intelligence et une sensibilité fines et un esprit frustre et superficiel… Pourtant, dans le maquis des hypothèses, l’auteur en arrive à dresser ce constat : « mon père a eu une vie sans aspérité particulière dans l’avant-guerre comme pendant la guerre. »

     

    Ali Magoudi ne saura pas tout. Le passé ne livrera pas tout son mystère. Son père repose pour l’éternité avec ses silences et des pans entiers de son existence. Le vertige de la connaissance et du savoir chemine sur une ligne de crête, entre illusion et néant. A l’heure du tout communiquant, de la parole robotisée, les silences d’Abdelkader Magoudi – comme ceux de tant d’Algériens de cette génération – détonnent, surprennent, inquiètent.

     

    D’ailleurs, on en apprend peut-être plus sur l’auteur que sur son père, « sujet français » de la France coloniale mais aussi sujet de cette enquête-étude, où parfois le père paraît par trop désincarné dans un texte captivant, ficelé en diable. Intellectuel aussi : on est loin des évocations paternelles de Magyd Cherfi, Mouloud Akkouche, Ahmed Kalouaz, Saïd Mohamed ou Nabil Louaar.

     

    Une fois, Ali Magoudi imagine les paroles de son père : « Cesse de me regarder avec tes yeux d’enfant, la vie d’adulte n’est pas innocente. Cesse de me juger avec ton intelligence de docteur, insensible à la honte qui m’a tant fait boire. Si tu es qui tu es, tu me le dois, ne l’oublie jamais ! (…)  que me reproches-tu encore ? Ah, toujours mes silence ! Survivre, j’ai eu à survivre, chose incompréhensible pour toi qui n’a eu qu’à vivre. »

     

    Reste une question : pourquoi cet Algérien qui comme bien des siens de sa génération et de celle qui a suivi s’est débrouillé avec abnégation, sans plaintes, dans le silence, pourquoi prédit-il que son rejeton finira par écrire son histoire ? Que cache cette exhortation sur le lien entre les deux hommes ? Que dit-elle du regard que pose le père sur son fils, du regard d’un Algérien sur ce fils devenu aussi un Autre ? De cela nul n’en saura jamais rien.

     

     

     

    Albin Michel, 2011, 406 pages, 23€

     

     

     

     

     

  • La citation du jour

    « Habitant de ce monde, ami de l’éphémère »

    Abü l-‘Atâhiya, Poèmes de vie et de mort, Sindbad-Actes Sud

     

  • La citation du jour

    « Accepter la diversité culturelle ne veut point dire que nous avons affaire à des cultures « autonomes », en dehors de l’interconnectivité qui nous relie tous dans une civilisation mondialisée. Cela veut dire que les cultures sont des continents de sensibilité particulière, des climats d’être qui, pour vivre et s’épanouir, se nourrissent du dialogue de l’homme avec lui-même, avec son âme et son passé immémorial ; que ce dialogue puise sa matière et ses arguments dans l’humus fécond de la zone d’hybridation où toutes les identités se croisent pour créer des configurations nouvelles : des identités multiples, frontalières et des métissages inouïs ; et qu’enfin cet état de chose annonce un phénomène nouveau : le bricolage, l’art combinatoire des relations multiples à tous les niveaux et le jeu des miroirs croisés. »

    Daryush Shayegan, 
La conscience métisse
, Albin Michel, 2012

     

  • La citation du jour

    « J’aimais les femmes, toutes les femmes et je n’avais rien contre les sandwiches au halouf, surtout avec des rondelles de tomates bien juteuses et des cornichons croustillants. Ma place dans l’au-delà était en principe en enfer, mais avec Dieu on ne savait jamais.  (…) Je savais qu’il y a des moments où le Tout-puissant se défait de son caractère de justicier intransigeant pour devenir l’incarnation de la clémence et de la miséricorde. La mort n’existait pas pour moi, les récompenses et les châtiments divins, non plus. J’avais tout le temps d’y penser. »

    Fawaz Hussain, La Prophétie d’Abouna, Ginkgo éditeur, 2013

  • Littératures méditerranéennes et horizons migratoires. Une anthologie

    Salim Jay

    Littératures méditerranéennes et horizons migratoires. Une anthologie

    20325769.jpg« Un migrant qui ne reste qu’un immigré, est un migrant raté » écrit l’Algérien Mohamed Dib. Pour son compatriote Waciny Laredj, « la sensibilité de l’étranger s’exacerbe lorsqu’il a perdu sa patrie et ses proches ». Et il faudrait voir à ne pas gaspiller son existence : « Pour avoir tant gâché ta vie sur ce petit coin de terre, tu l’a ruinée dans l’univers entier » prévient le poète grec Constantin Cavafy. Que dire aussi de ce texte écrit par le Libanais Faris Chidyaq en 1855 : « Comment peux-tu accepter de ne pas te rendre dans la patrie d’une langue étrangère, dans le foyer d’une pensée différente de la tienne ? Le béret de l’étranger abrite peut-être des pensées et des réflexions qui n’ont jamais effleuré le dessous de ton nez : il se peut qu’elles te fassent méditer, qu’elles suscitent en toi l’envie de connaître le cerveau qui les abrite » ? Enfin, sur un autre registre, histoire sans doute de corriger quelques strabisme historico-culturel et d’être plus attentif aux mouvements de la vie qui de l’autre côté de la Méditerranée agitent aussi les sociétés et les hommes : « On ne peut indéfiniment vivre sur une culture du passé transformée en folklorité pour touriste […] et se dire qu’on a la culture. Oui, il faut sauver ce patrimoine. Mais il faut également aider la jeunesse qui s’exprime à mieux parfaire ses armes intellectuelles, à poser les bases d’une culture actuelle (…) » dixit le Marocain Mohammed Khaïr-Eddine.

     

    Ce ne sont pas les citations qui manquent ici. Dans ce lourd volume, pas moins de soixante textes et autant d’écrivains forment une sarabande bigarrée, poétique et instructive, tantôt joyeuse, tantôt plus sombre des littératures méditerranéennes (re)visitées à l’aune des horizons migratoires. Un tour Med sur un « bateau livre » avec en cabine de pilotage un lecteur infatigable, averti et passionné qui n’hésite pas à jeter l’encre dans tous les ports du pourtour de Mare Nostrum – Israël excepté mais avec escale chez Jacques Hassoun ou Gil Ben Aych et avec un détour du côté du Portugal (José Saramago) et même en Irak (Saadi Youssef).

    Les textes ici colligés virevoltent autour d’un axe qui a pour nom l’exil, les migrations, la découverte de l’Autre et du monde mais aussi la nostalgie, la perte, l’absence, l’exploitation ou le mépris, les bifurcations sans retour, les regrets et les silences. Cette pérégrination dans l’univers des migrations, bivouaque un temps du côté des nationalismes sourcilleux et acariâtres qui, au lendemain des indépendances, eurent vite fait de réduire au silence ou de rejeter celles et ceux dont la seule présence rappelait que l’histoire de ces sociétés commençait bien avant le VIIe siècle et ne s’arrêtait pas une fois la liberté recouvrée sur d’autres envahisseurs. Où se situent alors l’absence et le manque ?

    Une anthologie est une offrande, une invite de l’auteur à le suivre et découvrir quelques sentes magiques, se grandir par l’ascension de fraternels sommets,  s’éblouir aux reflets multicolores de pépites étincelantes. Tout y est ici ; rares sont les textes sélectionnés qui ne méritent pas le détour et moins encore leur auteur. Salim Jay introduit chacun des extraits par quelques lignes utiles et plaisantes. Chaque extrait est précédé d’une petite note de présentation et d’ambiance, tantôt brève, tantôt plus longue, Salim Jay, alors plus loquace, se montre inspiré, conquis, habité comme pour Georges Henain ou Rabah Belamri. La notice, toujours, se révèle précise, informée, un brin anecdotique, aux mots méticuleusement choisis et aux images amicales. Faris Chidyaq (1855) ouvre le bal et François Cavanna (2011) le referme. Entre, défilent des Grecs (Cavafy, Tsirkas, Alexakis…), des Algériens (Boudjedra, Yacine, Djemaï, Lakhous…), des Espagnols (Chirbes, Goytisolo, Vasquez, Fajardo…), des Egyptiens (Cossery, Hussein, Ibrahim), des Turcs et autres Italiens, sans oublier quelques plumes nationales : de Clavel à Delphine Coulin en passant par Marie N’Diay, Ahmed Kalouaz, Robert Solé ou Hélène Cixous.

    Journaliste, spécialiste des littératures de la migration, des littératures arabes et maghrébines, Salim Jay est aussi écrivain. Depuis 1979, ce franco-marocain à cheval entre république laïque et royaume alaouite a écrit pas moins de 24 ouvrages comprenant romans, essais littéraires et autres anthologies - on fera grâce ici de ses nombreux articles donnés dans la presse française et marocaine. Il est notamment l’auteur de Embourgeoisement immédiat et de Victoire partagée (La Différence, 2006 et 2008).

    En introduction, le critique littéraire, observateur et lecteur qui sait de quoi il en retourne écrit : « Émigrer, c’est d’abord, souvent, être regardé, évité, se cacher des autres ou bien être accueillis par eux, à moins qu’ignoré voire conspué. C’est trop souvent de nos jours avoir traversé l’enfer pour aboutir en centre de rétention : mais émigrer, c’est aussi et plus souvent qu’on ne veut désormais l’entendre dire, être apprécier de ceux parmi lesquels on vit et les apprécier, tout en participant à la vie matérielle et intellectuelle du pays natal, plus efficacement que beaucoup ne l’imaginent. »

    C’est à ce voyage  - les heurs et malheurs de l’exil - qu’invitent les textes ici colligés, ce voyage où le pérégrin vient ouvrir l’horizon du sédentaire, où, dans le dialogue de l’universel et du particulier, il retrouve aussi l’écho, à peine déformé, de lui-même, ailleurs et chez l’autre. « L’exil nous fait moins étranger au monde » écrit Mohamed Dib et comme le monde est de moins en moins étranger à chacun, parfois avec inconvenance, il est préférable d’embarquer avec Salim Jay.

     

    Édition Séguier, 2011, 386 pages, 22€

     

  • La citation du jour

    « Mais qu'est-ce qu'il nous veut à la fin, ton bon Dieu ? Cela fait des siècles maintenant qu'il s'acharne sur la famille. Pour une malheureuse pomme, il expulse du Paradis les pauvres Adam et Eve, comme des sans-papiers. Il nous déverse sur la tête des bassines d'eau pour nous noyer comme des chiens, heureusement que grand-père Noé a joué au pompier durant quarante jours et quarante nuits. Ensuite, il fout la zizanie dans la langue parce que Monsieur ne supporte pas la vue d'un HLM à Babel. Après, il nous déloge de Mésopotamie pour nous donner en échange une volée de pierres. Il rase sous nos yeux deux villes pour un orgasme qu'il juge mal placé. Il met quarante ans avant de me donner un enfant et maintenant qu'il et là, il veut en faire un barbecue. Si jamais il touche à un seul cheveu de mon petit, je te le jure, sur la tête de ta mère Emtelaï la fille de Karnabo, je lui arrache les yeux. Je le traînerai dans la boue, je l'écorcherai et je ferai de sa peau un tambour. Je me mettrai nue et je danserai sur son ventre durant mille ans, ou même quatre mille s'il le faut, jusqu'au grand matin où l'un de mes petits-enfants viendra me dire : "C'est bon, Sarah, tu peux arrêter. Il est mort. On respire mieux de Médine à Jérusalem. »

    Mohamed Kacimi, La Confession d’Abraham, Gallimard, 2000

     

  • La citation du jour

    « L’histoire n’est pas l’histoire quand les criminels fabriquent son encre et se passent la plume. Elle est la chronique de leurs alibis. Et ceux qui la lisent sans se brûler le cœur sont de faux témoins. »

    Boualem Sansal, Le Serment des barbares, Gallimard 1999

  • La citation du jour

    « Je n’envie pas les auteurs qui n’ont jamais usé que d’une langue et fréquenté une seule culture. »

    Vassilis Alexakis, Paris-Athènes, Seuil 1989

     

  • Antillais d’ici, « Les Métro-caraïbéens »

     

    Samia Messaoudi et Mehdi Lallaoui (textes et photos)

    Antillais d’ici, « Les Métro-caraïbéens »

     

    AVT_Samia-Messaoudi_2465.jpegNos deux auteurs se sont, pendant plus d’un an, immergés dans l’univers antillais francilien : chatoiement des madras, velouté et volupté des danses caraïbéennes, force et parfum du ti punch, acras appétissants et roboratif boudin, rendez-vous festifs mais aussi mémoriels et enfin des dizaines de rencontres qui font sans doute le sel de cette initiative. Cela donne un livre-album à la tonalité « amicale », presque « familiale » : les photos sont pour la plupart des portraits, accompagnés de quelques scènes collectives : fêtes, manifestations publiques ou solennelles commémorations. Le tout offre autant de rendez-vous riches en émotion et convivialité. Les dix-huit témoignages, écrit à la première personne, ajoutent au sentiment d’intimité. Ces hommes et ces femmes sont responsables associatifs, élus locaux ou national (Christiane Taubira), artiste-peintre, travailleur social, enseignant, salariés de la Ratp, de La Poste ou retraités. En quelques pages, ils racontent leur arrivée « en France », livrent un peu d’eux-mêmes et de leurs préoccupations, tracent le trait d’une trajectoire existentielle qui a connu des hauts et des bas.

     

    arton1494.jpgUne introduction donne quelques repères historiques, culturels et politiques ainsi qu’un éclairage littéraire fournit par deux textes du chantre de la « Négritude », Aimé Césaire. On aurait aimé qu’une petite place soit faite à des auteurs plus récents et surtout à cet autre sommet de la littérature et de la pensée, Edouard Glissant, dont l’œuvre demeure indispensable.

    L’histoire de l’immigration antillaise en métropole ressemble à toutes les histoires d’immigrés, qu’ils débarquent de Bretagne, d’Alger ou de Lisbonne : exil et premières déceptions, mythe du retour qui débouche sur les allers-retours des retraités ou, pour les plus jeunes, les congés annuels, transmission culturelle, intégration et implication citoyenne. Le racisme aussi ; omniprésent dans les témoignages : « j’ai encore le souvenir aujourd’hui, d’un jour où en sortant du métro, un homme m’a bousculée et m’a dit : « sale noire, va te faire blanchir », je n’ai rien dit sur le moment, mais encore aujourd’hui, c’est dans ma mémoire » confie Nita Alphonso.

    Si beaucoup d’Antillais travaillent « en France », dans l’administration, occupant souvent des emplois subalternes, c’est parce que, dans les années 60, la métropole est allée les chercher, et sans ménagement parfois comme ces 1 600 enfants réunionnais arrachés entre 1963 et 1982 à leur île et à leur famille (1).

    La spécificité de cette migration tient au fait que ces Antillais sont français. Ils portent avec eux à la fois l’histoire de France - la France esclavagiste - et une culture de France, - celle, créole, des îles. Sous l’amertume et les désillusions palpables dans bien des témoignages, couve la question centrale de l’identité. Pour Mathilde Favel, arrivée en 1983 à l’âge de huit ans « en France », « nous avons tous un sentiment de ne pas être à notre place ici. » La France ! Il ne s’agit pas de nostalgie ou du « mal du pays ». Il ne s’agit même pas d’intégration (qui oserait remettre en question l’intégration de ces citoyens « entièrement à part » quand ils peuvent se le permettre, noyant le poisson dans l’eau, pour d’autres groupes, immigrés ou français issus des migrations ?). Non, le mal est plus profond. Les révisions et les introspections plus déchirantes pour l’ensemble de la communauté nationale. La France n’ose pas se regarder dans la glace, voire ce qu’elle est vraiment aujourd’hui, reconnaître les siens et se reconnaître à travers eux. A travers tous. La France, vieille terre aristocratique, devenue grande bourgeoise au détour d’un 14 juillet, semble toujours jalouse de ses inégalités : culturelle, sociale, économique ou  politique. Elle s’éloigne se faisant d’une autre France, celle du triptyque républicain.

    Il n’y a qu’à voir les gesticulations verbales pour nommer ces hommes et ces femmes venues d’un territoire national situé à quelque 8 000 kilomètres : Antillais, Afro-caraïbéens, Négro-politains, Français d’outre-mer, ultra-marins, originaires des Antilles ou encore, c’est le choix des auteurs : « Français des Antilles » ou « Métro-caraïbéens ».

    Et  si une fois pour toute on se décidait à les appeler Français ? Français d’une France enfin riche de sa diversité régionale, pleinement européenne, forte des apports culturels et historiques nés de la marche des hommes et de la mondialisation. Que faire ? Commémorer l’abolition de l’esclavage chaque 10 mai, sans doute. Et, comme à l’entre soi indifférent au devenir de tous, nos deux auteurs préfèrent l’entre nous dans le respect de chacun, il faut alors enseigner l’histoire aux chères têtes blondes et brunes, et surtout leur donner le goût de ces penseurs et de ces écrivains qui disent le monde tel qu’il est, ses transformations et ses possibles devenir : Edouard Glissant encore. Et lire ce livre ! écrit comme une grande gifle assenée à la belle Marianne ; pour qu’elle se réveille.

    (1) Lire Eugène Durif, Laisse les hommes pleurer, éd. Actes Sud, 2008

     

    Au nom de la mémoire, 2009, 138 pages, 25 €

     

  • La citation du jour

    « Les identités fixes deviennent préjudiciables à la sensibilité de l'homme contemporain engagé dans un monde-chaos et vivant dans des sociétés créolisées. L'Identité-relation, ou l'"identité-rhizome" comme l'appelait Gilles Deleuze, semble plus adaptée à la situation. C'est difficile à admettre, cela nous remplit de craintes de remettre en cause l'unité de notre identité, le noyau dur et sans faille de notre personne, une identité refermée sur elle-même, craignant l'étrangeté, associée à une langue, une nation, une religion, parfois une ethnie, une race, une tribu, un clan, une entité bien définie à laquelle on s'identifie. Mais nous devons changer notre point de vue sur les identités, comme sur notre relation à l'autre. »

    Edouard Glissant, Le Monde 3 février 2011