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  • Un enfant de cœur

    Said Mohamed

    Un enfant de cœur

     

    119_1942.JPGVoici donc le premier tome d’une longue série de livres où l’auteur raconte son périple de gamin puis d’homme, miraculé du quart monde et bourgeon improbable d’une rencontre, ou d’un télescopage, entre une Normande au caractère trempé et un berbère marocain, « esclave du boulot », dépassé par la marche du monde. La gouaille pour l’une, la bouteille pour l’autre. Entre, une flopée de marmots brinquebalants, « les pires sauvages de la planète », qui se raccrochent à la vie à la va-comme-je-te-pousse. Récit du délitement social, de la famille qui implose à force de combats perdus, des violences subies, des coups infligés à la mère entre deux crises de délirium tremens du père... Saïd Mohamed écrit sur un mode vachard, jamais plaintif, sans états d’âme. Ou presque. « Pleurer n’a jamais été une preuve de force » selon le paternel qui prévenait le pleurnichard d’un « je t’achève » définitif. Et oui, pour cette génération élevé à la vertical de l’honneur et de la pudeur (nif et harma), « un homme, ça ne pleure pas », (Faïza Guène, Fayard 2014)… et souffre en silence : « Quand on a pas de goût pour les gémissements, on se met en rond, on se tient tranquille et on attend que ça passe » (Albert Camus in Albert Camus - Louis Guilloux,  Correspondance 1945–1959, Gallimard, 2013). Pas de baratins donc, pas de simagrées et pas d’illusions sur ses semblables et la « civilisation » incarnée ici par une bourgeoise patronnesse ou quelques familles d’accueil davantage intéressées par les retombées financières que par le bien des marmots.

    L’univers est de misère, de terre, de culs-terreux, de bouseux et de taiseux, de rebouteux et de sorcelleries, de mauvais vin, de linge lavé au lavoir, de goret égorgé une fois l’an dans la buanderie - on en vient à se demander pourquoi le mouton dans « sa » baignoire devrait rougir ? La campagne basse-normande de ce mitan de la décennie 60 n’a rien à voir avec les images bucoliques des modernes écolos.

    Trois frangins, « le Petit », « le Grand » et le narrateur constituent la fratrie. Il faut ajouter une demi sœur à qui l’existence généreuse prépare quatre marmots qu’elle élèvera chez sa mère en HLM. Car au moment où s’ouvre le récit, le narrateur, du haut de ces neuf ans, voit sa mère abandonner le « cocon » familial, lui laissant au travers de la gorge cette « sale impression que la vie barrait de travers ». Commence alors le bal des pensionnats, la triste danse des exclus, la ronde des délinquants, des pupilles de la nation et autres « éclopés », trimbalés de foyers carcéraux en cupides familles d’accueil par les services sans âme et sans cœur de la DDAS. Les humiliations pénètrent « jusqu’au tréfonds du corps », les tortures et les journées passées dans un placard à balais font office de punitions, sans doute pédagogiques. Un matricule pour seule identité - le n° 36 - marque l’infamie et l’enfermement : « le monde était dehors, accroché à l’énorme trousseau de clefs qui tintinnabulait, suspendu à la hanche de Mlle D ». On est entre Hugo et Genet, quelques années après Michel del Castillo et juste avant Abdel Hafed Benothman : « Il paraît qu’il existe une étoile pour les gosses de l’Assistance publique. Elle doit être salement terne, ou clignoter pour lancer des signaux de détresse. Un chat qui traîne sa souris pendant des heures, la laissant agoniser par plaisir, n’est alors pas plus cruel que le hasard de l’existence. »

    « Je n’avais de goût pour rien, écrit Saïd Mohamed, la nourriture, les cours, les jeux me laissaient indifférent. La nuit, je me réveillais en hurlant. Quand j’errais, somnambule, dans le dortoir éclairé par la veilleuse, le surveillant me reconduisait à mon lit par le bras, sans ménagement. » Il raconte les « potes » : Mollets-de-coq, Jean-Paul, l’Amiral, Sardine, Baudelaire, Fritz ou la Savate…, les évasions, le retour entre deux flics, la séparation d’avec les frangins, la solitude quand les autres pensionnaires s’en retournent dans leur famille. Ici, la confiance est un luxe, il vaut mieux et fissa apprendre « un axiome à ne jamais oublier : frapper très fort pour atteindre le moral de l’ennemi, taper sans se préoccuper des résultats. » Martial donc !

    Derrière ces murs, on n’emmerde pas le monde avec ses histoires et son passé. « Chacun traînait son histoire sans en parler ni s’en plaindre aux autres. » Il faut vivre. Inventer une communauté des destins. Les pensionnats ou les prisons c’est kif kif.  Ou presque. Voilà une leçon que devrait méditer les apôtres du vivre ensemble. Tout le monde et chacun supportent ses bobos et trainent ses casseroles. Alors avançons ! Seuls celui qui a un caillou dans la godasse peut demander qu’on s’arrête… Voilà la meilleure définition du vivre ensemble. De quoi réveiller les mânes de Renan !

    Le gamin a de la jugeote. De l’imagination, des rêves pleins la caboche. Il aime les livres : « je lisais. Je lisais et ne ressentais plus le temps mort sur mon dos. J’étais léger, débarrassé de la hantise de ces salles. Je réinventais le monde, ma vie. Tout était possible, on pouvait repartir de rien. Naufragé moi aussi, j’étais Robinson Crusoé. » « Je bâclais mes devoirs et consultais les gravures de L’Ile Mystérieuse,  du Tour du Monde en quatre-vingts jours… Le Petit Prince était devenu mon confident. Je vivais pour les livres. Par eux, je fuyais les lumières sordides. Je lisais. » Attiré par les livres, doué aussi pour le dessin et la peinture, il sera scolarisé dans une « vraie école » : « Mes deux trimestres avaient été satisfaisants. Le professeur de sciences naturelles m’avait témoigné sa sympathie. Mon retard n’était pas seulement dû à ma nonchalance rêveuse, mais aussi à l’inadaptation de l’institution qui n’avait pas prévu que ses pensionnaires puissent fréquenter les bancs du lycée. Les carrières que nous préparions dans ces murs débouchaient si souvent sur la prison que le fait de ne pas avoir envisagé de telles hypothèses était excusable. Malgré tout j’avais réussi, non pas à briller, mais à attirer une certaine compassion qui m’a servi de passe-muraille. » Mais voilà ! les bonnes notes lui valent de doux épithètes de ses camarades : « Lèche-bite ! Flanc-cul ! Faux-derche ! ». « Tous ces compliments me revenaient. La scolarité était une tare à leurs yeux. Eux allaient librement. Moi, chaque jour, j’essayais de me plier au règlement et, en y arrivant, j’avais l’impression de trahir, mais j’étais un des leurs ». Ce qui se joue ici, dans ce rapport à la connaissance, aux bifurcations induites par l’école, c’est la question de la trahison et de la fidélité aux siens. Le thème se retrouve chez des auteurs aussi différents qu’Albert Camus, Mouloud Feraoun, Annie Ernaux, Azouz Begag, Tassadit Imache, Fouad Laroui ou plus récemment Samira Sédira et Salima Senini, Fidélité au père, dont les rejetons ignoraient presque tout, et à qui le gamin apprendra à écrire son nom. « Ce sont les seuls instants de sérénité que j’ai gardés de cet homme. Lui aussi aurait voulu apprendre ce qu’on nous enseignait à l’école. Il était fier que je connaisse cela et désirait que j’étudie pour lui. (…) Il pleurait en regardant son nom écrit de ses propres mains. »

    Quand le vieil homme s’en vient visiter ses rejetons, la loi lui interdit de les voir. Il repart, « un peu plus courbé » écrit simplement - mais avec quelle force ! - Saïd Mohamed. « Il nous avait apporté un carton rempli, une bouteille de soda, trois boîtes de gâteaux, un stylo quatre couleurs pour chacun, des exemplaires de Mickey, des oranges, des caramels mous, tout ce qu’on aimait… ». Les (rares) points de suspension sont, dans ce texte taillé à la machette, les seuls signes extérieurs d’émotion, d’amour…

    La mère a échoué dans une cité. Elle fait les ménages tandis que « le Grand » est devenu le caïd du quartier. Elle n’a plus rien à dire à la maison, « elle affrontait une plus grande gueule qu’elle ». Quant au « Petit », il s’essayait déjà aux tripatouillages et aux embrouilles en tout genre, ce qui l’amenait à fréquenter, un peu plus que de raison, la flicaille peu amène.  « Elle bossait, s’esquintait pour des bons à rien. Il n’y avait que sur la frangine et sur moi qu’elle pouvait compter. Des misères, dans la vie, elle en avait vu, mais là, ça dépassait l’entendement. » Si Un enfant de cœur est le récit des réprouvés, du quart monde rural, de l’immigration, d’une jeunesse captive, il contient déjà en germe un thème appelé à se développer dans la production future de l’auteur : celui du monde ouvrier, qui ici se mobilise au cœur de la cité contre un projet immobilier et lutte, pied à pied, contre un ordre violent, hostile et méprisant.

     

    IMG_9113bis.jpgUn enfant de cœur  se referme par une visite du fiston à son père revenu terminer ses jours dans son douar d’origine, perché sur les hauteurs berbères de Marrakech. « Je ne comprenais pas ce que j’étais venu faire dans ce coin du monde, un soir d’été » écrit Saïd Mohamed. Peut-être cherchait-il à contenir ces flots funestes qui régulièrement assaillaient une âme tourmentée :  « Je me suis engouffré dans un bar et j’ai commandé un café. Penché sur la table, je levais la cuiller. Lentement, une goutte s’en décrochait et allait se noyer dans le liquide noir. Je savais que j’étais pareil à cette goutte. S’il m’était donné d’apercevoir la lumière, mon destin était de retourner au fond de la tasse. » Sans doute était-il et plus simplement venu reconstituer une part de son histoire, (re)nouer quelques fils avec son géniteur, devenu abstème comme pour se décrasser d’une vie de charbon.

    Le bonhomme, fier de présenter son fiston aux siens, demeure bienveillant, aimant, attentif. Au point de demander à son frère d’aller déniaiser son rejeton au bordel du coin. Découverte ! « J’étais désespéré. L’amour, ce n’était que cette gymnastique des glandes ! » Mais lui, trop longtemps sevré d’amour, qui a besoin de  caresses pour calmer sa « douleur de vivre », tombe amoureux de la première fille qui s’occupe de lui dans son premier lupanar et qui lui refile, en guise de sentiments, sa première chtouille…

    Au village paternel, il partage le tajine, boit le thé, découvre que même à plusieurs milliers de kilomètres, les chibanis, ces vieux travailleurs de force qui ont donné une part de leur vie pour reconstruire la France, continuent de se dépatouiller avec les travers kafkaïens et l’injustice d’une République pourtant offerte en modèle : il leur faut encore quémander une retraite, légitime et amputée, pour faire valoir leurs maigres droits. Et pourtant : « Je t’ai laissé là-bas parce que, ici, il n’y a que les cailloux à sucer ! J’ai choisi pour toi. Sans moi tu feras ta vie (…) » dit le père à son fils.  « Alors je suis reparti, écrit Saïd Mohamed, puisqu’il ne voulait pas que je reste. Il pouvait être heureux, je lui ai dit que ce n’était pas dans mon intention de casser des cailloux. »  Un enfant de cœur est peut-être d’abord et avant tout le roman de la résilience.

     

    Eddif-L’Arganier 1997 - Réédition : Non Lieu 2007, 160 pages, 15 €

  • La citation du jour

    « Bien sûr que je sais placer des mots biens propres, bien peignés les uns derrière les autres. A l’école on t’apprend à coucher du mensonge sur du papier,  rien de plus facile. Tous le font, avec pour salaire la gloire, ouais, super ! Tous ces pseudo-écrivains de chez LaDurée and co  qui te balancent leur sauce littéraire, assaisonnée façon foutage de gueule, et toi tu gobes, tu trempes ton pain quotidien dans ces lectures sans tripes… Ecoute mec, m’en veux pas si je te balance des vérités sans faux-semblants ni patins ni couffins. Etant donné le traumatisme, faut que je dégueule sec. »

    Kamel Hajaji, Fuck you New York, Sarbacane, 2009

     

  • La citation du jour

    « La vie est injuste, car elle nous emporte et nous détourne de nous-mêmes, puis altère notre personnalité jusqu’à ce que nous devenions étrangers à nous-mêmes. »

    Youssef Ziedan, La Malédiction d’Azazel, Albin Michel 2014

     

  • La citation du jour

    « Contrairement à ce que je pensais, Dounia n’a pas commandé une salade de chèvre chaud, mais un steak tartare. Manger un steak tartare, voilà de l’intégration où je ne m’y connais pas. Parce qu’apprendre la langue, respecter les institutions de l’Etat, épouser la culture du pays en chérissant ses grands auteurs, marcher pour la gloire de la nation, tout ça ce n’est rien comparé à l’engloutissement de viande hachée crue qu’on écrabouille avec un jaune d’œuf et des condiments. »

    Faïza Guène, Un homme, ça ne pleure pas, Fayard 2014

  • Le Navire obscur

    Sherko Fatah

    Le Navire obscur

    Sherko_Fatah_dpa.jpgSherko Fatah est né en 1964, d’un père kurde irakien et d’une mère allemande. Il est l’auteur de deux premiers romans, En Zone frontière (Prix Aspekte du meilleur roman en langue allemande en 2000) et de Petit Oncle, tous deux traduits et édités chez Métailié en 2004 et 2006. Comme dans ses livres précédents, Sherko Fatah fait de la situation en Irak, de la guerre et des conséquences sur le quotidien de ses habitants un des thèmes forts de Navire obscur. Il faut dire qu’après ses études de philosophie et d’histoire de l’art, ce natif de Berlin-Est est retourné à plusieurs reprises dans le pays de son père, histoire sans doute de comprendre une actualité envahissante et peut-être de renouer le fil avec quelques éléments de ses origines.

    Nous sommes ici entre l’invasion du Koweit par Saddam Hussein et la première intervention étrangère. Sherko Fatah raconte l’histoire de Kerim, depuis son enfance dans le Kurdistan irakien jusqu’à son arrivée à Berlin et ses démarches pour bénéficier du statut de réfugié sous la bienveillante protection de son oncle, Tarik.  Entre les premières années d’un gamin boulimique et bedonnant, devenu trop vite adulte après l’assassinat de son père par des sbires du régime de Saddam et les tourments, les doutes, les cassures intimes d’un demandeur d’asile, partagé entre l’amour pour la lumineuse Sonja et l’intérêt que lui porte le sombre Amir, une petite frappe de la seconde génération, se glissent deux épisodes majeurs : l’enlèvement et l’embrigadement de Kerim par un groupe islamiste armé et son périple clandestin pour rejoindre l’Europe à fond de cale, en compagnie de Tony, un clando africain. « Rares sont ceux qui peuvent s’imaginer, dans leurs rêves, ce que cela signifie de devoir quitter sa patrie » dit à Kerim un demandeur d’asile albanais… dont acte à la lecture de la première partie du roman.

    A Berlin, Kerim évolue entre le petit appartement de Tarik et le foyer pour demandeurs d’asile. Par petites touches, l’environnement humain et social de l’exilé se dessine.  L’immigration, de manière subreptice ou volontaire, conduit, inéluctablement, à adopter de nouvelles pratiques, de nouveaux comportements. Des changements s’opèrent, travaillent les familles. Les parents sont ici souvent à la traîne des enfants. A terme cela se solde par des adaptations, d’indulgentes incompréhensions ou des ruptures. Avec la famille restée au pays, la distance s’installe. Très vite dans le cas de Kerim.

    Mais l’immigration peut aussi se figer dans une sorte de crispation identitaire - ou prétendue telle. La foi peut devenir cet ersatz d’identité et, pour certains jeunes, comme Amir, une « distraction » qui donne un sens au néant. Le récit est placé sous le signe de l’emprise de la religion, et la plus terrible. Depuis les grottes des montagnes du Kurdistan irakien jusque que dans les quartiers déshérités de la capitale allemande, elle dicte les usages et les conduites, elle scelle les destins. La religion s’offre d’abord comme une main tendue puis une menace. D’abord un horizon, puis une impasse.

    A Berlin, la foi resterait le seul bien, le seul repère de Kerim. Pourtant, son propre père était homme de peu de foi. Si il lui fallait composer avec les règles sociales, il détournait son fiston de la prière et des cagoteries. Il faut croire que sont immersion au sein des « combattants de Dieu » et l’influence qu’exerça sur lui le « professeur » transformèrent Kerim au delà de ce que le lecteur souhaiterait. Un cerveau immergé dans un bain aux reflets vert bilieux et rouge sang, agrémenté d’une dose de syndrome de Stockholm, et notre héros se retrouve un peu plus fragilisé. Kerim figure un personnage complexe, attendrissant ou agaçant, un mélange de mollesse et de volonté, tour à tour victime tourmentée ou acteur de son destin et cédant alors à la culpabilité, la culpabilité d’un véniel mensonge aux lourdes conséquences, du vol d’une somme d’argent ou d’une bague, de l’abandon de Tony sur une île déserte…

    Dans une atmosphère sombre et incertaine, Kerim progresse, sur une ligne de crête entre incompréhensions et errements, jusqu’à son point d’arrivée. Rien n’est écrit d’avance et pourtant Kerim sera rattrapé par son destin. La part tragique de ce destin.

    Si, ici ou là, quelques descriptions filandreuses paraissent superflues, la construction du récit est une réussite. Après l’enfance irakienne, l’épisode de l’enlèvement et la fuite de Kerim, Sherko Fatah insère dans le quotidien berlinois de l’exilé quelques souvenirs et autant de clefs du passé. Il y a du Dostoïevski chez ce personnage et dans ce roman.

     

    Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Métailié 2011, 345 pages, 22€

     

  • La citation du jour

    « Après tout, elle se sent autant Parisienne que Constantinopolitaine, et serait à même de revendiquer une citoyenneté d’un type particulier combinant géographie et rêverie. Aucune ligne de démarcation n’est tracée en elle. »

    Martin Melkonian Arménienne, Maurice Nadeau, 2012

  • La citation du jour

    « La diversité culturelle, quelques bigarrée et attrayante qu’elle soit, ne peut être reconnue que par une conscience réflexive, dédoublée et médiatisée. Ici entre en ligne de compte notre identité moderne. Parce que c’est celle-ci et elle seule qui est dotée de la faculté critique, qui, grâce à sa mémoire récapitulative, peut mettre en valeur paradoxalement les niveaux archaïques et historiquement décalé des autres cultures, leur offrir un espace d’existence, favoriser leurs multiples articulations, relier, en d’autres termes, des mondes qui vivent à des âges différents. Sans l’apport de la conscience réflexive et critique de notre identité moderne, les autres cultures – j’entends celles qui incarnent une vision traditionnelle du monde – resteraient bloquées à un certain stade de développement, en dehors de l’évolution historique, elles resteraient en deçà des clivages qui ont fait éclater leur monde clos et prégaliléen ».

     

    Daryush Shayegan, 
La conscience métisse
, Albin Michel, 2012

  • La citation du jour

    « Billevesées. Si le métissage emprunte la bonne route, la notion dépérira. Dans quelques décennies, peut-être avant un siècle, il n’y aura plus de métis, mais des Français, des Congolais, des Sénégalais,  des Américains, blancs, noirs, bruns… Les « pur-sang » n’oseront plus se vanter de ce qui deviendra une tare. Peut-être le processus sera-t-il plus long en Asie. »

    Henri Lopes, Une enfant de Poto-Poto, Gallimard, Continents noirs, 2012

  • Rêves oubliés

    Léonor de Récondo

    Rêves oubliés

     

    Leonor-de-Recondo1--672x359.jpgC’est avec beaucoup de pudeur et de délicatesse que Léonor de Récondo décrit comment l’Histoire transforme les corps et les âmes d’une famille de réfugiés espagnols. Après avoir été hébergé à Hendaye par Mademoiselle Eglantine, cette famille qui fuit une mort certaine va se terrer, anonyme, dans une ferme des Landes. Il y a là Ama et Aïta, la mère et le père, leurs trois enfants, les grands parents et les oncles. Léonor de Récondo raconte au plus près du quotidien, un quotidien qui du jour au lendemain a volé en éclats et que l’Histoire, c’est-à-dire l’exil, le camp d’internement de Gurs, l’Occupation…, va continuer de triturer, d’oppresser jusqu’à recracher des êtres abimés, privés à jamais d’une part d’eux-mêmes.

    La réussite de ce court texte tient au style : pudique, tout en retenue, linéaire sans jamais être plat. Des mots simples, des phrases courtes et un rythme harmonieux traduisent la fragilité de ces existences sur qui pèse le poids d’une menace, diffuse mais permanente. L’incertitude court du début à la toute fin du roman.

    Léonor de Récondo n’évoque le bruit et la fureur de l’Histoire que pour mieux saisir en quoi et comment ils bouleversent les corps, changent les caractères, ouvrent des failles jusque-là inconnues, obligent au renoncement, à l’abandon. Les corps se recroquevillent, les mains rougissent, deviennent rugueuses, se couvrent de crevasses et d’eczéma. Il faut savoir gravir de nouveaux chemins, s’adapter, apprivoiser la solitude et les angoisses, survivre, avancer, encore et toujours, avec au-dessus de la tête une épée de Damoclès : le drame est là qui, comme l’éclair, peut s’abattre et pulvériser le peu qui reste. Ce qui reste ? Seulement la vie ! et le fait d’être encore « ensemble » malgré « ces temps orageux et glacials ». Il faut survivre.

    Trois générations se retrouvent donc dans cette ferme. Trois générations et autant de façons de vivre la peur, la honte, la culpabilité et la nostalgie. Trois regards sur le monde, trois façons d’espérer, de continuer « à croire » et de repeindre l’avenir. Chacun garde ses « secrets » et ses « voyages cachés » à l’image de Sébastian et de son amour pour Hanna, l’infirmière juive du camp de Gurs qui sera déportée. Autant de façon de rester digne aussi et… d’oublier ses rêves.  Chacun « modèle la réalité ». Le père avec ses mains, les oncles avec les « concepts » et la lutte clandestine, le dessin ou la découverte des haïkus pour les enfants ; Ama, dans le secret de son carnet intime, ouvert en 1936 et qui se refermera en 1949.

    Pendant qu’« Aïta tourne et retourne la terre, sème les légumes d’hiver en espérant récolter l’oubli », « (…) déracine d’un coup de pioche les mauvaises herbes et le passé » Ama, elle,  écrit, jusqu’au jour où elle décidera de se libérer de cette « mémoire d’encre ». De vivre, d’accepter l’incertitude et de renoncer à l’attente du « retour ». « Je veux danser, libre, et oublier les mots qui m’enchaînent. » Elle a décidé de rejoindre son époux. Pour continuer à être « ensemble ». « C’est tout ce qui compte ». Pour toujours.

    Il s’agissait du deuxième roman de Léonor de Récondo, violoniste virtuose qui a publié en 2010, La Grâce du cyprès blanc (édition Le temps qu'il fait). En 2013, elle publie, chez le même éditeur Pietra viva.

     

    Edition Sabine Wespieser, 2012, 170 pages, 17€

  • La citation du jour

    « Au fond de moi-même, je me dis : quinze ans que je suis en France et c’est ça le résultat. Je ne suis qu’un émigré esthétique, incompris du petit peuple blanc dégénéré »

    Frédéric Ciriez, Mélo, Verticales 2013