Abdelmalek Sayad
Histoire et recherche identitaire
Ce n'était pas sans plaisir que le lecteur retrouvait dans un texte d'une quarantaine de pages et un entretien datant de 1996, le sociologue Abdelmalek Sayad disparu en 1998, funambule de l'écriture et de la pensée, dont la prose, tout en circonvolutions savantes et pourtant légères, se déploie sans aucune ostentation à la différence de bien des textes lourds et balourds assénés parfois par une recherche assommante et univoque.
L'histoire, le besoin d'histoire est au cœur de toute recherche identitaire qui conduit à interroger les origines, non pour tomber dans cette « dérive facile » de l'auto-valorisation, mais bien plutôt pour rendre le présent plus intelligible. Parce que l'histoire n'est pas une connaissance ex-nihilo, une œuvre scientifique désincarnée, mais aussi objet politique, Abdelmalek Sayad montre ici les conditions sociales de la constitution des discours historiques tant sur l'émigration-immigration que sur l'Algérie coloniale et post-coloniale.
« Nous souffrons et notre histoire souffre d'une extrême pauvreté et d'une grave indigence » écrivait l'auteur devant l'exclusion - par les histoires officielles, entendues comme seulement nationales (voire nationalistes), soumises à la seule pensée d'Etat - des populations émigrées-immigrées d'une part et des mouvements migratoires qui ont mis en relation deux sociétés d'autre part. De ce point de vue, émigration et immigration ne manquent pas d'apparaître comme de véritables « hérésies » et malgré tous les beaux discours, il plane toujours « un air de suspicion » sur l'émigration et sur l'immigration.
« L'immigration est dans son actualité une réalité interdite d'histoire » et cette « réduction déplorable de l'histoire » lèse d'abord les émigrés-immigrés qui non seulement se voient privés d'histoire, de leur histoire, mais aussi d'eux-mêmes : « renouer les fils de l'histoire (...) ce n'est pas simplement une nécessité d'ordre intellectuel; c'est aujourd'hui une exigence d'ordre éthique en ce qu'elle a sa répercussion sur tous les actes de la vie quotidienne de chacun de nous, sur toutes les représentations que nous nous donnons de nous-mêmes (...). C'est une exigence qui conditionne l'intégrité de notre être, la cohérence de notre système de relation avec nous-mêmes, c'est-à-dire avec nos semblables ou nos homologues (...), avec ceux dont nous avons été séparés par le fait de l'immigration (...) et, pour finir, avec nos contemporains du même lieu, la société d'immigration (...) ».
À toutes les raisons, Abdelmalek Sayad ajoutait « les effets qui résultent des mutilations que l'histoire a imprimées à l'histoire de l'Algérie ». Brossant à gros traits les contours de l'histoire coloniale et de l'histoire post-coloniale, Abdelmalek Sayad montre comment chacune d'elles, « pour des raisons homologues », procèdent « à une véritable occultation d'une partie de l'histoire du pays ». L'histoire n'étant jamais neutre, Abdelmalek Sayad invitait notamment les Algériens à poser « un regard neuf » sur ce passé colonial, à assumer « cette « parenthèse honteuse » dont l'Algérie est pourtant, en partie, le produit ». L'enjeu est d'importance, car, « pour une société, « avoir de l'histoire (ou « avoir une histoire »), (...) c'est faire son histoire en se donnant le maximum d'assurances qu'il faut pour maîtriser le présent et, à partir de là, concevoir et réaliser un futur qui soit œuvre de l'histoire ». Ainsi, l'histoire ne se résume pas aux seuls résultats du travail des historiens
Dans l'entretien avec Hassan Arfaoui, Abdelmalek Sayad revient sur la pensée sociologique, ses années de formation sa rencontre et son travail avec Pierre Bourdieu, la guerre de libération, les premières recherches en Algérie et la prise de conscience que « le savoir sociologique peut servir en pratique ». Les réponses, portant sur l'immigration et le nationalisme algérien, complètent ses réflexions de la première partie. Ainsi, la « faillite la plus grave » du nationalisme algérien serait de ne rien avoir fait pour l'éducation du peuple, « pour l'amener, par la pédagogie, mais aussi par les conditions sociales qu'on peut lui assurer, à des positions rationnelles dans toute son existence ». « l'Algérie ne guérira jamais de la situation actuelle, si elle ne fait pas un travail de réévaluation intégrale de son nationalisme » écrivait t-il. Propos visionnaires et un brin tabous. Encore aujourd'hui.
Suivi d'un entretien avec Hassan Arfaoui, préface d'Emile Temime, éd. Bouchène, 2002, 113 pages, 12 €
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Histoire et recherche identitaire
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La vie en rose...
Nouvelles de femmes algériennes
La vie en rose...
Les vingt-cinq textes qui composent ce recueil ont été publiés entre 1996 et 2000 dans l'excellente revue Algérie littérature-action. Disons-le d'entrée, ces récits sont de valeur inégale. Le mérite est de présenter au lecteur vingt femmes qui, à travers des nouvelles de réelle facture littéraire, des textes-témoignages ou des textes-cris, projettent des éclairages différents sur le quotidien des Algériennes, portent, chacune à sa manière et selon sa sensibilité, un regard sur cette terre, son histoire et, inévitablement, sur le drame de la décennie 90.
La vie en rose ouvre le recueil et en constitue le titre, inscrit en lettres de la même couleur sur une couverture noire, pour conjurer le destin et dire l'espoir... Ce premier récit est peut-être le plus optimiste de tous, le moins chargé en intensité dramatique. Sabrinella Bedrane y adopte un ton léger. Le réel y est perçu et décrit à travers les pétales d'une rose. Et si le danger guette, la vie finit par triompher. L'humanité a encore sa place en Algérie. Réconfortante et douce, elle irradie dans Le chauffeur de taxi, de Rabia Abdessemed. L'espoir se niche au centre de bien d'autres récits, mais le ton y est plus grave, comme dans Le ravisseur de mariées, de Zineb Labidi, ou dans Le silence, d'Adriana Lassel. Tandis que certaines tentent de restituer l'horreur, brutalement et sans recul, d'autres délaissent l'emphase et offrent des textes autrement émouvants et éclairants. L'humaine condition est alors retrouvée : avec la justesse et la simplicité du témoignage (Ma vie en suspens, de Rabia Abdessemed). Avec l'immixtion du doute dans le mur des certitudes (Le voile et le youyou, de Zineb Labidi). Avec le refus d'accepter le destin qu'une société voudrait imposer aux femmes (Warda Ben el Kheil, de Laïla Hamoutène, ou La solitude de Nora, d'Adriana Lassel)... Il est aussi question du voile ou de la répudiation, avec Ghania Hamadou, des bus surchargés, avec Selma Setti, de l'échec conjugal, avec Saïda Massaïlia, de patience et de compassion, avec le beau récit de Soumya Ammar Khodja, d'immigration ou de présence en France, avec Leïla Sebbar ou Leïla Rezzoug. L'initiative de rassembler ces textes est heureuse. Elle permet de décliner l'Algérie au féminin. Ce qui n'est finalement pas si fréquent. En littérature du moins.
Marsa éditions, 2001, 160 pages, 16,77 € -
Un Été sans juillet
Salah Guemriche
Un Été sans juillet
Journaliste et écrivain algérien, installé en France depuis 1976, Salah Guemriche signait là son troisième roman. Après le VIIIe siècle et la bataille de Poitiers(1), après l'exil algérien dans une France où islamistes et extrême droite s'acoquinaient à qui mieux mieux(2), Salah Guemriche transporte son lecteur au cœur de cette année charnière dans l'histoire de l'Algérie indépendante : 1962. L'homme a des convictions. Il les défend publiquement
dans ses livres comme dans les pages des gazettes nationales.
Il n'hésite pas à aller à contre-courant, à heurter la doxa de certains cercles bien pensants, à lever quelques tabous de l'histoire nationale algérienne et à se gausser de la pruderie et de la pudibonderie religieuses. Placé sous les auspices de saint Augustin, d'Apulée de Madaure, de Jean Amrouche, d'Albert Camus, de Malek Haddad et surtout (même s'il n'en est jamais question dans le roman) du Mohamed Dib de La Grande maison, Un Été sans juillet est de cette veine-là : courageuse, iconoclaste et furibarde.
Été 1962, à Guelma. À l'intérieur de Dar Ouled Naïl, la grande maison, cohabitent onze familles. La ville et cet espace intérieur sont vus et décrits par un jeune adolescent, Larbi Foulène. Larbi assiste impuissant à la fin d'un monde et à l'accouchement douloureux d'un nouvel ordre. En cet été 1962, les temps nouveaux se bâtissent sur l'injustice. L'imposture plastronne. Les vols sous couvert de réquisitions de biens vacants se multiplient. Déjà la terreur idéologico-religieuse commence son travail de sape dans une société exsangue et délitée. L'OAS lâche ses dernières grenades.
Dans le flot des malheureux qui quittent fissa l'Algérie, laissant derrière eux le temps et l'espace comme en suspens, il y a François, le copain de Larbi. Sa famille a fui. Une fuite précipitée et quasi clandestine. François n'a pas averti Larbi de son départ. C'est Mme Berardi, sa voisine de palier, qui annonce la triste nouvelle au gamin qui en verra d'autres. Les temps sont cruels et injustes. Larbi sera le témoin malheureux des exactions de ces nationalistes de la vingt-cinquième heure, ces fameux "marsiens"(3) d'autant plus vindicatifs qu'ils ont été longtemps planqués, d'autant plus accusateurs qu'il faut vite se faire une place au soleil. Après le départ de son ami, Larbi va encore pleurer le meurtre antisémite de son oncle, le juif Joseph Lévy, dit Krimo, converti à l'islam par amour pour Aldjia, sa tante paternelle. Il sera impuissant face aux persécutions qui tueront la pauvre Mme Bérardi. Il assistera au procès "défouloir" qui condamne de vrais anciens harkis. Il sera blessé par le lynchage fomenté par de vrais imposteurs contre de prétendus harkis, ci-devant authentiques combattants de l'ombre, comme par les vols des biens vacants ou les luttes pour le pouvoir. Larbi ne participera pas à la liesse de juillet 1962 célébrant l'indépendance de l'Algérie. Quelques jours auparavant, il est victime, avec quatre de ses copains, d'un attentat. Il restera dans le coma pendant un mois et perdra momentanément la mémoire. Un vent d'éclipse a soufflé dans la tête du gamin, ce même vent qui depuis juillet 1962 souffle sur le pays. Les écrivains algériens semblent bien en avance sur la recherche historique et parfois sur la société elle-même. À tout le moins, la littérature offre des instruments dont les uns et les autres ne disposent pas. Ainsi, par un génial tour de passe-passe littéraire, mêlant vérités historiques et imaginaires, Salah Guemriche réussit-il à épargner à l'Algérie cinquante années d'un pouvoir né des convulsions de ce mois de juillet 1962 (mais en gestation depuis 1954...). Par la force du champ romanesque, l'auteur nettoie l'Algérie des faux héros et des vrais voleurs, de cet islam décharné et formel qui oublie que la révélation n'a pas été faite au nom de Dieu, mais "au nom des hommes". Il envoie valdinguer le nif des hommes, cet honneur masculin qui condamne hommes et femmes au malheur et, en deux beaux chapitres, où l'érotisme le dispute à l'émotion et à la sensibilité, il réintègre les corps et la sexualité dans leurs droits. Il balaie la violence contre les harkis, l'injustice faite à leurs descendants comme celle subie par les Pieds noirs. Du même coup, il dénonce l'antisémitisme et plus largement cette Algérie arabo-islamique qui nie les autres composantes humaines et culturelles du pays : le substrat berbère comme la présence juive et française symbolisée par les deux visages rassemblés de François (le Français) et de Larbi (l'Arabe), "un signe du ciel et la preuve que vous faites bien la paire", dit Pépé Shlomo, le grand-père de François...Avec constance et avec humour, il rend justice à ces Algériennes qui, non contentes d'avoir été, en 1962, renvoyées à leur kanoun (brasero en terre cuite), ont en plus été spoliées de leurs biens et bijoux pour remplir ce "coffre de la solidarité" qui devait aider à renflouer les caisses du nouvel État.
Comme Larbi, l'Algérie doit retrouver sa mémoire. C'est ce à quoi concourt, entre autres, la littérature algérienne depuis le milieu des années quatre-vingt dix. Mais, comme le montre Salah Guemriche, cela demeure insuffisant.
Il ne suffit pas de retrouver le passé, encore faudra-t-il cesser de conjuguer le passé au présent pour qu'enfin une nouvelle aube puisse se lever et chasser ce terrible vent d'éclipse.
1 - Un Amour de Djihad, Balland, 1995
2 - L'Homme de la première phrase, Rivages/Noir, 2000
3 - Les "marsiens" sont ces combattants de la vingt-cinquième heure qui, après le cessez-le-feu du 19 mars 1962, se découvrent une âme d'indépendantiste et de révolutionnaire.
Édition Le Cherche Midi, 2004, 286 p., 17 euros -
Sommeil du Mimosas
Amin Zaoui
Sommeil du Mimosas
"Pluie de balles. Festin d'une mort multicolore. "Partons d'ici. Mais où allons-nous?" Lina fêtera son huitième anniversaire, le dix-sept mars prochain : " nous allons là où nous trouverons les rails !".
Au dessus de nos têtes le ciel n'est qu'un vaste vide sans clémence."
Ainsi commence La Sonate des loups, la seconde nouvelle du livre d'Ami Zaoui intitulé Sommeil du mimosa qui est aussi le titre de son premier récit. Voila, en quelques mots, résumé l'univers de ces deux textes: la mort, un quotidien vide et borné et l'irrépressible besoin humain de fuir, de donner un sens à l'existence.
Dans Sommeil du mimosa, Mehdi tout nouveau directeur du service funéraire de la ville d'Oran est englué dans une existence sans intérêt. Dans son appartement-bocal il cherche à fuir sa solitude en volant quelques occupations quotidiennes d'une autre solitude, celle de sa voisine Racha et de ses filles, Soha et Salwa. Par une convention tacite, un naturel et particulier instinct de survie, chacun guette l'autre, épie ses faits et gestes, alimente ses journées des habitudes de l'autre. "Torture de deux solitudes : la sienne et la mienne". Le bocal n'est plus seulement cet espace clos, borné, circulaire, il est aussi cette transparence qui fait de son occupant le locataire du vide.
L'amour, même fantasmé, et le vin ouvrent bien quelques brèches. Mais ces échappatoires, ces "fissures ouvertes sur les murs de la solitude" ne suffisent pas à laisser entrer dans ces vies brisées la lumière de l'horizon.
Il faudrait fuir. Partir vraiment. Comme le père de Mehdi qui n'a pas hésité à abandonner femme et enfants pour "choisir sa mort" et se retrouver à Alep. Aidé en cela par un ami écrivain, Mehdi finira par partir mais d'une bien originale façon.
Partir c'est aussi ce que conseille la mère de Bakh à son fils dans le second récit. Elle vient chaque semaine ravitailler son rejeton cloîtré depuis 47 jours dans son appartement-refuge, sa "garçonnière" comme il le dit. Sa porte est en fer blindée, attentif au moindre bruit suspect dans l'escalier, il vérifie plusieurs fois par jour le système de sécurité et s'empresse d'éteindre la lumière à la moindre alerte. La nouvelle colle au drame algérien : Bakh, journaliste passionné de Derrida, ce "juif algérien, enfant errant de Bab el Oued", se terre dans son appartement après que Jamila, la femme qu'il aimait ait été égorgée. Et tandis que "les minarets hurlent comme les loups", tandis que "Dieu est absent de nos cieux, séduit par la "victoire" des talibans à Kaboul" les morts et les assassinats défilent. D'ailleurs, "il n'y a plus de mort, il n'y a qu'une tuerie". "Les renards ont vidé la mort de sa taille mystique" écrit Amin Zaoui.
De dehors il entend les tirs, les sirènes, les ambulances, les patrouilles militaires, les contrôles de police musclés. Il y a aussi, aperçu à travers les persiennes, un homme qui, depuis plusieurs jours, rôde autour de l'immeuble... De sa fenêtre Bakh voit sa ville, Oran, poursuivre sa descente aux enfers, "encerclée, envahie par les monstres". Avec l'évocation de la ville qui aurait été fondée au dixième siècle par des marins andalous, Amin Zaoui remémore les noms de Roblès, Camus, Sénac, brosse le portrait de H'Lima "fille d'un père français et d'une maman algérienne" ou celui de Pedro Legrand, Oranais d'Andalousie, "communiste, maquisard au côté du FLN pour l'indépendance et la liberté (...) trahi derrière le comptoir de son petit restaurant par un de ses clients" devenu une semaine plus tard "Emir". A Oran, Alger, Lyon ou Washington "les émirs poussent, les minarets poussent et les fatwas poussent aussi".
Il y a aussi la figure de Reinette l'oranaise. Bakh, au cours de son service national va brancher une cassette de la chanteuse sur le haut parleur de la mosquée : "une juive élève sa très belle voix depuis le toit de la mosquée". Tout un symbole.
Comme est symbolique aussi la place des femmes dans ces deux récits où Amin Zaoui rapporte combien "les minarets bavards injurient les femmes" et rendent licites des pratiques inhumaines
A l'instar de cette princesse chinoise qui découvrit la soie parce qu'une petite boule de cocon tomba dans sa tasse de thé, Bakh "attend la tombée d'une boule magique entre les mains de l'ange dormant", sa fille Ismahane. D'ici là, cet amateur impénitent du ballon rond décide, "libéré de la peur ou de la vigilance" de se rendre à une rencontre de football...
Amin Zaoui est né en 1956 dans l'ouest de l'Algérie. En 1994, alors qu'il accompagnait sa fille à l'école, il échappe à un attentat. Un an plus tard il est accueilli par le Parlement des écrivains de Strasbourg. Il résidera un temps à Caen, ville membre du Parlement dite "ville-refuge" "pour tous ceux dont la liberté d'expression et la vie même sont menacés". Comme directeur de la Bibliothèque nationale d'Algérie, il sera limogé pour avoir invité le poète Adonis dont la conférence déplue dans les milieux conservateurs et les cercles dirigeants (voir Le Matin du 28 octobre 2008).
Depuis 1981 Amin Zaoui a publié de nombreux romans et nouvelles en arabe ainsi que deux essais en français. En 2003 il faisait paraître un essai intitulé La Culture du sang, fatwas, femmes, tabous et pouvoirs (au Serpent à plumes) dans lequel il dénonçait bien des travers des sociétés arabes. Son dernier roman, La Chambre de la vierge impure vient d'être publié par les éditions Fayard.
Edition Le Serpent à plumes, 1998, 156 pages
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Les Captifs d'Alger
Emmanuel d'Aranda
Les Captifs d'Alger
L'auteur, Emanuel d'Aranda fut esclave à Alger entre 1640 et 1642. Son livre, publié quelques quatorze ans après sa libération, donne la chronique de sa capture et de sa libération. Comme le note en introduction Latifa Z'rari qui a établi le texte ici proposé, la relation d'Emmanuel d'Aranda a connu jusqu'à la fin du XVIIe siècle un réel succès de librairie puisqu'il à été réimprimé pas moins de sept fois après sa parution en édition originale en 1656 à Bruxelles. Il est même fait état d'une édition américaine - jamais retrouvée - en 1796. Ce travail de Latifa Z'rari offre à ce texte la possibilité de sortir du cercle réduit des spécialistes et bibliophiles.
Comme il était classique au XVIIe siècle pour le genre, Emmanuel D'Aranda respecte l'ordre chronologique et les phases de cette expérience malheureuse. La première partie de l'ouvrage s'ouvre sur le voyage, la capture, la captivité, la chronique du rachat et enfin la libération et le retour au pays. Il est peu question d'Alger ici mais davantage de la condition des captifs et des relations entretenues entre maîtres et esclaves. Emmanuel d'Aranda, acheté par le général Ali Pégelin, est conduit dans ce qui est appelé le « Bain » c'est à dire « la place destinée pour le logement et la demeure des esclaves en galère ». Celui de son maître contient 550 esclaves. L'on y parle pas moins de vingt-deux langues. Les Turcs pour s'adresser aux esclaves utilisent une langue appelée « franco », un mélange d'italien, d'espagnol, de français et le portugais. Il y a dans ce « Bain » des tavernes tenues par des esclaves chrétiens où les Turcs et autres musulmans de la ville ne sont pas les derniers à venir y boire du vin. Il ne faudrait pas croire que l'esclavage soit une partie de plaisir. Les conditions de vie sont difficiles. Quand le captif n'est pas aux galères, le travail pour le maître est pénible. Les brimades et autres sévices corporelles sont nombreuses à l'exemple de la falaque ou falaca du nom de ce bois long de quatre ou cinq pieds (1,30 mètre à 1,60 mètre) où est attaché le supplicié, les pieds levés vers le ciel pour recevoir sur la plante des pieds des coups de nerf de bœuf ou de câble de navire.
Les épreuves subies par Emmanuel d'Aranda montrent que l'esclavage est aussi un moyen pour les puissants d'Alger d'obtenir de l'argent supplémentaire par le rachat des captifs. Mais même là, les hommes ne sont pas égaux entre-deux! Un anglais valant deux à trois fois moins cher qu'un Italien ou un Espagnol. « Je parle quand on estime la valeur selon le corps et non au rachat » précise d'Aranda. Plusieurs fois d'Aranda montre que le général Ali Pégelin ou le Pacha d'Alger lui même sont plus intéressés par l'argent qu'ils pourraient tirer de tel ou tel esclave que par sa conversion à la foi musulmane. Ainsi, relatant la demande d'un esclave chrétien désirant « renier sa foi », d'Aranda écrit non sans ironie : « le pacha n'était guère content de cette nouvelle car il estimait davantage les 300 ducats que de faire cette bonne œuvre à son prophète Mahomet ». Les esclaves peuvent aussi être utilisés comme monnaie d'échange contre des prisonniers turcs détenus en terre chrétienne. Le premier subterfuge pour un chrétien capturé est de cacher à son maître - quand il y a lieu, ce qui n'est tout de même pas la majorité des cas - sa qualité pour lui faire accroire qu'il est de modeste extraction et ainsi diminuer le prix de son rachat.
A travers le récit de ses propres mésaventures d'Aranda décrit quelques us et coutumes en cet Alger du XVIIe siècle : les pratiques juridiques, l'opinion « des Africains » en matière de beauté féminine, l'autonomie du Pacha d'Alger par rapport à Constantinople, sa dépendance vis-à-vis du Diwan ou sa crainte de la soldatesque barbaresque...
Il est aussi question de cette « Pâque de Ramadan » qui n'est autre que la fête de l'Aïd. Ces festivités qui durent huit jours sont fort appréciées par les esclaves car « les Turcs donnent le jour de Pâque de Ramadan quelque gratuité : les trois ou quatre premiers jours on ne fait travailler aucun esclave ».
Dans une deuxième partie l'auteur, visiblement agacé par les récits de chroniqueurs qu'il juge ignorants en la matière, donne quelques éléments historiques sur Alger - émaillés là aussi d'erreurs comme la confusion qu'il fait entre la fondation de cette ville et Cherchell. Il s'attarde sur le moment où Alger tomba, au XVIe siècle, par la volonté de Barberousse, dans le giron turc.
Le livre se termine avec 50 relations ou récits particuliers du même d'Aranda qui sont autant de témoignages, de faits, d'événement rapportés de ses deux années d'esclavage.
Texte établi par Latifa Z'rari, Edition Jean Paul Rocher, 280 pages, 23€ -
Tes yeux bleus occupent mon esprit
Djilali Bencheikh
Tes yeux bleus occupent mon esprit
Djilali Bencheikh est journaliste, spécialiste de l’immigration, féru d’actualités sportives, il tient une chronique littéraire quotidienne sur Radio Orient. Éclectique et gourmand, il est aussi nouvelliste et l’auteur d’un premier roman autobiographique, Mon frère ennemi. Il y racontait l’enfance de Salim dans un village de l’Ouest algérien. Le gamin avait alors sept ans et les nuages s’amoncelaient sur l’Algérie de papa.
Ces yeux bleus qui occupent l’esprit du jeune Salim sont ceux de Françoise. Il a dix ans. Elle est fille d’un capitaine de l’armée française et la guerre de libération commence à embraser le pays. Il ne faut pourtant pas s’attendre à une énième et universelle version de Roméo et Juliette, déclinée cette fois dans une Algérie déchirée. Non, l’amour de Salim est davantage fantasmé, virtuel. Seuls ses questionnements et sa culpabilité sont réels : « ai-je le droit de l’aimer sans trahir les miens ? ». Ce qui importe ici ce sont le regard et les mots - simples – que porte le gamin sur les adultes, la société, la guerre, l’injustice d’un système quasi d’apartheid. « Le village et le douar sont deux univers inconciliables. Comme l’Enfer et le Paradis. Et moi je n’habite pas comme elle, au Paradis ».
Dans l’actuelle cacophonie des mémoires, cette réalité décrite par Salim semble oubliée. Par une sorte de politiquement correcte, on voudrait mettre sur un même pied d’égalité toutes les blessures, toutes les souffrances, toutes les injustices et réécrire voir gommer l’Histoire. À ce jeu de lego mémoriel (voir le dernier Éric Savarese (1)) ce ne sont pas ceux qui ont le plus souffert de l’Histoire qui occupent le devant de la scène mais les plus véhéments et les plus actifs. Par pudeur ou par pragmatisme, les Algériens, à l’exception de quelques caciques, ont tourné la page et depuis longtemps. Djilali Bencheikh est du lot. Le ton du livre, parfois un peu trop enfantin ou naïf, respecte le regard ingénu, sans acrimonie, curieux de cet enfant de dix ans.
D’ailleurs, entre ces « deux univers inconciliables » des hommes et des femmes de cœur ne s’efforçaient-ils pas de dresser des passerelles ? Ainsi M.Vermeille, l’instituteur ou Mme Vignoble la patronne de la taverne et sa fille, Anne-Marie, « la mère et la fille ne font pas partie des méchants roumis qui nous écrasent de leur mépris et parfois de leur fouet. » Il y aussi le maire Siegwald dont l’aide et l’intercession auprès du père permettront au jeune Salim d’entrer au collège. Et il y a donc ces yeux bleus ! Le bleu de l’amour, le bleu de la France…, comme le dit ce vers du poète Ahmed Azaggagh offert en exergue : « c’est une terrible chose que la querelle des couleurs ».
Salim fréquente Nicolas. Il est le seul Arabe à fréquenter un roumi. Plus tard dans la classe de M.Vermeille, il sera pote avec Serge, un juif. Les choses s’aggravent pour notre jeune garçon à qui ses frères en religion cherchent des poux dans la tête. Après les dernières recommandations humanistes de M.Vermeille, invitant ses élèves qui s’apprêtent à quitter l’école pour le collège à refuser d’emprunter le chemin de la haine, Salim occupera les vacances estivales à apprécier les méthodes traditionnelles et un brin sadiques du cheikh pédéraste de l’école coranique du village. Voilà qui rappelle les « éprouvantes » années vécues par le marocain Driss Chraïbi.
Salim incarne les illusions et l’idéalisme d’une génération flouée. Rêveur impénitent, amoureux au cœur de midinette, assoiffée de savoir, il est épris de justice et désireux de faire siennes les valeurs d’une civilisation triomphante. Salim n’est pas qu’un bon élève. Il est un des meilleurs éléments de l’école républicaine. En cela, en ces temps où le cancre a bonne presse et où ce statut devrait nécessairement coller aux gamins de banlieues, Salim, le petit cousin du Fils du pauvre de Mouloud Feraoun, fait du bien. Non seulement Salim n’est pas un cancre, mais comme son illustre aîné Jean El Mouhoub Amrouche, c’est lui qui en remontre à ses camarades français y compris en matière de Marseillaise !
Mais voilà, comme dans Le Gone du chaâba d’Azouz Begag, pour ceux qui ne voient pas plus loin que le bout de leur nez d’aliéné « travailler bien en classe, c’est trahir les Arabes et leur sainte religion » , « c’est faire preuve d’allégeance aux roumis ». Vous parlez d’une trahison ! « Mais pourquoi faut-il que la cause de libération nationale soit toujours défendue par des apprentis-voyous ? » interroge le jeune Salim morigéné et même agressé par ses petits camarades algériens… « Des apprentis-voyous » qui, les premiers jours de l’indépendance venue, deviendront des voyous tout court, dixit les dernières pages du roman, attribuées cette fois au tendre et proche « frère-ennemi ». Un grand frère plus lucide que son cadet qui sans doute « refuse / Toujours / Le pain sans rêve / La gloire sans peuple » ; un autre vers du trop méconnu Ahmed Azeggagh…
Tes yeux bleus occupent mon esprit a reçu le prix Méditerranée-Maghreb décerné par l'ADELF, l’Association des écrivains de langue française.
1. Algérie, la guerre des mémoires, éd. Non-lieu, 2007
Editions Elyzad, 352 pages, 16,50 € -
Racaille
Karim Sarroub
Racaille
Sans vouloir médire de Gide, il n’est pas certain que l’on ne puisse pas faire de bonne littérature avec de bons sentiments ; mais d’évidence on ne fait pas un bon livre en accumulant des poncifs, même de bon aloi, mâtinés de vérités assenées à la hussarde et d’inutiles provocations. C’est malheureusement l’impression que laisse Racaille après en avoir fini la lecture. Ce qui est en cause ici, ce n’est ni l’auteur, qui semble plus qu’estimable, ni ses prises de position qui pour être parfois exagérées renferment aussi leur part de vérité et de courage (on pense à Taslima Nasreen, à Mina Ahadi en Allemagne ou Chahdortt Djavann en France). Non ! le hic concerne d’abord et exclusivement la littérature. On ne croit pas à cette histoire qui voit un certain Mohamed s’échapper de l’asile d’aliénés dans lequel il est enfermé et, après un passage par Skikda (sa ville), Constantine puis Alger, embarquer clandestinement pour la France où, l’infortuné retournera à la case départ. Pourtant ce Mohamed a une savoureuse idée : créer une association humanitaire et rapatrier en Algérie « les Juifs, les harkis et les bons pieds-noirs, sauf un », dont on taira ici volontairement l’identité. Cette idée bien sûr ne peut que le rendre suspect aux yeux des gardiens de la loi et de la foi.
Évidemment, pour Mohamed, c’est l’Algérie qui est devenue folle et, s’il ne s’agit pas de revenir en arrière (que les nostalgiques de l’Algérie de papa ne piaffent pas), du moins serait-il temps de réparer le gâchis. Iconoclaste à souhait, Mohamed inscrit d’ailleurs sur le monument aux morts érigé sur les hauteurs d’Alger : « De Gaulle, on t’a bien pourri la vie et repris l’Algérie de force, n’est-ce pas. Mais, gros malin, si tu voyais l’état du pays aujourd’hui… une vraie poubelle. Pour ça, chapeau, tu as su te venger et tu continues encore à te venger des décennies après. Tu n’aurais pas pu faire pire, tu sais… ». Jusqu’ici l’histoire pourrait fonctionner mais la démonstration pêche par l’inconsistance des personnages (Mohamed et son pote Mustapha ou encore la veuve de Boudiaf, le vieux moudjahid, Moh l’immigré, Alexandre, etc.) et l’enfilade des dénonciations (la barbarie de la circoncision, l’islam, les terroristes, le pouvoir algérien, l’antisémitisme, la discrimination dont sont victimes les Kabyles en Algérie ou les « Beurs » en France, le sexisme et autre misère sexuelle…) comme si l’auteur avait été emporté par ce qu’il avait sur le cœur. Un trop plein de silences et de souffrances. L’empathie peut jouer, mais le lecteur reste sur sa faim. Quand il n’est pas surpris voir interloqué.
Ainsi Karim Sarroub veut sans doute faire son Houellbecq quand il affirme d’entrée : « je m’appelle Mohamed, j’ai seize ans (…), je déteste les religions surtout l’islam (…) ». Le ton est ainsi donné, mais il n’est pas certain que cette charge sans discernement (c’est du moins l’impression qui se dégage) fasse mouche. D’autant plus quand le livre apostrophe les « intellectuels arabes » pour leur manque de courage quand il est question d’islam. Voilà qui est faire peu de cas des Abdelwahab Meddeb, Maleck Chebel ou Fethi Benslama (pour en rester à la France), et des critiques émises au sein même de l’islam (voir par exemple Ghaleb Bencheikh et son frère Soheib) ou des perspectives ouvertes par certains penseurs rationalistes (Mohamed Arkoun ou Youcef Seddik)
Reste que sur cette question religieuse, notre Mohamed, s’adressant à Moh, ci-devant immigré de Lille, voit juste : « Vous savez ce que vous êtes, là-bas [en France] ? La communauté musulmane. L’islam. En France, on vous appelle les musulmans. C’est scandaleux. C’est pire que racaille. Vous nous faîtes franchement pitié. Si ce n’est pas ça le mépris, mon vieux, faudra me l’expliquer ». Zahia Rahmani laissait entendre la même chose dans son Musulman, roman paru en 2005 chez Sabine Wespieser. Voilà qui est sûrement plus pertinent que de céder à cette facilité qui consiste à comparer les banlieues aux ex-colonies ou de prédire que, demain, les « beurs » reconnaîtront la France pour leur patrie. Ils le savent et depuis longtemps a t-on envie de rappeler. C’est n’est plus eux qu’il faut convaincre mais ceux qui traitent ces « beurs » de « racailles » avec qui Mohamed le clandestin ne veut surtout pas être confondu…
Edition Mercure de France, 2007, 155 pages, 14 €
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Le Livre de l’Emir
Waciny Laredj
Le Livre de l’Emir
L’émir Abdelkader n’en finit pas d’inspirer historiens et poètes. Après les volumineuses biographies que lui ont consacré Bruno Etienne (chez Hachette en 1994) et Ramdane Redjala aidé de Smaïl Aouli et Philippe Zoummerof (chez Fayard en 1994), ce fut au tour de Kebir Ammi de se pencher sur le père du nationalisme algérien pour mettre en valeur sa dimension spirituelle et mystique (1). Ainsi, en une dizaine d’années, quelque mille cinq cents pages ont été écrites sur l’Emir et le lecteur pouvait se demander ce qu’il pourra trouver de nouveau dans le pavé publié par l’Algérien Waciny Laredj, auteur d’une dizaine de romans et d’essais dont La Gardienne des ombres ou Les Balcons de la mer du Nord.
Roman historique, Le Livre de l’Emir court de la pénétration militaire française dans ce qui deviendra l’Algérie jusqu’au départ de l’Émir pour l’Orient, après avoir été pendant cinq années prisonnier de la France à Toulon d’abord puis à Pau et Amboise. Exit ici les années de formation du jeune Abdelkader même si son goût pour la mystique et la sagesse embaume chacune des pages de ce récit, exit aussi l’épisode syrien qui a vu l’exilé algérien et les siens sauvé avec courage des milliers de chrétiens promis à la mort par des foules fanatisées.
Waciny Laredj offre, pour la première fois, selon son éditeur, une version romanesque de l’épopée abdelkaderrienne. Si quelques longueurs et répétitions sont sans doute à déplorer, le texte suit au plus près l’histoire de la guerre (cette « charge acceptée sans l’avoir désirée ») menée par l’Émir face à l’envahisseur français. Événements, batailles, négociations, victoires, défaites, ralliements et autres trahisons sont relatés par le menu.
L’originalité du livre du professeur de littérature moderne installé en France depuis 1994 est double. Tout d’abord, il inscrit la vie de l’Emir en vis-à-vis d’un autre parcours singulier de la conquête française. Celui de Monseigneur Dupuch, le premier évêque d’Alger, présenté comme l’ami et même l’alter ego en humanité de l’Émir depuis ce 19 mai 1841 où, grâce aux deux hommes, il fut procédé à un premier échange de prisonniers. Plus tard, alors que la France prive l’Émir de sa liberté, en violant sa promesse de lui permettre de s’établir en terre musulmane, Monseigneur Dupuch visitera plusieurs fois l’illustre prisonnier. Avec lui, il s’entretiendra de religion et cherchera à éclaircir certains drames de la conquête. Les dialogues, un brin ampoulés, laissent de temps à autre, exhaler quelques relents de bondieuserie qui pourraient chatouiller les narines sensibles de certains lecteurs. Quoi qu’il en soit, Monseigneur Dupuch ne ménagera pas ses efforts pour plaider en faveur de sa libération. Ce qui dans le roman est présenté comme la rédaction d’une lettre est en fait un livre achevé le 15 mars 1849 intitulé Abd el-Kader au château d’Amboise dans lequel l’homme d’église défend l’honneur du prisonnier et se porte garant de sa loyauté. À sa libération, l’Emir rendra hommage à l’action de Monseigneur Dupuch : « c’est toi le premier Français qui m’ait compris, le seul qui m’ait toujours compris. Ta prière est montée vers Dieu ; c’est Dieu qui a éclairé l’esprit et touché le cœur du grand prince qui m’a visité et rendu libre. »
L’autre originalité du Livre de l’Emir trouve sa source en terre algérienne. Waciny Laredj revient plusieurs fois sur les desseins de l’émir Abdelkader d’en finir avec le tribalisme, les divisions, l’arbitraire et les violences pour mettre sur pied un véritable État. Insistant sur la nécessité de « changements radicaux dans la vie de la société et la conduite des affaires », il montre, comment dans l’esprit du pieux musulman, la religion ne suffira pas à établir les conditions de l’unité, de la centralisation et de la stabilité (« la religion rassemble, mais elle divise aussi »).
En ressuscitant la figure d’Abdelkader, Waciny Laredj adresse un double message à ses contemporains. À la France - et à quelques musulmans - il semble dire, ne vous méprenez pas sur une religion et ses fidèles et préférez l’héritage d’Ibn Arabi à celui d’Ibn Taymiya. Aux adeptes de la supériorité d’une civilisation, d’une culture ou d’une foi (le colonialisme hier, l’intégrisme religieux aujourd’hui) il rappelle que « la certitude de posséder la vérité aveugle et conduit à la perdition ».
Aux Algériens, toujours englués dans les soubresauts inquiétants d’une interminable fin de guerre civile et privés depuis des décennies d’un véritable État de droit et d’une véritable démocratie, il montre que « le temps où nous prenions le bien des gens sans en avoir le droit est révolu. Avec les tribus, nous formons un seul corps et nous faisons partie de la même chair ; la fraternité nous lie pour le meilleur et pour le pire ».
Liberté (pour les Algériens et pour l’Emir), égalité (des peuples, des croyances et des cultures) fraternité (entre les Algériens et entre les peuples) le triptyque républicain perce sous la figure de l’Émir. Entre l’implacable sauvagerie de la conquête coloniale et les affres de l’exil, Waciny Laredj montre bien une autre actualité de l’œuvre et du message de l’Émir.
(1) Abd el-Kader, Presse de la Renaissance, 2004
Traduit de l’arabe (Algérie) par Marcel Bois en collaboration avec l’auteur, Edition Sindbad-Actes-Sud, 2006, 544 pages, 25 €
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La prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962)
Christelle Taraud
La prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc (1830-1962)
On ne rappellera jamais assez à quel point l'irruption coloniale a été destructrice pour les sociétés d'Afrique du Nord. Les travaux des historiens, l'action militante ou les témoignages des ex-colonisés le montrent et le démontrent, parfois même jusqu'à l'excès en présentant des récits univoques et en dédouanant à bon compte les élites modernes de leurs responsabilités. Mais enfin, l'impact colonial fut non seulement violent, mais son onde de choc continue de traverser ces sociétés.
Christelle Tarraud en offre une nouvelle illustration à travers l'investigation érudite d'un champ d'études jusqu'alors peu ou pas objet de recherche (à l'exception de quelques travaux d'historiens tunisiens notamment) : le monde de la prostitution en Afrique du Nord depuis 1830 jusqu'en 1962.
S'appuyant sur des archives administratives, fiscales, policières et médicales d'une part, et une riche documentation iconographique, cinématographique voir littéraire d'autre part, l'auteur donne à lire de l'intérieur le monde de la prostitution et celui des imaginaires et autres fantasmes coloniaux.
Craignant que la contagion de maladies sévissant au Maghreb, à commencer par la syphilis, gagne leurs rangs, dès les premiers jours de la conquête d'Alger, les militaires mettent en place une réglementation sur la prostitution. Cette réglementation s'appliquera non seulement aux prostituées professionnelles venues dans les bagages de la troupe conquérante ou aux femmes migrantes poussées par la misère à faire commerce de leurs attributs mais aussi à la prostitution dite locale, orientale, "maure" ou "mauresque" et plus tard "indigène". Le sec réglementarisme colonial allait avoir raison de la diversité et des charmes de la société traditionnelle en matière de prostitution. Car le conquérant, en blouse blanche ou en vareuse kaki, ne distingue pas chez ces femmes les statuts différents : l'odalisque de harem, l'almée citadine lettrée, les danseuses professionnelles, les chanteuses des campagnes lointaines, les groupes de femmes constituée, autonomes et itinérantes comme les Ouled Naïl, les azriates ou les chikhates, ou enfin les prostituées stricto sensu. Peu chaut aux nouveaux responsables les pratiques différentes et les statuts autres réservés à la prostitution, tout ici est balayé, les femmes comme les structures de la société traditionnelle. Il faut alors encarter les prostituées isolées ; numéroter celles qui travaillent dans les maisons closes, européennes d'abord, indigènes ensuite ; ouvrir des rues réservées et même des quartiers réservés à la prostitution indigène comme l'incroyable quartier Bousbir de Casablanca sans oublier les fameux et tristes BMC, bordels militaires de campagne.
Christelle Taraud montre l'échec de ce réglementarisme, la prostitution clandestine ayant toujours débordé, et largement, ce système. Elle en montre aussi les conséquences terribles sur les filles prostituées, car plus le commerce était artisanal et peu localisé plus il échappait à la mainmise des hommes (et des administrations, municipales ou médicales); plus il a été centralisé et répressif, plus les hommes ( et pas seulement les souteneurs) ont pu exercer leur main mise sur les femmes et tirer profit de la prostitution.
Reste que la colonisation, portée par ces premiers hommes, militaires et colons, qui devaient bien trouver à exulter, a brisé un tabou, le plus fort peut-être de la société traditionnelle, celui de la ségrégation sexuelle et notamment de la ségrégation sexuelle des femmes selon leur appartenance confessionnelle. La colonisation va ouvrir le marché des femmes locales à l'envahisseur, à l'étranger, au chrétien. D'où la thèse défendue par Christelle Tarraud selon laquelle la mixité sexuelle a permis à ces femmes d'être des passerelles de la rencontre. Des passerelles sous domination certes, masculine et coloniale, mais des passerelles tout de même.
Edition Payot, 2003, 495 pages, 25 €
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La Plume dans la plaie. Les écrivains journalistes et la guerre d’Algérie
Philippe Baudorre (Édition préparée par)
La Plume dans la plaie. Les écrivains journalistes et la guerre d’Algérie
1954, sans le savoir et pour huit ans la France bascule dans la guerre. Une nouvelle et dramatique page des relations franco-algériennes s’ouvre. Ses conséquences politiques sont encore insoupçonnées : naissance de la Ve République et crise de la gauche en France notamment, phagocytose de la société algérienne par son armée sous couvert d’un parti unique et totalitaire. Mais cette guerre signe aussi la fin d’une page de la vie intellectuelle en France. Il y aurait un avant 1962 et un après, marqué par « l’engagement autonome de l’intellectuel », sa volonté de s’extraire des « mandibules des partis » pour reprendre l’expression de Mauriac. Avec la fin du conflit sonne la fin d’une « logique de résistance » et de guerre franco-française, guerre des mots non dénués d’ambiguïté comme le montre le texte consacré à « France-Observateur ». Sans doute, François Mauriac le pressent-il, le 8 juillet 1962 qui écrit : « ces confrères dont le métier est d’écrire et qui ne prennent parti sur rien, qui ne trace pas un mot dont on ne puisse augurer un acquiescement ou une réprobation, à quelle distance vivent-ils notre drame ? Il se peut que cette indifférence apparente recouvre chez certains un détachement de tout ce qui ne les concerne que par la bande, si j’ose dire : cette politique sur laquelle ils n’ont pas pouvoir ».
Dix-sept contributions données dans le cadre d’un colloque organisé à Malagar, sur les terres de Mauriac donc, en septembre 2001 sont ici publiées. Elles sont l’occasion de lire (ou de relire) ces écritures de la guerre mais aussi cette guerre de l’écriture à travers les plumes de Mauriac, Camus, Sartre Nimier, Blondin, Laurent, Courrière, mais aussi Feraoun, Assia Djebar et d’autres. Ces écrivains-journalistes tiennent des chroniques ou signent des papiers dans les revues (Esprit et Les Temps modernes notamment), les magazines (France-Observateur, L’Express, Témoignage Chrétien…) et autres quotidiens. Ils écrivent aussi des journaux, des romans, des pièces de théâtre voir des ouvrages inclassables parce que composites et « polyphoniques ».
Bien évidemment dominent ici la figure de Mauriac, « le plus clairvoyants des écrivains-journalistes» et l’opposition érigée depuis en symbole entre Sartre et Camus. La « radicalité » et la violence sartrienne, dont les soubassements philosophiques sont rappelés, face à « l’honnêteté » camusienne. Comme l’écrit en avant-propos Philippe Baudorre, Camus est « exemplaire », peut-être même « le plus exemplaire ». Ses tragiques illusions, quant à une possible concertation, comme les doutes et le désarroi de l’enfant de Belcourt, jamais ne pervertiront son « souci pédagogique ». Oui Camus a été « exemplaire » comme Mouloud Feraoun, son ami. L’instituteur kabyle, dans sa vie comme dans ses écrits, frôlerait, si elle était de ce monde, l’intégrité absolue. Son Journal, écrit entre 1955 et 1962 demeure encore aujourd’hui le plus sûr document sur cette guerre. « Ce texte, écrit Martine Mathieu-Job, montre l’impossibilité d’un discours de vérité, l’impossibilité surtout d’une représentation claire et univoque de la guerre, et cela quel que soit le genre dans lequel on le classe » à savoir « journal personnel, « chronique » ou « récit sur la guerre ».
Chez Camus, après 1956, l’honnêteté prendra le visage du silence ou plutôt d’un retour en littérature avec la rédaction du Premier homme qui ne naîtra au monde que trente-cinq ans après la mort de son auteur. Chez Mouloud Feraoun, elle prendra la forme « d’une poétique de l’écriture de la guerre » marquée par le « fractionnement » et « l’éclatement » du texte. « C’est dans le désordre du texte, dans l’impossibilité pour l’écrivain de s’en tenir à un projet d’écriture bien codifié ou de développer une analyse bien univoque, c’est dans l’entrelacs des temporalités et le télescopage des perceptions et des voix que peut s’entrevoir la vérité informe de la guerre ».
C’est bien par le Journal de Feraoun qu’il faudrait toujours commencer l’étude de cette guerre d’Algérie. Mieux encore, la publication des actes de ce colloque ne fait que renforcer ce credo : la lecture de ce texte unique offre à son lecteur la distance nécessaire pour aborder tous les autres textes écrits sur et autour de ce drame, et tant d’autres d’ailleurs… plus récents.
Editions Presses universitaires de Bordeaux, 2003, 302 pages, 26 €