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  • Les Enfants de Jessica. Tome 2 – Jours de deuil

    Luc Brunschwig et Laurent Hirn

    Les Enfants de Jessica. Tome 2 – Jours de deuil

     

    20121025202544_t2.jpgAu centre du récit, un mouvement de légitime défense, le mouvement Logan’s, organisé en milices. Soucieux de restaurer « le rêve » américain,  ses militants agressent les « migrants de l’intérieur » qui depuis six ans s’installent à New York, à commencer par les immigrés arabes et autres « parasites », histoire de les renvoyer chez eux, de les chasser notamment de ces « immeubles Ruppert » où ils logent, du nom de la secrétaire d’Etat aux affaires sociales du président démocrate Lou Mac Arthur. Jessica Ruppert incarne un tournant dans la politique économique et sociale étasunienne, l’expérimentation de mesures nouvelles qui ambitionnent rien moins que de remettre en question l’« American way of life » au nom de la justice sociale et des impératifs écologiques. Voilà de quoi accuser la présidence et de son administration de « communisme », d’en faire la cible de tous les mécontents : xénophobes de tous poils, banquiers, milieux politiques et même quelques parrains de la maffia. Cela fait beaucoup…

    Ainsi, le projet de l’administration américaine n’est pas du goût de la finance internationale, de ceux qui tiennent les Etats par le poids de leurs dettes contractées. Les banques centrales chinoise, européenne et japonaise ne mettent pas de gants pour faire comprendre au président Mac Arthur qu’il vaudrait mieux pour lui abandonner ses velléités sociales, et fissa ! sinon gare : plus de crédits et remboursement immédiat des 1 057 000 000 000  dollars de dette ! Que vaut une secrétaire d’Etat intègre et soucieuse du bien être de ses concitoyens face à la finance mondiale  et à quelques autres officines interlopes ? Rien ! Peanuts ! Le coup de poignard viendra de ses propres amis et sénateurs démocrates…  

    Dans le même temps, des attaques de trains d’immigrants provoquent des dizaines de morts et un certain Colin Strongstone est condamné à cinq ans de prison pour avoir lâché une meute de Pitbull affamés contre les locataires d’un immeuble Ruppert. Colin Strongstone, Afro-américain, brillantissime diplômé d’une école de commerce, se réclame de Logan et prétend  avoir défendu les intérêts de ses parents, dont les maigres économies, un immeuble à New York, ont fondu comme neige au soleil après l’installation à proximité d’un de ces « immeubles Ruppert » pour migrants. Ainsi le « rêve américain »  à la sauce libérale n’est pas uniquement une illusion de Blancs et de dominants, et ce geste pourrait préfigurer les contours d’une nouvelle guerre, celle que des pauvres mènent contre un peu plus pauvre que soi.

    Sur cette toile de fonds, scénario et dessins croisent les sujets et les personnages - jusqu’à perdre parfois le lecteur - reviennent aussi sur une histoire commencée il y a dix ans avec Le Pouvoirs des Innocents (cinq albums), poursuivi avec le tome 1 des Enfants de Jessica (Le discours) et Car l’enfer est ici. On y retrouve Joshua Logan. Emprisonné, il clame son innocence et est malade d’être devenu, malgré lui, le symbole d’une cause qu’il réprouve. Il y a aussi Amy, la jeune orpheline, celle que Logan rencontra dans un hôpital psychiatrique. Elle fait le lien entre ce dernier, Jessica Ruppert sa mère adoptive et le jeune Salim, un enfant  d’origine syrienne dont la mère a été abattue dans sa boutique quelques années plus tôt et dont le père vient à son tour d’être assassiné.

    Dans cette livraison, tandis que quelques politiciens et autres maffieux se frottent les mains, le temps de la contestation et de la mobilisation en faveur de Jessica Ruppert se met en place. A l’enterrement des dernières victimes du mouvement Logan’s, il est question d’une pétition et même d’une marche sur Washington.

    Les planches de Laurent Hirn offre une riche variété, alternant gros plans et plans larges, couleurs - avec dominance des ocres, marrons et autres bleus - et noir et blanc, lumière et pénombre… Le coup de crayon est précis, classique, particulièrement expressif, dynamique, à l’unisson d’un scénario animé et excitant. Cette livraison comprend un cahier graphique de 12 pages, un « Making off » qui offre l’opportunité de saisir le travail et les méthodes des auteurs : l’importance du découpage ou l’utilisation de la 3D pour Hirn, les contraintes du scénario ou le travail sur la psychologie des personnages chez Brunschwig.

     

    Futuropolis 2012, 64 pages, 13€

  • La liberté de vivre

    Ha Jin

    La liberté de vivre

     

    Ha-Jin.jpgC’est une longue et minutieuse chronique que livre Ha Jin. Elle se dessine en minces chapitres qui sont autant d’épisodes de la vie du couple formé par Nan Wu et son épouse Pingping, immigrés aux Etats-Unis, avec leur fils Taotao. La narration, linéaire, colle au quotidien des Wu, au plus près de leur lutte pour « s’enraciner » ; par le travail bien sûr, par la scolarité de leur enfant aussi. C’est là une priorité, et les parents redoublent d’efforts pour qu’il n’intègre pas une classe réservée aux étrangers. Ha Jin décrit la rupture avec le pays d’origine, les distances maintenues avec les représentants de la communauté chinoise, le regard critique, amusé, sceptique, séduit aussi, sur la société américaine. La part des frustrations, les transformations, visibles et intimes.

    En quelques années, Nan accomplira « le parcours qui prenait une vie entière à la plupart des immigrés ». Entre le « struggle for life » et le rêve américain, les Nan feront leur « trou » comme dit Marcel Detienne. Entre Boston, New York et enfin Atlanta, de petits boulots en petits boulots, d’emprunts en sacrifices, de capacités d’adaptation en illusions perdues, ils réussiront à ouvrir un petit restaurant (le Gold Wok) et à acheter une maison en Géorgie. Nan, l’ancien étudiant a du abandonner la science politique et une improbable carrière universitaire pour les fourneaux, ce qui laisse d’heureuses odeurs de cuisine s’exhaler de page en page.

    Sans être un réfugié politique, Nan n’a pas voulu retourner en Chine après ses études. Très vite, il s’est efforcé de « se délester du bagage de la Chine pour voyager plus léger, (…) devenir un homme indépendant ». Nan largue les amarres, refuse de vivre dans le passé, de moisir dans sa communauté d’appartenance : « Il lui fallait trouver sa voie dans ce pays, vivre non pas tant en tant qu’expatrié ou exilé mais en tant qu’immigré ». Autrement dit devenir citoyen de cette société américaine où le racisme se manifeste ici ou là, où l’argent est un « dieu », cette société obsédée par « les deux S » : « le Soi et le Sexe », intraitable pour les faibles, les « losers », une société multiculturelle et multireligieuse où la diversité s’expose aussi sous la forme des conversions et des bricolages identitaires.

    Nan assistera à des rencontres, des colloques sur la Chine, il côtoiera, toujours sur la réserve, quelques cercles communautaires malgré les recommandations de Pingping. Il n’est dupe de rien des comportements des uns et des autres, des intellectuels dissidents, des artistes et autre vulgum pecus chinois. Sans illusions, ilse tient à l’égard des officiels chinois, des associations relais et autres taupes. Intraitable, Nan n’est pas un homme de compromis et encore moins de compromissions. Et surtout, qu’on ne lui serve pas de vieilles lunes patriotiques : « La Chine n’est plus mon pays. Je lui crache dessus, à la Chine ! Elle traite ses citoyens comme des enfants crédules et les empêche constamment de grandir, de devenir des individus à part entière. Elle ne veut qu’une chose la soumission. Pour moi la loyauté ça marche dans les deux sens. La Chine m’a trahi, alors je refuse de rester plus longtemps son sujet. (…) Je me suis arraché la Chine du cœur. »

    Pourtant aux JO d’Atlanta, il se montre attentif aux performances des athlètes chinois, « il comprit qu’il ne parvenait pas à se couper affectivement de tous ces gens ». Nan se situe au point de rencontre des deux pays, aussi, « pour voir clair dans ses émotions », il s’imagine la Chine comme étant  « sa mère » et les USA « sa bien aimée »: si un conflit devait survenir, il devra « les aider à se comprendre, sans pour autant espérer qu’elles partagent un jour les mêmes opinions ». C’est Camus chez les sino-américains.

    Nan aime Pingping, mais sans passion. Bon père et bon mari, son cœur est tout entier à Beina, un amour platonique de jeunesse qui lui en fit voir de toutes les couleurs pourtant. Ainsi va la vie ! L’amour fantasmé est plus difficile à chasser de son esprit qu’un échec sans rappel ni retour. Entre les époux, l’ombre de Beina toujours s’insinue. Il recherche cette passion, convaincu qu’elle serait le moteur de sa force créatrice et poétique. Car gagner de l’argent n’intéresse pas Nan. Sa seule vraie passion est la poésie.

    Tirailler entre ses responsabilités d’époux, de père et sa vocation, il doit apprendre à se débarrasser de ses « peurs » comme dit Faulkner, de ses doutes sur son travail. « Je ne dois pas vivre dans la passé, mais me concentrer sur le présent et sur l’avenir ». Après bien des hésitations, il décide d’écrire en anglais malgré les avis contraires et définitifs d’une rédactrice en chef d’une revue de poésie. Il évoque la xénophobie et oppose le fait que « la vitalité de l’anglais résulte en partie de sa capacité à absorber toutes sortes d’énergies étrangères. » Ces pages sur le cheminement créatif de Nan constituent aussi le sel de ce roman. Le livre  se referme sur quelques uns de ses poèmes.

    Professeur à l’université de Boston, Ha Jin émaille  son texte de références à des poètes américains, à Faulkner et à Pasternak. La Liberté de vivre est son cinquième roman et le quatrième à être traduit en langue française (au Seuil) après La Longue Attente (2002), La Démence du sage (2004) et La Mare, (2004). La Liberté de vivre (paru en 2007 aux USA) est le premier récit de l’auteur à se situer hors de Chine et à plonger au cœur de l’immigration chinoise aux Etats-Unis.

     

    Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Isabelle Perrin, Seuil, 2011, 669 pages, 24€

     

  • L’envers des autres

    Kaouther Adimi

    L’envers des autres

    ka.jpgL’envers des autres  est un roman polyphonique où neuf voix livrent chacune une part du réel, sa part de vérité sur les événements et les choses. L’envers des autres c’est la célèbre légende des quatre aveugles et de l’éléphant revisitée à la sauce algéroise. Sauf qu’ici, l’éléphant n’est pas un corps extérieur aux personnages. Ici, ce sont les personnages eux mêmes qui constituent les parties et le tout du pachyderme ou plutôt du presque rien du quotidien d’un immeuble et d’un quartier d’Alger. Chacun livre ce qu’il croit saisir du monde extérieur, parle de ses proches, déverse ses propres désirs et frustrations, confie son ennui et ses attentes. Chacun dit l’envers des autres et livre sa part de ce réel par tous observés et constitués : une famille, un quartier, des voisins, le regard des uns sur les autres, les rumeurs et les malentendus, les incompréhensions et les non dits, les haines et les amours.

    Il y a d’abord une famille, modeste famille d’un quartier populaire d’Alger. Adel, le frère, deux sœurs Yasmine et Sarah, Hamza le mari de Sarah et leur fille Mouna. La mère aussi aura son mot à dire.  Le voisinage est constitué par Tarek un gamin de 12 ans, le vieux Hadj Youssef et Kamel, qui, avec Chakib et Nazim, forment un trio de hittistes à qui rien n’échappe de la vie du quartier.

    La famille d’Adel est qualifiée par Chakib de « famille de sous-merdes », trop différente sans doute, trop libre peut-être. Adel n’ignore rien des rumeurs qui courent sur lui. Ses « allées et venues » dérangent. Comme le lien qui l’unit à Yasmine. Un autre malheur frappe la famille : la folie de Hamza. Yasmine serait pour l’internement. Adel et sa mère, non. Sarah son épouse, enfermée dans sa peinture, n’en peut plus de le soigner. Pour la mère, vigie d’un autre âge, ses enfants sont des « imbéciles ». Elle dit savoir ce qu’Adel « manigance ». « Frustré et trop timide », il « se cherche ». Pour Sarah, son frère est « malheureux et torturé ». Quand Yasmine, rebelle et indépendante, évoque Adel, elle parle de « ses angoisses, ses peurs, ses yeux cernés. Adel mon frère mon bonheur, ma peine. Adel à l’air hagard, perdu, assommé, fou, noyé, cassé. A qui je ne peux plus parler mais que j’aime comme personne ne l’aimera jamais. »

    Et puis il y a l’enfance. Mouna qui, sur le chemin de l’école, n’hésite pas elle à s’approcher du clodo alcoolisé. Elle est fière de ses « ballerines de papicha[1] ». La gamine est amoureuse de Kamel : « Tout ce qui l’intéresse, c’est son vendeur de frites et ses ballerines » dit Tarek son camarade et protecteur autoproclamé, sans doute parce qu’il partage avec Mouna le fait de ne pas être dans la norme. Lui, il n’a pas de père. Parti. Envolé. Laissant épouse et fiston seuls. Abandonnés. Tarek est un gamin « aux cheveux blancs ». Les « cheveux blancs son l’absence de papa ». Ballerines du rêve et cheveux blancs du cauchemar.

    Qu’est ce qui ne tourne pas rond ici ? Le lecteur se questionne. Émet des hypothèses. Un secret traverse le récit. Kamel, Chakib le trabendiste et Nazim, l’amoureux de Yasmine, semblent savoir eux, puisqu’ils n’hésitent pas à rosser salement Adel. « Que ressent-on, se demande Adel, lorsqu’on est en train d’éradiquer la monstruosité ? L’impression du devoir accompli, j’imagine. » Dans l’immeuble ou dans un bus bondé, on croise Hadj Moussa, le père de Chakib. Comme à Alger rien ne s’ignore, toute la ville sait qu’il alpague les étudiantes de l’université avec ses photos en noir et blanc et qu’en échange de quelques dinars, il satisfait ses désirs. « Je suis un homme sensible aux belles choses » dit-il. Il voudrait bien prendre Yasmine en photo… Pour elle il utiliserait la couleur.

    Adel, blessé, erre sous la pluie dans la nuit d’Alger. « Seule, la mer au loin reste intacte. Berceau de nos haines, nos peurs, nos lâchetés. Je me sens attiré vers cette mer visqueuse, pleine de cadavres et de jeunesse affamée. Pleine d’espoir et de cris. »

    L’envers des autres est un livre sombre, traversée par une musique mélancolique. Mais, Kaouther Adimi ne manque ni d’humour  - ni de griffes - ni d’un certain sens du rythme. Ici ou là, elle glisse quelques passages drôles et savoureux : sur le coton en Algérie, sur la perte de virilité des hommes, sur ces « saletés de vieilles » ou sur les « démocrates », « les chieurs de l’université, c’est eux » qui se mêlent de tout et de tous et s’autoproclament « guide » du populo. Derrière l’intime livré en neuf voix, Alger se dessine. Celle des harragas (le problème ce n’est pas ceux qui partent, mais ceux qui restent), des pères absents quand d’autres sont trop présents, des enfances bousillées, des amours interdites, fussent d’anodines amours de papicha. Alger, qui n’est « Blanche » que pour les touristes, exerce un implacable contrôle social et bruit de son cortège parfois violent de rumeurs et de messes basses. Le mariage est une urgence à 23 ans, des hommes y pleurent, la folie ou les couleurs deviennent un refuge, des femmes se rebiffent… Kaouther Adimi décrit l’obsession de se couler dans le moule des convenances et de sauter dans le train des conventions, l’apparence des choses et le secret des actes,  le réel tel qu’il se donne à reluquer et l’intime des pensées, l’ennui et l’attente après les heures terribles, les uns et les autres, les uns qui sont l’envers des autres et ces autres qui, ne parvenant pas à être eux-mêmes, espèrent la lumière d’une aube nouvelle. Tout cela est suggéré, subtil, au point que le lecteur pourrait se fourvoyer. Et c’est la marque d’un très bon roman que d’aiguiser les imaginaires et de  multiplier, chez les uns et les autres, des images et des émotions différentes.

    Kaouther Adimi écrit avec beaucoup de finesse – dans l’art de la suggestion – et de maitrise - dans celui de la construction. Ce qui est étonnant compte tenu de sa jeunesse. Elle est née en 1986 à Alger. Après avoir passée quatre ans en France, elle retrouve sa ville natale en 1994. Elle réside à Paris depuis 2009. Ce premier roman est paru en 2010, déjà, chez le dynamique éditeur algérien Barzakh sous le titre Des Ballerines de papicha.

     

    Actes Sud, 2011, 107 pages, 13,80€



    [1] « Papicha » est traduit ici par jeune fille, coquette et libérée, une « midinette ». Dans Viva Laldjerie, Nadir Moknèche, en fait le prénom de son personnage interprété par Biyouna.

  • La citation du jour

    « Je ne suis pas un reptile ni une bête de somme, mais un homme, un être humain, comme les sept milliards d’autres qui peuplent la terre ! Et je dois la mériter, mon humanité ! Mériter mon authenticité d’être humain ! »

    Ousmane Diarra, La route des clameurs, Gallimard, Continents noirs, 2014

  • La citation du jour

    « Même les babouins aux fesses enflammées par je ne sais quoi ricanaient à notre passage, comme si eux qui ne portaient ni chemise ni pantalon, ils étaient plus évolués, plus civilisés que nous les hommes. « Bien fait pour vos vilaines gueules d’humanoïdes attardés ! » semblaient-ils dire en nous regardant nous faufiler entre les arbres.

    Mais à chaque fois que je me fâchais et brandissais mon sabre étincelant et mon kalach pour bousiller tous ces misérables, il me disait, mon papa, de rengainer mes armes tout de suite, et me répétait que c’est dans les sociétés arriérées que la moquerie et les méchancetés sont les plus développées, de mêmes que la peur et les superstitions. Et il me citait l’exemple vivant de Maabala où, disait-il, ce grand bandit de Mabu Maba (il ne disait jamais le grand Calife ni la longue liste d’épithètes qui suivait), où donc ce grand bandit de Mabu Maba avait réussi à prendre le pouvoir pour terroriser la population avec des fables tirées du VIIe siècle d’outre-désert !

    C’est vrai que mon papa était d’accord avec peu de gens, surtout depuis l’invasion du pays par le Calife Mabu Maba dit Fieffé Ranson Kattar Ibn Ahmad Almorbidonne et sa horde de barbares Morbidonnes ramassés dans les caniveaux, aux quatre coins du monde ! Et c’était pourquoi beaucoup de gens voulaient sa peau. »

     

    Ousmane Diarra, La route des clameurs, Gallimard, Continents noirs, 2014

  • Kabylie Twist

    Lilian Bathelot

    Kabylie Twist

    220px-Lilian_Bathelot_-_Comédie_du_Livre_2010_-_P1390028.jpgCe n’est pas sans craintes que l’on aborde un roman avec un titre aussi kitsch. Kabylie Twist… Trop souvent, le clinquant n’augure rien de bon. Et pourtant dès les premières pages, l’appréhension tombe. On découvre une histoire ficelée où se croise une dizaine de personnages et, même si cela patine en cours de route, les ressorts du récit, les émotions transmises, la densité des caractères et des situations très diverses emportent l’adhésion. Kabylie Twist c’est la guerre d‘Algérie avec pour toile de fond les années 60-62 en métropole, le twist, les vinyles et autres yéyés. La nuit et le jour, l’enfer et le paradis séparés par une mer, un gouffre pour une génération d’appelés. C’est en « métropole » que s’ouvre le roman : un temps et une société parfaitement rendus par les ambiances (Saint-Tropez, la Madrague, B.B.), les dialogues, le vocabulaire... Sylvie, la jeune femme aux allures de Sagan roule en Aston Martin rouge, les cheveux au vent. Richard, alias Ricky Drums, batteur du groupe les Fury’s, espère enregistrer son premier 45 tours chez Philips. Les deux tourtereaux s’aiment. Mais voilà, feuille de route en poche, Richard doit du jour au lendemain laisser tomber ses illusions et son amour : direction l’Algérie et pas pour y maintenir un peu d’ordre, pas pour de simples « événements » mais pour tomber dans une guerre des plus atroces ; et pas pour quelques semaines, pour vingt-huit mois. Toute une vie pour une génération ! L’essentiel du roman se passe ici, en Algérie, entre les opérations dans le bled et la petite communauté pied noire de Djidjelli (l’actuelle Jijel).

    Kabylie Twist  est un roman choral avec en ligne de front : Richard l’appelé, Sylvie impétueuse et libre, Najib, harki par amour, le jeune et sagace inspecteur Lopez et Mr. Germain l’instituteur communiste (ah ! Camus…). Amour, rencontre, amitié, tragédie, trahison, don de soi et… la beauté du pays : tous les ingrédients sont ici réunis.

    Chacun parle et les routes de tous se croiseront autour de plusieurs intrigues : une détonante enquête sur des attaques et des atrocités commises dans des fermes de colons isolées, l’engagement des harkis et leur abandon - le déshonneur de l’armée française - le mystère des origines de Najib, enfant trouvé sur les marches de l’hôpital et  adopté par toute la ville, l’amour impossible entre Najib et Claveline, une « impasse » dans cette Algérie coloniale, la dénonciation de la torture, les transformations de Richard après deux ans de guerre à crapahuter dans le djebel avec les hommes de sa harka chargée de « nettoyer » puis de dynamiter les villages et hameaux susceptibles de soutenir les « fellouzes ». Ces Algériens sont les grands absents de ce récit et quand ils apparaissent c’est au titre de terroristes ou de chefs de l’ALN froids et sans pitié. L’ambivalence, le jeu des paradoxes, les ambiguïtés de l’âme et les doutes des consciences qui caractérisent l’esprit de ce roman et des personnages, n’est plus de mise. Mais il est vrai que l’histoire est ici portée par des Français de métropole, des pieds-noirs et un gamin du cru à l’obscure généalogie.

    En annexe, Lilian Bathelot fournit quelques repères sur l’histoire du pays - avec ici ou là quelques imprécisions (faire des Berbères des « immigrés » comme les Arabes, les Turcs et autres Français ou écrire que « c’est la conquête française qui [a] fabriqué ce pays » est pour le moins troublant). Il y évoque notamment les quelques 200 000 Pieds noirs restés en Algérie à l’indépendance. Comme Monsieur Germain. Une dernière partie de pétanque avec celui qui s’apprête à partir. Une dernière anisette. Une nouvelle histoire commence.

    Gulf Stream 2012, 355 pages, 14,50€

     

  • La citation du jour

    « Tarik a vingt-cinq ans, cela fait cinquante ans que Tarik a vingt-cinq ans, peut-être des siècles et des silences. Tarik a vingt-cinq ans, il a connu la dislocation des corps. La combustion des chairs. La fracture des os. Mais à la mort Tarik a toujours opposé le rire. Car c’est bien la seule protection, le seul chemin contre et vers l’inévitable désastre. Tarik a raison, rien n’est plus drôle que ce monde bien délimité, bien découpé, bien organisé et pourtant sans dessus dessous.»

    Yannick Torlini, Nous avons marché, Al Dante 2014

  • La citation du jour

    « Il s’était amusé à reconstituer un planisphère avec Tahiti pour centre. Un environnement qui n’avait rien à voir avec celui des documents officiels où la métropole occupait cette place-là. Tout autour, pas de pays en dur mais un monde d’eau parsemé d’îles. Aux horizons des océans, les continents ou terres les plus proches étaient représentés par le Chili, à huit mille kilomètres, ou la côte californienne, au nord-est, à six mille quatre cents kilomètres. De quoi façonner un imaginaire différent de celui des farani*. »

    Jean-Luc Marty, La mer à courir, Julliard 2014

     

    * Nom donné à Tahiti aux Français de la métropole

  • L’Etranger

    Albert Camus, José Muñoz

    L’Etranger

     

    EtrangerPla.gifSi 2013 annonçait le centenaire de la naissance d’Albert Camus, 2012 marquait le cinquantenaire de sa disparition et le soixante-dixième anniversaire de la parution du roman l’Etranger. Les éditions Gallimard et Futuropolis se sont associées à cette occasion pour en offrir une édition originale, un beau livre selon la formule consacrée,  qui présente deux originalités : le grand format d’abord et un nouveau découpage du célèbre roman et surtout les dessins de l’Argentin José Muñoz qui accompagnent le texte de l’enfant de Belcourt.

    Les dessins sont en noir et blanc, jouant des contrastes, des vides et des pleins, du délié et de l’épais, de l’ombre et de la lumière où le blanc, dominant, traduit cette « saturation solaire » selon la formule de Michel Onfray. Les portraits sont taillés à la serpe et les paysages, ceux de la campagne, de la plage ou de la ville, se déploient plus amples et délicats. Chez Muñoz, Meursault a les traits de Camus.

    Avec un coup de crayon économe, minimaliste, José Muñoz parvient à une formidable expressivité. Il faut admirer ses compositions d’un Meursault préparant son frichti ou se baignant avec Marie, l’ombre d’un arbre et le vent que l’on imagine caresser un feuillage à proximité d’un marabout gorgé de soleil.

    On a souvent reproché à Camus l’absence de l’ « Arabe » dans ses romans. De l’autre côté de la Méditerranée notamment, le blâme persiste. Ici l’Arabe, l’indigène, l’Algérien est omniprésent : on le croise, dans les rues, sur le pas des portes, à travers la vitre d’un autocar et bien sûr cette plage où retentiront ces « quatre coups brefs » frappés « sur la porte du malheur ». Et oui, si l’Algérie de papa pouvait s’adonner avec plus ou moins de subtilité à l’art de la ségrégation voir de l’apartheid, au point de pouvoir faire disparaître l’Arabe des romans, il était impossible de le gommer des champs de vision. Comme Alexis Jenni fait dire à un de ses personnages : « Camus, qui s’y connaissait, donne l’image parfaite de l’Arabe : il est toujours là dans le décor, sans rien dire.  Quoi que l’on fasse on tombe dessus, il est là et finira pas gêner ; il obsède comme une nuée de phosphènes dont on ne se débarrasse pas, il trouble la vision ; on finit par tirer. On est finalement condamner parce qu’on ne se repent pas, on chassait les phosphènes d’un geste de la main, mais l’opprobre général est un soulagement. On a fait ce que chacun désirait, et il faut payer maintenant, mais cela a été fait. La violence de la situation est telle qu’il faut des sacrifices humains réguliers pour apaiser la tension qui sinon nous détruirait tous. » (L’Art français de la guerre, Gallimard, 2011).

    José Muñoz a choisi de donner une illustration sobre, jamais envahissante. La performance tient au fait que, se coulant, presque respectueusement, dans l’œuvre de Camus, elle est, dans le même mouvement, (re)création.

     

    Gallimard et Futoropolis 2012, 144 pages, 22€