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L’envers des autres

Kaouther Adimi

L’envers des autres

ka.jpgL’envers des autres  est un roman polyphonique où neuf voix livrent chacune une part du réel, sa part de vérité sur les événements et les choses. L’envers des autres c’est la célèbre légende des quatre aveugles et de l’éléphant revisitée à la sauce algéroise. Sauf qu’ici, l’éléphant n’est pas un corps extérieur aux personnages. Ici, ce sont les personnages eux mêmes qui constituent les parties et le tout du pachyderme ou plutôt du presque rien du quotidien d’un immeuble et d’un quartier d’Alger. Chacun livre ce qu’il croit saisir du monde extérieur, parle de ses proches, déverse ses propres désirs et frustrations, confie son ennui et ses attentes. Chacun dit l’envers des autres et livre sa part de ce réel par tous observés et constitués : une famille, un quartier, des voisins, le regard des uns sur les autres, les rumeurs et les malentendus, les incompréhensions et les non dits, les haines et les amours.

Il y a d’abord une famille, modeste famille d’un quartier populaire d’Alger. Adel, le frère, deux sœurs Yasmine et Sarah, Hamza le mari de Sarah et leur fille Mouna. La mère aussi aura son mot à dire.  Le voisinage est constitué par Tarek un gamin de 12 ans, le vieux Hadj Youssef et Kamel, qui, avec Chakib et Nazim, forment un trio de hittistes à qui rien n’échappe de la vie du quartier.

La famille d’Adel est qualifiée par Chakib de « famille de sous-merdes », trop différente sans doute, trop libre peut-être. Adel n’ignore rien des rumeurs qui courent sur lui. Ses « allées et venues » dérangent. Comme le lien qui l’unit à Yasmine. Un autre malheur frappe la famille : la folie de Hamza. Yasmine serait pour l’internement. Adel et sa mère, non. Sarah son épouse, enfermée dans sa peinture, n’en peut plus de le soigner. Pour la mère, vigie d’un autre âge, ses enfants sont des « imbéciles ». Elle dit savoir ce qu’Adel « manigance ». « Frustré et trop timide », il « se cherche ». Pour Sarah, son frère est « malheureux et torturé ». Quand Yasmine, rebelle et indépendante, évoque Adel, elle parle de « ses angoisses, ses peurs, ses yeux cernés. Adel mon frère mon bonheur, ma peine. Adel à l’air hagard, perdu, assommé, fou, noyé, cassé. A qui je ne peux plus parler mais que j’aime comme personne ne l’aimera jamais. »

Et puis il y a l’enfance. Mouna qui, sur le chemin de l’école, n’hésite pas elle à s’approcher du clodo alcoolisé. Elle est fière de ses « ballerines de papicha[1] ». La gamine est amoureuse de Kamel : « Tout ce qui l’intéresse, c’est son vendeur de frites et ses ballerines » dit Tarek son camarade et protecteur autoproclamé, sans doute parce qu’il partage avec Mouna le fait de ne pas être dans la norme. Lui, il n’a pas de père. Parti. Envolé. Laissant épouse et fiston seuls. Abandonnés. Tarek est un gamin « aux cheveux blancs ». Les « cheveux blancs son l’absence de papa ». Ballerines du rêve et cheveux blancs du cauchemar.

Qu’est ce qui ne tourne pas rond ici ? Le lecteur se questionne. Émet des hypothèses. Un secret traverse le récit. Kamel, Chakib le trabendiste et Nazim, l’amoureux de Yasmine, semblent savoir eux, puisqu’ils n’hésitent pas à rosser salement Adel. « Que ressent-on, se demande Adel, lorsqu’on est en train d’éradiquer la monstruosité ? L’impression du devoir accompli, j’imagine. » Dans l’immeuble ou dans un bus bondé, on croise Hadj Moussa, le père de Chakib. Comme à Alger rien ne s’ignore, toute la ville sait qu’il alpague les étudiantes de l’université avec ses photos en noir et blanc et qu’en échange de quelques dinars, il satisfait ses désirs. « Je suis un homme sensible aux belles choses » dit-il. Il voudrait bien prendre Yasmine en photo… Pour elle il utiliserait la couleur.

Adel, blessé, erre sous la pluie dans la nuit d’Alger. « Seule, la mer au loin reste intacte. Berceau de nos haines, nos peurs, nos lâchetés. Je me sens attiré vers cette mer visqueuse, pleine de cadavres et de jeunesse affamée. Pleine d’espoir et de cris. »

L’envers des autres est un livre sombre, traversée par une musique mélancolique. Mais, Kaouther Adimi ne manque ni d’humour  - ni de griffes - ni d’un certain sens du rythme. Ici ou là, elle glisse quelques passages drôles et savoureux : sur le coton en Algérie, sur la perte de virilité des hommes, sur ces « saletés de vieilles » ou sur les « démocrates », « les chieurs de l’université, c’est eux » qui se mêlent de tout et de tous et s’autoproclament « guide » du populo. Derrière l’intime livré en neuf voix, Alger se dessine. Celle des harragas (le problème ce n’est pas ceux qui partent, mais ceux qui restent), des pères absents quand d’autres sont trop présents, des enfances bousillées, des amours interdites, fussent d’anodines amours de papicha. Alger, qui n’est « Blanche » que pour les touristes, exerce un implacable contrôle social et bruit de son cortège parfois violent de rumeurs et de messes basses. Le mariage est une urgence à 23 ans, des hommes y pleurent, la folie ou les couleurs deviennent un refuge, des femmes se rebiffent… Kaouther Adimi décrit l’obsession de se couler dans le moule des convenances et de sauter dans le train des conventions, l’apparence des choses et le secret des actes,  le réel tel qu’il se donne à reluquer et l’intime des pensées, l’ennui et l’attente après les heures terribles, les uns et les autres, les uns qui sont l’envers des autres et ces autres qui, ne parvenant pas à être eux-mêmes, espèrent la lumière d’une aube nouvelle. Tout cela est suggéré, subtil, au point que le lecteur pourrait se fourvoyer. Et c’est la marque d’un très bon roman que d’aiguiser les imaginaires et de  multiplier, chez les uns et les autres, des images et des émotions différentes.

Kaouther Adimi écrit avec beaucoup de finesse – dans l’art de la suggestion – et de maitrise - dans celui de la construction. Ce qui est étonnant compte tenu de sa jeunesse. Elle est née en 1986 à Alger. Après avoir passée quatre ans en France, elle retrouve sa ville natale en 1994. Elle réside à Paris depuis 2009. Ce premier roman est paru en 2010, déjà, chez le dynamique éditeur algérien Barzakh sous le titre Des Ballerines de papicha.

 

Actes Sud, 2011, 107 pages, 13,80€



[1] « Papicha » est traduit ici par jeune fille, coquette et libérée, une « midinette ». Dans Viva Laldjerie, Nadir Moknèche, en fait le prénom de son personnage interprété par Biyouna.

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