Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • La citation du jour

    « Raymond : Avec la CGT, on soutient, on est là. Depuis 2008 il y en a des grèves de sans-papiers. Ce sont des grèves basées sur le travail, sur le salariat. Ça fait ressortir que c’est un système. C’est pas « ces pauvres bougres qui arrivent en France ». Il y a un marché du travail qui n’est pas seulement hexagonal, c’est le fonctionnement du capitalisme aujourd’hui. On a décidé d’arrêter avec la dimension humanitaire du truc, ça veut pas dire qu’on la garde pas dans un coin de la tête, bien sûr, c’est aussi pour ça qu’on fait ça. Mais c’est pas le plus efficace, c’est pas ce qui met en lumière les contradictions du système. »

    Sylvain Pattieu, Beauté Parade, Plein jour 2015.

  • Le collier de la colombe

    Raja Alem

    Le collier de la colombe

    3595069601_d739006317.jpgLes romans saoudiens traduits en langue française ne sont pas si nombreux pour bouder son plaisir quand il est offert au lecteur de lire et d’élargir l’éventail des auteurs du cru disponibles à la lecture. Cela permet de se mieux familiariser avec les thèmes qui traversent cette littérature et de lever un voile sur une société qui, sauf à l’enfermer dans un carcan culturaliste et religieux, doit bien être travaillée par des dynamiques internes, convergentes ou contraires ; comme toute société humaine. Ainsi, est-il loisible de corriger ou d’affiner quelques images qui collent à ce royaume wahhabite sorti du désert, gardien (et marchand) du temple islamique, magnat du pétrole, allié des intérêts américains et dans le même temps pourvoyeurs de subsides à un vaste réseau d’associations et de groupuscules bien peu catholiques et même franchement islamistes. Avec l’inévitable question du statut de la femme, les thaub locales traînent d’autres casseroles : absence de libertés politiques, inégalités sociales, pudibonderie des mœurs, exploitation de la main d’œuvre immigrée ou encore mépris affiché par ces riches descendants du prophète pour le reste du monde arabe… C’est dire si les sujets de prévention sont nombreux, au point peut-être de formater le regard ou même de se détourner de ces gugusses enturbannés tout juste sortis de leur désert. Cela serait une erreur. Il faut lire les romanciers saoudiens pour s’en convaincre et saisir le pouls de cette partie du monde, qui aspire aussi, du moins à travers ses littérateurs, à élargir ses espaces de liberté, à se « ménager une possibilité de s’échapper en douce afin de vivre envers et contre tout » écrit Raja Alem.

    Depuis Abdul Rahman Mounif jusqu’à Rajaa Alsanae en passant par Ahmed Abodehman, Badriayah al-Bishr ou Yousef al-Mohaimeed, ils décrivent (et dénoncent) les effets destructeurs et déstructurant de la modernité version baril de pétrole sur et dans la société saoudienne, mais, dans le même temps, restituent les dimensions poétiques, culturelles, identitaires, humaines aussi de ce pays, bien éloignées des hypocrisies d’une doctrine wahhabite décharnée et exclusive.

    Raja Alem, qui inaugurait cette nouvelle collection des éditions Stock, est née en 1970 à La Mekke et est l’auteure d’une douzaine de romans, recueils de nouvelles et pièces de théâtre. Son premier roman, Khâtem, a été traduit en français par Luc Barbulesco (Actes Sud 2011).

    Le Collier de la colombe (prix international du roman arabe, Arabic Booker Prize, 2011), traduit ici par Khaled Osman, est un livre protéiforme, fiévreux, jusqu’à l’incandescence parfois, tour à tour satirique, blasphématoire, drôle, tragique, énigmatique, érudit… Un livre qui multiplie les registres de la littérature et de la langue. Un livre-réceptacle où s’entrechoquent toutes les thématiques de la nouvelle littérature saoudienne. Le livre s’ouvre sur une impasse populaire et populeuse de La Mekke, sur le corps d’une femme qui « exhibait comme dans un tableau sa formidable nudité ». Morte, la mystérieuse femme gît au milieu d’Abourrous, l’autre personnage de ce roman, une ruelle où « des portes d’entrée entrouvertes sur le chagrin et des fenêtres barrées pour empêcher l’émergence de l’amour » n’en finissent pas de se suivre.

    Levons d’entrée une ambiguïté : Le Collier de la colombe, titre qui renvoie au traité de l’amour et des amants du grand Ibn Hazm (994-1064), n’est pas un énième et racoleur roman sur la pauvre mais voluptueuse femme arabe. Raja Alem ne sert pas de cette soupe. Très vite elle embarque son lecteur, qui doit s’armer d’attention et de patience parfois,  dans un récit au long cours, labyrinthique, turgescent, gros de multiples références (littéraires, religieuses, urbanistiques…) ; de deux à trois dizaines de personnages ; jouant avec les codes narratifs, les temporalités et les lieux, l’auteure jongle avec les genres (policier, historique, épistolaire, sociologique, romantique…), décampe de La Mekke pour l’Andalousie, inscrit les mystères des temps présents dans d’énigmatiques aventures médiévales, passe de Skype à l’antique parchemin. Ce volumineux roman brasse aussi, avec brio, une ribambelle de thèmes : le patriarcat, la relégation des femmes, la négation des corps, les frustrations affectives et les fantasmes sexuels (épisode des mannequins ou de la signification du mariage dans un tel contexte), l’honneur – ce « carcan de fer qui paralyse les mentalités » -, les tribus qui sont autant de castes, la misère des uns qui buttent sur le luxe des autres… Mais la prouesse de Raja Alem réside dans la description d’une Mekke - sa ville - inconnue ici en Occident, une ville défigurée, transformée « dans son corps mais aussi dans son âme ». Elle réussit à ressusciter les lieux, la spiritualité, le passé, les légendes et les croyances, les fantômes et les mythes d’une ville qui, il y a peu, brillait pas sa diversité et son cosmopolitisme.  

    Loin de ce tableau, les immigrés du moment (et leur progéniture), clandestins ou main d’œuvre corvéable à merci, sont omniprésents : « vendeurs précaires », commerçants, serveurs, larbins, surexploités. Ils multiplient les combines et les pots de vin pour espérer obtenir la nationalité saoudienne d’une Brigade de promotion de la vertu et de prévention du vice indifférente. Ces exilés sont parqués dans des centres de rétention en plein désert ou font des décharges leur royaume.

    Les littératures arabes contemporaines (comme les « printemps »…) n’échappent pas à l’influence du net, de Skype, de la webcam et autres mails, non seulement comme outil littéraire mais aussi comme connexion et surtout présence nouvelle au monde. « L’univers est plein de lettres échangées dans le monde virtuel ; avec l’éclatement des frontières, des gens vivant aux quatre coins de la Terre peuvent s’engager désormais dans une quête d’amour éperdue, afin de mêler leurs rires et de se tenir compagnie… Mes mots font partie de ces essaims de voix désespérées à la recherche d’une issue » écrit Aïcha à son ami allemand, qui fut, le temps d’un séjour dans son pays, son amant. Cette inscription nouvelle dans un monde interconnecté, relié, l’auteure en explore aussi les difficultés, les différences et les « écarts » : « (…) Je ne sais pas si je trouverai les mots pour te l’expliquer, mais celle qui est venue jusqu’à toi n’était en aucun cas un individu, c’était une feuille vierge, rédigée à l’encre invisible par Abourrous. Et toi tu étais un éléphant piétinant cette feuille… ». C’est là, une autre dimension de ce roman puissant et troublant.

     

    Traduit de l’arabe (Arabie Saoudite) par Khaled Osman, en collaboration avec Ola Mehanna, Stock 2012, collection La Cosmopolite noire, 764 pages, 24€

     

  • La citation du jour

    « Longtemps, j’ai entendu les amis et professeurs vanter la richesse et l’originalité de ma nature. Mais, suis-je riche ? Diverse ? Sûrement non. Je ne regarde toujours qu’en moi-même. Quand le monde et toute la création tournent, je perçois presque rien des remous extérieurs ni des gloires. Je vis réellement dans un univers très restreint et secret. Jamais il ne m’arrive d’ouvrir un journal du jour ou un hebdomadaire récent. Je ne m’intéresse pas, non plus, aux grandes découvertes scientifiques ni aux exploits d’aucune sorte ? Si bien que je ne vois rien d’autre à faire qu’à essayer d’exprimer la manière de sentir et de vivre d’une femme comme moi qui, tout en aimant la vérité, lui préfère l’illusion. »

    Taos Amrouche, Carnets intimes, Joëlle Losfeld 2014

  • La citation du jour

    « Au XXIe siècle, on communiquait plus vite, on circulait plus vite et on se rendait d’un pays à un autre comme on traverse la rue. Dans le même temps, de nouvelles frontières ne cessaient de s’élever. Des enclaves se multipliaient à l’intérieur de certaines métropoles, tandis que des bidonvilles s’étendaient aux portes des autres. On ne comptait plus les lieux de « sédentarité forcée » et les revendications territoriales surgies d’un passé oublié, les refoulements des immigrés aux frontières et leurs reconductions manu militari dans leur pays après un séjour en cap de rétention. La terre avait pris les dimensions d’un village, mais uniquement pour ceux qui étaient en règle – ceux qui avaient les moyens. »

    Minh Tran Huy, Voyageur malgré lui, Flammarion 2014

  • Atar Gull. Ou le destin d’un esclave modèle

    Fabien Nury (scénario), Brüno (dessin)

    Atar Gull. Ou le destin d’un esclave modèle

     

    3590471773.jpgLe captivant scénario de cette BD est une adaptation fidèle du roman d’Eugène Sue paru en 1831. Atar Gull raconte le destin du fils du roi de la tribu des Petits Namaquas, réduit à la condition d’esclave dans une plantation de la Jamaïque et qui, prisonnier d’une terrible soif de vengeance, sombrera dans une folie meurtrière tout en suscitant l’admiration pour son dévouement et sa servilité apparente. Car cet Atar Gull, sorte de gigantesque armoire à glace, est un malin, une personnalité double, complexe. Ici, l’esclave n’est pas plus sympathique que le maître. Ce qui donne à ce récit et aux dessins de Brüno un aspect effrayant qui tient le lecteur en haleine jusqu’à la dernière planche.

    Le livre s’ouvre sur la traite négrière. Encore enfant, Atar Gull a fait le serment de ne jamais pleurer. Même pas quand les siens, capturés par la tribu rivale des Grands Namaquas, sont revendus aux négriers blancs. Ce commerce du « bois d’ébène » est ici particulièrement bien décrit, de manière clinique, froide et les dessins vont à l’essentiel. Nous sommes en 1830, le capitaine Benoit s’adonne aux juteux commerce triangulaire sur son brick « Catherine », prénom de sa dulcinée restée à Nantes, où elle calme sa peine et ses ardeurs avec le médecin de famille. Sur terre, Paul Van Harp exerce son terrible et lucratif office d’intermédiaire entre les tribus africaines et les marchands. Il y a même dans les parages un certain Brulart, pirate cruel qui guette les navires lourds de leur « chargement » qui s’éloignent de la côte africaine. Pour pas un sou, juste quelques coups de canon et de fusils, il s’empare de la « marchandise » et du bateau. La traversée est effroyable : sur une bonne centaine de « nègres » il n’en reste que 17 à l’arrivée. Comme disent ces messieurs : le « déchet » est énorme!

    Le solide Atar Gull est acheté par un certain Tom Will. Le planteur est un humaniste qui préfère la bienveillance à la force pour gérer son petit monde d’esclaves. Mais l’économie dicte ses règles : un vieillard incapable de travailler est « une perte considérable » et doit être expédié ad patres. Question de comptabilité ! Il suffit de l’accuser de vol et hop ! ni une ni deux  on le pend à un arbre. Cela arrive aussi sur la plantation du « bon » Tom Will. Manque de chance, le vieillard n’est autre que le père de « l’esclave modèle » Atar Gull. L’homme, fidèle à son lointain serment, ne pleure pas. Il décide de se venger. Sa vengeance sera inexorable, injuste, cruelle. Emportant tout avec elle, jusqu’à sa raison. L’intensité dramatique est constante. Et bien sûr cette longue chaîne qui part de Benoit et file jusqu’à Will en passant par Van Harp, est constituée de personnes respectables, d’époux fidèles et de père attentif au devenir de leur fille. Les « civilisés » ce sont eux. Quant à Atar Gull il ne vaut pas plus cher que ces esclavagistes de bon aloi. Tout cela est sombre et à désespérer de l’espèce !

    Cette BD est une réussite sur le plan historique comme sur le plan narratif. Tout y est : le commerce d’esclaves, la traversée, une bataille navale, le marché aux esclaves, l’organisation du travail dans la plantation, la société des planteurs et les festivités coloniales et même Nantes sous la neige. Et tout est admirablement rendu par les dessins de Brüno.

     

    Dargaud 2011, 88 pages, 16,95€

  • 39 rue de Berne

    Max Lobe

    39 rue de Berne

     

    20121121_2776.jpgEntre deux invocations au soleil, l’oncle Démoney avec prévenu Dipita, son neveu : « mon fils, ne soit jamais comme ces hommes blancs qui pleurent comme des femmes ou qui font des mauvaises choses avec des hommes comme eux ». C’est dit ! Pourtant, des années plus tard, Dipita, se retrouve dans la prison de Champ-Dollon à Genève, pour avoir justement enfreint le double avertissement avunculaire. C’est de sa cellule qu’il consigne son histoire et celle de sa mère, Mbila, que le même Tonton avait expédiée en Europe via le réseau des Philanthropes-Bienfaiteurs, histoire que sa sœur « devienne quelqu’un » et expédie du « mbongo » (de l’argent) à sa famille restée au pays. Emigrer c’est aussi porter - et supporter - la charge d’une « grande mission ».

    A 16 ans, Mbila se trouve piégée, contrainte de rembourser une dette qu’elle n’a pas contractée. Le réseau, en fait un réseau de « feyman » (d’escrocs), fait passer les futurs clandestins via un groupe de danse et de musique africaines. Voilà qui devrait donner du grain à moudre aux tenants d’une politique de délivrance des visas au compte-gouttes, quitte à assécher les échanges culturels et artistiques. Le parcours de Mbila est, dès lors, fléché et scellé : deux ans de prostitution pour rembourser, suivi d’un mariage blanc avec un « mariageur » pour obtenir des papiers, le tout agrémenté d’une participation obligée à un trafic de cocaïne !

    Dipita qui, très jeune, devient l’ « associé » et le « chargé de communication » de sa prostitué de mère mais toujours, à ses yeux, « princesse bantoue », raconte tout : les passes et les visites interlopes, la rue de Berne où les tapineuses occupent le trottoir, les « kebaberies » aux viandes suspectes et les Maghrébins pompant des cigarettes comme d’autres aspirent de la Ventoline. Les membres de l’AFP, l’« Association des Filles des Pâquis », club très fermé des prostitués de la rue Berne et du quartier des Paquis, se retrouvent chez Mbila autour d’un verre ou d’un gros joint pour partager « leurs trucs de wolowoss-là » (prostitués). Il y a Bélen, la bolivienne, Maïmouna, la rwandaise, Tran-Hui, la thaïlandaise, Charlotte, la nigérienne et Mbila, la camerounaise…  C’est le comité central du tapinage globalisé et de l’esclavage moderne.

    Dipita évolue au milieu de toutes ces « mères » (« au Cameroun celle qui élève un enfant est sa mère ») comme un poisson dans l’eau. L’univers pourrait être glauque, mais le récit est rarement grave, souvent drôle même : « On rit (…) parce que dans le rire se cache peut-être un peu d’espoir ».

    Dipita, n’a pas écouté les conseils de tonton Démoney.  Garçon sensible, tantôt honteux, tantôt indigné, prompt à se dévaloriser, non seulement il pleurera mais fera « comme ça » - sous entendu comme les Blancs - avec le sculptural et blondinet William, lui-même fruit des amours tarifées d’une belle russe et d’un « mariageur ».

     

    Les drames (ici très atténués) de la prostitution et les réseaux de traite ne constituent pas l’unique objet de ce premier roman de l’auteur né en 1986 à Douala et installé en Suisse depuis huit ans. 39 rue de Berne qui aborde la question de l’homosexualité (en immigration mais aussi dans les pays d’origine) est aussi un roman non pas seulement  social mais « global », tant les destinées individuelles sont de plus en plus connectées à la marche du monde et à cheval sur plusieurs pays. Pour prendre la mesure et les conséquences de l’Histoire et de relations - économique ou politique - toujours inégales, on va du Cameroun à la Suisse en passant par la France. Dans ces relations de domination, la veulerie et la cupidité des nouveaux dirigeants, partisans du « cumul des mangeoires », tiennent une part importante. Ainsi : « Tonton Démoney lui se battait contre le régime, mais pas seulement. Dans sa longue liste noire, il y avait beaucoup de trucs : et la dictature postcoloniale, et le parti unique, et l’injustice (…) » A quoi il ajoute : « les ennemis collatéraux : dévaluation du franc CFA, PPTE (Pays Pauvre et Très endetté), déficits budgétaires, FMI, Banque mondiale, foutaise, gâchis, malheur, corruption… » Quant au président Paul Biya, il se voit gratifier du titre de « Barbie de l’Élysée ». Voilà qui est clair, et la question migratoire ne peut être abordée ex nihilo ou par le seul prisme obsidional.

    Max lobe utilise un ton distancé, mais administre, ici ou là, de fortes doses de sensualité (scène d’amour entre Dipita et William), d’humour (entre les filles de l’AFP ou en prison), d’introspection (homosexualité et culpabilité) ou des scènes impressionnantes (l’expulsion des paquets de cocaïne dans les toilettes d’un grand hôtel genevois par exemple). Max Lobe agrémente un style plutôt classique de quelques formules et mots du répertoire bassa, dont la répétition peut parfois laisser un arrière goût de procédé littéraire, vite emporté par la mélodie de la langue et les rebondissements du récit.

     

    Edition Zoé, 2013, 189 pages

  • La citation du jour

    « L’amour n’aurait pas résisté, il n’est pas aussi fort qu’on le dit, le mensonge, la trahison, la colère l’écrasent d’un seul coup de talon. »

    Boualem Sansal, Darwin, Gallimard, 2011

  • La citation du jour

    « Je découvrais que les grands criminels ne se contentent pas de tuer (…). Ils aiment aussi se donner des raisons pressantes de tuer : elles font de leurs victimes des coupables qui méritent leur châtiment. »

    Boualem Sansal, Darwin, Gallimard, 2011

  • Les Sauvages

    Sabri Louatah

    Les Sauvages

    0.jpgLa France littéraire grouille de jeunes talents qui viennent redorer le blason des lettres nationales à tout le moins y mettre leur grain de sel, réinventer les genres, bousculer la langue et élargir les horizons.  Sans compter que questions horizons, si nos nouvelles plumes (Faïza Guène, Kamel Hajaji, Mabrouck Rachedi, Hafid Aggoune ou Kaoutar Harchi) semblent bien pâlottes dans la basse-cour des gallinacées tricolores, on sait mieux les apprécier au-delà des frontières nationales où elles font rayonner la culture française.

    Sabri Louatah ! Voici un « garagnas» de Saint-Etienne, qui se permet un premier roman livré sous la forme d’un feuilleton qui sera décliné en quatre volumes. Le style, inspiré du rythme des séries américaines, est nerveux, crépitant, vivant et les intrigues se multiplient, bourgeonnent, s’entremêlent avec brio et maîtrise. Un premier roman original aussi, par la place qui tiennent l’humour, la dérision et même le rire. Ecriture feuilletonesque oblige, l’auteur laisse traîner sur le chemin quelques perles (des croix gammées sur le crâne d’un chibani, un juge Wagner qui pointe le bout de son nez, une certaine commandante Simonetti, des diplomates algériens, une ou deux histoires d’amour…) qui sont autant de rendez-vous donnés à son lecteur.

    Sabri Louatah ! Voici un jeune écrivain du XXIe siècle hexagonal qui se la joue Balzac chez les « Berbérichons ». Et c’est réussi ! Ces « Berbérichons » sont autant l’illustration de cercles singuliers que le reflet de la France en mouvement. Le regard est tour à tour microscopique ou panoramique. Rien ne lui échappe ; du moindre détail croquignolesque de tel ou tel personnage ou situation à la sociologie électorale du pays. Ces « Berbérichons » à la mode Louatah, c’est la France qui bat au cœur d’une famille française d’origine kabyle et non l’histoire d’une famille d’origine immigrée dans la France du moment. On est à Saint-Etienne, au pied des terrils abandonnés et des barres de cités laissées à l’abandon. Sabri Louatah montre, double performance, ce que beaucoup ignore en France. Ne suppose même pas. Que ces Français d’origine algérienne brillent d’une diversité qui vaut son pesant de dynamite, tant les différences et les oppositions, les appartenances et les clichés traversent les groupes. Que ces immigrés et autres boutures d’immigrés sont des Français comme tout le monde, qu’ils constituent la France d’aujourd’hui et de demain et la galerie de personnages (pas moins de deux douzaines de personnages) attestent là encore de la diversité des parcours, des réussites et des échecs, des milieux sociaux et des modes de vies… loin des schémas réducteurs et des codes médiatico-politiques.

    Côté écriture, Sabri Louatah sait manier les registres. Il est capable (avec tendresse) de faire parler aussi bien une vieille kabyle, qu’un immigré mal dégrossi, quelques jeunes de banlieues ou quelques bobos parisiens. Il fait entendre les accents stéphanois des plus jeunes qui trahissent bien qu’ils sont du cru, et la petite musique de la langue kabyle (passablement maltraitée ici par une transcription désastreuse).

    Cette entrée en matière de ce qui est annoncé comme un quatuor s’ouvre en pleine festivités d’un mariage « mixte » (kabylo-oranais !) qui se tient la veille d’une élection présidentielle (encore) insolite. Elections plus vraie que nature, n’était, qu’au second tour, Nicolas Sarkozy affronte non pas François Hollande mais un certain Idder Chaouch, un métèque débarqué des djebels hier encore propriété nationale. Idder Chaouch, un « kholoto » à la tête de l’Etat français, un fils d’immigré pur jus, pas un resucée de l’histoire européenne, un rejeton d’indigène et, allez savoir ! peut-être même de fellouze. Du jamais vue ! De l’extraordinaire ! Et cela ne plait pas à tout le monde. Mais vraiment pas ! Dans la détestation, les nostalgiques de l’Algérie de papa rejoignent les militants de l’Aqmi, lesquels traitent le candidat de « chien de traître qui a renié l’islam et qui mérite la mort ». A côté, l’élection de Mitterrand en 1981 c’est de l’eau tiède et triste comparée à un thé à la menthe, parfumé et sucré, garni d’explosifs pignons.

    Chaouch  indispose ; il est menacé de mort par quelques islamistes pur jus, aussi imperméables aux vertus du métissage qu’une rombière de la haute ! Plus élégante tout de même et moins explosive. Pourtant, « l’avenir c’est maintenant » dit le slogan du candidat. Mélange de Royal et d’Hollande ? Non ! Juste la volonté de réunir tout le monde dans un devenir commun. Bien entendu, les échos de cette présidentielle se font entendre parmi les convives.

    Slim Nerrouche et Kenza Zerbi sont les mariés. Lui est kabyle. Elle oranaise. Autant dire que les familles se scrutent, se jaugent, se daubent même et à tire-larigot encore. Chez les Nerrouche, le raï c’est de « la musique de bougnouls » ! On préfère Aït Menguellet - plus classe tout de même. Le « classique des classiques » sur « la différence entre les Kabyles et les Arabes » est vite évacué par les plus jeunes qui ont compris, eux, que les uns et les autres ne sont « ni kabyles, ni arabes, mais français ! »

    Plus d’une vingtaine de personnages évoluent ici, des grands oncles et grandes tantes, aux mères et leurs rejetons formant une tripotée de cousin et de cousines. Les pères sont les mystérieux absents, le trou noir de cette dynamique et bruyante smala. Ils sont partis ou tombés aux champs d’honneur d’un travail synonyme d’accidents ou de maladies mortelles ! Seul exception, Matthieu qui a épousé Rachida et qui a intérêt à filer droit.

    Les étiquettes n’accrochent pas sur cette marmaille. Bien sûr, avec Krim c’est la banlieue et ses bandes qui s’offrent au lecteur. Mais il faut compter aussi dans le lot une hôtesse de l’air, un acteur pour série TV, un gérant de restaurants à Londres, une cantatrice sans oublier ce candidat à la présidentiel. Rien que du très normal. Du banal. Du commun. De l’indifférencié républicain. A l’exception près… du présidentiable.

    Et côté sociologie, idem. Parfois jusqu’à l’inattendu. Ainsi, Slim, le marié, est un homosexuel caché qui risque de voir sa cérémonie gâchée par son petit copain Zoran, un travelo roumain qui rôde du côté de la salle des fêtes… Les Nerrouche couvent en leur sein quelques laïcards à la sauce républicaine, des athéistes en diable et des bouffeurs d’imams à la barbichette musquée à faire rougir un Emile Combes !  Et tout ce beau monde sait se montrer coquin ; sensible aux charmes d’un tel ou d’une telle à commencer par la belle cousine Kamelia, dont les seins, plantureux et suggestifs, affriolent Krim. Et si tonton Bouzid - élevé lui à « la sévère loi du nif » comme dirait Jean Amrouche - veille, Rabia la propre mère de Krim, n’échappe pas à quelques tentations. Le fiston reçoit un texto de « maman » qui ne lui était pas adressé et qui pourrait bien signifier que sa génitrice, respectable veuve de son père, s’envoie en l’air avec on ne sait quel zigoto ! Une catastrophe, un monde s’écroule et un volcan se réveille prêt à expulser toute la rage de l’honneur version méditerranéenne.

    Krim campe ici le personnage central. Paumé des cités, éjecté de la mécanique sans imagination de l’orientation scolaire, échoué du Pôle emploi, il brinquebale sa frêle carcasse entre fumettes et désœuvrement, petits boulots et petites magouilles, et se trimbale – allez savoir pourquoi ! - un dangereux calibre. Krim est « un gamin, un petit rebeu comme il y en avait des millions et qui n’arrivait même pas à soutenir plus de dix secondes son propre regard dans le miroir de sa grand-mère ». Secrètement, le môme en pince pour une certaine Aurélie Wagner. Elle semble lui préférer Tristan. La logique (supposée) des transports amoureux et l’ordonnancement (bien réel) des classes sociales semblent respectés.

    Tout au long de cette journée Krim est inondé d’étranges textos envoyés par son cousin Nazim qui le rappelle à ses obligations. Il doit être sur Paris le lendemain. Krim a mis le pied dans un engrenage qui le dépasse. Un complot aux dimensions nationales.

     

    Flammarion, 2012,  208 pages, 19 euros