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littérature - Page 2

  • Garçon manqué

    Nina Bouraoui
    Garçon manqué


    anneferrier600220.jpgRésumons : père algérien, mère française. Nina Bouraoui, auteur en 1991 d'un premier roman justement remarqué, La Voyeuse interdite (Gallimard), a vécu en Algérie de quatre à quatorze ans, avant de retrouver sa France natale et sa famille maternelle, du côté de Rennes. Dans Garçon manqué, elle se laisse aller à une longue variation sur le thème du double, de l'identité fracturée, de l'exil à soi-même. Le livre, écrit à la première personne, impose un "je" omniprésent, envahissant. À n'en pas douter, Nina Bouraoui jouit d'une sensibilité et d'une finesse d'(auto)analyse et d'(auto)perception peu ordinaires. Mais  ce livre contient aussi bien des passages assommants ! Non contente de verser finalement dans les lieux communs de la double culture difficile, voire impossible à vivre, l'auteur ramène le lecteur au cœur d'une problématique (celle de la fracture, de l'entre-deux) qu'il était en droit de croire dépassée à la lecture de certains écrivains ou, plus simplement, à l'expérience de la vie. Mais sur ce point, il est vrai que l'existence de chacun est bien singulière. Et, à en croire la presse, les dix années algériennes de Nina Bouraoui se sont soldées par une thérapie. Pour elle, l'Algérie serait bien ce pays dont on ne se remet jamais.

    Le texte est porté par un style haché, heurté. La phrase y est travaillée, charcutée jusqu'à la blessure. Jusqu'à disparaître. Laissant, comme après la bataille, quelques mots exsangues. Des mots qui se télescopent et défilent jusqu'à l'étourdissement, et qui traînent derrière eux leur lot d'images, de faits et de dialogues, d'impressions et de sentiments. Leur lot de rage et de violence. Omniprésente, elle aussi. En soi et contre les autres : "C'est difficile de vivre avec le sentiment de ne pas avoir été aimé tout de suite, par tout le monde. Ça se sent vite. C'est animal. Et ça change la vision du monde après. Ça poursuit. Ça brûle le corps. Le feu du regard des autres. Sur ma peau. Sur mon visage. C'est difficile de s'aimer après. De ne pas haïr le monde." Sur la guerre d'Algérie, sur les "Beurs", sur la différence entre les enfants français et algériens, sur la débrouillardise des uns et la dépendance des autres... Nina Bouraoui se laisse aller à quelques banalités peu acceptables. Elle est autrement pertinente quand elle évoque sa mère et son amour pour un Algérien, courageusement assumé à la face des bien-pensants, malgré la guerre, le racisme et ses relents de fantasmes sexuels qui font penser aux analyses de Chester Himes. Pertinente aussi quand elle raille le folklore, cette petite mort culturelle, cette fermeture dans le temps et dans l'espace, et ces "attitudes folkloriques" qui tiennent lieu pour certains de "petite identité culturelle". Reste cette Algérie dont elle ne guérit pas. Ce pays où elle désirait être un homme pour y devenir "invisible", où la rue était interdite, la maison un refuge - comme aujourd'hui l'écriture. Avant même d'avoir dix ans, l'enfant a emmagasiné une quantité énorme d'images et d'impressions. De traumatismes aussi. Adulte, la romancière en dresse un tableau saisissant et instructif sur un pan de cette société en crise : "À la main crispée de ma mère lorsque nous sortions, à ses épaules voûtées afin de dissimuler les moindres attributs féminins, à son regard fuyant devant les hordes d'hommes agglutinés sous les platanes de la ville sale, j'ai vite compris que je devais me retirer de ce pays masculin, ce vaste asile psychiatrique. Nous étions parmi des hommes fous séparés à jamais des femmes par la religion musulmane, ils se touchaient, s'étreignaient, crachaient sur les pare-brise des voitures ou dans leurs mains, soulevaient les voiles des vieillardes, urinaient dans l'autobus et caressaient les enfants. Ils riaient d'ennui et de désespoir... Ils vivaient en l'an 1380 du calendrier hégirien ; pour nous, c'était le début des années soixante-dix." Nina Bouraoui est "devenue heureuse à Rome". Qu'est-ce qui a vraiment changé ? Le regard des autres ? Le sien, sur les autres ? Sur elle-même ? Qu'importe. Pour elle, l'essentiel n'est-il pas de renaître à la vie ? Au désir de vivre.

    Stock, 2000, 197 pages. Réédité en poche en 2002

  • Écrivains/Sans-papiers Nouvelles

    Écrivains/Sans-papiers

    Nouvelles


    images-1.jpgSauf erreur, les sans-papiers avaient inspiré bien peu de textes littéraires à la sortie de ce recueil de nouvelles. Le livre du marocain Mahi Binebine, Cannibales (1999), étant une première exception. C'est dire si l'initiative de publier trente-quatre nouvelles sur le sujet méritait l'attention. Et si, pour reprendre Hamlet, il y a plus de choses sur la terre et dans le ciel que la philosophie d'Horatio en puisse rêver, osons dire qu'il y a plus de vérités et d'informations dans ces nouvelles que bien des controverses ou des publications savantes, utiles mais par trop abstraites, en puissent à leur tour rêver. La qualité première de ce recueil est de (ré)introduire la dimension humaine au cœur de cette aventure migratoire souvent tragique. Côté informations, le lecteur finit par tout savoir : le déracinement et les déchirements familiaux, l'espoir aussi de fuir, qui la misère, qui l'oppression, les filières de passeurs, l'attente, l'incertitude, la images-2.jpgdépossession de soi, l'argent qu'il faut fournir sans garantie aucune, la faim, le froid, le manque de sommeil, les douleurs physiques qui s'ajoutent aux souffrances morales. Il faut, de plus, compter avec les passeurs véreux qui, après avoir empoché l'argent, vous abandonnent dans la nature, ou avec ces filières qui se chargent de placer leurs "clients" auprès d'entrepreneurs qui les réduisent à la condition d'esclave. Reste enfin le risque de se faire prendre par la police. Ceux qui réussissent à passer la frontière ne sont pas au bout de leurs peines. De ce côté-ci, la dépossession de soi se poursuit, s'accentue même au point que le corps se décompose, partie par partie, jusqu'à la mutilation ; la peur d'être victime d'un contrôle de "non-identité" ou du racisme oblige à être en permanence sur le qui-vive ; fragilisés, ces hommes et ces femmes sont à la merci des rentiers du système, propriétaires d'appartements et autres entrepreneurs-exploiteurs, quand ce n'est pas la terrible descente aux enfers de la prostitution des filles-mères abandonnées. Le tableau ne serait pas complet sans l'évocation du rapport avec l'administration ou la police, et jusqu'aux conséquences de la législation en matière de régularisation. Tout y est, rien ne manque, pas même la question culturelle du rapport à l'Autre.

    images.jpgIl ne faut pas pour autant en déduire que le tableau est noir et trop militant. Côté littérature, la majorité des nouvelles ici présentées brillent autant par leur contenu informatif que par leurs qualités stylistiques et romanesques. De ce point de vue, nombre de trouvailles réjouissent le lecteur. Ainsi, ces sans-papiers qui entreprennent de démolir les trottoirs parce que la terre pourrit sous le béton (J.-P. Bernède), ou la rencontre de deux enfants sans-papiers avec Zidane et Ronaldo sur la pelouse de la finale de la Coupe du monde de football (D. Daeninckx). Et cette petite perle d'humour qui montre comment Achille, un frêle Zaïrois s'exprimant dans un français du XVIIe siècle, et Mikhaïl, un malabar russe, ancien instructeur des forces spéciales de la marine soviétique, s'extraient des griffes des "archers du royaume des lys" (F. H. Fajardie). De dépossession de soi, il en est question chez P. Hérault, dans le calepin d'un sans-papiers retrouvé sur un banc d'un square, ou chez A. Kalouaz, dont le personnage aura usurpé pendant quinze ans l'identité d'un autre. Humour aussi, avec G. Mazuir et son héros embarqué malgré lui dans la lutte des sans-papiers, et dont les capacités à courir et à semer la police française le conduisent à représenter la France au sein de la Fédération française d'athlétisme. A. de Montjoie brosse un autre scénario, selon lequel l'expulsion des sans-papiers et autres immigrés laisse le pays en proie à un lent et inexorable dessèchement. L'appauvrissement sera non seulement économique, mais aussi social et humain. V. Staraselski fait se rencontrer le temps d'un contrôle, sous le faible éclairage d'un réverbère et à la lumière de la philosophie, un flic et une prostituée sans-papiers... Un livre riche et dense qui, malgré le tableau souvent sombre d'une triste réalité, parvient à ne pas désespérer le lecteur des hommes et de nos concitoyens.


    Édition Bérénice, 2000, 231 pages

    Photos (dans l'ordre): F. H. Fajardie, A. Kalouaz & D. Daeninckx)


  • Presque un frère

    Tassadit Imache
    Presque un frère. Conte du temps présent


    Imache Tassadit 2.jpgLe monde de Tassadit Imache est un monde sans concession, âpre. Son parti pris est évident : décrire les laissés pour-compte. Marginalisés culturellement ou socialement, ses personnages subissent relégation et exclusion. Avant même de venir au monde, ils héritent des tares d'une famille, des dysfonctionnements d'une société, des ratés de l'Histoire. Dans Presque un frère, Tassadit Imache enfonce le clou, travaille la plaie avec une précision de chirurgien, appuie là où cela fait mal, quitte à choquer. Les "Terrains" vont-ils définitivement se détacher de la ville ? L'espace délimité, circonscrit, est le territoire des jeunes regroupés au sein du "Troupeau" et du "bétail affolé par le manque d'air, l'isolement". La description des lieux et des personnages est abrupte. Le sordide règne. Pas de pleurnicherie ni de volonté d'émouvoir pourtant. Le texte est brut, brutal et dur. Le récit n'est jamais factice. Il est construit sur un mode polyphonique, sa structure est éclatée. Ici, le gris domine, dilue les perspectives et étouffe les existences. Le brouillard est partout, jusque dans les têtes. Le banal quotidien d'une cité : les boîtes aux lettres cassées, les jeunes et leurs molosses aux crocs dissuasifs, les voitures volées ou endommagées, l'urine pestilentielle des chiens et la saleté qui obligent par endroits à se boucher le nez, le chômage, l'alcool et les trafics divers...
    Pour se donner bonne conscience, les "Autres", dépensent de temps à autre de l'argent ou dépêchent quelques universitaires "spécialistes" aux "Terrains". Mais les gens des cités ne sont pas dupes : "S'ils croient là-haut, dans les bureaux, que c'est en envoyant un type frapper à nos portes pour noircir gratuitement des cases sous notre nez, que nous, les z'anonymes, nous aurons un jour l'envie de repayer les impôts."
    Bruno, le nouveau responsable de la sécurité du supermarché, est étranger aux "Terrains". Abandonné par son père, le "bâtard" a été placé chez les jésuites entre six ans et dix-huit ans, de sorte que pour lui, sa mère est une étrangère. Bruno attend "celle qui le ressuscitera". Serait-ce Sabrina, la nouvelle employée du supermarché ? Voire. Tant de choses séparent le mystérieux garçon, lesté d'un lourd secret, de Sabrina. Sur la carte de la vie, ils ne sont pas du même côté. Elle est une enfant des "Terrains". Famille nombreuse et déstructurée. Mère française, père algérien : c'est une "cinquante- cinquante". Comme Pascal, dont le père, M. Berkani ("noir", en kabyle) et la mère, Mme Blanchard, finissent leur vie dans les cris et l'agression. L'union des contraires, les couples mixtes finissent mal dans cet univers. Il y a aussi E'dy, dont le prénom, connu seulement de Sabrina et de Pascal, est en fait "Lumière de la religion", Nourredine. C'est le copain d'enfance, celui avec qui l'on partage quelques codes culturels. Le premier amour aussi. La crudité des descriptions chez Tassadit Imache opère tous azimuts : la misère des isolés, la détresse psychologique des plus faibles, la bonne conscience des agents du système. Elle ne prend pas de gants pour accuser, via Sabrina - dont l'autre nom est Zoubida -, le racisme d'une partie de la société : "Comment expliquer ça à mes frères : vos sœurs les font bander et leur percent le cœur. [...] Mais vous les garçons, ils vous laisseront toujours dehors ou ils vous feront enfermer. Ils regrettent que nos pères n'aient pas eu que des filles."
    Avec E'dy, le presque frère, Sabrina veut quitter les "Terrains". Une obsession qui hante nombre de personnages du récit : partir au plus vite, foutre le camp en essayant de ne pas se retourner. Mais pour E'dy, la rupture est déjà entamée : "Aujourd'hui je suis comme un étranger pour vous", confie-t-il à sa mère. La structure polyphonique du récit va crescendo. La peur monte. Un drame s'annonce tandis que les préparatifs des départs-ruptures s'accélèrent. Les craintes croissent à mesure que les effectifs policiers augmentent. L'air devient irrespirable, étouffant. Quand éclatent "les événements", c'est une armée d'hommes en armes qui déboule. "Il y a la guerre. [...] Nous voilà sur le point d'être tout à fait détachés de vous", dit Hélène, la mère de Sabrina. Excessive, Tassadit Imache ? Ce livre est sorti quelques cinq ans avant les « émeutes » en banlieue. Excessivement intransigeante ? Peut-être. Mais ici réside la liberté de création. Et, derrière ce monde où la colère et la rage sont contenues, couve aussi l'espoir.

    Actes Sud, 2000, 147 pages, 15,09 €

  • L'écho du silence

    Jean-Pierre Robert
    L'écho du silence


    9782070763382.gif"Non, toute cette souffrance n'avait pas pu sortir et il ne savait pas pourquoi. Peut-être parce qu'il pensait déjà qu'il faudrait repartir et qu'il ne fallait pas faire de peine en disant sa peine à lui, peut-être aussi parce qu'il sentait que de toute façon le père n'était pas prêt à l'entendre."
    "Pas prêt à l'entendre" !, le père... pas plus que sa fiancée, d'ailleurs : "À elle non plus, il n'avait pas pu parler. Elle lui semblait trop loin de lui, inaccessible dans ses rêves d'enfant." Entendre quoi, d'ailleurs ? Les récits d'une guerre sans nom dont la majorité des Français de métropole n'avait fichtre rien à faire ?! Les crimes et abominations commis par l'armée au nom du « maintien de l'ordre » ou de la « pacification » ? Mieux valait rester loin de tout cela ! S'interroger sur la présence française en Algérie et triturer "nos" mentalités travaillées par cent trente deux ans de colonialisme ? Allons allons, il y avait mieux à faire que perdre son temps pour ces "indigènes" : ils veulent leur indépendance, qu'on la leur donne et basta ! Alors, "le Dégonfleur", en permission dans sa famille, s'était tu. Lui, comme des milliers d'autres de son âge. Avoir vingt ans dans les Aurès ! Une nouvelle fois, l'écho de ce long et lointain silence s'échappe des blessures. Une mémoire toujours tourmentée laisse remonter à la surface des souvenirs jamais disparus.
    Dans ce premier roman, Jean-Pierre Robert revient donc sur cette douloureuse page de l'histoire nationale. Nous sommes en 1961. Au cœur du massif des Aurès. Tournant le dos au manichéisme, la structure romanesque met en vis-à-vis tout au long du récit deux personnages. L'un est Français, le Dégonfleur, l'autre est Algérien, on l'appelle "l'homme de Nara" - du nom de son village rasé par l'armée française - et aussi "l'Absent". Il ne dit plus rien et ne voit plus rien parce que "les Français lui avaient brûlé les yeux, [et] les djounouds lui avaient arraché la langue". Le Dégonfleur et l'Absent seront entraînés dans cette guerre, malgré eux. Ils en seront aussi les victimes. Pas celles tombées au champ d'honneur. Non, seulement celles, plus nombreuses, qui, en France mais aussi en Algérie, tairont leurs souffrances. Souvent, dans ce dernier pays, les souffrances se doublent de l'injustice. Car les exactions, les tortures, la justice expéditive ne sont pas le seul fait de l'armée française - ici des bérets verts de la Légion ou des harkis représentés entre autres par "l'Enfant". Elles sont aussi de l'autre côté, et une juste cause ne peut absoudre les mauvaises actions.
    Jean-Pierre Robert décrit la vie à la caserne, l'ambiance faite d'ennui, d'attente, de petites et de grandes compromissions, de solitude, de nuits "sans rêve", de peur et de mort. Avec le Dégonfleur, il y a le caporal, cet ancien étudiant gauchiste de la Sorbonne qui cherche "à sauvegarder un peu de sa dignité perdue" ; il y a aussi le caporal-chef, qui n'est pas loin de la quille. Ensemble, ils seront témoins de tortures infligées à des prisonniers. "On savait bien que près du PC, dans l'officine du sergent harki, les interrogatoires n'étaient pas tendres. [...] Comme on n'y pouvait rien, on n'en parlait pas et d'ailleurs on préférait ne pas trop savoir." À Alger, tandis que les généraux font leur putsch, Jean-Pierre Robert tire une salve contre ceux qu'il appelle "les brailleurs" ou "les excités d'Alger" : "Dans la belle ville blanche, au bord de la Méditerranée si bleue, les vrais Français gueulaient leur enthousiasme guerrier, et ils avaient bien raison, ces héroïques civils qui ne risquaient rien." À la caserne, les officiers se déballonnent, les postes de radio grésillent, la troupe discute, les subalternes prennent les choses en main, et la légalité républicaine triomphe, "et au commando, on se disait que ça valait mieux comme ça". La guerre se poursuivant encore un temps, l'auteur montre les horreurs, dit les tortures, ne cache rien semble-t-il des exactions. Il faut en passer par là pour faire comprendre au lecteur "le mal" et "la honte" ressentis. "C'est pour des choses comme cela que les soldats, dans les guerres, ils n'écrivent rien d'intéressant à leur famille et qu'après, ils ne parlent pas". Pour ceux qui ont souffert, la paix est "une nouvelle souffrance, un nouveau coup qui coupe le souffle et fait perdre la tête. Parce que tout ce qui a été subi et qui a fait si mal devient tout à coup inutile et ridicule. [...] Il y a de quoi devenir fou. Beaucoup se protègent en faisant semblant, semblant d'oublier, semblant d'être heureux, et ils essaient de vivre. Mais pas tous. Il y a ceux qui ne peuvent pas et dont la tête éclate."

    Edition Gallimard, 2002, 222 p., 15 €

  • L'herbe de la nuit

    Ibrahim al-Koni
    L'herbe de la nuit


    IbrahimAL-KONI.jpgWan Tihay, un seigneur du désert, se livre aux forces de la nuit et ne cesse d'enfreindre les règles millénaires du nomos ("la loi"). Il utilise une herbe aux vertus aphrodisiaques, transgresse les usages les plus sacrés, épouse une fille de la brousse, une esclave noire - "Quelle est futile la blancheur ! Qu'elles sont laides les femmes blanches !" -, provoquant du même coup la haine des filles nobles et la vengeance des sages de la tribu. Se protégeant de la clarté du jour sous une double tente, ne sortant qu'à la nuit tombée, s'isolant chaque jour davantage en quête de la vraie lumière, le vieillard répand le scandale.  Après Poussière d'or (Gallimard,  1998) et Le Saignement de la pierre (L'Esprit des péninsules,  1999), Ibrahim al-Koni se livre ici à une méditation aux accents philosophiques sur les méfaits des hommes, sur les ressorts de la malignité, de la jalousie, de la malveillance, du désir et de l'amour, sur le licite et l'illicite, sur l'ombre et la lumière... Cette réflexion est portée par les conversations entre le "maître de l'obscurité" et un vieux sage, esclave noir,  détenteur du secret d'éternité.  À deux reprises, ce secret sera révélé, entraînant à chaque fois de funestes conséquences.  Si le récit a pour toile de fond le désert, les croyances et les règles en usage dans une société berbère, les propos d'Ibrahim al-Koni, Lybien d'origine touarègue, résonnent aussi dans "nos" sociétés si modernes et si civilisées. Sans doute parce qu'ils sont propos de vérités... universelles et éternelles. Qui a parlé de choc des civilisations ?

    Traduit de l'arabe (Libye)  par François Zabbal, L'Esprit des péninsules,  2001, 151 p., 16,77 €

  • Le Mercredi soir et autres nouvelles

    Badriyah al-Bishr
    Le Mercredi soir et autres nouvelles


    2747508579r.jpgNul n'ignore le statut peu enviable de la femme en Arabie saoudite. Dans ce recueil de onze nouvelles qui introduisent le lecteur à l'intérieur de foyers saoudiens, l'auteur en parle sur un mode intimiste. Point de grande démonstration ou de dénonciation offusquée dans ces courts textes. L'efficacité est dans la description, méticuleuse et presque distancée, d'un univers conjugal marqué par l'absence de communication, le mensonge et l'adultère (de l'homme, cela va sans dire), mais aussi par la violence, physique cette fois, comme dans Le Jouet, la première des nouvelles.  Sur ce quotidien morne, l'auteur entrouvre d'autres portes,  qui donnent sur la drague en voiture dans les rues de Ryad,  sur le marchandage des "dragueurs"  pour obtenir un numéro de téléphone, et, plus grave, sur la peur des fiançailles (La Ressemblance),  la peur des noces  (La Terrasse) ou sur les beuveries hebdomadaires du mari et l'attente de son retour par une épouse angoissée : "Mon Dieu,  que la soirée est longue quand il est dehors. Mais quand il rentre, même présent, il est toujours comme absent." (Le Mercredi soir)
    Badriyah al-Bishr montre comment,  au jour le jour, ces femmes de la classe moyenne qui, pour certaines, travaillent à l'extérieur comme enseignantes et ont à leur service une bonne (philippine, bien sûr),  transgressent l'interdit. Oh, une transgression qui ne prête pas à conséquence : quelques conversations téléphoniques volées (Le Jouet), une pensée non exprimée, un petit rêve vite éteint... La transgression est impalpable, immatérielle. Elle se love dans l'imaginaire, dans le rêve, ce "sel des nuits sans lune" qui emprisonnent les femmes saoudiennes. Dans ce pays rigoriste, "les hommes sont comme la mort, on n'y échappe pas". Il faut croire qu'ils sont tous "comme cet  'Abd-al-Rahmân, fronceur de sourcils, criant dès qu'ils ouvrent la bouche, et ne fermant les mâchoires que pour se nettoyer les dents".  Gumash, la dernière nouvelle du recueil, laisse entendre qu'il est possible de rencontrer d'autres hommes, avec qui la communication et les relations marquées par la délicatesse, la prévenance, la douceur et la poésie sont concevables. Sous la plume de Badriyah al-Bishr,  cet homme n'est pas saoudien mais étranger. Après avoir tiré sur "les poils de la barbe"  (entendez l'honneur) de ses concitoyens, l'auteur asticote leur chauvinisme et leur prétendue supériorité, mesurée bien sûr à l'aune de leur rigorisme religieux et de leurs pétrodollars.

    Traduit de l'arabe  (Arabie saoudite)  par Jean-Yves Gillon L'Harmattan,  "Écritures arabes", 2001,  110 p., 10,70 €

  • Comme un été qui ne reviendra pas. Le Caire, 1955-1996

    Mohamed Berrada
    Comme un été qui ne reviendra pas. Le Caire, 1955-1996


    IMG_0374.JPGPourquoi, dans les années cinquante, choisir d'aller suivre des études supérieures au Caire quand d'autres camarades prennent la route de Damas ?  Cette question, Mohamed Berrada la pose dans ce livre où il raconte sa découverte de l'Égypte en 1956 et sa passion toujours intacte pour ce pays. Les films égyptiens, les chansons d'Abdel-Wahhâb ou la voix d'Oum Khalsoum, les livres de Taha Hussein, de Tawkif el-Hakim ou d'Ahmed Lofti el-Sayyed s'étaient tôt emparés de l'esprit de ce jeune Marocain pour orienter son choix. Avec poésie et chaleur, il fait partager son amour pour Le Caire,  "la mère du monde".

    Le récit mêle avec bonheur les souvenirs - ceux de l'étudiant et, plus tard, celui du professeur ou du conférencier de passage - et les anecdotes. Il brosse le portrait de rencontres marquantes avec des inconnues,  comme Faouzeyya,  Oum Fatheyya et Sett Zinât, ou avec un Prix Nobel nommé Naguib Mahfouz. Il est encore et toujours question de rencontres, plus fugaces cette fois, avec ces "liaisons ambiguës" entretenues avec de belles Égyptiennes. Il rapporte les débats politiques et idéologiques qui, au sein du Club des étudiants marocains, opposaient les tenants du baathisme et ceux du nationalisme. Il revient sur sa foi pour Nasser, pour la sincérité et le courage du dirigeant égyptien, une foi qui annihilait tout esprit critique.  Il évoque la nationalisation du canal de Suez, la défaite de 1967, la guerre de 1974.  
    Cet été qui ne reviendra pas va bien au-delà de simples souvenirs. Il est émaillé de réflexions, toujours profondes, sur la mémoire, la pensée arabe, l'écriture, le choix d'écrire en arabe pour se réapproprier une identité, une  "patrie" et pour pouvoir explorer les espaces portés par cette langue. Lorsqu'il aborde la littérature, Mohamed Berrada évoque le désir, les relations entre hommes et femmes, la place de la sexualité dans la littérature arabe, ou encore son travail sur l'écrivain Mohamed Mandour. Il offre de nombreux développements consacrés à l'œuvre du "maître" Naguib Mahfouz. Tendre et riche, le livre est aussi rythmé par les crises d'angoisses et les fuites oniriques de l'auteur, qui n'a de cesse de rendre hommage à une ville et à ses habitants et de communiquer la fascination que Le Caire continue d'exercer sur lui.

    Traduit de l'arabe (Maroc)  par Richard Jacquemond Sindbad-Actes Sud, 2001,  168 p., 16,62 €

  • La vie en rose...

    Nouvelles de femmes algériennes
    La vie en rose...


    Les vingt-cinq textes qui composent ce recueil ont été publiés entre 1996 et 2000 dans l'excellente revue Algérie littérature-action. Disons-le d'entrée,  ces récits sont de valeur inégale. Le mérite est de présenter au lecteur vingt femmes qui, à travers des nouvelles de réelle facture littéraire, des textes-témoignages ou des textes-cris, projettent des éclairages différents sur le quotidien des Algériennes, portent,  chacune à sa manière et selon sa sensibilité, un regard sur cette terre, son histoire et,  inévitablement, sur le drame de la décennie 90.
    La vie en rose ouvre le recueil et en constitue le titre, inscrit en lettres de la même couleur sur une couverture noire, pour conjurer le destin et dire l'espoir... Ce premier récit est peut-être le plus optimiste de tous, le moins chargé en intensité dramatique. Sabrinella Bedrane y adopte un ton léger.  Le réel y est perçu et décrit à travers les pétales d'une rose. Et si le danger guette, la vie finit par triompher. L'humanité a encore sa place en Algérie. Réconfortante et douce, elle irradie dans Le chauffeur de taxi, de Rabia Abdessemed. L'espoir se niche au centre de bien d'autres récits, mais le ton y est plus grave, comme dans Le ravisseur de mariées, de Zineb Labidi, ou dans Le silence,  d'Adriana Lassel.  Tandis que certaines tentent de restituer l'horreur, brutalement et sans recul, d'autres délaissent l'emphase et offrent des textes autrement émouvants et éclairants.  L'humaine condition est alors retrouvée : avec la justesse et la simplicité du témoignage  (Ma vie en suspens, de Rabia Abdessemed). Avec l'immixtion du doute dans le mur des certitudes  (Le voile et le youyou, de Zineb Labidi). Avec le refus d'accepter le destin qu'une société voudrait imposer aux femmes  (Warda Ben el Kheil, de Laïla Hamoutène, ou La solitude de Nora, d'Adriana Lassel)...  Il est aussi question du voile ou de la répudiation, avec Ghania Hamadou, des bus surchargés,  avec Selma Setti, de l'échec conjugal, avec Saïda Massaïlia,  de patience et de compassion,  avec le beau récit de Soumya Ammar Khodja, d'immigration ou de présence en France, avec Leïla Sebbar ou Leïla Rezzoug.  L'initiative de rassembler ces textes est heureuse. Elle permet de décliner l'Algérie au féminin. Ce qui n'est finalement pas si fréquent. En littérature du moins.


    Marsa éditions, 2001, 160 pages, 16,77 €

  • Checkpoint

    Azmi Bishara
    Checkpoint


    070416-azmi-bishara_001.jpgAzmi Bishara est un Palestinien de l'intérieur, un Arabe israélien.  Il a enseigné la philosophie à l'université Bir Zeit de Ramallah et siégé de 1996 à 2007 à la Knesset comme représentant du Rassemblement national démocratique,  un parti laïque né d'une scission au sein du parti communiste.  Nouveau venu en littérature, ce quinquagénaire est l'auteur de plusieurs essais et articles de presse écrits en arabe et en hébreu. Cette première oeuvre littéraire révèle un homme doué d'une forte puissance d'observation et de sensibilité, un ton,  aussi, fait de distance critique,  d'humour et de gravité contenue.  Les checkpoints, ce sont littéralement ces points de contrôle, ces barrages mis en place par l'armée israélienne pour contrôler les déplacements des Palestiniens.  Ils divisent l'espace, absorbent le temps et barrent "aux gens les chemins de la vie". Il y en aurait plus de sept cents installés à Gaza,  en Cisjordanie et du côté de Jérusalem Est. C'est ici que se déroulent les cinquante-neuf variations sur le checkpoint, prétextes à décrire le quotidien palestinien sous occupation mais aussi à croquer un tableau de la société israélienne.  Ces variations pourraient paraître poétiques, fantastiques même, pourtant elles ne sont que le reflet minutieux d'un réel "qui dépasse en créativité et en sincérité" la poésie, la création, l'art même. Les checkpoints se sont tout appropriés : espace, temps,  hommes, représentations, mentalités,  langues... Ils sont devenus un mode de vie, une culture, la quintessence même de la vie des Palestiniens. Les pays eux-mêmes se déclinent ici en "État"  ou "Maîtres des checkpoints",  dotés d'une "armée de défense checkpointesque" et en "Pays des checkpoints".
    Espace de domination et de despotisme pour les uns, il est désespoir et humiliation pour les autres. Le checkpoint transforme tout. À cause de lui, les routes se sont multipliées : il y a celles pour les Israéliens et les autres pour les Palestiniens qui eux-mêmes s'ingénient,  usant leurs véhicules et leur santé, à trouver des voies de contournement (des checkpoints,  bien sûr) forçant alors l'occupant à mettre en œuvre "des dispositifs de contournement et de contournement du contournement".
    Plus que de longs discours, Azmi Bishara montre les impasses d'une politique qui doit sans cesse monter d'un cran dans l'ubuesque sophistication et l'absurdité pour prétendre à la paix. Signe que cela ne tourne pas rond, que cela ne tourne pas du tout. Avec les checkpoints,  les cafés et les restaurants ont disparu, les taxis de couleur jaune façon new-yorkais ont cédé la place à des Ford blanches conduites par des jeunes soucieux d'amadouer l'omnipotente soldatesque. Les heures d'attente sous un soleil de plomb ou sous une pluie battante, les bousculades, les rebuffades, les empoignades, les refus péremptoires de passage, etc. font grimper, dans "le peuple des checkpoints",  le stress et l'hypertension.  La phytothérapie fait alors des émules. Dans les habitacles confinés des véhicules arrêtés aux barrages, chacun respire les remugles de l'ail, bien plus puissant que les odeurs des déodorants et la fumée des cigarettes.  Le checkpoint sert de "background",  l'arrière-plan indispensable à tout reportage de la presse internationale et les services de voirie abandonnent les lieux à la saleté et aux sacs-poubelles.
    Azmi Bishara ne se contente pas de dénoncer avec force les conséquences désastreuses et inhumaines de l'occupation israélienne.  Il décoche aussi quelques flèches contre les "demi-artistes,  demi-poètes ou demi-hommes d'affaires qui exploitent l'intérêt public et la Cause pour réussir.  Ceux qui bossent dans 'l'industrie de la Cause'". Il n'épargne pas non plus ceux qui vivent de l'industrie  "de la coexistence", ni les factions palestiniennes et leurs guéguerres,  de même que les groupes qui agissent sans tenir compte des conséquences et du sort de ceux au nom de qui ils prétendent agir.  Azmi Bishara manie la dérision et l'absurdité pour procéder à des détournements de la réalité ou pour pointer la réalité des détournements orchestrés par des médias internationaux, la militance politique,  l'État des checkpoints, ou encore ceux qui, prétendant à l'objectivité, se plaisent à parler de "réalité complexe" parce qu'"ils n'ont rien à dire"...  Dans Checkpoint, les langues et les mots sont multiples, on y parle hébreu, anglais, arabe. Les phrases épousent l'ondulation et les accents de l'arabe parlé. Les longues heures d'attente sont prétextes à des dialogues savoureux où brillent l'ingéniosité et l'humour populaire. Une forme de survie. De résistance.

    Traduit de l'arabe (Palestine) par Rachid Akel, Actes Sud, 2004, 342 pages, 22,80 €

  • Mon ami Matt et Hena la putain

    Adam Zameenzad
    Mon ami Matt et Hena la putain


    9782267017717.jpgAdam Zameenzad est un auteur anglo-pakistanais qui a grandi entre le Pakistan et le Kenya et enseigne aujourd'hui en Angleterre après avoir traîné ses guêtres sur le vaste continent américain. Meilleur prix du premier roman en Angleterre en 1987 pour La Treizième maison, son univers romanesque est plutôt sombre ou peut-être simplement réaliste : les enfants des rues en Amérique latine en proie à la misère et aux "escadrons de la mort" dans Pepsi et Maria (paru la même année chez le même éditeur),  l'Afrique des tortures et des massacres, de la corruption et de la famine dans Mon ami Matt et Hena la putain.

    Cette chronique terrible est racontée sur un ton léger, drôle souvent, pas larmoyant pour deux sous. Et c'est sans doute le plus original de ce livre où les drames provoqués par les adultes défilent dans une langue et avec des mots d'adolescents.  Ceux de Kimo, le narrateur,  de son pote Matt, le plus "démerdard"  de la bande et de Golam, le moins bavard mais le plus souriant: "nous sommes tous trois les meilleurs amis du monde.  Matt dit que cela doit être comme ça parce que les meilleures choses dans la vie vont toujours par trois. Une tête et deux yeux, un nez et deux narines, un ce-que-jepense et deux couilles, une bouche et un trou du cul, avec, dans chaque cas, deux joues, une de chaque côté. Et cetera, et cetera.  Un Matt et deux copains : Golam et Kimo." Quant à Hena, la quatrième de ce jeune trio de mousquetaires africains, n'allez pas croire qu'elle soit une putain. En exergue, Adam Zameenzad place cette phrase "dans l'espoir qu'à une certaine étape de la vie de notre planète, plus aucun homme ni aucune femme ne connaîtra la honte de devoir écrire un autre livre pareil à celui-ci".

    Christian Bourgois, 2005, 330 p., 23 €